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Introduction

La recherche en management sur les crises n’est pas nouvelle en soi. Buchanan et Denyer (2013) font le constat d’un intérêt croissant du monde académique depuis les années quatre-vingt pour ce sujet. Pour autant, les publications se sont nettement multipliées depuis une dizaine d’années (Doern, Williams et Vorley, 2019) et la crise singulière de la Covid-19 qui a profondément bouleversé le monde en 2020 contribue à cette tendance de fond (Bacq, Geoghegan, Josefy, Stevenson et William, 2020 ; Ratten, 2020 ; Portuguez Castro et GÓmez Zermeño, 2020). Dès le printemps 2020, certaines PME ont réussi à rapidement mobiliser leurs compétences pour apporter leur contribution à cette situation inédite, ce qui interroge sur la manière dont ces acteurs sont parvenus à faire face à cette crise inédite (Eggers, 2020). C’est, par exemple, le cas des Tissages de Charlieu. « En moins d’une semaine, Les Tissages de Charlieu, dans la Loire, ont basculé l’intégralité de leur production de tissage jacquard et uni pour l’habillement et l’ameublement vers la production de masques de protection. » (La Tribune, 20 mars 2020). Des auteurs comme Williams, Gruber, Sutcliffe, Sheperd et Zhao (2017), Doern, Williams et Vorley (2019), Ratten (2020), Trump et Linkov (2020) ou Portuguez Castro et GÓmez Zermeño (2020) invitent explicitement à mobiliser la notion de résilience pour mieux comprendre le management des crises. Autrement dit, des entreprises résilientes sont présentées comme mieux armées pour relever ces défis (Baromètre des décideurs, 2020), ce qui incite à s’interroger sur la manière de développer cet état de résilience dans les entreprises. À ce titre, un engagement en faveur de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) apparaît comme un levier potentiellement digne d’intérêt. Définie par la norme ISO 26000 fin 2010, la RSE est reconnue comme un levier de compétitivité des organisations, y compris des PME (Courrent, 2012 ; Sounderarajan, Jamami et Spence, 2018), un levier non épargné par les effets de la Covid-19 (He et Harris, 2020). L’engagement responsable croissant des PME françaises est d’ailleurs soutenu par de nombreuses initiatives publiques (Bpifrance Le Lab, 2018 ; France Stratégie, 2019) dans un contexte réglementaire marqué par la loi PACTE votée en 2019 introduisant la notion de raison d’être (Valiorgue, 2020).

Les entreprises évoluent dans un environnement marqué par des turbulences aux multiples origines comme la multiplication d’épisodes dramatiques liés au changement climatique, à des accidents industriels et plus récemment à la Covid-19. Face à ces situations fortement perturbatrices pour les organisations, plusieurs auteurs (Williams et al., 2017 ; Duchek, 2020 ; Ratten, 2020 ; Portuguez Castro et GÓmez Zermeño, 2020) invitent à adopter une posture dynamique inspirée de la résilience organisationnelle définie par Hamel et Välikangas (2003) comme « une capacité de reconstruction continue ». Outre les compétences et la gestion de la connaissance, Williams et al. (2017) insistent sur l’importance de construire des capacités collectives pour la résilience organisationnelle. Une des questions posées par ces auteurs porte justement sur le processus de construction de ces capacités et leur maintien dans le temps (Doern, Williams et Vorley 2019). Williams et al. (2017) invitent les chercheurs à interroger la manière dont les acteurs peuvent faciliter le développement de leurs capacités de résilience pour mieux répondre aux crises. L’approche des capacités dynamiques trouve son origine dans les travaux de Teece, Pisano et Shuen (1997) et Teece (2007) et vise à expliquer comment une entreprise peut maintenir son avantage concurrentiel ou sa performance. Notre problématique de recherche, inscrite dans la continuité des propositions de Williams et al. (2017) et Doern, Williams et Vorley (2019), vise à explorer le rôle joué par la RSE dans la construction et le maintien dans le temps de la résilience organisationnelle. Par nature orientée vers un temps long, la RSE semble pouvoir jouer un rôle tout au long du processus de résilience, à savoir avant, pendant et après la crise. Or, comme le précisent Doern, Williams et Vorley (2019), peu d’études prennent en compte les crises dans la globalité de leur horizon temporel, la majorité se concentrant sur les réactions postcrise. En management, Hamel et Välikangas (2003) évoquent une « résilience stratégique » inscrite dans une perspective active au sens d’Akgün et Keskin (2014). Dans cette optique, Altintas (2020) propose la notion de capacité dynamique de résilience comme susceptible de permettre de gérer des événements perturbateurs issus du macroenvironnement. D’où notre question de recherche : la RSE est-elle un catalyseur de la capacité dynamique de résilience des PME ?

Une étude de cas unique exemplaire (Yin, 2003 ; Neergaard, 2007) est menée pour mieux saisir les multiples facettes de cette problématique au sein d’une PME française du secteur textile, Les Tissages de Charlieu. Face à la pénurie de masques lors de la crise de la Covid-19, la PME a lancé une production à l’échelle industrielle dès le 17 mars 2020, date du début du confinement en France, en faisant un acteur exemplaire de cet élan de solidarité et signe de sa résilience organisationnelle. Le choix d’une approche exploratoire répond aux appels de Buchanan et Denyer (2013) ou encore de Duchek (2020) à enrichir les réflexions processuelles et dynamiques de la résilience organisationnelle par des études empiriques.

La première partie de l’article est consacrée à une revue de littérature croisée sur la RSE, la résilience organisationnelle et les capacités dynamiques. Les aspects méthodologiques et le terrain d’investigation sont ensuite présentés dans une deuxième partie. La troisième partie précise l’engagement RSE de la PME et la chronologie de la crise de la Covid-19 telle que vécue par l’entreprise. Enfin, la quatrième partie est dédiée à l’analyse de la RSE comme catalyseur de la capacité dynamique de résilience des PME.

1. RSE, résilience organisationnelle et capacités dynamiques : une revue de littérature

L’objet de cette première partie est d’examiner les concepts mobilisés dans cette recherche, à savoir la RSE dans les PME, la résilience organisationnelle et les capacités dynamiques.

1.1. La RSE dans l’univers actuel des PME

Selon la norme ISO 26000, la RSE est « la responsabilité d’une organisation pour les impacts de ses décisions et activités sur la société et l’environnement, se traduisant par un comportement transparent et éthique qui contribue au développement durable, incluant la santé et le bien-être ; qui prend en compte les attentes des parties prenantes ; qui respecte les lois en vigueur et qui est compatible avec les normes internationales ; et qui est intégré dans l’ensemble de l’organisation et de ses relations avec les tiers ». De manière globale, les entreprises françaises ne cessent d’améliorer leur performance RSE par comparaison avec les autres pays de l’OCDE (EcoVadis, 2019), pour pointer en troisième position derrière la Suède et la Finlande en 2019 (contre une septième position en 2015), même si environ un tiers des entreprises françaises se contentent encore d’une approche très partielle de la RSE. Dans le contexte français, les initiatives portent surtout sur la dimension sociale de la RSE, au détriment du volet environnemental (Insee, 2012 ; Bpifrance Le Lab, 2018 ; France Stratégie, 2019). Cette prédilection française pour le volet social de la RSE se trouve encouragée par la récente loi PACTE (plan d’action pour la croissance et la transformation de l’entreprise) de 2019 qui introduit la notion de raison d’être (Valiorgue, 2020).

La RSE semble constituer un gage de compétitivité pour les entreprises (Courrent, 2012 ; EcoVadis, 2019), indépendamment de leur taille ou de leur secteur d’activité. Les recherches sur l’engagement en matière de RSE demeurent majoritairement dédiées aux grandes entreprises, en dépit de la reconnaissance de l’importance des PME dans la création de richesse (Forsman et Temel, 2011). En Europe, elles représentent environ 20 millions d’entreprises, soit 99 % de l’ensemble des entreprises du continent. Les PME sont définies comme « des entreprises de moins de 250 salariés et dont le chiffre d’affaires annuel n’excède pas 50 millions d’euros ou dont le total du bilan annuel n’excède pas 43 millions d’euros » (Commission européenne, 2003, p. 4). Au regard de leur poids économique et social dans l’ensemble des économies mondiales, les PME apparaissent comme souffrantes face aux crises (comme celle de la Covid-19), à l’instar de toutes les entreprises (Eggers, 2020). Si les principes du développement durable ne sont pas encore totalement intégrés dans les pratiques des PME, un consensus se dégage pour affirmer l’existence d’attributs spécifiques à ces organisations (Jenkins, 2009). Les pratiques de RSE dans l’univers des PME sont avant tout motivées par les convictions personnelles des dirigeants (Jenkins, 2006 ; Jamali, Dirani et Harwood, 2015).

À l’instar des grandes entreprises, les PME françaises s’engagent toujours plus sur le chemin de la RSE (Bpifrance Le Lab, 2018 ; EcoVadis, 2019). Les travaux de recherche indiquent que les spécificités des PME influencent grandement leur comportement en matière de RSE (Wickert, 2016 ; Sounderarajan, Jamami et Spence, 2018). Ces caractéristiques sont tantôt présentées comme des freins et tantôt comme des leviers de leur engagement RSE. Ainsi, le manque de temps, des ressources financières et humaines limitées sont alors assimilés à des obstacles à l’adoption de la RSE. À l’opposé, leur gestion par la proximité ou encore le caractère informel de leur stratégie renvoient à des moteurs de leur engagement responsable (Bon, Pensel et Morlet, 2015). En outre, la culture nationale influence la manière d’appréhender la RSE (Karaibrahimoglu et Cangarli, 2016 ; Jamali, Lund-Thomsen et Jeppesen, 2017 ; Sounderarajan, Jamami et Spence, 2018) tant sur les dimensions privilégiées (sociale, environnementale ou sociétale) que sur les initiatives mises en oeuvre dans les entreprises. Ainsi, les pratiques RSE des PME françaises sont rarement formalisées, faiblement intégrées dans leur stratégie et majoritairement orientées vers le social (Bon, Pensel et Morlet, 2015 ; Bpifrance Le Lab, 2018). Quant aux bénéfices du déploiement d’une stratégie RSE, ils sont au coeur de nombreux travaux de recherche dans le contexte des PME (Jenkins, 2006, 2009 ; Sounderarajan, Jamami et Spence, 2018). Parmi ces atouts, citons le fait que les PME engagées présentent une plus grande loyauté de la part de leurs salariés, un taux plus faible d’absentéisme et une plus grande facilité de rétention des talents (Luetkenhorst, 2004). Par ailleurs, les dirigeants de PME en quête d’innovation ont tendance à s’impliquer dans une gestion des ressources humaines considérée comme un levier de transformation organisationnelle (Jamali, Dirani et Harwood, 2015 ; Curado, 2018). De cette manière, ils répondent à l’appel de Sounderarajan, Jamami et Spence (2018, p. 949) invitant à porter attention aux « interfaces entre la RSE et la GRH et leurs impacts sur les collaborateurs ». Selon He et Harris (2020), les premières conséquences de la crise de la Covid-19 sur les pratiques de RSE des entreprises semblent indiquer un regain d’intérêt pour cette approche, même si des détournements par certains acteurs sont malheureusement à déplorer. De manière générale, cette crise atypique est également synonyme de nouvelles opportunités pour les entreprises prêtes à les saisir (Eggers, 2020). Cet état d’esprit d’ouverture renvoie explicitement à la résilience organisationnelle et donc, à la capacité des entreprises à cultiver un tel état d’esprit. Nous interrogeons alors dans cet article l’articulation entre RSE et résilience (en contexte de crise) dans la mesure où ces deux notions présentent de multiples points de convergence comme le rapport au temps long (He et Harris, 2020) ou encore le rôle clé joué par le dirigeant.

1.2. La notion de résilience organisationnelle

En dépit du fort engouement des chercheurs pour la résilience organisationnelle depuis une vingtaine d’années, Duchek (2020) souligne l’absence de consensus sur ce concept. Mobilisée dans diverses disciplines comme la physique depuis plusieurs siècles (Akgün et Keskin, 2014 ; Williams et al. 2017 ; Altintas, 2020), la résilience est, en management, à l’origine de plusieurs courants de recherche, depuis les années quatre-vingt, visant à mettre en lumière la capacité des individus et des organisations à surmonter les crises. Les définitions de la résilience sont désormais nombreuses dans la littérature (Wildavsky, 1991 ; Hamel et Välikangas, 2003 ; Ortiz-de-Mandojana et Bansal, 2016 ; Kahn et al., 2018). Gittell, Cameron, Lim et Rivas (2006, p. 303) défendent eux l’idée que la résilience est « une capacité dynamique d’adaptabilité organisationnelle qui croît et se développe au fil du temps ». S’agissant de la résilience individuelle, celle-ci est présentée comme l’une des compétences entrepreneuriales majeures aux côtés de l’innovation, de la prise de risque ou de la créativité (Portuguez Castro et GÓmez Zermeño, 2020). Ces auteurs envisagent la résilience individuelle des entrepreneurs comme « un facteur clé de réussite pour surmonter l’adversité », ayant une influence directe sur la résilience organisationnelle (Branicki, Sullivan-Taylor et Livschitz, 2018, p. 1247). Dans cette optique, Williams et al. (2017) envisagent une perspective dynamique de la résilience incluant une interaction entre les acteurs (individus, organisations et institutions) et leur environnement. Par ailleurs, ces auteurs plaident en faveur d’une approche inclusive des crises avec simultanément une dimension liée à un événement en particulier et une dimension processuelle. À ce titre, Williams et al. (2017) définissent la crise comme « un processus d’affaiblissement ou de dégénération susceptible de culminer en un événement disruptif pour le fonctionnement normal de l’acteur (individuel, organisationnel et/ou communautaire) » (p. 739). Ces auteurs proposent alors une définition inclusive de la résilience comme « le processus par lequel un acteur (individu, organisation ou institution) construit et utilise ses capacités pour interagir avec l’environnement de manière à ajuster et à conserver un mode de fonctionnement avant, pendant et après la crise » (p. 742).

La littérature en management distingue deux conceptions de la résilience : une perspective passive et une perspective active (Akgün et Keskin, 2014 ; Ortiz-de-Mandojana et Bansal, 2016) qualifiée de « résilience stratégique » par Hamel et Välikangas (2003). La perspective passive de la résilience s’inspire des origines du concept dans le champ de la physique, à savoir la capacité d’un matériau à retrouver sa forme et ses caractéristiques originelles à la suite d’un choc (Lengnick-Hall, Beck et Lengnick-Hall, 2011). Par analogie, la résilience organisationnelle est alors appréhendée comme un retour à l’état initial d’avant la crise et les travaux se concentrent sur les stratégies d’adaptation. Par contraste, la perspective active de la résilience (Akgün et Keskin, 2014) permet de dépasser ce retour à l’état initial pour saisir des opportunités issues de la crise et ainsi développer de nouvelles capacités : « Dans cette perspective, la résilience est liée à la capacité d’une organisation à absorber la complexité et à sortir plus forte d’une situation difficile en disposant d’un plus grand répertoire d’actions que celles dont elle disposait avant l’événement perturbateur. » (Altintas, 2020, p. 119)

Si des auteurs comme Liu, Ming Lee et Lee (2020) reconnaissent l’importance de la résilience pour affronter la crise de la Covid-19, des zones d’ombre persistent quant à la nature des facteurs sous-jacents au développement de cette compétence (Salisu, Hashim, Mashi et Aliyu, 2020). Plusieurs travaux portent sur des facteurs susceptibles d’influencer la résilience organisationnelle. Or, la plupart de ces facteurs sont également au coeur des travaux sur la RSE dans les PME, ce qui justifie notre postulat de rapprocher RSE et résilience organisationnelle dans notre étude. Ainsi, Lai, Saridakis, Blackburn et Johnstone (2016) soulignent l’impact de la taille des organisations sur leur comportement face à une crise en précisant que les entreprises de plus petite taille seraient mieux armées que les grandes pour développer une résilience organisationnelle. Par ailleurs, le capital social traduit par des liens forts et étroits permet d’accroître le niveau de confiance et le partage de normes au sein de la communauté et ainsi de favoriser la résilience organisationnelle (Coleman, 1990). Ce même capital social figure parmi les éléments clés des pratiques de RSE (Capron et Quairel-Lanoizelée, 2015). D’un point de vue temporel, plusieurs auteurs (Sheperd et Williams, 2014 ; Van der Vegt, Essens, Wahlström et George, 2015 ; Williams et al., 2017 ; Trump et Linkov, 2020) insistent sur la nécessité de comprendre la manière dont les organisations peuvent cultiver leur résilience en amont des crises. Ainsi, le renforcement de mesures préventives comme le réseautage semble particulièrement efficace pour se préparer au mieux face à des situations difficiles. Ce même réseautage est reconnu comme essentiel dans les PME engagées en matière de RSE (Capron et Quairel-Lanoizelée, 2015). Enfin, le rôle des dirigeants, élément pivot de la RSE (Courrent, 2012), semble également central dans la construction pérenne de la résilience organisationnelle (Williams et al., 2017 ; Branicki, Sullivan-Taylor et Livschitz, 2018 ; Altintas, 2020). En résumé, RSE et résilience organisationnelle présentent de nombreux points de convergence que nous proposons d’explorer au travers des capacités dynamiques.

1.3. Une lecture par les capacités dynamiques

Outre les compétences et la gestion de la connaissance, Williams et al. (2017) insistent sur l’importance de construire des capacités collectives pour la résilience organisationnelle. Reboud et Séville (2016) esquissent les bases d’une capacité stratégique de gestion des risques pour les PME, envisagée comme un élément essentiel de la résilience. De manière générale, le concept de capacités dynamiques vise à expliquer comment une entreprise peut maintenir son avantage concurrentiel ou sa performance. L’approche des capacités dynamiques trouve son origine dans les travaux de Teece, Pisano et Shuen (1997) et Teece (2007) enrichis par Eisenhardt et Martin (2000) ou encore Adner et Helfat (2003). Une capacité dynamique est ainsi pour Teece (2007) « la capacité à (1) identifier et créer une opportunité, (2) à saisir l’opportunité et (3) à maintenir la compétitivité à travers l’amélioration, la reconfiguration des actifs tangibles et intangibles de l’entreprise » (p. 1319). De nombreux travaux de recherche en management stratégique s’appuient sur cette notion de capacité dynamique, y compris appliquée à la résilience organisationnelle. Ainsi, si Duchek (2020) définit la résilience organisationnelle comme « la capacité d’une organisation à anticiper les menaces potentielles, à faire face aux événements adverses avec efficacité et à s’adapter à des conditions changeantes » (p. 220), elle constate néanmoins la grande hétérogénéité des travaux de recherche sur le sujet. Ainsi, certains auteurs comme Lengnick-Hall, Beck et Lengnick-Hall (2011) mettent en avant le rôle des pratiques de la gestion des ressources humaines dans le processus de résilience. Plus récemment, Ortiz-de-Mandojana et Bansal (2016) ont montré que la résilience organisationnelle était un ensemble latent de capacités que les entreprises développent « chemin faisant » grâce à des pratiques sociales et environnementales. Quant à Altintas (2020), en s’inscrivant dans la perspective active de la résilience, elle reprend à son compte la terminologie de « résilience stratégique » de Hamel et Välikangas (2003) et Välikangas et Romme (2013). Une résilience stratégique « permet aux entreprises de réinventer de manière dynamique des modèles d’affaires et des stratégies face à des circonstances changeantes » (Hamel et Välikangas, 2003, p. 52). Dans cette optique, Altintas (2020) introduit la notion de capacité dynamique de résilience comme susceptible de permettre de gérer des événements perturbateurs issus du macroenvironnement. La principale contribution d’Altintas (2020) consiste en un jeu de propositions de recherche articulant capacités dynamiques et résilience. À ce titre, deux propositions s’inscrivent dans la perspective active de la résilience : P5 « construire une capacité dynamique influence positivement la résilience active à travers la modification des ressources qui permet le développement de nouvelles activités en période de turbulence » (p. 127) et P6 : « de fortes capacités dynamiques managériales influencent positivement la résilience active grâce au renouvellement continu des ressources en périodes de turbulence » (p. 127).

Pour mieux comprendre le processus de résilience organisationnelle en lien avec les capacités dynamiques, Duchek (2020) suggère un modèle dynamique en trois phases reposant sur l’argument que les organisations résilientes ne se contentent ni d’une posture en réaction à des événements passés ni d’une capacité à s’adapter en temps réel à une crise, mais se préparent également à des difficultés à venir dans le futur dans une posture d’anticipation. La première phase (avant la crise) correspond à l’anticipation et se caractérise par des actions proactives basées sur des capacités d’observation et d’identification, autrement dit une habileté à repérer des signaux annonciateurs de la crise dans l’environnement (Ortiz-de-Mandojana et Bansal, 2016). La deuxième phase (pendant la crise) est celle de l’ajustement et repose sur des capacités d’acceptation de la situation. « Les organisations résilientes ne sont ni trop confiantes en elles-mêmes ni trop prudentes ; elles utilisent leurs expériences, mais connaissent également leurs limites et invitent au doute. » (Duchek, 2020, p. 228) Face à la crise, les entreprises n’ont d’autre choix que d’agir en mettant en oeuvre des solutions ad hoc. Pour ce faire, elles misent sur leur capacité à improviser pour résoudre les problèmes auxquels elles sont brutalement confrontées. La troisième phase (après la crise) est celle de l’adaptation caractérisée par des actions en réaction à l’événement perturbateur fondées sur des capacités d’apprentissage et de prise de recul inspirées de la conduite du changement (Ates et Bititci, 2011). Ces trois phases de la résilience ne peuvent pas être séparées de manière claire et présentent des chevauchements dans le temps tout en étant fortement dépendantes les unes des autres, idem pour les capacités mobilisées lors des différentes phases. Par ailleurs, le modèle de Duchek (2020) intègre les principaux leviers de résilience, à savoir une base de connaissances hétérogènes, favorisée par une politique de diversité des talents et des compétences, un portefeuille de ressources disponibles et larges (humaines, financières, en temps dédié à la veille), un capital social solide (Lengnick-Hall et Beck, 2009) autour de valeurs partagées (Gittell et al., 2006 ; Gittell, 2008) et un pouvoir basé sur l’expertise (et non la hiérarchie) (Lengnick-Hall, Beck et Lengnick-Hall, 2011 ; Eggers, 2020).

Si les liens entre RSE et résilience organisationnelle semblent pertinents au regard de la littérature, des auteurs comme Williams et al. (2017) font clairement le constat de l’absence de travaux mettant en relation la résilience et la gestion des crises, d’où leur proposition d’un modèle intégrateur autour de thèmes communs à ces deux concepts comme les capacités de durabilité. Or, parmi ces capacités figurent des ressources cognitives comme une vision, de solides valeurs ou une raison d’être, mais également des capacités émotionnelles résultant d’une culture inspirée d’une éthique du « care » (p. 745), renvoyant explicitement à la RSE. Selon l’étude menée sur une période de 15 années auprès de 242 entreprises familiales américaines par Ortiz-de-Mandojana et Bansal (2016), des pratiques sociales et environnementales contribuent à la résilience organisationnelle au travers de 3 éléments : une volatilité financière plus faible, une croissance plus forte et de meilleures chances de survie. Ces auteurs partent du postulat que les effets d’une stratégie de développement durable se mesurent sur le long terme, ce qui freine encore dans leur élan nombre de dirigeants d’entreprise en quête d’un retour sur investissement rapide, alors que les entreprises engagées dans la RSE présentent une intuition plus développée qui les aide à ressentir les signaux de leur environnement de manière proactive, favorisant leur résilience. Dans la même optique, He et Harris (2020) défendent l’idée qu’une crise comme celle de la Covid-19 est susceptible « d’ouvrir la voie à une nouvelle ère de la RSE sur le long terme » (p. 181). Aussi est-il pertinent de questionner le rôle de la RSE dans le processus de résilience organisationnelle à l’oeuvre lors des crises, et notamment celle de la Covid-19, au travers d’un cas unique exemplaire, celui des Tissages de Charlieu.

2. L’étude de cas de l’entreprise Les Tissages de Charlieu

La deuxième partie de l’article présente les aspects méthodologiques de l’étude du cas de l’entreprise Les Tissages de Charlieu, puis présente l’entreprise et son dirigeant.

2.1. Aspects méthodologiques

Notre étude est de type interprétativiste (Girod-Séville et Perret, 1999). Portant sur un sujet émergent, cette étude est basée sur une approche exploratoire qualitative et abductive (Pratt, 2009). Les approches qualitatives « capturent la richesse et la diversité d’un contexte et semblent appropriées à l’avancement des recherches en entrepreneuriat grâce à des outils et des concepts adéquats » (Hlady-Rispal et Jouison-Laffitte, 2014, p. 594). L’objectif est d’étudier comment l’engagement dans la RSE peut jouer le rôle de catalyseur de la capacité dynamique de résilience dans une optique de découverte et de compréhension. Selon Yin (2003), l’étude de cas est particulièrement adaptée à une recherche portant sur le « comment », mais également pour décrire une situation ou un phénomène contemporain. Une méthode par étude de cas unique a donc été choisie pour approfondir notre questionnement (Yin, 2003 ; Eisenhardt, 1989) avec l’entreprise comme unité d’analyse. Parmi les types de cas unique suggérés par Yin (2003), la PME Les Tissages de Charlieu entre dans la catégorie des cas représentatifs, susceptibles de révéler un exemple typique (ici d’entreprise engagée dans la RSE et ayant développé une capacité stratégique de résilience) dans une situation particulière (ici la crise de la Covid-19 et ses multiples incertitudes). Lors de la phase d’identification d’un terrain d’investigation, le choix s’est naturellement porté sur Les Tissages de Charlieu, une PME reconnue pour son engagement sur le territoire local et dont nous avions eu l’opportunité de croiser le chemin au cours d’un atelier sur l’écoconception à Saint-Étienne en 2015. Même si au sens de Patton (1990), le choix de cette entreprise peut être qualifié d’opportuniste, ce cas se révèle typique au sens où « il décrit et illustre une situation typique pour un public qui a besoin de reconnaître une telle situation en pratique » (Neergaard, 2007, p. 257). Le caractère exemplaire (Yin, 2003 ; Neergaard, 2007) du cas des Tissages de Charlieu s’explique par plusieurs éléments. Son implication dans la réponse à l’appel des pouvoirs publics français face à la pénurie de masques en mars 2020 renvoie à des sujets importants à un niveau national en termes de politiques publiques (Yin, 2003). Son engagement ancien et reconnu en faveur de la RSE en tant qu’entreprise du patrimoine vivant, un label[1] national d’excellence, constitue un indice fort de son caractère indéniable de PME responsable. La médiatisation par son dirigeant de cette mobilisation humaine et industrielle lors du printemps 2020 permet l’accès à de nombreuses sources documentaires (écrites, audio et vidéo) permettant la constitution d’un cas riche en matériau à analyser par le chercheur. Cette richesse des données constitue un gage que le cas choisi est en capacité de présenter suffisamment d’éléments factuels pour accompagner le lecteur sur le chemin de notre raisonnement (Yin, 2003).

L’étude de cas a été constituée sur la base d’une combinaison de plusieurs sources de données secondaires (Langley, Smallman, Tsoukas et Van de Ven, 2013). Les données sont principalement issues d’une recherche documentaire riche en raison de la médiatisation assumée du dirigeant de l’entreprise (presse régionale et nationale, télévision, radio), notamment depuis le printemps 2020 (Annexe 1). À titre d’exemples, nous avons analysé des données recueillies par le biais de 28 articles publiés dans Le Progrès, Le Parisien, L’Usine Nouvelle, Les Échos, La Tribune, Aujourd’hui en France, Valeurs actuelles, 20Minutes, Le Pays, Le Figaro, L’Essor, La Croix ; des entretiens diffusés sur France 3, Radio Scoop, France Info, France Bleu, Entrepreneurs et Dirigeants Chrétiens ; le blogue Valeurs d’entrepreneurs pour une durée totale de deux heures et vingt-deux minutes et les sites Internet d’Unitex, d’Alter-Tex et de la PME. Ces données secondaires ont été complétées par un entretien semi-directif avec le dirigeant de la PME réalisé par téléphone le 15 janvier 2021. D’une durée d’une heure et dix minutes, cet échange a été enregistré et intégralement retranscrit de manière à enrichir nos résultats de recherche par une mise en perspective de nos intuitions de chercheure. Cet entretien a conforté nos résultats. Enfin, une relecture de l’article par le dirigeant en février 2021 a également permis de valider le récit de l’épisode de la Covid-19 tel que vécu par la PME. Cette triangulation des données renforce la validité scientifique de la recherche (Eisenhardt, 1989 ; Yin, 2003).

Notre analyse des données est guidée par un raisonnement par abduction fait d’allers-retours entre la théorie et le terrain d’investigation. Cette posture « permet au chercheur d’interpréter et de recontextualiser des phénomènes dans un cadre conceptuel ou un ensemble d’idées » (Hlady-Rispal et Jouison-Laffitte, 2014, p. 608). L’objectif est alors de découvrir la signification des événements dans leur contexte (Huberman et Miles, 1991). Dans le cas des Tissages de Charlieu, le corpus recueilli (82 pages A4 issues des articles de presse, des pages des sites Internet consultés et de la retranscription de l’entretien avec le dirigeant, deux heures et vingt-deux minutes de visionnage de vidéo) a été analysé de manière thématique suivant les préconisations de Huberman et Miles (1991). Notre approche repose principalement sur une analyse des discours du dirigeant et de quelques autres acteurs clés de l’écosystème de la PME, notamment les réseaux professionnels auxquels la PME est adhérente. Cette exploration de discours au sens de Périès (2019) implique la nécessaire mise en contexte du discours étudié. Dans la mesure où notre étude se concentre sur la crise de la Covid-19, le contexte social et politique du moment est important à inclure dans notre lecture des discours du dirigeant et de ses équipes. Nous reprenons alors comme grille d’analyse les éléments clés de la recherche, à savoir (1) l’engagement dans la RSE de la PME (dimensions sociale, sociétale et environnementale ; raison d’être ; parcours et convictions du dirigeant) et (2) la stratégie et ses perspectives (dimensions humaine, industrielle, politique, de gouvernance) dans le contexte de la crise de la Covid-19 du printemps 2020.

2.2. Présentation de l’entreprise Les Tissages de Charlieu

Créée en 1967 sur un territoire de tradition textile héritée des tisserands du xvie siècle, l’entreprise reprise en 1997 par son dirigeant actuel, Éric Boël, compte aujourd’hui 70 salariés unis autour d’une raison d’être explicite : « Tissons ensemble, de jolis liens », signe de son engagement affirmé en faveur de la RSE (Annexe 2). L’industrie textile dans la région Auvergne-Rhône-Alpes se compose de 584 établissements, soit 28 % de l’outil industriel régional, environ 17 000 emplois et 26 % du chiffre d’affaires de l’industrie textile française (site d’Unitex). Forte tradition locale, le tissage emploie en 2020 15 % de la population active de Charlieu dans l’une des cinq usines de tissage de la commune. « À titre d’exemple, tous les ans, depuis 1540, la corporation des tisserands de Charlieu organise une grande fête à laquelle nous prenons part avec fierté. Porter ces valeurs et continuer à faire vivre ce patrimoine historique est un véritable moteur pour notre société » (blogue de Bruno Rousset, 2015). Depuis la reprise de l’entreprise, trois phases se sont succédé dans l’évolution de la PME : (1) une stratégie basée sur la créativité et la réactivité depuis 1997, (2) un modèle économique inspiré du développement durable depuis 2008 et (3) une organisation basée sur une entreprise partagée depuis 2005 (Matinale EDC, 5 juin 2020). En parallèle d’un modèle économique basé sur le développement durable, la PME a largement encouragé l’intrapreneuriat depuis 2010 en réponse à une prise de conscience du potentiel humain de l’entreprise. C’est le cas de la marque Létol : « C’est une jeune femme, Sophie, qui était technicienne d’armurage, c’est-à-dire qu’elle faisait sur un ordinateur des croisements de fils. Un jour, elle a eu l’idée de créer une marque au sein de l’entreprise qui s’appelle Létol. Ce sont des étoles fabriquées en coton biologique, conçues et tissées chez nous. Aucune connaissance commerciale, Sophie ne parle pas anglais. Elle a embauché 7 personnes, elle vend ses étoles dans 23 pays, 450 boutiques. La marque représente environ 10 % du CA de l’entreprise. » (TEDx, Roanne, 19 octobre 2019). Actuellement, trois intraentreprises coexistent au sein des Tissages de Charlieu (Létol, Tonnerre de Belt et L’Indispensac) représentant plus de 50 % du chiffre d’affaires de la PME.

Avec ses 80 métiers à tisser fonctionnant 7 jours sur 7 et 24 heures sur 24, la PME produit environ 2,2 millions de mètres de jacquard et uni par an. Forte de 16 collaborateurs en R&D (style, design, couleurs et matériaux) et 18 dans les services support et logistique, l’entreprise propose à ses clients 700 nouveaux tissus par mois. Positionnée sur le textile dit de l’amont (filature, tissage et tricotage), l’entreprise est très orientée vers la création. Son chiffre d’affaires d’environ 8 millions d’euros en 2019 (estimé à 10 millions pour 2020) est réalisé à 70 % avec le secteur de la mode, 20 % sur le segment des textiles du futur (les tissus de l’entreprise se retrouvent dans la fusée Ariane ou encore l’avion militaire Rafale) et 10 % sur le marché de l’ameublement. La PME affiche sa vision stratégique : « Ensemble, et avec nos clients, épanouissons-nous dans la confiance, la bonne humeur et l’audace pour perpétuer et développer nos savoir-faire textiles avec créativité, réactivité et compétitivité. » Les valeurs de l’entreprise sont au nombre de trois : « esprit d’entreprise dans la bienveillance, excellence métier et honnêteté dans la bonne humeur ». Éric Boël est convaincu des atouts du « made in France », notamment de l’attachement des clients à la qualité des produits en lien avec une fabrication respectueuse de l’environnement. Dans cet état d’esprit, la PME a été à l’initiative de la création en 2009 de l’association Alter-Tex rassemblant une cinquantaine d’entreprises du textile français dont l’objectif est la promotion du textile durable par la valorisation des productions locales au travers d’initiatives comme l’affichage environnemental en coopération étroite avec l’ADEME[2].

Originaire de Roanne (à 20 kilomètres de Charlieu), le dirigeant, Éric Boël, a littéralement eu le coup de foudre pour cette entreprise en 1997 après un parcours professionnel d’une vingtaine d’années dans le secteur de l’hôtellerie, suite à des études en école de commerce. Son credo comme entrepreneur est le suivant : « le plus noble travail d’une entreprise, c’est de faire vivre des familles ». Adhérent au réseau Entrepreneurs et Dirigeants Chrétiens (EDC), Éric Boël affirme régulièrement la nécessite absolue de concilier le coeur et le business, citant Saint-Exupéry : « On ne voit bien qu’avec le coeur, l’essentiel est invisible pour les yeux » et Victor Hugo « L’intelligence se nourrit de ce qu’elle reçoit, le coeur de ce qu’il donne » (Matinale EDC, 5 juin 2020). Éric Boël est un fervent partisan des démarches collectives ouvertes, d’où son engagement en faveur de la diffusion la plus large possible d’un « textile éthique » (L’Usine Nouvelle, 17 mars 2020). Ce dirigeant militant a également été le président d’Unitex (Union interentreprises textiles Lyon et Région), la fédération française de tissage de soierie, de 2015 à 2019, après en avoir été le vice-président de 2011 à 2015. Cette implication dans des réseaux de pairs est indispensable à son équilibre personnel, « une clé essentielle pour se rassurer comme dirigeant et évacuer un élément toxique qu’est le doute » (balado « Transformeurs », 4 novembre 2019). Face à la pénurie de masques en France, Éric Boël s’est naturellement investi dans cette aventure et, en quelques heures, il a su mobiliser son réseau professionnel au profit de cette cause, notamment ses contacts privilégiés avec les fédérations professionnelles du textile et les pôles de compétitivité.

3. Une PME engagée dans la RSE et résiliente face à la Covid-19

La troisième partie détaille l’engagement de l’entreprise Les Tissages de Charlieu en faveur de la RSE puis comment elle a vécu la crise sanitaire de la Covid-19 du printemps 2020.

3.1. La RSE, un engagement de longue date

La RSE, suivant la définition de l’ISO 26000, est inscrite dans l’ADN des Tissages de Charlieu comme le montre de manière explicite le site Internet de la PME : « L’entreprise de demain se fait avec l’humain d’aujourd’hui. Les Tissages de Charlieu se sont donné comme mission de prouver l’efficacité et la rentabilité du développement durable. L’entreprise a la conviction que les trois piliers de ce modèle (protection sociale et développement humain, protection de l’environnement et pérennité économique) représentent l’évolution naturelle de l’entreprise de demain. » Au-delà des convictions, ce sont des actes concrets comme l’emploi de 12 % de travailleurs handicapés (le double du quota imposé par la loi française), un taux de formation des collaborateurs une fois et demie plus élevé que le taux légal ou encore le télétravail de huit salariés de la R&D. Cette organisation du travail à distance, outre le fait de préserver leur qualité de vie, présente l’avantage de réduire drastiquement les trajets en voiture et donc les émissions de gaz à effet de serre induites. Convaincu des bienfaits de l’entreprise libérée, Éric Boël distribue 25 % du résultat net avant impôt à ses salariés deux fois par an (La Croix, 25 novembre 2016). Chrétien pratiquant, Éric Boël affiche ses convictions comme lors d’une matinale des EDC en juin 2020 : « Quelle est la place de Dieu dans ma vie ? C’est aimer mon prochain comme moi-même […]. Ce monde où tout est cloisonné, c’est un monde qui déshumanise. On doit avoir des bornes, pas des cloisons. » et « Est-ce qu’on pourrait être amené à réduire la voilure en matière de personnel ? […] On a traversé toutes les crises. Sans jamais licencier personne. » (Famille chrétienne, 23 avril 2020)

S’agissant de la dimension environnementale de la RSE, la PME multiplie les initiatives pour réduire l’impact de ses activités. Les Tissages de Charlieu ont ainsi fait le choix d’une certification « origine France garantie » et sont impliqués dans l’élaboration du référentiel du label « France Terre Textile ». Concrètement, 20 % du CA de l’entreprise sont réalisés avec du textile bioéquitable et/ou recyclé, en conformité avec la charte d’Alter-Tex. Pour mémoire, les enjeux du développement durable sont centraux dans l’industrie textile : 10 000 litres d’eau sont nécessaires pour produire 1 kilogramme de coton et le coton représente 25 % des pesticides et herbicides déversés pour 2,5 % des surfaces cultivées de la planète. La PME a donc fait le choix de n’acheter que du coton bio certifié GOTS (global organic textile standard) assurant une traçabilité du champ du producteur jusqu’au vêtement en magasin. Les produits en coton bioéquitable sont économiquement viables et représentent environ 15 % du chiffre d’affaires de l’entreprise.

En résumé, le développement durable se traduit dans des produits finis tous fabriqués en France, les étoles (marque Létol) sont en coton biologique, les sacs (marque L’Indispensac) en fibres recyclées et les ceintures (marque Tonnerre de Belt) confectionnées dans des ateliers adaptés employant des personnes en situation de handicap.

3.2. Chronologie d’une PME mobilisée face à la Covid-19

Face à la pénurie de masques de protection au printemps 2020, l’État a lancé un appel national aux entreprises pour se mobiliser en urgence sur cette production. Éric Boël explique que son entreprise a travaillé dès le vendredi 13 mars à la mise au point de son système de production avec pour objectif de tisser un maximum de masques lavables dès la semaine du 16 mars. La PME se déclare prête à produire 100 000 masques par jour et à transmettre leur procédé de fabrication aux industriels intéressés (L’Usine Nouvelle, 17 mars 2020). Un message posté sur les réseaux sociaux le dimanche 15 mars dépasse très rapidement le million de vues, créant une multitude de sollicitations et d’appels de détresse (Le Pays, 25 mars 2020). Cet appel est alors très largement relayé sur Twitter (Valeurs, 23 mars 2020), avec plus de 2,5 millions de vues en 24 heures (Matinale EDC, 5 juin 2020). Soumis dès le lundi 16 mars à la Direction générale de l’armement (DGA) et aux autorités de santé pour mise sur le marché, un prototype de masque (après 40 prototypes version béta) (La Tribune, 20 mars 2020) développé à la demande du pôle de compétitivité Techtera, auquel la PME est adhérente, proposé sous la marque « L’Indispenmasque », lavable (30 fois) et réutilisable, est entré en production dès le mardi 17 mars à 17 h 40 (Le Progrès, 23 mars 2020), premier jour officiel du confinement en France (Les Échos, 19 mars 2020). Ainsi les premières commandes ont été livrées au centre de lutte contre le cancer Léon-Bérard, à Lyon. « Pour accélérer les livraisons, elles s’effectuent par rouleaux de 200 à 300 masques qu’il suffira alors de découper sans aucune confection à réaliser – les élastiques étant déjà fixés lors du tissage – de passer au fer à vapeur et de laver à 30 °C à l’aide de détergents classiques avant utilisation. » (Les Échos, 19 mars 2020). Ces masques innovants sont constitués de deux couches de coton recyclé et d’une couche molletonnée de polyester texturé. Comme l’explique Éric Boël dans une vidéo[3] : « On s’est rendu compte qu’il fallait orienter toute notre production vers la fabrication de masques. C’était une évidence. […] On a pris un tournant à 90°. Tout le monde s’est mobilisé. Le lendemain matin, à 6 heures, tout le monde était là. J’étais submergé par l’émotion de sentir la capacité de cette entreprise à donner, à mettre son coeur sur la table. » ; « Vu de loin, ça paraît simple de faire un masque qui filtre. Or, ça ne l’est pas du tout. La DGA a testé plusieurs milliers de masques. Seuls quarante-cinq ont été retenus ! Nous ne connaissions rien à la filtration. Ce n’est pas notre métier. Nous sommes partis d’une feuille blanche ! Et depuis le 17 mars, nous avons livré trois millions de masques ! J’hésite à le dire... Mon sentiment est que nous avons été accompagnés par Dieu. » (Famille chrétienne, 23 avril 2020)

La reconnaissance d’Éric Boël pour ses équipes est sincère et partagée : « Nous tenons à féliciter du fond du coeur nos équipes qui, une fois de plus, font preuve d’une adaptabilité, d’une énergie et de valeurs humaines exceptionnelles. Ils ont transformé du jour au lendemain la production d’une usine. » (Radio Scoop, 22 mars 2020) ; « Grâce à notre savoir-faire et à ces échanges [avec des confrères et des structures de soin], nous avons ajusté nos prototypes au fur et à mesure des demandes et des retours de chacun. Les lignes de production ont dû être adaptées aussi. Les équipes ont fait, en trois jours, le travail de développement réalisé en trois mois habituellement. » (La Tribune, 20 mars 2020) ; « C’est un moment qui restera gravé dans nos coeurs : le 18 mars, tous les salariés étaient présents pour participer à la fabrication des masques, à l’exception des quelques personnes fragiles. […] Un moment extrêmement fort pour l’entreprise. C’est sans doute tout ce que l’on avait fait avant qui nous a permis d’accueillir ce moment. » (Matinale EDC, 5 juin 2020)

Cette conversion ultrarapide de la production ne s’est pas déroulée sans embûches. Ainsi, l’approvisionnement en élastiques à fixer sur les masques s’est révélé délicat avant qu’une solution ne soit identifiée chez un fabricant situé à une centaine de kilomètres de Charlieu (France Info, 7 avril 2020). Dès le mois d’avril, ce sont 250 000 masques qui sont fabriqués chaque jour. Les salariés de la PME ont accepté de revenir travailler plus pour contribuer à leur échelle à la reprise de l’activité économique nationale. « Les salariés veulent contribuer à l’effort collectif. C’est aussi ça l’industrie française, ça fait du bien. » (La Tribune, 20 mars 2020). Un sentiment de fierté transparaît rapidement : « Entre le bruit des machines qui tournent et le va-et-vient incessant du personnel, la fierté d’être utile se voit sur les visages. Isabelle, qui récupère et enroule le tissu nécessaire à la confection des masques, a appelé sa direction dès le début de la semaine pour participer à sa manière à ce qu’il faut appeler désormais “l’effort de guerre”. » (Valeurs, 23 mars 2020)

Dès le 25 mars, les stocks de masques sont vendus en ligne, par bandes à découper, à partir de 0,80 euro pour des commandes de 500 masques minimum. Des dizaines de milliers de masques sont également vendus au grand public dans les communes du Roannais (à proximité de Charlieu), accessibles à prix coûtant. « Sur chaque vente, un euro sera reversé à l’Institut Pasteur pour la recherche sur le coronavirus » (20 Minutes, 26 mars 2020). Pour également répondre aux nombreuses demandes pour de petites quantités, la PME offrait jusqu’à 25 masques aux personnes les plus fragiles vivant à proximité de Charlieu (Le Pays, 9 avril 2020). Les associations locales comme l’Amicale laïque de la MJC[4] se sont alors mobilisées pour organiser la distribution de ces masques aux personnes fragiles, via un lien spécifique depuis le site Internet de la PME.

Le déconfinement progressif débute en France le 11 mai 2020. Les frontières s’ouvrent de nouveau et avec elles déferlent sur le pays des livraisons de masques jetables chinois vendus à des prix de plus en plus bas au fil des semaines (près de 40 euros les 50 masques mi-mai pour descendre à moins de 10 euros en septembre). Les commandes par l’administration publique, les collectivités territoriales et les entreprises s’effondrent du jour au lendemain (Site d’Unitex, juin 2020). La production de masques aux Tissages de Charlieu est passée de 200 000 à 10 000 par jour en l’espace de deux mois. Les appels des professionnels de la filière comme Unitex, « le masque textile peut être le symbole de la reconquête de notre souveraineté industrielle qui valorise le coût carbone et le coût social de notre modèle hexagonal », ne semblent pas trouver d’écho auprès du marché. Pour les 45 entreprises textiles mobilisées pour produire des masques lavables, c’est une amère désillusion, car leurs stocks d’invendus s’accumulent alors très rapidement (Les Échos, 3 juin 2020). Pour Les Tissages de Charlieu, le carnet de commandes se vide brusquement à partir du 15 mai et la PME doit gérer un stock d’un million de masques invendus (Le Progrès, 10 juin 2020). Pour l’ensemble des fabricants mobilisés, environ 40 millions de masques étaient invendus début juin. Fin juillet, ce stock d’invendus avait été réduit de moitié grâce à la création d’une mission gouvernementale dédiée à l’écoulement de ces masques et à l’exportation vers l’Amérique latine. Les industriels font part de leur vif mécontentement auprès du gouvernement français : « on ne peut pas demander à la filière de se mobiliser et la laisser tomber deux mois plus tard » écrit le président du Comité stratégique de la filière mode et luxe à la secrétaire d’État à l’Industrie dès le 28 mai 2020. Déstabilisés par ce revirement brutal de la demande, les industriels ont tenté de miser sur l’innovation et le design en jouant la carte du « made in France », malheureusement insuffisante pour convaincre des clients à la recherche du meilleur prix. Les Tissages de Charlieu se sont ainsi mis à la production de masques en coton biologique personnalisés et « plus sympas esthétiquement » (Le Journal, 10 juin 2020). Déçu, Éric Boël fait un constat amer de ce revirement de situation : « Ce qui est fâcheux, c’est que de grandes collectivités, des distributeurs soient allés chercher des masques à l’autre bout de la planète. A-t-on envie que le monde de demain soit le même que le monde d’avant ? Les habitudes sont tellement verrouillées qu’on a l’impression que les mêmes schémas se reproduisent. » (Le Progrès, 10 juin 2020)

Fin juillet, des commandes sont de nouveau passées par les entreprises qui constituent des stocks de masques en tissu pour leurs salariés en prévision de la rentrée de septembre. Selon Éric Boël, cette option permet d’économiser 250 euros par an et par salarié (en comparaison avec les masques jetables) et, au-delà, de préserver l’emploi et la planète (Radio Scoop, 30 juillet 2020). En août, le port du masque est progressivement rendu obligatoire dans les lieux publics en France, d’où un regain d’intérêt pour les masques lavables accompagné d’une vaste campagne de communication de l’Union des industries textiles pour sensibiliser les consommateurs à l’achat local (L’Essor, 12 août 2020). Invité aux cérémonies du 14 Juillet à Paris, Éric Boël poursuit son combat en faveur des masques en tissu en rendant hommage aux salariés mobilisés lors de cette crise du printemps : « Les héros, c’est tous nos salariés qui étaient dans les usines et qui font, qui produisent, et qui sont fiers de faire que nous puissions produire ce que nous consommons. On a perdu cette fierté-là. » (France Bleu Loire, 13 juillet 2020)

Depuis la rentrée de septembre 2020, la production de la PME s’est recentrée sur ses produits textiles traditionnels et celle de masques en tissu ne représente plus qu’à peine 5 % du total en octobre (Le Big Bang Santé du Figaro, 23 octobre 2020). Éric Boël poursuit son engagement en faveur du textile de demain, notamment en termes d’affichage environnemental des produits. Selon lui, « la loi AGEC relative à la lutte contre le gaspillage et à l’économie circulaire du 10 février 2020, l’affichage environnemental, etc. sont d’extraordinaires leviers qui vont nous permettre de valoriser autre chose que le prix du cycle industriel et de distribution, mais également nos standards environnementaux et sociaux » (Webinaire « Demain le textile », 7 octobre 2020). Pour le dirigeant des Tissages de Charlieu, les industriels du secteur doivent être attentifs (1) à la traçabilité des produits, (2) au score carbone et (3) à l’implication dans les groupes de travail à l’origine des réglementations. Selon lui, les PME textiles sont trop faiblement présentes dans ces instances. C’est la raison pour laquelle il a créé au sein d’Unitex une commission « DD-Affichage environnemental », dont il est le président, avec la ferme volonté de faire bouger les lignes sur le sujet. La motivation d’Éric Boël reste intacte pour réinventer son entreprise au service d’une société plus inclusive (Matinale EDC, 5 juin 2020). Acteur engagé en faveur de la relocalisation du textile en France, le dirigeant a déposé mi-octobre 2020 un dossier de financement dans le cadre du plan de relance gouvernemental. « Il s’agit pour nous d’un projet global articulé autour de la relocalisation de la fabrication des sacs de caisse qui va permettre à notre pays d’économiser 48 000 tonnes de CO² par an, soit en moyenne 3,8 kilogrammes de CO² par sac, et au final de créer 46 emplois » argumente Éric Boël (Journal des Entreprises, 12 novembre 2020). La PME a programmé un plan d’investissement global de 8 millions d’euros pour 2021-2023, incluant l’achat de quatre robots de confection permettant d’abaisser les coûts de production des sacs de caisse à un niveau similaire à celui des coûts asiatiques ; la construction d’une extension d’usine avec un système d’aspiration centralisé adapté à cette nouvelle activité et un système d’humidification intelligent facilitant le recours à différentes fibres. La nouvelle usine prévoit aussi « un libre-service créatif » avec à disposition des entreprises intéressées par les savoir-faire textiles des Tissages de Charlieu plus d’un siècle d’archives. Enfin, le toit de la future usine sera équipé de cellules photovoltaïques permettant à la PME de devenir producteur d’électricité. Suite à la sélection du projet de la PME parmi les 24 au niveau régional fin 2020, cette nouvelle usine robotisée sera opérationnelle au printemps 2021 et synonyme d’un doublement de l’effectif et d’un chiffre d’affaires autour de 20 millions d’euros en 2023.

4. La RSE, un catalyseur de la résilience organisationnelle ?

Dans cette troisième partie, l’expérience des Tissages de Charlieu est discutée afin de mieux comprendre le processus de résilience organisationnelle et le rôle joué par son engagement dans la RSE depuis des années.

4.1. RSE et capacité dynamique de résilience

Le cas des Tissages de Charlieu montre les relations étroites entre des pratiques de RSE ancrées dans la culture de l’entreprise et sa capacité à affronter avec intelligence et agilité une crise majeure comme celle de la Covid-19, autrement dit à faire preuve de résilience (Portuguez Castro et GÓmez Zermeño, 2020). Le lien entre RSE et capacité à surmonter la crise de la Covid-19 est clairement établi par le dirigeant : « Oui, c’est complètement en lien ! C’est le prolongement… je pense que notre entreprise a pu accueillir ce moment parce que nous avions cette manière de voir l’entreprise, c’est-à-dire pour la faire courte, notre conviction profonde, c’est que l’entreprise peut et doit être un support de l’épanouissement de l’être humain. » (Éric Boël, 15 janvier 2021)

Le caractère informel de la stratégie d’entreprise constitue indéniablement un levier puissant de RSE, confirmant les résultats de Bon, Pensel et Morlet (2015). L’attention continue envers ses collaborateurs depuis des décennies par Éric Boël porte visiblement ses fruits face à une situation inédite comme la présente crise sanitaire. Les salariés de la PME se sont massivement engagés pour permettre la fabrication de masques du jour au lendemain, signe de leur profonde loyauté (Luetkenhorst, 2004) et de leur adhésion sans faille à la politique de RSE de l’entreprise : « On a vécu des moments très forts et peut-être que j’ai la faiblesse de penser que la philosophie d’entreprise que nous avons nous a permis de faire ça, de l’accueillir dans le sens, peut-être où il n’y avait pas de pression. […] C’était naturel ! » (Éric Boël, 15 janvier 2021) Tous ces bénéfices induits par des actions de RSE concrètes et partagées au fil des années sont alors mobilisables plus facilement et rapidement par le collectif (Sounderarajan, Jamami et Spence, 2018 ; Portuguez Castro et GÓmez Zermeño, 2020). En d’autres termes, la démarche RSE des PME constitue un milieu favorable au développement d’une capacité dynamique de résilience.

Face à la crise de la Covid-19, la PME a fait la preuve de sa capacité de résilience dans une perspective dynamique (Williams et al., 2017). En effet, les interactions entre les acteurs (individus, organisations et institutions) et leur environnement sont multiples durant cette période. Faire appel à d’autres acteurs clés de l’écosystème pour revoir ses routines semble particulièrement inspirant, confirmant les intuitions de Doern, Williams et Vorley (2019) s’agissant du rôle joué par les acteurs institutionnels comme les pôles de compétitivité (Masik et Rzyski, 2014) en situation de crise. Dans le cas des Tissages de Charlieu, un coup de pouce a été donné par le pôle Techtera (filière textile) : « Le lundi du discours présidentiel, la patronne de Techtera est allée voir la DGA qui faisait un appel à l’industrie textile pour voir ce qu’il y avait à faire et nous, on avait fait des masques, donc on lui a donné des masques. Et elle les a montrés à la DGA. […] Le lendemain, on a eu le rapport de la DGA qui nous a dit “Votre masque, c’est bien, mais ce serait bien qu’il ait trois couches.” Alors, on a fait trois couches et on a mis en production le mardi soir. Alors, oui, c’était ça qui a été une aide importante. » (Éric Boël, 15 janvier 2021) L’importance du réseautage confirme également les résultats de Reboud et Séville (2016) et de Portuguez Castro et GÓmez Zermeño (2020) quant à la capacité à trouver un équilibre entre des réseaux de proximité et des réseaux plus éloignés utiles dans le développement de la résilience. À ce titre, le dirigeant de la PME reconnaît l’importance des réseaux dans son mode de fonctionnement comme source d’inspiration et de motivation : « Ce qui nous anime dans les réseaux, c’est de trouver des solutions pour aider notre profession et que l’on puisse plus produire en France, que l’industrie textile arrête de diminuer en nombre d’emplois […] et qu’on peut apporter des solutions très concrètes et chiffrées qui permettent de baisser l’empreinte carbone de cette filière. Donc, ce rôle dans les syndicats professionnels et autres, c’est évidemment toujours la même chose : décider d’amener quelque chose, d’être dans le “servir”. » (Éric Boël, 15 janvier 2021)

Par ailleurs, le rôle central du dirigeant est clairement réaffirmé dans la construction et la pérennisation de cette capacité dynamique de résilience. Un style de leadership inspiré de l’entreprise libérée, associée à un réseautage puissant sont les éléments clés de cette résilience active (Akgün et Keskin, 2014 ; Ortiz-de-Mandojana et Bansal, 2016), voire stratégique au sens d’Hamel et Välikangas (2003). La PME a su profiter de cet épisode du printemps 2020 pour développer de nouvelles compétences (en l’occurrence en matière de conception et de fabrication de masques de protection) qui pourront lui être utiles pour faire face à d’autres difficultés dans le futur. En ce sens, Les Tissages de Charlieu illustrent une résilience organisationnelle active au sens d’Altintas (2020) permettant de sortir encore plus forte de cette crise.

Dans l’optique de l’articulation entre résilience psychologique et résilience organisationnelle, la question se pose de l’influence de la religion du dirigeant sur sa capacité à développer de la résilience. En ces temps marqués par de fortes menaces terroristes, rares sont les dirigeants français à afficher aussi clairement leurs convictions religieuses. Éric Boël, quant à lui, affirme haut et fort ses croyances qu’il considère comme clés dans son quotidien de dirigeant de PME : « Je suis construit avec ma foi et ma spiritualité et l’amour que j’ai pour ma famille et ma manière d’être et de vivre. Donc, je crois qu’un dirigeant d’entreprise s’il n’est pas dans l’intégrité de son être au service de l’entreprise, et qu’il en laisse un bout à la maison, je ne suis pas sûr que ce soit l’idéal parce que ce ne sera pas un être “plein” et total qui se mettra à disposition de la communauté que constitue l’entreprise. […] Et donc évidemment que ça éclaire ma vie… enfin, j’essaye... » (Éric Boël, 15 janvier 2021) Des travaux sur l’impact de la religion sur la RSE ont été menés depuis des décennies, notamment sur la religion protestante et plus récemment, sur la religion musulmane (Elbousserghini, Berger-Douce et Jamal, 2019). Même si ce sujet de l’influence de la religion sur les pratiques de RSE n’est pas nouveau, il semble pertinent de l’interroger à l’aune de la capacité dynamique de résilience pour encore mieux le comprendre. Plus largement, Williams et al. (2017) invitent à intégrer dans les recherches sur la résilience le capital émotionnel des individus, incluant l’optimisme ou simplement la sincérité des émotions, comme l’exprime le dirigeant des Tissages de Charlieu évoquant la journée du 18 mars 2020 : « Tout le monde était là. Je le raconterai toute ma vie, ça. Parce que je peux vous dire que quand je suis arrivé, j’ai fait le même tour que d’habitude pour dire bonjour aux gens. Et là, je me suis arrêté au bout de 20 mètres parce que… vous voyez j’en suis encore très ému d’en reparler parce que je pleurais à chaudes larmes […] et j’étais bouleversé de ça. » (Éric Boël, 15 janvier 2021)

4.2. Une catalyse tout au long du processus de résilience

Suivant la définition inclusive de la résilience de Williams et al. (2017) qui l’envisagent comme « le processus par lequel un acteur (individu, organisation ou institution) construit et utilise ses capacités pour interagir avec l’environnement de manière à ajuster et à conserver un mode de fonctionnement avant, pendant et après la crise » (p. 742), le facteur temps est au coeur du phénomène de résilience organisationnelle. Dans cette optique, le cas des Tissages de Charlieu est ici particulièrement éclairant pour illustrer les trois étapes de la résilience organisationnelle proposées par Duchek (2020) dans son modèle dynamique. Durant la phase d’anticipation (avant la crise), la PME était déjà très engagée dans des pratiques de RSE tant sur le volet social (fonctionnement inspiré des principes de l’entreprise libérée, soutien aux initiatives intrapreneuriales depuis 2010) qu’environnemental (certification « origine France garantie », choix du coton bioéquitable). Par ailleurs, l’implication forte du dirigeant dans des réseaux professionnels comme Unitex et Alter-Tex permet à Éric Boël d’être dans une posture de veille très attentive aux signaux avant-coureurs indispensables au développement d’une intuition éclairée basée sur un capital social solide (Lengnick-Hall et Beck, 2009). Même si la crise de la Covid-19 de 2020 était imprévisible, adopter une posture d’ouverture comme dirigeant semble clé pour développer des capacités de réaction très rapide face à toute situation inédite et brutale (Branicki, Sullivan-Taylor et Livschitz, 2018). La phase d’ajustement (pendant la crise) renvoie à de fortes capacités d’acceptation de la situation de crise permettant de prendre rapidement les décisions qui s’imposent pour agir. La culture d’entreprise dominante aux Tissages de Charlieu a permis au dirigeant et à ses équipes de prendre rapidement la mesure des défis à relever (concevoir et mettre en production en quelques jours des masques de protection). Grâce à des collaborateurs fidèles, engagés dans l’entreprise et fiers de leur dirigeant, la PME a, quelques jours avant l’annonce officielle du premier confinement le 17 mars 2020, été capable d’anticiper a minima la crise qui s’annonçait, confirmant les résultats de Portuguez Castro et GÓmez Zermeño (2020) sur l’importance du capital social. Le dirigeant a réussi à mobiliser ses équipes en un temps record, sans doute grâce à tout ce qu’ils avaient déjà accompli ensemble au cours des années précédentes. La réaction de la PME face à la Covid-19 au printemps 2020 ne doit rien au hasard et n’a été possible qu’en raison des valeurs partagées par l’ensemble des collaborateurs de l’entreprise (Gittell et al., 2006 ; Gittell, 2008), insufflées par une démarche RSE ancrée depuis de longues années. Comme le souligne Duchek (2020), cette deuxième phase se caractérise par des aptitudes au « bricolage », approche également pertinente selon Williams et al. (2017). Quant à la troisième phase, celle de l’adaptation (après la crise), elle est toujours en cours aux Tissages de Charlieu, la crise sanitaire n’étant pas terminée (deuxième confinement en France depuis le 30 octobre 2020). Pour autant, depuis septembre 2020, la PME s’est recentrée sur la fabrication de produits textiles traditionnels. Quant au dirigeant, il poursuit ses engagements en faveur d’un textile plus responsable, notamment au travers de projets liés à l’affichage environnemental dans le cadre d’Unitex. Ses convictions profondes sont intactes et ont même été confortées par cette crise du printemps 2020. Le sentiment de fierté d’avoir contribué, à son échelle, à un « effort de guerre » par la production de masques lavables reste le plus fort et ces épreuves ont finalement renforcé les liens unissant les équipes autour de leur dirigeant. Autrement dit, le cercle est vertueux puisque de nouvelles capacités d’apprentissage et de prise de recul ont pu être développées dans la PME (Ates et Bititci, 2011).

Comme le précise Duchek (2020), les trois étapes de la résilience organisationnelle sont fortement dépendantes les unes des autres et présentent des chevauchements dans le temps. Si un découpage selon ces trois phases peut paraître quelque peu artificiel, il permet cependant de relater les faits de manière intelligible. Par ailleurs, la résilience étant un processus itératif et continu, il doit être cultivé au jour le jour en coopération avec les acteurs de l’écosystème (Masik et Rzyski, 2014 ; Ratten, 2020) et ce, indépendamment des périodes de crise. Ceci trouve son écho dans les discours adressés aux professionnels de terrain comme lors des Assises de l’Industrie du 4 novembre 2020 organisées par L’Usine Nouvelle, dont l’allocution d’ouverture était justement intitulée « Repenser le modèle français entre résilience et durabilité pour relancer la compétitivité de l’industrie ». Selon un baromètre réalisé en juin 2020 auprès des décideurs français par l’Institut Viavoice sur la crise de la Covid-19, donner vie à une organisation résiliente constitue le premier acte post-Covid des dirigeants. Comme le commente Lamoureux (2020, p. 3) : « Cette résilience impérative pour la survie et la durabilité de nos entreprises, qu’une large majorité des dirigeants souhaitent actionner, nous permettra de faire muter nos organisations vers un fonctionnement dont la confiance sera à la fois le moteur et l’indice de performance. » Par ailleurs, Eggers (2020) souligne la relative rareté des travaux portant sur l’accompagnement des PME par les pouvoirs publics et les nécessaires interactions entre PME et institutions financières dans des situations de crise. En complément, un engagement fort en faveur de la RSE peut constituer un levier important dans la mesure où, dans ce champ aussi, le facteur temps révèle toute sa force dans la durée.

Au sens chimique du terme, un phénomène de catalyse n’est possible que grâce à l’action d’un élément sur un milieu favorable préexistant provoquant une accélération de la réaction chimique (Berger-Douce et Durieux, 2002). Cette réaction peut alors être perturbée par la présence de poisons de catalyseur. S’agissant du processus de résilience organisationnelle, la RSE semble ainsi jouer un rôle de catalyseur au fil des trois étapes identifiées par Duchek (2020). Pour autant, un point de vigilance apparaît, car il s’agit pour le dirigeant de trouver le bon équilibre entre l’allocation de ressources dédiées à la construction de la résilience organisationnelle et les autres sujets stratégiques comme l’innovation, l’intrapreneuriat ou encore la transformation numérique. Williams et al. (2017) évoquent clairement cette question d’un nécessaire arbitrage entre ressources disponibles au sein des organisations. Les PME étant caractérisées par des ressources limitées, la question des moyens à allouer est d’autant plus délicate à gérer, comme souligné par Reboud et Séville (2016) s’agissant de la construction des réseaux. Le défi est alors de limiter au maximum l’action de possibles poisons de catalyseur par des discours et des actes alignés au sens stratégique du terme pour éviter tout cercle vicieux aux entreprises qui pourraient être confrontées à de terribles dilemmes au moment de ces arbitrages. À ce titre, le fait d’échanger en interne pour définir sa raison d’être peut constituer une bonne manière de revoir les fondamentaux de son entreprise (Valiorgue, 2020) et aider à mieux se concentrer sur l’essentiel.

Conclusion

Cette recherche enrichit la littérature sur les capacités dynamiques par un focus sur la résilience organisationnelle facilitée par un engagement fort dans des pratiques de RSE en raison des convictions du dirigeant et de son implication dans les réseaux professionnels, une posture partagée avec ses collaborateurs. Forte de ses compétences et capacités dynamiques managériales et confiante en ses atouts, la PME Les Tissages de Charlieu s’est impliquée avec volontarisme dès le tout début de la crise de la Covid-19 en produisant des masques lavables, signe d’une résilience active et stratégique. Depuis sa reprise par Éric Boël en 1997 avec une accélération en 2008, la PME s’est volontairement engagée dans une stratégie responsable multipliant les initiatives en la matière sur l’ensemble des dimensions de la RSE. Comme le revendique le dirigeant « Si on a réussi à basculer en 72 heures dans la fabrication de masques, c’est grâce à l’agilité de notre organisation, qui est très informelle, décloisonnée et dans une culture verbale. » (Matinale EDC, 5 juin 2020) Autrement dit, la RSE apparaît comme un catalyseur de la résilience organisationnelle des PME tout au long de son processus. Une crise comme celle de la Covid-19 apparaît également comme une formidable opportunité de se lancer de nouveaux défis (Eggers, 2020). Preuve en est, la PME s’est investie à l’automne 2020 dans un ambitieux projet de relocalisation industrielle de la production de sacs de caisse, actuellement fabriqués à 99 % en Asie. De plus, l’installation de panneaux photovoltaïques sur le toit de cette usine est un nouveau signe d’un engagement durable en faveur de la préservation de l’environnement, autre pilier d’une démarche RSE ancrée dans la stratégie des Tissages de Charlieu.

De manière globale, notre analyse répond aux appels de Williams et al. (2017), Doern, Williams et Vorley (2019), Ratten (2020), Trump et Linkov (2020) ou Portuguez Castro et GÓmez Zermeño (2020) à mobiliser la notion de résilience pour mieux comprendre le management des crises. Cette étude apporte une contribution au modèle de Duchek (2020) en proposant d’intégrer la RSE en filigrane de la résilience organisationnelle et non comme un simple levier potentiel parmi d’autres. Autrement dit, ce travail complète les travaux visant à mieux comprendre le phénomène de résilience des PME comme Reboud et Séville (2016) ou Van der Vegt et al. (2015) au-delà d’une approche par la gestion des risques puisqu’il s’agit ici d’introduire la RSE comme vecteur de résilience tout au long de son processus, à savoir durant les phases d’anticipation, d’ajustement et d’adaptation. Nous mettons ainsi l’accent sur l’impérieuse nécessité d’intégrer la RSE dans la stratégie des PME, non seulement pour ses qualités intrinsèques déjà reconnues par la littérature et les praticiens, mais également pour son potentiel effet sur la capacité stratégique de résilience de ces entreprises.

Des limites inhérentes à la nature de cette recherche sont à souligner comme le recours à un cas unique et à des données quasi exclusivement secondaires issues des médias (principalement la presse) et de sites Internet, même si elles ont été mises en perspective lors d’un entretien semi-directif avec le dirigeant de la PME en janvier 2021. Ces données secondaires ne sont pas exemptes d’un biais de désirabilité sociale. Par ailleurs, le secteur du textile peut être considéré comme une activité par nature résiliente dans la mesure où le textile est tellement mondialisé que les entreprises françaises encore présentes sur le marché ont nécessairement fait preuve de résilience pour ne pas disparaître. Une autre limite renvoie au manque de recul temporel sur cet épisode de la Covid-19 du printemps 2020. Aussi est-il encore délicat de tirer des enseignements pour l’avenir dans la mesure où les effets de l’engagement RSE sur la pérennité d’une capacité dynamique de résilience ne seront véritablement avérés que dans plusieurs années. La RSE comme la résilience sont des notions à apprécier sur le moyen, voire le long terme, ce qui invite à poursuivre les échanges avec la PME investiguée, mais aussi à élargir le spectre sectoriel d’investigation pour éliminer tout biais lié à l’activité textile.

Ce travail exploratoire permet néanmoins de poser les jalons de futures recherches qui permettront d’approfondir notre connaissance de la résilience organisationnelle des PME et, plus particulièrement, le rôle joué par la RSE dans ce processus. Ce rôle semble sous-estimé par les travaux existants et nous proposons de lui conférer une dimension politique plus importante de manière à mieux répondre aux attentes sociétales fortes vis-à-vis des entreprises. Comme l’explique le dirigeant des Tissages de Charlieu : « Ce qui est important, c’est cette dimension humaine de l’entreprise, notre promesse entrepreneuriale, humaine, sociétale, notre promesse politique aussi. Politique dans le sens que nous, on veut prouver et c’est ça notre engagement politique, qu’on est capables de produire en France ce que nous consommons, même dans le textile. » (Éric Boël, 15 janvier 2021) Soumis à de vives controverses, le champ théorique de la RSE dite « politique » (Neron, 2013 ; Whelan, 2012, 2013, 2016) renvoie, s’agissant du niveau microéconomique, au rôle clé du dirigeant dans l’engagement en matière de RSE. Le récent essai publié en 2019 par Pascal Demurger (2019), dirigeant de la mutuelle française la MAIF, constitue un vibrant plaidoyer en faveur d’une RSE politique. Selon lui, intégrer une dimension politique à la RSE s’inscrit dans la parfaite continuité de la RSE basée sur des décennies d’initiatives responsables pour atteindre l’objectif d’accompagner la société dans ses bouleversements profonds liés aux transitions numérique et écologique. Selon de nombreux acteurs de terrain, la crise de la Covid-19 peut être considérée comme un accélérateur de ce mouvement d’une RSE politique, signe qu’un engagement en faveur de la RSE est d’autant plus important comme source de compétitivité en cette période de forte incertitude, mais aussi en proie à la transformation numérique. Comme l’écrit Lamoureux (2020, p. 3) : « La confiance, sa solidité dans le temps, sa résilience face aux chocs est plus que jamais, la clé de la compétitivité dans une ère numérique et imprévisible. » Une autre avenue de recherche consiste à s’interroger sur la pérennité des pratiques de RSE et donc de la capacité de résilience organisationnelle suite à la transmission de l’entreprise. Même si le dirigeant des Tissages de Charlieu se veut résolument rassurant sur la question : « On a fait le choix d’un processus de transmission en douceur, sur cinq ans […]. C’est ma responsabilité de chef d’entreprise de garantir au mieux que je peux à tous nos collaborateurs que la personne qui viendra après moi sera capable d’assurer la pérennité de cette entreprise dans la même philosophie que ce que l’on fait jusqu’à présent et dans la continuité économique et humaine. » (Éric Boël, 15 janvier 2021) Or, de récents travaux ont montré que la RSE pouvait jouer un rôle managérial dans la légitimation du repreneur externe (Mazari, Berger-Douce et Deschamps, 2019). Aussi semble-t-il pertinent d’analyser l’influence d’une reprise/transmission sur le processus de résilience organisationnelle et plus précisément, sur le devenir de la capacité stratégique de résilience.

Enfin, d’un point de vue managérial, nos résultats mettent en lumière le rôle clé des pratiques de RSE des PME dans la construction et l’entretien de la capacité dynamique de résilience organisationnelle. Sachant l’importance de cette capacité pour les dirigeants d’entreprise en proie à des environnements toujours plus incertains, il est indispensable de poursuivre les efforts en matière d’accompagnement visant une appropriation plus forte de la RSE par les PME. Dans une optique de RSE « politique », les pouvoirs publics seraient bien inspirés d’intégrer dans leurs dispositifs d’accompagnement des entrepreneurs davantage de sensibilisation et de formation à la RSE, à l’instar des structures étudiées par Douyon et Paradas (2020). Autant de pistes à encourager au bénéfice des dirigeants de PME et de leurs équipes pour les aider à construire et à consolider leur capacité stratégique de résilience à l’avenir basée sur une RSE toujours plus proactive et renforcée par cette crise de la Covid-19 dans la lignée de la vision résolument optimiste d’He et Harris (2020) et de Trump et Linkov (2020).