Article body

Le 10 mars 2020 marqua le 60e anniversaire de l’octroi du droit de vote universel aux Autochtones pour les élections fédérales. Les motivations précises derrière cette réforme du Parlement canadien demeurent assez obscures. Les seules études réalisées à ce sujet sont celles de Richard Bartlett (1979)[1] et d’Alison Hogan (2016)[2]. Leurs contributions retracent l’évolution du droit de suffrage autochtone de 1867 jusqu’aux années 1950, sans toutefois aborder les débats parlementaires ayant conduit à la réforme de 1960. Pourtant, on aurait pu s’attendre à ce que les historiens portent davantage d’intérêt aux origines et aux conséquences de cette réforme, surtout dans un contexte où les Autochtones jouent un rôle croissant dans la politique canadienne.

Quels motifs ont été invoqués par la Chambre des communes pour étendre le droit de vote à l’ensemble des populations autochtones canadiennes ? Nous tendons à croire que le Parlement, et plus particulièrement le gouvernement progressiste-conservateur de John Diefenbaker, a d’abord agi par souci de cohérence entre son discours humaniste et ses propres pratiques électorales. Après tout, historiquement parlant, l’État canadien s’est appuyé sur une logique de gouvernance qui postule l’incapacité des Autochtones à s’administrer eux-mêmes et à définir leur propre statut politique ou juridique. Ainsi, l’action gouvernementale ne pouvait être vue comme une réponse directe aux demandes des chefs ou des militants autochtones. C’est ce que l’historiographie tend à démontrer depuis plusieurs années : pensons aux travaux de Brian Titley[3], Claude Gélinas[4], John Sutton Lutz[5] et bien d’autres[6]. En nous inspirant de leurs thèses, nous espérons jeter un nouveau regard sur l’obtention du droit de vote universel aux populations autochtones du Canada.

Pour bien comprendre le contexte politique et idéologique canadien du milieu du XXe siècle et son rapport avec la question autochtone, les travaux de John Franklin Leslie[7] ont particulièrement retenu notre attention. Ceux-ci exposent éloquemment la nature des réflexions, des consultations et des hésitations qui caractérisaient alors les relations entre le gouvernement fédéral et les nations autochtones. Comme Bartlett et Hogan, Leslie n’a toutefois pas étudié les discours tenus à la Chambre des communes et au Sénat en 1960, ce que nous proposons précisément de faire ici. Mais tout d’abord, un bref rappel historique s’impose.

1. Contexte

1.1 Le droit de vote autochtone au XIXe siècle

Au milieu du XIXe siècle, les autorités britanniques et canadiennes adoptèrent un discours civilisateur et autoritaire de plus en plus intrusif à l’égard des Autochtones. Certes, il y avait une volonté déclarée d’incorporer et d’assimiler les communautés autochtones aux populations eurodescendantes. Leurs membres étaient appelés à devenir des sujets britanniques comme les autres, culturellement et politiquement, ce qui leur permettrait de se prévaloir de tous les droits inhérents à ce statut. Différents intérêts économiques et politiques, ainsi qu’une bonne dose de préjugés raciaux empêchèrent cependant la concrétisation de ce projet[8]. Au départ, c’est la question de la propriété qui posa problème. En effet, qu’il s’agisse de réductions ou de territoires non cédés, les terres autochtones étaient considérées comme des propriétés en fidéicommis de la Couronne et non comme des tenures franches. Or, le système électoral de l’époque s’appuyait largement sur l’idée du « citoyen-propriétaire » et du suffrage censitaire. Même si aucune loi n’interdisait formellement le droit de vote aux peuples autochtones, ceux-ci en étaient exclus a priori en raison du statut de leurs propriétés. De plus, les réductions ne furent pas intégrées au régime municipal et échappèrent subséquemment à l’impôt foncier créé en 1850. Comme le suffrage censitaire reposait d’abord sur la propriété et la taxation, les propriétaires autochtones ne pouvaient revendiquer le droit de vote – du moins, en théorie.

En pratique, durant la première moitié du XIXe siècle, plusieurs Autochtones votèrent bel et bien aux élections législatives, notamment au Bas-Canada. Ainsi, en 1824, un officier-rapporteur reconnut le vote de plus de 200 Mohawks du Sault-Saint-Louis (Kahnawake). À Québec, les registres révèlent la participation électorale de plusieurs Hurons-Wendats entre 1817 et 1834. En 1830, le patriote John Nelson écrivit même directement au chef Nicolas Vincent (Wendake) pour annoncer sa candidature dans Charlesbourg. Selon Renaud Séguin, ces dérogations n’étaient pas rares et bénéficiaient souvent de la complaisance des autorités : « Les exemples semblent assez nombreux pour soutenir l’hypothèse que dans la première moitié du XIXe siècle, une proportion notable d’électeurs profita de la liberté offerte par la législation pour pouvoir voter malgré le fait qu’ils ne répondaient pas aux critères d’éligibilité reliés à la propriété[9]. » Toutefois, ces irrégularités disparurent au milieu du siècle, notamment en raison d’un resserrement significatif des règles électorales. C’est aussi dans ce contexte que fut aboli le vote des femmes en 1849[10].

Dans le même esprit, la Loi sur la civilisation de 1857 et la Loi sur les Indiens de 1876 interdirent formellement le droit de vote des Autochtones inscrits sur une réserve « indienne ». Seule « l’émancipation » pouvait leur permettre d’accéder au droit de suffrage. Pour y être admissible, le candidat devait être un homme éduqué faisant preuve d’une « bonne moralité ». De plus, il lui fallait renoncer au statut « d’Indien » et payer l’impôt foncier. Si l’émancipation était fortement encouragée dans leur discours public, les Affaires indiennes ne l’accordaient en réalité que très exceptionnellement. Ainsi, les Affaires indiennes travaillaient activement à l’acculturation des communautés autochtones, mais paradoxalement, elles ne les considéraient jamais comme suffisamment « civilisées » pour pouvoir jouir de droits politiques. Dans ce contexte, leur accorder le droit de vote était résolument exclu[11]. Il faut dire que les Autochtones eux-mêmes ne réclamaient guère l’émancipation : la plupart d’entre eux souhaitaient conserver les protections que leur offrait la Loi sur les Indiens[12].

Au cours des deux dernières décennies du XIXe siècle, plusieurs provinces légiférèrent explicitement contre le droit de vote autochtone pour des considérations raciales. Le même phénomène se produisit ailleurs dans l’Empire britannique. En la matière, l’Australie constitue un exemple très éloquent. À l’origine, elle excluait les Aborigènes de la franchise électorale en raison du seul statut de leurs propriétés, mais comme au Canada, cette interdiction n’était pas rigoureusement appliquée. Par la suite, durant la seconde moitié du XIXe siècle, plusieurs districts australiens prohibèrent nommément l’accès au droit de vote par les populations autochtones. Cette démarche s’inscrivait dans une redéfinition plus large des normes électorales sur des bases genrées et raciales : « The possibility of Indigenous people having any political rights became increasingly contentious as settlers moved from an understanding of the franchise based on property to one based on individual (male) rights[13]. » Cette vision ne faisait pas forcément l’unanimité dans l’Empire. La Nouvelle-Zélande, par exemple, créa des circonscriptions maories permanentes en 1876, et les femmes maories obtinrent ensuite le droit de vote en 1893.

Au Canada, un nombre important d’Autochtones de sexe masculin allaient temporairement pouvoir participer aux élections fédérales de 1885 à 1898. En effet, le gouvernement conservateur de John A. Macdonald réforma considérablement l’accès au droit de vote dans l’objectif d’uniformiser et de moderniser le système électoral. Dans ce contexte, les Autochtones inscrits comme « Indiens » en Ontario, au Québec et dans les Maritimes furent autorisés à voter au fédéral s’ils répondaient aux mêmes conditions de genre, d’âge et de richesse que les électeurs « blancs ». Pour le premier ministre Macdonald, ni l’exemption fiscale ni le statut juridique des propriétés autochtones ne les disqualifiaient de la franchise électorale. Il estimait d’ailleurs que les réserves étaient déjà imposées par le gouvernement fédéral, puisque ses habitants payaient des taxes de vente. En ce sens, il devenait injustifié de les discriminer par rapport aux autres contribuables[14]. De plus, leur dignité d’alliés de la Couronne en faisait, selon lui, d’authentiques sujets britanniques. Dans un discours prononcé le 4 mai 1885, Macdonald affirma : « It was in the capacity of allies that they became British subjects. They are British subjects now; […] and as British subjects they have the same rights as the white men[15]. » Cependant, les Rébellions métisses refroidirent l’élan du gouvernement conservateur, qui préféra exclure les Autochtones de l’Ouest dans son projet de loi.

Chez la population autochtone de l’Est, il n’existait aucun consensus sur la pertinence de participer aux élections fédérales. Jack Little a montré comment certains habitants de la réserve des Six Nations craignaient qu’il ne s’agisse d’un premier pas vers l’émancipation obligatoire généralisée. De surcroît, plusieurs chefs de bande contestaient la rhétorique du premier ministre Macdonald qui assimilait « alliance à la Couronne » et « sujétion ». Ces réticences expliquent sûrement en partie le faible taux de participation des réserves autochtones aux élections fédérales de 1887, 1891 et 1896. En 1898, les libéraux de Wilfrid Laurier abolirent la réforme de Macdonald, estimant que les Autochtones n’étaient pas assez mûrs pour comprendre les enjeux politiques. Ils redoutaient également que leur loyauté ne soit acquise au Parti conservateur[16].

1.2 Évolutions sociales et idéologiques au milieu du XXe siècle

Les conflits mondiaux de 1914-1918 et de 1939-1945 incitèrent les gouvernements canadiens à réviser en profondeur leurs normes électorales. Par exemple, de 1916 à 1940, le droit de vote fut accordé aux femmes dans l’ensemble du Canada. Aussi, en signe de reconnaissance, Ottawa étendit le droit de suffrage aux vétérans autochtones. L’infirmière Edith Monture, qui servit au front durant la Première Guerre mondiale, devint la première femme de statut « Indien » à participer aux élections fédérales, et ce, en vertu de la Loi du service militaire[17]. Les épouses des vétérans autochtones obtinrent ensuite le droit de vote en 1948[18]. De plus, l’abandon graduel du suffrage censitaire permit aux communautés autochtones non-inscrites sur une réserve d’intégrer le corps électoral. En 1950, le gouvernement fédéral étendit d’ailleurs le droit de vote aux Inuits et à tous les Autochtones qui renonceraient à l’exonération d’impôt.

Cependant, autant d’un point de vue économique et politique, les Affaires indiennes considéraient toujours les « Indiens » comme des pupilles de l’État ayant besoin d’être guidées par le ministère. Dans ce contexte, il n’était pas encore question de leur concéder universellement le droit de vote. De plus, la Crise économique des années 1930 avait renforcé la dépendance des communautés autochtones à l’égard du gouvernement fédéral. En effet, l’effondrement du commerce des fourrures, les difficultés de l’industrie forestière et les lois provinciales prohibitives sur la chasse et la pêche les affectèrent très durement. Les Affaires indiennes entreprirent donc – souvent en vain – de redresser leur économie en s’appropriant l’initiative de leur développement[19].

Cela dit, en vertu de la Loi sur la citoyenneté de 1947, toute personne née au Canada était reconnue citoyenne, y compris les Autochtones[20] : il apparaissait donc de moins en moins légitime de les exclure de la franchise électorale. Le gouvernement fédéral et les Affaires indiennes invoquèrent toutefois l’exemption fiscale dont bénéficiaient les réserves pour maintenir le statu quo. N’étant pas assujetties au même régime de taxation que le reste de la population canadienne, les bandes inscrites ne devaient pas avoir accès aux mêmes privilèges :

The right to vote was originally denied the Indian people as not being “civilized”. […] In the twentieth century the emphasis upon their state of assimilation shifted to a denial of the franchise on account of a partial exemption from taxation: a curious reversal of the slogan “no taxation without representation” to “no representation without taxation[21].

Les travaux de Brian Gettler rappellent d’ailleurs comment l’argent fut employé aux XIXe et XXe siècles comme un outil d’exclusion colonial : « Indeed, if official discourse emphasized the state’s efforts to remake Indigenous peoples as liberal subjects, money often served to confirm their location beyond the bounds of liberalism[22]. » Ce type de raisonnement conserva une emprise significative sur le gouvernement canadien tout au long des années 1940-1950, mais recula au fur et à mesure que s’imposait, au sein des sociétés occidentales, une nouvelle conception des droits humains. En Europe, le Canada avait combattu les forces de l’Axe au nom de l’humanisme et de la démocratie. Par effet miroir, les discriminations qui avaient lieu à l’intérieur même du pays paraissaient de plus en plus intolérables[23]. Cette mutation eut un impact décisif sur la politique des gouvernements canadiens, comme l’expliquent Wendy Moss et Elaine Gardner-O’Toole :

Ce n’est […] [qu’]après la Seconde Guerre mondiale […] que les gouvernements fédéral et provinciaux ont modifié leurs lois pour les rendre conformes à la philosophie des droits de la personne. […] L’émancipation [des Indiens] a été pendant longtemps considérée […] comme le remplacement d’une culture perçue comme « inférieure » et « sauvage » par une culture européenne « supérieure ». Pour les défenseurs des droits de la personne, [c]es politiques […] comportaient un certain nombre d’aspects inadmissibles[24].

Dorénavant, le Canada se définissait comme une terre de « tolérance », où l’acte de « civiliser » ne correspondait plus tant à propager les moeurs occidentales qu’à protéger les droits individuels. Conséquemment, le gouvernement libéralisa de plus en plus le statut « d’Indien » tout en se penchant sur les problèmes sociaux rencontrés dans les réserves. Différentes commissions, enquêtes et consultations furent dès lors mises en place pour redéfinir la politique autochtone fédérale[25].

Le Comité mixte de la Chambre des communes et du Sénat de 1946-1948 s’inscrivait dans ce contexte. Parmi les nombreuses questions abordées figura celle du droit de vote. Les représentants autochtones qui comparurent s’avérèrent très divisés : « On […] matters such as […] obtaining the electoral franchise, […] officials were confounded by a bewildering range of Indian opinion[26]. » D’abord, Andrew Paull de la North American Indian Brotherhood proposa la création de comtés séparés pour les réserves autochtones, sur le modèle des circonscriptions maories de Nouvelle-Zélande. C’était également la position tenue par la Union of Saskatchewan Indians. Au contraire, Peter Kelly de la Native Brotherhood of British Columbia réclama l’intégration complète des réserves aux circonscriptions fédérales existantes. Enfin, les délégués de la Confédération iroquoise, de la Indian Defense League of America et de la Queen Victoria Treaty Protective Association se méfiaient du droit de vote, considérant les nations autochtones comme des entités alliées, mais indépendantes de la Couronne. La participation électorale étant une marque d’intégration à la nationalité canadienne, ils préférèrent la rejeter[27]. D’après Gélinas, ces idées étaient très populaires auprès des porte-paroles originaires du Québec :

Les communautés autochtones du Québec avaient beau désigner le roi d’Angleterre comme « their great chief » […], elles ne se percevaient pas moins comme des entités sociopolitiques distinctes, historiquement et culturellement, du reste des Canadiens. […] Interrogées à savoir [si elles] étaient intéressées à obtenir le droit de vote, toutes les communautés autochtones du Québec qui présentèrent un mémoire devant le comité [mixte de 1946-1948] ont répondu de manière négative[28].

Selon Cassandre Roy Drainville, « [l]’absence du droit de vote n’était donc pas seulement perçue comme une privation ou un élément marginalisant, mais était aussi considérée comme une forme de privilège par les leaders[29] », justement parce qu’il symbolisait leur autonomie.

Le rapport final du Comité mixte suggéra que le suffrage universel soit étendu à tous les Autochtones, mais aussi qu’un autre comité se penche sur la question. Au début des années 1950, l’opposition conservatrice tenta de convaincre le gouvernement libéral de Louis Saint-Laurent de passer directement à l’action. Toutefois, les libéraux refusèrent de donner suite à ces recommandations par crainte que le vote autochtone ne favorise leurs adversaires politiques. Ce refus du fédéral n’empêcha pas la Colombie-Britannique (1949), le Manitoba (1952) et l’Ontario (1954) d’étendre la franchise électorale provinciale à tous leurs citoyens autochtones[30].

Selon l’écrivaine et juriste Ruth Gorman, à peu près aucun mouvement autochtone organisé ne réclama fermement le droit de suffrage fédéral au cours des années 1950. Il ne s’agissait pas d’une priorité aux yeux des communautés, et plusieurs militants redoutaient d’être « émancipés » de force s’ils le revendiquaient. Collaborant avec John Laurie de la Indian Association of Alberta, Gorman croyait personnellement en la nécessité d’une réforme : « [W]ithout getting the vote the Indians’ future would be hopeless […]. The Department would only change if forced to – the only way that could be done was in the legislature. The Indian had to acquire a voice there[31]. » Toutefois, comme Laurie, elle peinait à persuader les Autochtones albertains du bien-fondé de ce projet. Gorman était d’ailleurs bien consciente des limites de la franchise électorale, vu la faiblesse démographique des Autochtones par rapport au reste de la population canadienne ainsi que leur dispersion à travers l’ensemble du pays[32].

2. L’action législative

2.1 Les premiers pas

Le brassage idéologique et social de l’après-guerre se traduisit peu à peu par des actions politiques concrètes. Il faut dire que la création du ministère des Affaires du Nord en 1953 raffermit l’attention portée au dossier autochtone[33]. Toutefois, la question du droit de suffrage ne semblait pas faire partie des préoccupations majeures des politiciens canadiens, ni de celles des porte-paroles autochtones. La plupart des chefs de bande militaient d’abord et avant tout pour une plus grande autonomie politique et pour la préservation des droits inscrits dans la Loi sur les Indiens. La franchise électorale ne les intéressait pas si elle devait mettre ces deux éléments en péril. Certains chefs réclamèrent toutefois le droit de vote pour les Autochtones travaillant à l’extérieur de leur réserve[34].

En 1957, le Parti progressiste-conservateur de John Diefenbaker prit le pouvoir à Ottawa. Ses biographes le présentent généralement comme un conservateur fidèle à la vieille tradition tory, conjuguant loyalisme et anti-américanisme. Fervent admirateur de John A. Macdonald et de l’Empire britannique, il valorisait une vision unitaire et anglocentrée du Canada. Il combattra d’ailleurs le remplacement du Red Ensign par l’Unifolié dans les années 1960, ainsi que les revendications nationalistes du Québec[35]. Cependant, Diefenbaker embrassait pleinement le renouveau idéologique humaniste et universaliste de l’après-guerre. Dans cet esprit, il milita pour une meilleure prise en considération des minorités ethniques. Durant sa carrière, il eut l’occasion de défendre les droits des témoins de Jéhovah, de combattre le Ku Klux Klan et de plaider en faveur des immigrants d’Europe de l’Est. Lors de la Seconde Guerre mondiale, il fut l’un des seuls politiciens à critiquer la détention arbitraire des ressortissants japonais. De 1958 à 1960, le premier ministre Diefenbaker effectua de grandes tournées internationales pour soigner la réputation humaniste du Canada, poursuivant ainsi l’oeuvre amorcée par son adversaire Lester B. Pearson comme ministre des Affaires étrangères. Lui-même député d’une circonscription nordique, Diefenbaker misait beaucoup sur le développement du Nord canadien, ce qui l’avait amené à s’intéresser aux communautés autochtones septentrionales[36]. Généralement, les travaux réalisés sur Diefenbaker et son gouvernement ne font qu’effleurer la question du droit de vote, voire n’en parlent pas du tout[37]. Dans ses mémoires, le premier ministre conservateur affirme pourtant avoir soutenu le droit de suffrage autochtone dès son entrée en politique :

Indian lore and Indian history, just as the story of the opening of the West, have always fascinated me. Over the years, I think that the Indians have understood my feelings for them, and they have shown their reaction by making me chief of five or six tribes in Saskatchewan and Alberta. I felt it most unjust that they did not have the vote. I promised that if I ever had the power to do so, they would be given that right[38].

Dans le discours du trône de 1958, le gouvernement fédéral promit d’apporter « des modifications à la Loi sur la citoyenneté et à la Loi sur les Indiens en vue de supprimer certaines dispositions injustes[39] ». La même année, Diefenbaker éleva James Gladstone, alors président de la Indian Association of Alberta (IAA), au rang de sénateur. Ce dernier devint le premier Autochtone à remplir une fonction parlementaire fédérale. Les relations entre le premier ministre et la IAA semblent avoir été très cordiales, comme en témoigne Laurie Meijer Drees : « A central goal of Diefenbaker […] was to help encouraging Indian self-management. Indians move into the mainstream of Canadian life so that they could enjoy the same rights, privileges, and services as were available to all other citizens in Canada[40]. » Considérant le rôle croissant de l’État-providence à l’époque, le paradigme du citoyen-propriétaire laissait résolument place à celle du citoyen-bénéficiaire. Dans ce contexte, la légitimité et la souveraineté de l’État reposaient de plus en plus sur sa capacité à offrir des services universels à un ensemble de citoyens égaux.

En 1959, le premier ministre Diefenbaker institua un nouveau Comité mixte sur les Affaires indiennes, que co-présidèrent le sénateur James Gladstone et la ministre de la Citoyenneté, de l’Immigration et des Affaires indiennes, Ellen Fairclough. Première femme à accéder à une fonction ministérielle dans le gouvernement fédéral, Fairclough s’était démarquée par son travail en faveur de l’égalité des sexes dans le milieu du travail. Elle n’avait toutefois pas vraiment d’expérience en matière de politique autochtone[41]. Les archives du Comité mixte montrent une diversité d’opinions comparables à celle rencontrée dans le Comité précédant, un constat que pose également Leslie[42]. Cependant, la question du droit de vote y est généralement très secondaire : après tout, le Comité planchait sur une révision plus large de la Loi sur les Indiens et soulevait donc d’innombrables enjeux. De plus, une bonne partie des discussions eurent lieu en mai 1960, alors que la nouvelle loi électorale avait déjà été adoptée. Les conclusions du Comité n’ont donc guère influencé le gouvernement fédéral, qui passa à l’action avant même d’avoir entendu la plupart des intervenants.

Cela dit, le sujet du droit de vote fut néanmoins soulevé à plus d’une reprise devant le Comité. Le premier intervenant directement invité à se prononcer sur la question fut le révérend Peter Kelly de la Native Brotherhood of British Columbia, qui réitéra son appui au droit de suffrage universel :

Les Indiens de la Colombie-Britannique sont profondément convaincus qu’ils devraient avoir le droit de voter au fédéral de la même façon que ce droit leur a été accordé au provincial. Auparavant, plusieurs d’entre eux craignaient que l’exercice de ce privilège ne mît en danger le statut des Indiens. L’expérience a prouvé que ce droit a amélioré leur position dans la province et ils se souviennent avec reconnaissance du jour où cela leur a été rendu possible[43].

Interrogé sur la pertinence du modèle néo-zélandais, Kelly affirma préférer l’intégration des réserves aux circonscriptions fédérales existantes. Le conseiller juridique de la Fédération des Indiens de la Saskatchewan, Bill Wuttunee, demanda au contraire la création de comtés autochtones séparés, d’avoir « des députés indiens élus d’après le régime de la représentation proportionnelle[44] ». Cependant, « [u]ne telle représentation ne serait qu’une mesure provisoire durant l’éducation politique des Indiens[45] ». Le Comité des droits héréditaires des aborigènes de l’intérieur de la Colombie-Britannique demanda aussi « une représentation directe au Parlement[46] ».

Comme par le passé, les représentants mohawks affichèrent une plus grande réticence à l’égard du droit de vote. Le chef de bande Alex Oakes de Saint-Régis (Akwesasne) exigea la tenue de référendums : « Il faudrait accorder à chaque réserve le privilège de se prononcer elle-même sur le droit de vote aux élections fédérales et provinciales. Des membres de mes conseils et certains de nos gens […] voudraient savoir s’ils pourraient décider par référendum s’ils veulent voter ou non[47]. » La ministre Ellen Fairclough balaya cette proposition du revers de la main :

On est libre. On peut voter ou ne pas voter, comme on veut. Si quelqu’un ne veut pas voter, personne ne le force à le faire. On est parfaitement libre. Mais c’est un attribut de leur pleine citoyenneté et nous sommes convaincus que la plupart des Indiens veulent l’avoir. […] Les lois, au palier fédéral, doivent nécessairement être uniformes dans tout le pays[48].

D’autres groupes manifestèrent une certaine méfiance, comme en témoignent certains mémoires déposés au Comité[49]. « Many native leaders were naturally suspicious of the government’s intentions in granting the right to vote in federal elections, despite the repeated assurances of the new Prime Minister that they would not lose their traditional rights in the process[50] », rappelle Hogan. Cela dit, en général, « a significant number of Indian leaders, excluding Ontario and Quebec “Longhouse” groups, favoured acquisition of the franchise so long as Indian status, treaty rights, and income tax exemption were not forfeited[51] ». Ainsi, plusieurs groupes approuvaient la réforme, tout en émettant certaines craintes. Par exemple, le Comité consultatif des Indiens de l’Ontario redoutait l’imposition du vote obligatoire.[52] De son côté, l’Association des Indiens et des Esquimaux souligna que « l’accès des Indiens au droit de vote fédéral ne produira pas beaucoup d’effets sensibles tant que les Indiens n’exerceront aucune influence réelle au palier local et même au palier régional[53] ».

Avant même la fin des travaux du Comité mixte, Diefenbaker chargea la ministre Fairclough de déposer un projet de loi sur le droit de vote. Le 12 décembre 1959, le Cabinet approuva les principes de base d’une modification simultanée de la Loi sur les Indiens et de la Loi électorale canadienne. Ainsi furent créés les projets de loi C-2 et C-3[54].

2.2 Débats parlementaires

Nous avons consulté les échanges parlementaires tenus sur la question du droit de vote en janvier et en mars 1960[55]. Dès le 18 janvier, le premier ministre Diefenbaker exposa au Parlement son intention d’étendre la franchise électorale à l’ensemble de la population autochtone dans l’espoir de polir la réputation internationale du Canada :

L’autre mesure législative, soit celle qui prévoit le droit de vote pour les Indiens, est une de celles qui tirera à conséquence dans le monde entier parce que, partout où j’ai été l’année dernière, à l’occasion de ma tournée dans les pays du Commonwealth, on a attiré mon attention sur ce qu’au Canada, la population autochtone du pays, à l’exception d’une catégorie qualifiée, se voyait refuser le droit de suffrage. Je dirai donc que cette mesure […] supprimera dans le monde entier toute l’idée que l’on pourrait avoir que la couleur ou la race placerait, dans notre pays, certains citoyens dans une catégorie inférieure à celle des autres habitants[56].

Diefenbaker assura ensuite qu’aucun droit ne serait alors retiré aux Autochtones. La deuxième lecture des projets de loi se tint les 9 et 10 mars. À cette occasion, 27 élus prononcèrent un discours. Parmi eux, on dénombre 18 conservateurs, dont 6 députés des Prairies, 5 de l’Ontario, 3 de la Colombie-Britannique, 3 du Québec et un du Yukon. Au nombre de 6, les libéraux qui intervinrent comprenaient 3 Québécois, 2 Ontariens et un Terre-Neuvien. Enfin, du côté du CCF (Co-operative Commonwealth Federation), deux députés britanno-colombiens et un Ontarien prirent la parole. La Chambre comprenait alors 208 députés conservateurs, 48 libéraux, 8 sociaux-démocrates et un indépendant.

Peu importe leur allégeance de parti, les députés adhéraient tous aux principes de base du libéralisme canadien d’après-guerre. Chacun rivalisa en déclarations d’amour envers l’humanisme, le progrès social et les droits de l’homme. Plusieurs députés sentirent le besoin de condamner le colonialisme historique du Canada. Par exemple, le Britanno-Colombien Frank Howard (Skeena), membre du CCF, parla des Autochtones comme « du groupe minoritaire le plus important » du pays. « Nous ne pouvons certes pas nous enorgueillir outre mesure des égards que nous avons eus pour les Indiens dans le passé[57] », ajouta-t-il. D’autres vantèrent l’héritage culturel autochtone, parfois de manière très stéréotypée. Le libéral Hubert Badanai (Fort William, Ontario) prit le temps de louanger les totems, les panaches, les canots, les tipis, les masques de sorcier, le sucre d’érable et la gomme à mâcher comme autant de témoignages éloquents du savoir-faire des premiers peuples. Le président de la Chambre le ramena à l’ordre alors qu’il se perdait dans les détails d’une antique légende autochtone[58].

Chez l’opposition, l’écrasante majorité des députés réclamèrent l’extension du droit de vote, afin que l’ensemble des Autochtones dispose de tous les droits inhérents à la citoyenneté canadienne. Par la voix de Frank Howard, le CCF affirma clairement son appui[59]. À sa suite, le volubile député libéral Jack Pickersgill (Bonavista-Twillingate, Terre-Neuve) considérait le projet de loi comme une bienfaisante incorporation des Autochtones au reste du corps civique canadien, tout en sauvegardant le statut « d’Indien ». Il rejetait toutefois l’idée selon laquelle les peuples autochtones formeraient des nations distinctes. De plus, Pickersgill reconnaissait l’existence de certaines réticences chez des communautés autochtones, mais celles-ci ne lui semblaient guère fondées puisque l’exercice du droit de vote ne serait pas obligatoire :

[I]l y a des Indiens qui nient être citoyens canadiens et qui ne voudraient pour aucune raison exercer leur droit de vote, mais je pense que la majorité des Indiens, y compris ceux à qui j’ai parlé, ne désirent vraiment pas refuser le droit de vote aux autres Indiens, aussi longtemps qu’ils sont bien assurés que ce n’est pas un premier empiétement de la part du parlement sur leurs droits traditionnels, acquis ou autres[60].

« Si d’une certaine manière les gens estiment que les Indiens ont un statut différent des autres Canadiens c’est parce qu’ils n’ont pas le droit de vote[61] », croyait-il. Ainsi, selon lui, cette réforme favoriserait la bonne-entente et la tolérance. Pickersgill avait pourtant fait partie du gouvernement libéral de Louis-Saint-Laurent, et ce, à titre de ministre responsable des Affaires indiennes. Il n’avait alors rien fait pour leur accorder le droit de vote. Cette incohérence fut soulignée à grands traits dans la presse[62]. James Speakman, député conservateur de Wetaskiwin (Alberta), releva également la contradiction : « Le changement d’attitude qui s’est produit chez l’honorable représentant de Bonavista-Twilingate (M. Pickersgill), ancien chef de ce ministère, m’a plutôt étonné[63]. » Pickersgill répliqua : « Je sais que j’adopte ici une position différente de celle qui avait été adoptée par M. [Walter] Harris [ministre des Affaires indiennes de 1950 à 1954] », mais malgré tout « les arguments qu’il a avancés à cette époque n’ont certainement rien perdu de leur valeur[64] ». D’après lui, le gouvernement libéral avait eu raison de refuser la franchise électorale aux réserves puisqu’elles échappaient à l’impôt. Dans cet esprit, Pickersgill aurait préféré que le droit de vote soit conditionnel à une suspension de l’exonération fiscale. Cependant, considérant l’impopularité et l’inefficacité de cette position, mieux valait la suspendre.

Dans la même optique que son collègue Pickersgill, Hubert Banadai estimait que « l’avenir des Indiens du Canada réside dans l’extension […] non seulement du droit de suffrage, mais du droit à bénéficier de tous nos services d’éducation[65] ». Plusieurs députés du Parti libéral et du CCF appuyèrent énergiquement l’intégration civique des Indiens et la nécessité de les éduquer convenablement pour éviter qu’ils ne soient manipulés par les partis politiques, et notamment par le Parti progressiste-conservateur. Par exemple, le député du CCF dans Port-Arthur (Ontario), Doug Mason Fisher, laissa entendre que les conservateurs instrumentalisaient le vote autochtone. Le succès du Parti progressiste-conservateur dans le comté de Lansdowne House aux élections provinciales ontariennes en constituerait une preuve :

[N]ous avions là une population dont la majorité ne savait ni lire ni écrire, [et] sur 200 suffrages déposés, aucun n’a dû être rejeté. […] Le fait semble indiquer que les Indiens à cet endroit avaient bénéficié d’une orientation magnifique, dont je crois que certains membres du gouvernement sauront apprécier la nature. […] [L]e comité […] devrait étudier la question de savoir si les Indiens, dans cette partie du pays, vont obtenir et devraient obtenir le genre approprié de formation, de conseil et de direction, mettons, en matière politique[66].

Une faction très réduite du Parti libéral prit exactement la position inverse. Pour elle, les Autochtones ne voulaient tout simplement pas exercer le droit de vote, puisqu’ils se méfiaient des « Blancs ». Cette méfiance résulterait d’une longue histoire d’oppression. Il était donc préférable de ne pas leur enfoncer le changement proposé dans la gorge. Par exemple, Alexis Caron (Hull, Québec) insista lourdement sur les torts historiques des Occidentaux : « [L]es Indiens manquent totalement de confiance dans l’homme blanc, ce dont je ne les blâme pas, car ils ont parfaitement raison[67]. » Caron dénonçait clairement et intégralement le traitement injuste infligé aux populations autochtones par les Eurocanadiens. Les « Blancs » n’auraient apporté que malheurs et souffrances aux premiers peuples (maladies, guerres, pauvreté, etc.), en plus de les corrompre moralement. Pour rompre avec cette attitude colonialiste, le député québécois croyait nécessaire de consulter les réserves par voie référendaire, et de faire preuve d’une plus grande circonspection dans les débats les concernant : « Nous parlons souvent des droits de l’homme, mais […] le premier droit d’un Indien, c’est de se prononcer lui-même, par lui-même et pour lui-même. […] Nous avons le droit de prendre le parti des Indiens. […] On ne les a pas entendus, et tant qu’ils ne l’auront pas été, nous ne pouvons souscrire à aucun de ces bills[68]. »

Le député de Gatineau (Québec), Rodolphe Leduc, prit exactement la même position. Pour appuyer ses propos, il évoqua sa grande familiarité avec la communauté algonquine de Maniwaki : « Je connais personnellement ces Indiens […] et, comme j’ai été leur dentiste pendant 25 ans, je connais parfaitement les besoins de cette tribu. […] J’ai rencontré tout dernièrement un groupe d’Indiens de chez nous et […] [ils] sont opposés au droit de vote[69]. » Il exigea donc « de tenir un référendum ou un plébiscite chez les Indiens et de leur demander ainsi s’ils veulent réellement le privilège de voter[70] ». Caron et Leduc citèrent d’ailleurs un reportage de René Lévesque diffusé par Radio-Canada le 28 février 1960, au cours duquel le journaliste interrogeait une poignée d’Autochtones québécois généralement mal à l’aise vis-à-vis du droit de vote[71]. Rappelons que plusieurs représentants autochtones du Québec avaient bel et bien manifesté leurs réticences devant les comités mixtes.

De leur côté, les progressistes-conservateurs affichèrent une forte unité de pensée. Après tout, la proposition venait de leur parti. Ils souhaitaient octroyer le droit de vote fédéral à l’ensemble des peuples autochtones, mais sans porter atteinte à leur statut particulier ou leurs privilèges historiques. Pour le gouvernement Diefenbaker, la priorité était ostensiblement de préserver la réputation humaniste du Canada. La ministre de la Citoyenneté, Ellen Fairclough, justifia ainsi son projet de loi : « Il est contraire à nos principes démocratiques d’avoir des citoyens […] gênés dans l’exercice de l’un des droits fondamentaux d’une démocratie […] [N]ous supprimons ainsi, aux yeux du monde entier, tout soupçon qu’au Canada la couleur ou la race assujettit un citoyen à une catégorie inférieure[72]. » De plus, Fairclough estimait que les comités fédéraux antérieurs avaient déjà amplement pris le pouls des Autochtones. Elle tint toutefois à rassurer les plus récalcitrants d’entre eux en garantissant le maintien du statut « Indien »[73]. Elle reconnut l’opposition d’un certain nombre d’intervenants autochtones à l’endroit du droit de vote, mais elle les estimait minoritaires et circonscrits au Québec. La ministre souligna aussi la possibilité de l’abstention pour ceux et celles qui ne désireraient pas voter :

Onze organismes différents se sont prononcés pour que ce droit leur soit accordé sans restriction. Sept organismes font des instances pour exprimer leur désapprobation, mais ils représentent une population électorale de pas plus de 4 000, tandis que les onze organisations qui favorisent la mesure représentent au moins 30 000 votants. […] Si les Indiens de la province de Québec ne veulent pas voter, ils ont le droit de s’en abstenir. Mais si les Indiens du reste du Canada veulent participer au scrutin, j’espère qu’ils en auront dorénavant le droit[74].

Les députés conservateurs appuyèrent entièrement leur ministre. Ainsi, James Ormiston (Melville, Saskatchewan) proclama : « [T]ant que nous avons au pays des gens qui ne jouissent pas du droit de vote, nous ne pouvons nous vanter impunément de notre régime démocratique[75]. » Le député de Danforth (Ontario), Robert Hardy Small, alla même jusqu’à comparer le colonialisme historique exercé contre les Autochtones à l’hitlérisme et au stalinisme. Il rappela d’ailleurs que le gouvernement conservateur de John A. Macdonald avait octroyé le droit de vote aux nations autochtones des provinces de l’Est, avant qu’il ne leur soit retiré par les libéraux[76]. Selon Noël Dorion, député de Bellechasse (Québec), le Comité mixte avait exposé le « très haut degré de civilisation » acquis par les Indiens, les déclarant donc aptes à participer aux élections fédérales[77]. Pour leur part, les députés Erik Nielsen (Yukon) et Joseph Slogan (Springfield, Manitoba) manifestèrent bruyamment leur satisfaction, car ils militaient depuis longtemps pour l’obtention de ce droit de vote. Après s’en être pris avec virulence au paternalisme de l’État canadien, Nielsen livra un plaidoyer en faveur d’une meilleure participation des Autochtones aux processus décisionnels, position qu’il disait « partagée par bon nombre d’Indiens du Yukon[78] ». Le droit de vote corrigerait en partie la situation en leur permettant de « critiquer, par la voie du suffrage, les programmes relatifs à l’enseignement, au bien-être social, et toute autre ligne de conduite les intéressant[79] ». Nielsen et Slogan insistèrent longuement sur l’importance d’éduquer les nouveaux électeurs pour qu’ils utilisent leurs droits politiques avec discernement. Dans un autre ordre d’idées, ils prévoyaient que leur intégration au corps électoral attirerait l’attention des décideurs sur leurs enjeux particuliers. Notons que Slogan justifiait lui aussi sa position sur la base des interactions qu’il avait eues avec les Autochtones de sa circonscription :

Je sais qu’il y a à la Chambre ceux qui estiment la mesure prématurée et même peu souhaitable. Je n’ignore pas, non plus, que certains Indiens éprouvent de la méfiance à son égard. Toutefois, j’ai écrit aux chefs des sept réserves indiennes de ma circonscription. Je dirai que je n’ai pas reçu une seule réponse défavorable quant au droit de vote qui leur serait accordé[80].

Frank Fane suivit son exemple (Vegreville, Alberta) : « Il ne fait aucun doute dans mon esprit que les Indiens et spécialement ceux qui vivent dans ma circonscription soient capables d’exercer le droit de vote[81]. » Le député de Roberval (Québec), Jean-Noël Tremblay, se référa aussi aux Autochtones de son comté : « [L]a mesure proposée […] s’inscrit dans le contexte de toutes les mesures démocratiques qui émanent du gouvernement conservateur. […] Je ne pense pas que les Indiens de Pointe Bleue aient quelque objection à ce qu’on leur donne le droit de vote[82] ». Jean-Jacques Martel (Chapleau, Québec) tenta même de discréditer Alexis Caron en comparant le nombre d’Autochtones dans leurs circonscriptions respectives : « J’aimerais ajouter quelques observations à celles du député de Hull qui semble s’être fait le défenseur des Indiens du Québec. Je crois qu’il y a plus d’Indiens dans ma circonscription que la sienne[83]. » Si Martel admettait que les Autochtones inscrits comme « Indiens » ne voulaient pas du droit de vote, il avait bon espoir que leurs réticences finiraient par s’effacer : « Les Indiens qui habitent la réserve ne veulent pas le droit de vote immédiatement [mais] […] [j]e suis sûr qu’avec le temps tous les Indiens approuveront cette mesure législative et voteront librement à toutes les élections[84]. » Il affirma que plusieurs Autochtones sans statut « Indien » disposaient déjà du droit de vote et leur exemple pourrait rassurer les nouveaux électeurs. Au final, l’opposition des Autochtones de la réserve était sans importance, puisque tôt ou tard ils finiraient par apprécier ce nouveau privilège.

Walter Dinsale (Brandon, Manitoba) évoqua également les Autochtones de son comté pour donner du poids à son intervention : « Je suis sûr que les Indiens qui vivent dans ma circonscription accueilleront avec grand plaisir la mesure dont la Chambre est saisie à l’heure actuelle. […] [I]l était toujours très difficile de leur expliquer […] qu’ils n’avaient pas le droit de se prononcer à l’égard de questions fédérales[85]. » Toutefois, il nuança la portée réelle du droit de vote, qui « ne doit pas être considéré […] comme une panacée[86] ».

En somme, la vaste majorité des députés conservateurs valorisaient une meilleure intégration civique des Autochtones, et la réforme électorale proposée par la ministre Fairclough était vue comme un pas dans la bonne direction. Insistant particulièrement sur la conservation du statut juridique « Indien », ces élus partageaient le souci d’éduquer les nouveaux électeurs pour qu’ils comprennent bien les enjeux politiques. Ils vantaient le geste historique qu’était l’adoption du droit de vote universel autochtone, y voyant une manifestation de l’humanisme canadien et un moyen de répondre aux injustices passées. Slogan clama même pompeusement que « l’octroi du droit de vote aux Indiens s’inscrira dans les annales de leur histoire comme une étape importante de leur ascension vers le plein état de citoyen[87] ». La vaste majorité des libéraux et les sociaux-démocrates abondèrent dans le même sens. Seuls deux libéraux québécois refusaient de soutenir une réforme n’ayant pas préalablement reçu l’assentiment clair et net des principaux intéressés. On notera que la majorité des élus s’approprièrent l’opinion autochtone, s’en faisant volontiers l’interprète. La plupart d’entre eux se basaient d’abord sur des impressions personnelles ou des discussions informelles, plutôt que sur une consultation directe et rigoureuse.

Hormis Leduc et Caron, l’ensemble des députés approuvèrent les projets de loi C-2 et C-3 sur le vote « indien ». Ceux-ci furent ensuite brièvement débattus au Sénat le 17 mars 1960. Seuls trois sénateurs prirent la parole. D’abord, James Gladstone (Lethbridge, Alberta), ex-président de la Indian Association of Alberta, y répéta la position du Parti progressiste-conservateur :

Je n’appuierais jamais une loi qui risquerait de desservir mon peuple ou de lui nuire. Mais je pense au contraire que le gouvernement tente ainsi d’élever notre peuple à un niveau qui se rapproche davantage de l’égalité avec les autres Canadiens, sans toutefois nous enlever aucun des droits que nous assurent les traités[88].

Il reconnaissait l’existence de certaines réticences, mais comptait sur l’éducation pour les dissiper : « On n’a pas expliqué à mes compatriotes comment le suffrage peut leur être utile. […] J’espère que le gouvernement inaugurera maintenant un programme d’enseignement visant à expliquer le vote ainsi que les responsabilités et les avantages qui en découlent[89]. » Le chef de l’opposition au Sénat, le libéral William Ross Macdonald (Brantford, Ontario), considérait aussi le vote autochtone comme « le début d’une grande ère de progrès », les premiers habitants du Canada accédant à « tous les droits, tous les privilèges et tous les avantages de la citoyenneté canadienne[90] ». Il se trouvait toutefois en nette contradiction avec la position adoptée par le gouvernement libéral précédent, dont il faisait partie à titre de président du Sénat. Il tenta de justifier l’inaction du Parti libéral dans les années 1950 en affirmant que « nombre d’Indiens n’en voulaient pas[91] » à l’époque. De plus, selon Macdonald, la faible participation électorale des Autochtones à l’échelle provinciale aurait découragé le gouvernement Saint-Laurent.

Le sénateur libéral Thomas Reid (New-Westminster, Colombie-Britannique) se distingua par une proposition originale que ridiculisèrent ses collègues, celle d’abandonner l’identité « indienne » :

Les honorables sénateurs qui ont, comme moi, des relations avec les Indiens, constatent que certains d’entre eux sont si différents de leurs ancêtres qu’ils n’ont probablement pas plus de 10 p. 100 de sang indien dans leurs veines. […] En parcourant un village indien dans l’île de Vancouver, j’ai été étonné de voir leurs belles habitations modernes. […] [I]l faudrait que tous les Canadiens s’appellent canadiens[92].

À l’unanimité, le Sénat donna son aval à un amendement de la Loi sur les Indiens et de la Loi électorale canadienne pour autoriser le droit de vote universel autochtone aux élections fédérales. Ces modifications reçurent la sanction royale le 31 mars 1960 sous le nom des lois C-7 et C-8, qui entrèrent en vigueur le 1er juillet.

3. Bilan et suites

Selon Leslie, les Autochtones eurent une réaction assez mitigée à l’endroit de cette réforme[93]. Ruth Gorman partage ce constat : selon elle, d’importantes démarches pédagogiques de la part des associations autochtones furent nécessaires pour rassurer les plus récalcitrants, avec des résultats parfois très modestes[94]. D’après Hogan, la population canadienne ne réagit pas avec beaucoup plus d’enthousiasme :

Public opinion in the days before and after the bill’s passage reflected a reluctance to accept that its architects had achieved anything monumental. […] [This bill] was not universally regarded as a panacea for native communities afflicted with egregious socio-economic problems, but was lauded as a tentative first step toward equal rights for aboriginal people in a country that was only beginning to formulate a Bill of Rights for all its citizens[95].

Quelques mois plus tard, James Glastone publia une tribune dans le Globe and Mail pour justifier son opposition au modèle néo-zélandais et défendre l’intégration des réserves aux circonscriptions fédérales : « This is as it should be, for it my people are to become an integral part of the Canadian community their vote should not be regarded as different from the vote of other Canadians[96]. » Reconnaissant la méfiance d’une partie de la population autochtone, il estimait toutefois qu’elle finirait par apprécier ce nouveau droit :

At the beginning, a considerable number of Indians will probably refuse to vote in federal elections. There is still a high degree of suspicion against the government among many of the older and less educated people. […] However, as they see the younger and more progressive people cast ballots and suffer no ill effects from doing so, they will slowly join the throng[97].

Le taux de participation électorale dans les réserves s’avéra effectivement très faible aux élections fédérales qui suivirent, en 1962. Il faut dire que dans plusieurs régions les autorités fédérales négligèrent de les inscrire sur les listes électorales. Cela témoigne peut-être aussi de la méfiance ou de l’indifférence de plusieurs communautés autochtones. Leur taux de participation n’a significativement augmenté qu’au début du XXIe siècle. Il atteignit 48 % en 2000, puis 52 % en 2004[98]. Au scrutin de 2015, il était devenu presque égal avec celui de l’ensemble de l’électorat canadien, avec à peine 4,5 % d’écart (61,5 % contre 66 %). Depuis 2015, on compte d’ailleurs en moyenne une dizaine de députés fédéraux autochtones, un taux inégalé dans l’histoire du pays, mais qui reste proportionnellement inférieur au poids démographique des premières nations[99]. En 2021, environ huit dizaines de candidats autochtones se sont présentés aux élections fédérales, ce qui constituait un record[100].

Le 10 août 1960, soit quelques mois à peine après l’octroi du droit de vote autochtone, le gouvernement Diefenbaker mit en place une première Déclaration canadienne des droits de la personne, laquelle annonçait la fin des discriminations raciales dans la législation :

Le Parlement du Canada proclame que la nation canadienne repose sur des principes qui reconnaissent la suprématie de Dieu, la dignité et la valeur de la personne humaine ainsi que le rôle de la famille dans une société d’hommes libres et d’institutions libres ; Il est par les présentes reconnu et déclaré que les droits de l’homme et les libertés fondamentales ci-après énoncés ont existé et continueront à exister pour tout individu au Canada quels que soient sa race, son origine nationale, sa couleur, sa religion ou son sexe[101].

La Déclaration garantissait le droit à la vie, à la sécurité, à la propriété, à l’égalité devant la loi, ainsi que la liberté d’expression, de culte et d’association. Si le droit de vote n’en faisait pas nommément partie, le principe d’égalité impliquait l’uniformité des règles électorales pour l’ensemble des citoyens canadiens. Dans ses mémoires, Diefenbaker assure que l’octroi du droit de suffrage et la Déclaration procédaient du même esprit d’équité : « I was justifiably proud that during the session then in progress we had passed legislation to provide the first citizens of Canada, the Indian […] people, the full right of franchise, thus removing any suggestion that they or any other Canadians were in a position of second-class citizenship[102]. » Suivant cette même logique, la ministre Fairclough réforma le système d’immigration à partir de 1962 afin d’en éliminer plusieurs critères jugés discriminatoires. De plus, le droit de vote autochtone fut étendu dans les provinces qui ne l’avaient pas encore adopté, à savoir la Saskatchewan (1960), l’Île-du-Prince-Édouard (1963), le Nouveau-Brunswick (1963), l’Alberta (1965) et le Québec (1969)[103].

***

Depuis le XIXe siècle s’est posée à plusieurs reprises la question du droit de vote autochtone. Malgré le souhait manifesté par une bonne partie de la classe politique canadienne d’intégrer les réserves au reste du corps civique, plusieurs considérations juridiques, politiques, culturelles et raciales furent invoquées pour les exclure de la franchise électorale. La question du droit de vote se posa à nouveau durant la période d’après-guerre. Après plusieurs années d’hésitation, le gouvernement canadien procéda à un compromis entre égalité citoyenne et spécificité juridique, le droit de vote universel autochtone ayant été accordé sans altérer le statut « Indien ». Les porte-paroles des associations autochtones n’étaient aucunement unanimes sur la pertinence de cette réforme, ni sur le modèle électoral à adopter. De plus, leur discours ne reflétait pas forcément l’opinion réelle de leurs membres, qui au final n’ont jamais directement été invités à se prononcer.

Les projets de loi de mars 1960 apparaissent d’abord comme une tentative de la part du Parti progressiste-conservateur d’harmoniser le discours humaniste de l’État canadien avec ses pratiques électorales. Les échanges tenus à la Chambre des communes mettent en évidence une préoccupation prépondérante pour la réputation internationale du Canada. En ce sens, le droit de vote autochtone semble avoir servi un processus de construction idéologique pancanadien mettant en valeur l’ouverture et la tolérance du pays. C’est ce qui nous ramène paradoxalement au postulat d’incapacité entretenu historiquement par l’État fédéral : en effet, il n’a jamais été question pour le gouvernement de laisser les communautés autochtones définir elles-mêmes leur statut électoral. La majorité des parlementaires s’attendaient à ce que les bandes inscrites finissent pas apprécier leur nouveau droit, qu’elles y soient initialement favorables ou non. Les défenseurs du droit de suffrage n’avaient aucunement l’impression d’aliéner qui que ce soit, le vote n’étant pas obligatoire et n’entraînant aucune remise en question des droits acquis. De plus, un nombre appréciable d’intervenants autochtones avaient bel et bien plaidé en sa faveur. Toutefois, jamais la ministre Fairclough ne présenta leurs demandes comme étant initiatrices de sa démarche. Tout au plus, elle les a utilisées comme argument pour contrer les objections des députés Caron et Leduc. L’insistance sur la nécessité « d’éduquer » les Autochtones pour qu’ils puissent correctement de se servir du droit de vote portait même certains relents du vieux discours civilisateur. Aussi, le modèle néo-zélandais, pourtant défendu par plusieurs associations, ne fut jamais sérieusement considéré par les parlementaires. Il ne faut pas en conclure que les Autochtones ne se sont jamais appropriés ce nouveau droit, du moins à long terme. « In the case of the vote, […] the fight was more a Euro-Canadian fight than an Aboriginal people’s fight. But this is not to argue that the fight itself did not have an impact[104] », croit non sans justesse l’historien albertain Frits Pannekoek.

Il demeure encore beaucoup d’angles morts à explorer concernant le droit de vote, notamment la réaction de la population canadienne et des communautés autochtones. Aussi, replonger dans les débats parlementaires des années 1950 permettrait de préciser la manière avec laquelle évolua le discours politique des différents partis. Étudier les archives des Affaires indiennes complèterait sans doute le portrait. De plus, il serait stimulant de comparer les débats survenus au Canada avec ceux de l’Australie, qui accorda le droit de vote universel aux Aborigènes en 1962, ou encore avec ceux de la Nouvelle-Zélande. Des parallèles stimulants pourraient également être dressés avec l’histoire du suffrage féminin, notamment en ce qui a trait à la quête de légitimité de l’État. Par exemple, d’après l’historienne Françoise Thébaud, l’octroi des droits politiques répond autant à « un sentiment de nécessité démocratique » qu’à « des calculs politiques des forces en présence qui parient sur l’avenir[105] », qui s’inscrivent tous deux dans le cadre de dynamiques étatiques beaucoup plus larges. Décidément, la construction de la légitimité des États modernes et l’intégration des populations par le droit de vote représente un objet d’étude loin d’être encore épuisé.