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La pauvreté a fait l’objet de nombreux travaux scientifiques mettant en évidence les caractéristiques « des nouveaux pauvres » dans les années 1980. Ceux-ci étaient souvent bénéficiaires de minima sociaux et exclus du marché du travail. En revanche, les nouveaux pauvres du début du XXIe siècle sont plutôt des travailleurs précaires. Leur particularité est d’alterner périodes d’emploi et périodes de non-emploi, de travailler sans garantie de durée, de salaire et de protection sociale. Tout comme pour le phénomène de l’exclusion, les premiers concernés sont les jeunes, les femmes, les migrants, les sous diplômés, les travailleurs « âgés ».

Les revues comparatives des travaux européens et nord-américains font état de nuances quant à la perception de la précarité du travail pour des raisons de traditions sociopolitiques. Il nous semble que ces problématiques en arrivent à des constats circulaires : les personnes précarisées dans l’emploi ne répondent pas aux exigences du marché du travail ; toutefois, le travail atypique peut convenir à certaines catégories de salariés ; les régimes de protection sociale mériteraient d’être adaptés à cette nouvelle réalité. Pour compléter les lectures existantes du phénomène de la précarité, il nous semble intéressant de l’envisager entre autres comme un processus de mise à l’écart du marché du travail, comme un rapport social établi entre des acteurs aux positions inégales. Cette approche, issue des travaux de Appay (2001), permet de (re)penser le travail comme un champ de luttes pour des positions sociales, dans une dialectique conflictuelle entre groupes sociaux antagonistes.

Notre recherche, menée en 2008, s’inscrit dans cette perspective. L’objectif est de mettre en évidence les rapports de précarisation du travail vécus par les travailleurs qui occupent ou ont occupé des emplois précaires, les pratiques des acteurs impliqués dans la sphère du travail et certaines incidences sur les trajectoires de vie. Dans cet article, nous présentons des résultats préliminaires de l’enquête qualitative, menée auprès de 10 personnes en situation de précarité du travail et vivant dans le quartier Centre-Sud de Montréal. Compte tenu de l’espace disponible, nous ne pourrons pas approfondir toutes les questions de transformation du travail. Toutefois, nous préciserons les contours des concepts de précarité, de précarisation et de souffrance sociale, socle théorique de notre réflexion. En puisant dans le vécu des répondants, nous présentons des trajectoires de précarisation. Puis, nous portons une attention particulière à l’inscription des processus sociaux sur les corps et les esprits. Notre analyse tentera d’apporter un éclairage sur l’expérience de la précarité du travail.

La précarité du travail : un phénomène de masse

Les données statistiques disponibles révèlent une tendance à la hausse des emplois non traditionnels depuis les 20 dernières années. Ces emplois dits atypiques regroupent le travail à temps partiel, le travail à domicile, le travail intermittent, autonome ou temporaire. Est considéré comme précaire tout emploi qui ne répond pas à la norme constituée au cours des Trente Glorieuses : un emploi stable et à temps plein (Gouvernement du Québec, 2001 ; Bernier, 2003 ; Arthurs, 2006). Au Canada, les emplois permanents à temps plein ont diminué de 1989 à 2003, passant de 67 à 63 % de l’emploi total (Vosko et al., 2003 : 21). Cette baisse concerne surtout les personnes les moins qualifiées. Deux formes d’emploi sont en augmentation : le travail temporaire et le travail indépendant. Au Québec, les chiffres montrent une évolution semblable. Le travail temporaire augmente plus vite que l’emploi permanent, quels que soient le sexe et l’âge. De 1997 à 2005, le travail à temps partiel progresse de 12 % dans le secteur public et de 24 % dans le secteur privé (Institut de la Statistique du Québec, 2006). D’autres études statistiques mettent en évidence une baisse des revenus, des inégalités de genre et intergénérationnelles (Perrin, 2004 ; De Peretti, 2005). Au tournant des années 2000 s’amplifie le phénomène de la pauvreté au travail[1] (Morissette et Picot, 2005 ; Ulysse, 2006). Les perspectives institutionnalistes mettent en évidence deux phénomènes interdépendants : les fragmentations au sein de la population active et les exigences de flexibilité dans l’organisation du travail.

En sociologie, Serge Paugam (2000 ; 2004) utilise le rapport à l’emploi (stabilité et statut) et le rapport au travail (conditions et satisfaction) pour analyser la précarité des salariés. Cette approche lui permet de qualifier la précarité comme une situation d’incertitude et d’insécurité liée au sous-emploi et à l’intermittence. Elle met aussi en évidence l’obsolescence du droit du travail et de la protection sociale. D’autres auteurs s’attachent à montrer les conséquences d’un rapport au travail insatisfaisant et d’un rapport à l’emploi hors de tout contrôle (Malenfant et al., 2002 ; Fournier et al., 2003 ; Thébaud-Mony, 2007). Sur le plan individuel, la pauvreté économique, des conditions de vie difficiles, la dévalorisation professionnelle, l’insertion déstabilisée, la souffrance personnelle caractérisent l’expérience de la précarité. Ces sociologues tentent de comprendre quel type de population est concerné et quelles sont les incidences des situations de précarité, au quotidien. Toutefois, il nous semble important de souligner que ces analyses occultent trop souvent la thématique des inégalités sociales comme objet pour tenter de comprendre la complexité de leur construction (McAll, 2008).

De la précarité à la précarisation

Selon Jean-Claude Barbier (2005), la filiation de la notion de précarité est constituée de l’exclusion et de la pauvreté, des concepts tout aussi controversés dans les sciences sociales. La précarité du travail apparaît comme une notion paradoxale, car elle revêt une image positive de mobilité et d’opportunités pour certains acteurs alors qu’elle est plus que souvent contrainte pour la majorité des travailleurs. Une des ambiguïtés inhérentes à cette notion et constituant une limite interprétative majeure réside dans son attachement à globaliser des situations hétérogènes et à caractériser un état de décalage par rapport aux normes traditionnelles d’intégration, alors que la notion de précarisation introduit l’idée d’une construction et d’un processus dynamique émanant de la sphère du travail. Dans cette perspective, l’enquête réalisée au Québec, en 1974-1975, par Lefebvre-Girouard et Gauthier (1977) auprès de « petits salariés » (travailleurs manuels ou chômeurs récents) fait office de référence. À partir de la reconstitution des carrières, les auteurs mettent en évidence les effets des conditions de travail sur le revenu et la complexité du processus d’appauvrissement dans lequel les répondants sont impliqués.

Plus récemment, Appay (1999) définissait la précarisation comme un mouvement, étalé dans le temps, de « mise en précarité ». C’est un phénomène social violent qui affecte le salariat tel qu’il a été constitué et institutionnalisé depuis la fin du XIXe siècle. L’auteure la qualifie de sociale, car elle se diffuse aux différentes dimensions de l’activité humaine (Appay, 1999 : 2). Elle envisage aussi la précarisation comme un rapport social de domination. Elle en décline trois dimensions d’analyse : la fragmentation de la vie sociale et l’isolement des individus ; la violence que ce phénomène renferme ; les conséquences qui sont de l’ordre de la privation, de la négation et de la soumission. Dans la conclusion de sa recherche auprès de salariées précarisées, elle souligne leur corvéabilité sur l’échelle du temps salarial (1999 : 184). Appay qualifie de retrait individuel forcé l’incapacité de pouvoir rester actif dans le monde du travail. Elle associe à cette contrainte le déni du statut d’acteur et la remise en cause d’une construction identitaire, sources de souffrance sociale et psychique. Dans son rapport sur les travailleurs pauvres, Ulysse conclut que :

la précarisation de l’emploi, le bas salaire et les mauvaises conditions de travail rejoignent la discrimination en emploi, les inégalités salariales et de santé, ainsi que les transformations des politiques sociales comme principaux facteurs explicatifs de la situation des travailleurs pauvres.

Ulysse, 2006 : 88

Ainsi, ces auteurs nous parlent d’une structure sociale inégalitaire, alimentée par des rapports sociaux discriminants. En cela, la notion de précarisation permet de recentrer le débat, comme nous le suggère Vosko (2005) sur la thématique des inégalités et des discriminations dans la sphère du travail. Dans cette contribution, nous étudions les caractéristiques d’expériences de précarisation. Comment se construisent-elles dans le temps ? Dans quelle mesure imprègnent-elles les trajectoires de vie ?

La souffrance sociale, comme expérience d’injustice

À première vue, la notion de souffrance ne saurait être un outil d’intelligibilité de phénomènes sociologiques. C’est pourtant ce que nous nous proposons de faire, car en étant sociale, elle renvoie au vécu de situations contraignantes. Nous verrons que la souffrance sociale permet de rendre compte du sentiment d’injustice, car elle en est une manifestation. En outre, elle constitue pour notre problématique un concept-relais capable d’enrichir l’objet de notre recherche, dans la mesure où les débats sur la souffrance sociale sont apparus, au moins en France, en réaction aux phénomènes d’exclusion et de précarisation du travail.

La méta-analyse auxquels se sont livrés le collectif de recherche ERASME[2] et les auteurs réunis par Blais (2008)[3] nous permet de définir la souffrance sociale comme une expérience sociale dont les origines et les conséquences se trouvent dans les blessures infligées par les forces sociales, les pouvoirs économiques, politiques et institutionnels (2008 : 9). Auparavant, Ricoeur (1994) proposait d’analyser les « signes du souffrir » (1994 : 58) à travers la narration de celui qui l’éprouve, en captant ce qu’il nomme le rapport à soi et le rapport à autrui. À travers la parole, il est possible de percevoir l’action dans la souffrance, ce que Ricoeur désigne par « l’agir-pâtir » (1994 : 62). L’expression de cette souffrance peut se comprendre par la dichotomie entre l’être et le devoir-être.

Plus concrètement, dans la sphère du travail, le rapport publié en 2008 par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) rappelle que l’équité en emploi (« offrir aux hommes et aux femmes des emplois de qualité suffisamment rémunérés » [OMS, 2008 : 12]) et un travail décent (moindre exposition aux risques professionnels garantie par des normes du travail rigoureuses) sont deux conditions essentielles à la santé et au bien-être. Dans le prolongement de ce rapport, les analyses des sociologues, médecins et épidémiologistes, réunis à Québec pour les rencontres internationales sur les inégalités sociales de santé en novembre 2008, convergent. Plusieurs conférenciers (Stock, 2008 ; Leclerc, 2008 ; Vézina, 2008) ont rappelé l’impact des conditions de travail sur la santé et le bien-être et les inégalités face à ces risques. Leurs études expliquent ainsi, en partie pourquoi, au Québec, les inégalités sociales de santé perdurent ou augmentent (Pampalon et al., 2008).

Malgré cette prise de conscience, de nombreux travaux font état de l’invisibilisation de cette souffrance sociale. En France, Aïach et Fassin (2004) et Gollac et Volkoff (2006) évoquent des raisons politiques liées à l’idéal égalitaire. Aux États-Unis, Shippler (2004) et Holmes (2006) insistent plutôt sur les préoccupations économiques, justifiant des discriminations d’origine ethnique. Pour Lamoureux (2001), cette notion pourrait servir « à légitimer le retour à la normalité et, comme pour l’exclusion, à pacifier la conflictualité des rapports sociaux » (2001 : 14), si l’analyse produite tend à se concentrer sur ses manifestations individuelles. Dans leurs réflexions, ces auteurs tentent alors de démontrer comment les structures inégalitaires en terme de pouvoir et de positions produisent et reproduisent une souffrance sociale. Dans ce sens, la notion de souffrance sociale semble particulièrement pertinente pour aborder la question de la précarisation du travail. Transposée à la seule sphère du travail, la souffrance sociale permet, selon nous, de mettre au jour le lien entre la souffrance individuelle et les logiques de la sphère du travail, puis de voir comment elle s’intègre dans les trajectoires et affecte le rapport au travail.

Présentation de l’enquête

Dans la littérature, la précarisation évoque des processus tels que l’individualisation du rapport salarial, la dégradation des conditions de travail, la responsabilisation totale et l’insécurité alimentaire, sociale et juridique. Par ailleurs, la souffrance sociale, issue d’un fonctionnement discriminant, se caractérisant par une rupture ou une altération des liens sociaux et professionnels, révèle l’existence de processus sociaux qui s’inscrivent dans les trajectoires individuelles des acteurs. C’est ce que nous avons voulu vérifier en construisant une enquête qualitative, menée auprès de personnes vivant ces situations au quotidien.

Nous avons rencontré 10 personnes habitant dans le quartier Centre-Sud de Montréal pendant l’été 2008. Ce quartier populaire est un ancien pôle industriel, reconverti, au sein duquel cohabitent des strates sociales prestigieuses (universitaires et médias audiovisuels) et des catégories sociales stigmatisées (prostitution, itinérance, pauvreté). Plusieurs indicateurs tels que le taux de chômage élevé, une forte proportion de travail à temps partiel, de bas revenus et la plus faible espérance de vie de Montréal témoignent de la persistance d’inégalités sociales. Notre participation antérieure à deux projets de recherche au CLSC de ce quartier nous a permis d’avoir accès à un réseau d’organismes communautaires susceptible d’intervenir auprès de la population recherchée. Trois critères étaient nécessaires pour participer : avoir plus de 30 ans, résider dans le Centre-Sud depuis plusieurs années, avoir connu une alternance d’emploi et de non-emploi au cours des 10 dernières années.

D’un point de vue méthodologique, nous nous situons dans une perspective sociologique compréhensive. Ainsi, nous n’avons pas cherché à constituer un échantillon représentatif, mais plutôt à rencontrer une diversité de situations pour voir s’il se dégage des constantes dans les dimensions analysées ou à l’inverse des spécificités de l’expérience de la précarité. Le nombre limité d’entretiens s’explique d’abord par la volonté d’approfondir des trajectoires de vie en recueillant des récits détaillés, puis pour des raisons matérielles (échéancier, moyens humains). Les entrevues semi-directives menées auprès d’informateurs-clés ont fait l’objet d’une analyse qualitative et de contenu des récits dont nous ne restituons qu’une partie dans cet article, par souci de précision et de concision. En effet, la contextualisation des trajectoires individuelles, c’est-à-dire la mise en perspective de ces expériences personnelles avec la conjoncture économique et politique ou avec les décisions législatives prises dans le domaine de l’emploi et des normes du travail permettrait d’enrichir notre compréhension du phénomène et d’élargir le débat à un niveau sociétal. Dans ce texte, nous avons délibérément choisi de retranscrire des expériences singulières, notamment à travers les paroles des informateurs-clés, pour donner un sens et un contenu au phénomène de la précarisation du travail. Notre approche sociologique des trajectoires de vie repose sur leur capacité à rendre compte de deux niveaux de réalités : celui des événements objectivables et celui de leurs représentations et des formes narratives utilisées pour en rendre compte. Des précisions sur la méthodologie et l’analyse sont apportées en fin de document[4].

Résultats et discussions

La première caractéristique de notre échantillon est sa diversité. Les personnes rencontrées appartiennent à des catégories d’âge différentes (de 40 ans à 65 ans) et aux deux sexes (5 hommes et 5 femmes) ; 7 sont originaires du Québec, les 3 autres sont arrivées depuis plus de 10 ans au Québec. Leur scolarité varie d’études secondaires non terminées à un baccalauréat ; 3 sont parents, 7 n’ont pas eu d’enfant ; 4 occupent un emploi et 6 sont prestataires de l’assistance emploi ; 7 sont locataires et 3 sont en situation d’itinérance ; 8 personnes se considèrent comme en bonne santé, deux ont des suivis médicaux de longue durée. La deuxième caractéristique de la population est d’avoir un parcours singulier sur le marché du travail, du point de vue du nombre de métiers exercés et des multiples secteurs d’activité dans lesquels ils ont travaillé.

Des parcours construits au gré des opportunités

Bien sûr, leur principale caractéristique est la succession de périodes d’emploi et de périodes d’inactivité, mais il est possible d’aller plus loin dans la compréhension de cette alternance. Les trajectoires des répondants ont la même source de construction. La nature de l’emploi occupé, le titre de cet emploi, le secteur d’activité sont des hasards liés à l’opportunité d’une réponse positive à une candidature. Le salaire n’est pas négocié, il permet de manger, de payer le loyer, de vivre. La durée de l’emploi est tout autant tributaire de la conjoncture macroéconomique (licenciement massif à la suite de la crise économique ou financière), de décisions locales (réorganisation des départements, dégraissage), d’événements contingents (rupture d’une liaison amoureuse, accident, maladie) que de contraintes imposées par l’entreprise (travail de nuit, changement de rythme, changement de poste, demande de prise de responsabilité sans augmentation de salaire, passage d’un temps plein à un temps partiel, non-respect des normes salariales). Autant d’exemples qui démontrent l’absence de contrôle sur les conditions d’emploi ou sur les conditions de travail. Celles-ci importent peu. Les personnes acceptent de manipuler des matières dangereuses, des horaires à rallonge, de cumuler deux, voire trois emplois. Dans les situations, le travail représente d’abord la moins mauvaise des solutions pour prendre la responsabilité des dépenses de la vie quotidienne. En mettant en perspective les événements (temps court) constitutifs des trajectoires (temps long), il est possible de mettre en évidence ce que Grossetti (2006) appelle les bifurcations. Dans sa réflexion sur « le traitement séquentiel de la contingence » (Grossetti, 2006 : 15), il affirme que la mise en rapport de deux niveaux de temporalités permet d’introduire une historicité et de comprendre comment une situation et un événement donnés produisent un changement. En étudiant les moments de rupture, l’analyse porte sur leur contexte (en cherchant à en dégager la causalité) et sur la transformation opérée (la nouvelle situation vécue). Sans reprendre un par un et en détail les 10 parcours étudiés ici, il est possible d’en dégager certaines régularités.

Le premier type de trajectoire est celui d’une précarisation accommodée. Ici, le répondant A alterne entre des emplois rémunérateurs dans le secteur des entrepôts, y cherchant un bon salaire, et des emplois qui rejoignent ses intérêts personnels, occupés comme bénévole ou salarié dans des organismes communautaires. Les premiers lui permettent de gagner sa vie, d’économiser ; les seconds, « c’est son milieu », car « on a de bonnes conditions avec les personnes » (bonne entente, amitié). La bifurcation est décidée par lui-même quand il estime avoir comblé ses besoins et ses aspirations.

Le deuxième type de trajectoires est celui d’une précarisation descendante. Quatre répondants ont connu des emplois de longue durée, dans un secteur spécifique qui répondait à leurs attentes en terme de salaires, de découverte, de valorisation. Des événements particulièrement bien décrits, datés et contextualisés permettent d’identifier le moment où leur trajectoire bascule. La répondante C change volontairement d’emploi dans un secteur de pointe pour progresser, « se comparer à d’autres », « pour aller plus loin ». Le dernier emploi occupé dans ce secteur « a fini en catastrophe », « ça a été épouvantable ». Une panne de système a mis énormément de pression sur l’équipe de sept personnes et a conduit au départ de six d’entre elles. La répondante C a eu un diagnostic de stress post-traumatique, de burn-out et finalement de maladie mentale qui l’a éloignée pendant 15 ans du marché du travail. Le répondant D est arrivé au Québec avec une expérience avérée dans l’aéronautique et dans l’espoir de la valoriser. Après plusieurs mois de recherche d’emploi infructueuse et, selon lui, effectuée « de la mauvaise manière », il comprend que personne ne l’embauchera. En attendant une réponse, il accepte des emplois précaires dans les manufactures pour se dépanner (il est à l’époque chargé de famille), mais très rapidement, sa situation se dégrade (santé, divorce, aide sociale). Il vient de prendre en charge une formation dans la sécurité pour occuper un emploi à temps partiel qui deviendra peut-être à temps plein, s’il donne satisfaction, si on l’appelle. Le répondant F a tenté de suivre une formation dans l’aéronautique, mais ne sachant parler anglais, la proposition espérée n’est jamais venue. Il a trouvé un emploi dans les entrepôts d’une grande chaîne de pharmacie et a occupé pendant plus de 10 ans des postes en gestion de stocks. Les négociations salariales ont fait monter la pression entre les employés et il s’est retrouvé en difficulté au sein de son équipe. Alors qu’il cumulait des droits considérables en assurance collective, il s’est retrouvé en conflit avec la direction de l’entreprise pour des raisons de sécurité. Même s’il est parvenu à gagner son procès et à obtenir une indemnité de départ pour licenciement abusif, il a perdu son emploi et, dit-il : « j’ai planté pas à peu près. Puis avant que je remonte, ça a pris deux ans ». Après il a alterné entre travail au noir, agences de placement, a occupé trois emplois en même temps, puis a de nouveau décroché : « Je suis tombé à la rue ». Le répondant G a quitté l’école et sa famille très jeune, a été condamné à une peine de prison, mais a réussi à tenir un emploi dans une entreprise de métallurgie qui lui a permis non seulement d’avoir un bon salaire, mais aussi d’avoir une grande source de valorisation personnelle. Il a su trouver des procédés nouveaux, et ainsi sa société a été associée à de grands chantiers nationaux. Il exerçait un métier spécialisé et rare au Québec. Un jour, il apprend qu’il souffre d’une maladie grave et contagieuse ; il décide de quitter son emploi pour se soigner et protéger ses collègues. La compagnie refuse qu’il bénéficie des assurances collectives auxquelles il a droit. « Ils ont viré de bord. Fait que je suis tombé en chômage, 15 semaines en maladie. Puis après ça, ben, je suis tombé sur l’aide sociale ». À la suite de plusieurs plaintes déposées par son propriétaire, il doit quitter son logement et se « ramass[e] dans la rue ». Dans ces parcours « descendants », la bifurcation est provoquée par des conditions de travail particulières ou par un événement imprévisible. Les changements de statut et de condition sont majeurs.

Le troisième type de trajectoires correspond à une précarisation circulaire. Cinq répondants ont essentiellement occupé des emplois précaires. Alors qu’elle occupait un emploi difficile dans un atelier de confection, la répondante B était satisfaite de l’ambiance de travail, mais du jour au lendemain, l’atelier a fermé ses portes et les salariés ont été licenciés. Après avoir suivi une formation dans un autre domaine, elle a retrouvé un emploi et l’a occupé « avec une conscience de travail élevée », alors que le rythme était intense. Mais un accident de la circulation et une agression dans le cadre de son travail l’ont obligée à mettre fin à son contrat. Depuis, elle consacre son temps à l’entraide de ses compatriotes. Le répondant E a occupé une dizaine d’emplois précaires dans des stations-service, comme coupeur de métal dans le Nord du Québec, dans les cuisines d’un centre d’accueil, dans la rénovation au noir, comme distributeur de circulaires, chauffeur de lift, laveur de bus, balayeur de rues. Malgré l’expérience accumulée, il n’obtient ni garanties, ni cartes professionnelles et cherche maintenant une occupation. La répondante H a occupé près de 20 emplois différents, dans plusieurs provinces du Canada. Dès la fin de ses études, elle s’est trouvé des emplois sous-rémunérés ; la fin de contrat est toujours déclenchée soit par un conflit ouvert avec le responsable, soit par la prise de conscience d’une incompatibilité entre le travail demandé et les attentes et les intérêts. Les conditions de travail ou de salaire, les exigences posées pour rester dans l’emploi lui semblaient inacceptables du point de vue des normes du travail. Même quand l’emploi occupé était trouvé au hasard, la répondante tentait d’y puiser un sens, mais au fil des semaines, les contraintes sont devenues trop fortes et les compromis trop éloignés de ses valeurs. Après 20 années passées à « chercher une voie », elle se consacre aux études universitaires et espère trouver un emploi en lien avec ses nouvelles connaissances. La répondante I est arrivée au Québec depuis plus de 10 ans. Elle a trouvé des emplois de saisie, classement ou télémarketing par agences de placement ou directement. Les « meilleurs contrats » sont offerts la nuit, mais comme elle est chargée de famille, cette contrainte devient source de non-renouvellement des emplois occupés. La répondante K est arrivée au Québec depuis plus de 10 ans et a dû chercher du travail rapidement. Après une expérience difficile en manufacture, elle a pu suivre une formation qui lui convient. Après deux ou trois expériences temporaires, elle a finalement trouvé un emploi dans un organisme communautaire. Ces trajectoires sont particulièrement morcelées, soumises aux circonstances des événements et rencontres fortuites. Aucune des étapes n’était prévisible. Le changement est constant au sein d’un marché du travail qui se resserre en ce qui concerne les occasions favorables et qui apparaît comme un système au sein duquel les informateurs-clés ne trouvent pas de place satisfaisante. Nous allons voir maintenant comment cette précarisation est source de souffrance.

La souffrance sociale des personnes précarisées dans le travail

Les contraintes vécues par les répondants sont d’ordre matériel (salaires insuffisants, mauvaises conditions de travail, faible qualité du logement, droits non respectés, conditions de vie difficiles), d’ordre relationnel (conflits, absence de négociation, manque de confiance, rapports inégalitaires, recours au judiciaire) et d’ordre temporel (temporalités arythmiques, gestion de l’urgence, « temporalité sociale décousue »[5]). La reconstitution des trajectoires montre d’abord que, au fil des années, le doute vis-à-vis de ses propres capacités à répondre aux exigences s’installe. C’est le cas de 7 répondants sur 10. Même si les informateurs ont tous été actifs et motivés par leur travail pendant de longues années, simultanément, leurs expériences professionnelles ont eu des incidences sur leur estime de soi. Plusieurs éprouvent des sentiments de honte, associés à la déception. Le répondant D se demande si « lui seul est incapable de trouver un travail bien rémunéré ». « Quand vous voulez faire quelque chose et que ça ne vient pas », quand le regard porté par ses propres enfants est dévalorisant, « on est dans le creux de la vague ». Son incapacité à travailler dans un secteur d’activité déterminé et l’obligation de se réorienter représentent l’élément déclencheur du doute et de l’insatisfaction.

Est-ce que ça, c’est ce que je voulais ? Non. Est-ce que à date, même maintenant au fond de moi-même, je me dis : « Peut-être je mérite mieux que ça. ». Mais le temps passe. […] Est-ce que ça répond à toutes mes attentes ? Non […], j’aurais voulu avoir un autre travail qui pourrait être un peu… que les deux soient utiles, ce que je donne, ce que je reçois, etc. Donc, j’ai des réponses entremêlées comme ça.

Le répondant F affirme ne pas avoir été capable de tenir la promesse faite à un ami de l’aider dans son entreprise. Pour tenir trois emplois à la fois, il s’est « boosté avec des produits » et c’est ce qui l’a amené à la rue.

Il n’y a personne de normal qui peut arriver à faire ce que j’ai fait là. Il faut que tu te gèles. C’est comme une prostituée, elle n’aime pas faire son métier, bien elle se gèle pour le faire. C’est la même chose, c’était rendu à ce point-là. C’est ça le marché du travail pour moi.

Quant à lui, le répondant G dit : « c’est moralement que j’ai mangé la claque », à l’annonce d’un diagnostic médical.

Fait que c’est ça, j’ai commencé à ce moment-là, j’ai commencé un petit peu la déchéance. J’ai perdu mes permis, j’ai perdu tout. J’ai eu deux balounes [contraventions], puis j’ai fait… il a fallu que je vende mes chars. Puis t’sais la descente. […] Bien j’ai peut-être travaillé une couple de shots [fois], juste pour… comment je peux dire ? Sortir un peu de la jungle. La roue ! Puis là dernièrement, c’est la déchéance totale depuis 9 mois. J’en arrache un peu pas mal.

Pour préserver son estime de soi, il évite la confrontation et refuse d’avoir à évoquer sa maladie, qu’il vit en silence. Pour la même raison, il refuse de faire appel à son ex-femme pour avoir des références et accéder à un nouveau logement. La répondante C, reconvertie après une longue interruption de travail, parle de ses compétences au passé.

En informatique, j’étais très spécialisée ! Très compétente… Mais j’aimais ça ! J’aimais ça ! Fait que ça a été là, à mon âge, à recommencer à me faire dire : « Ben non, fais pas ça de même, fais ça de même ». Je vais te dire de quoi, j’ai trouvé ça dur.

Dans ces situations, les attentes vis-à-vis du travail sur le plan de la reconnaissance et du statut social, de la réalisation de soi et de la qualité de vie deviennent hors de portée. Les raisons d’un rapport au travail devenu insatisfaisant sont personnalisées, intériorisées et sources de culpabilisation et de dévalorisation.

Une autre dimension peut être mise en évidence, celle du repli temporaire ou plus durable. Dans les trajectoires, deux répondants ont opéré un retrait ponctuel du marché du travail. Le répondant D, après ses échecs pour trouver un emploi qui l’intéressait, dit qu’il ne voulait rien faire :

Je ne voulais rien savoir, pendant 6 mois, 8 mois, puis plus vous restez, plus le fardeau devient lourd, disons, il faut sortir de l’eau, on va respirer. Mais à un moment donné, quand vous touchez, comme on dit ici, le fond du baril, à un moment donné, ça devient trop, là il faut sortir…

Et, à force de chercher une solution, il exerce un autre métier.

La répondante C, après une longue maladie, déclare :

Mais je n’ai pas le choix de travailler moi, pas pour l’argent, parce que je suis full pensionnée à l’aide sociale. J’ai la coop subventionnée. Tout est correct. Moi sur l’aide sociale, je mets de l’argent de côté. Mais c’est trop plate, je ne suis pas capable. J’ai essayé de faire un peu de bénévolat, ce n’est pas assez ! J’ai besoin…

Par l’intermédiaire d’un programme d’insertion, elle est à nouveau active sur le marché du travail, mais ne veut plus retravailler dans son secteur d’activité initial par peur de rechuter.

Les cinq autres répondants sont tous presque retirés du marché du travail traditionnel. La répondante B a dû arrêter son emploi de préposée aux bénéficiaires à la suite d’un accident de la circulation qui lui a laissé des séquelles physiques. Par ailleurs, elle explique comment ce travail ne correspondait pas à ses attentes, tout en restant attachée à ses positions personnelles. Le retrait est ici conscient et justifié par la personne elle-même. Le répondant E explique son retrait par son découragement par rapport aux contraintes de réglementation, mais aussi aux « petites crosses ». La nécessité de produire des justificatifs à l’administration fiscale pour des contrats de deux jours lui pèse. Les coûts liés à l’occupation d’un travail à la journée amputent le maigre salaire obtenu. Pour essayer de vivre comme tout le monde, les 500 $ restants ne sont pas suffisants. « Le découragement est général ». À 50 ans, il ne peut prétendre à aucun programme gouvernemental. Le répondant F a des projets, mais ils ne se réalisent pas. Emploi Québec ne veut pas prendre en charge les formations qui l’intéressent à cause du risque lié à sa situation d’itinérance. Il est déçu par le Québec qui ne veut pas retenir sa main-d’oeuvre. Malgré plusieurs démarches, rien de concret ne s’ébauche. Après avoir tenté de dénoncer toutes les irrégularités et magouilles dans les secteurs d’activité où elle a travaillé, la répondante H a repris des études universitaires depuis plus de 5 ans. Le répondant G protège son estime de soi et son image en refusant d’affronter des questions et des regards jugés inquisiteurs ou moqueurs. D’une manière générale, les personnes vivent une atteinte à leur dignité en tant qu’être humain et citoyen, qui se caractérise par un écart entre leur être (leurs aspirations) et le devoir-être (les exigences). Ce décalage suscite le doute et entraîne une attitude de repli souvent vécue comme une mise entre parenthèses de sa propre identité et de ses propres projets. Qu’il soit temporaire ou plus ancré dans le temps, le retrait est forcé par des contraintes trop fortes. Il permet de se ressourcer, mais il peut aussi accroître et alimenter le doute.

Enfin, le discours élaboré autour des rapports sociaux du travail illustre la violence qu’ils contiennent. Nous en avons relevé deux formes. D’abord, l’agression, évoquée par des termes comme l’enfer, la peur, dément, épouvantable, « faire péter les plombs », « se faire jeter dehors », ne pas être maître de quelque chose, le stress, les complications, « ne plus en pouvoir » : autant d’expressions qui renvoient au manque de contrôle, à la soumission, au malaise d’un rapport à autrui hiérarchisé, établi entre des acteurs sociaux dont les positions sont non seulement inégalitaires, mais aussi dominatrices. L’agression est également palpable à travers les canaux utilisés pour décrire sa mise en oeuvre : les insultes, les menaces, la concurrence, le non-respect des lois, les reproches, les obligations, les agressions physiques, qui nous suggèrent des faits concrets, vécus par les répondants. Enfin, l’agression repose sur des contraintes symboliques émanant d’un système rigide, fonctionnant unilatéralement. Ne pas avoir de papiers ou de cartes justifiant son expérience, ne pas pouvoir s’exprimer dans la langue de son interlocuteur, « se faire voler des heures de travail », les préjugés face à un débutant, ne pas pouvoir travailler de nuit, des « magouilles » institutionnelles sont des exemples cités. Dans les discours, l’agression émane d’une constellation de rapports inégalitaires et discriminants. Le rapport à autrui apparaît sous une forme particulièrement dévastatrice et se symbolise par un sentiment d’injustice le plus souvent inavoué, implicite.

Ensuite, la deuxième forme de violence apparaît sous le signe de la tromperie qui blesse et meurtrit la personne qui en est l’objet. La violence marque, donne un coup, écoeure. Les rapports sociaux qui la contiennent sont établis au sein des rapports de production et d’organisation du travail : le lieu de production est transféré, un grand consortium ferme une semaine après l’embauche, on se fait « rouler par un géant », « rouler au doigt et à l’oeil », on se fait prendre sa place par un ami sous prétexte qu’il est plus disponible. Les répondants sont écoeurés par les « magouilles » dont ils ont été témoins : une entreprise qui change d’attitude envers un employé alors qu’il était « enchaîné à eux », la perte de droits au tribunal, le mépris et l’irrespect dont ils sont l’objet de la part d’employeurs qui refusent de payer les heures de travail réellement effectuées. La méfiance envers autrui renvoie aux attitudes de repli observées plus haut.

À travers les trajectoires, on comprend comment le rapport à soi et le rapport à autrui s’alimentent. Dans un continuum de relations conflictuelles, injustes et violentes, comment ne pas arriver à douter de soi, à culpabiliser, à se sentir impuissant et inutile ? Plusieurs ont évoqué des malaises physiques (mal au dos, ulcère, perte de poids, crampes) et psychiques (dépression, insomnie, stress post-traumatique). L’expression qui symbolise le plus le mal-être est « se brûler » au travail, ou être brûlé par lui. Elle illustre autant le danger et les risques auxquels sont exposés les acteurs que leur souffrance. Elle évoque l’incapacité de faire face aux embûches, la dévalorisation personnelle et une dégradation progressive de la capacité d’agir et de décider malgré un investissement réel. On pressent également une perturbation des liens du travail dans la mesure où 8 répondants sur 10 semblaient totalement isolés au moment des événements qu’ils relatent. L’entraide, la solidarité et l’appartenance à un collectif n’ont pas été évoquées. Chacun est seul face à un acteur ou un système puissant.

Pourtant, la souffrance sociale n’est pas synonyme d’anéantissement. Face à ces différentes contraintes et dominations, les stratégies existent et alternent entre révolte et repli, entre combat et résignation. Quand le conflit devient insulte, les répondants D, F et H trouvent le courage de porter plainte, de se tourner vers les lois, d’avoir recours aux commissaires du travail pour plaider leur cause et obtenir des réponses claires, logiques, justes. Quand les contraintes paraissent insurmontables, le répondant F refuse et boycotte le recours aux agences de placement :

Ils m’ont fait sauter le couvert, carrément sauter le couvert [craquer]. Puis même que je suis contre ça, OK. Qu’eux autres réussissent à négocier 16 piastres [dollars] de l’heure, je suis un syndicaliste, je m’excuse, j’étais dans une union. Eux autres, ils réussissent à aller demander 16 piastres de l’heure, puis de te donner 9 piastres de l’heure ! Quand toi, quand tu travailles pour la maudite compagnie, puis eux autres avant qu’ils te paient 16 piastres de l’heure, tu vas avoir fait la moitié de ta vie pour eux autres. Comment ils font ? Fait que je me suis dit : « Non, il y a de quoi, il y a de la magouille là-dedans, je n’aime pas ça, je ne referai plus jamais pour des agences ». Je me le suis promis.

La répondante K implore la reconnaissance de son droit (et de son devoir) de travailler à temps plein. La répondante H a appris à contourner les obstacles liés à son sexe pour accéder à des postes intéressants, mais s’est fait mettre à la porte pour ne plus avoir supporté les conditions jugées intolérables. Toutes ces stratégies offensives témoignent de l’énergie et de la volonté avec lesquelles les répondants revendiquent un traitement juste de leur situation, refusant la fatalité de conditions de travail et d’emploi inacceptables.

La révolte s’exprime et se légitime, non seulement vis-à-vis de faits considérés comme injustes, mais aussi en fonction d’un système de valeurs. Le répondant E a reçu une éducation catholique et dit avoir été élevé « dans un autre monde » où on ne lui a pas appris à être « crosseur ». En même temps, il revendique son choix de ne pas « aimer une place » et donc d’en partir parce qu’on n’« a qu’une vie à faire ». Mais « ce qui m’a donné un coup, c’est les places où j’aurais pu être bien, mais où je n’ai pas pu rester ». La répondante B s’insurge contre le fait que le travail ne se fait plus avec le bon sens et le respect d’autrui. Elle ne retient qu’un système hypocrite au sein duquel « le côté humain va en défaillance ». La répondante I a dû quitter un emploi « douteux » de télémarketing, car « mon coeur m’a dit que c’était pas bien. Tu dois mentir à des vieilles personnes ». Le recours à ses valeurs, à ses convictions profondes pour légitimer une prise de décision relativement à l’injustice, à l’hypocrisie ou à l’illégalité permet une revalorisation en tant que sujet et constitue, selon nous, une stratégie de défense et de revendication.

À l’issue de cette présentation, nous pouvons remarquer en particulier deux phénomènes. La précarisation du travail peut se comprendre à travers les trajectoires comme une expérience marquée par une alternance d’épisodes mouvementés, souvent imprévisibles, qui placent les personnes dans des positions et statuts défavorables à leur intégration professionnelle. Par ailleurs, la notion de souffrance sociale nous a permis d’illustrer comment le champ du travail peut invalider la capacité d’action et le pouvoir que chaque acteur est censé détenir sur sa propre vie. Le rapport au travail comme valeur fondamentale d’accomplissement de soi et comme source de valorisation n’en est pas pour autant remis en cause. L’énergie et l’espoir contenus dans les narrations nous portent à croire que, en dépit de tout ce qu’elles ont vécu, les personnes rencontrées restent motivées, prêtes à agir, et que la victimisation n’a pas sa place pour caractériser leur parcours. L’implication d’un bon nombre d’entre eux dans le bénévolat et le militantisme corrobore cette affirmation et représente, sans doute, une volonté de ne pas uniquement valoriser le travail rémunéré, mais plus globalement, l’activité permettant de s’accomplir en tant qu’acteur social et citoyen actif.