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En France, la question du logement est au coeur des préoccupations de la plupart des habitants des grandes villes. L’envolée des prix sur les marchés immobiliers urbains, et tout particulièrement à Paris[1], rend l’accès à un logement de qualité difficile pour toute une partie de la population dépassant largement les couches populaires. L’image des personnes vivant en logement inadapté comme étant forcément sans travail est devenue obsolète, et la marge de manoeuvre en matière de choix résidentiels se rétrécit de plus en plus. Cette situation se traduit dans bien des cas par une quasi « assignation à résidence » ou une relégation hors des centres-villes. Les plus dépourvus en ressources économiques, ceux qui sont en situation irrégulière ou sont stigmatisés du fait leur origine ethnique doivent quant à eux se rabattre sur des solutions précaires (logement insalubre, hébergement, camping à l’année…).

À Paris, du fait des blocages sur le marché privé, la lutte pour l’accès à un logement de qualité se reporte en grande partie sur le parc public. Cependant, ce type de logement est totalement insuffisant pour faire face à la demande : dans la capitale française, il y a 100  000 demandes de logements sociaux dont 40  000 nouvelles chaque année et seulement 8  000 logements environ sont attribués annuellement. La concurrence dans la « course » aux HLM (habitations à loyer modéré) est donc rude et les acteurs institutionnels sont con­traints de hiérarchiser les deman­des selon l’urgence des cas. La politique de résorption du logement dégradé parisienne indique alors de reloger en priorité les personnes dans les situations les plus extrêmes, dont la santé est menacée. Ce choix institutionnel est cependant loin d’être consensuel. Quand les biens essentiels à l’épanouissement individuel viennent à manquer, les réactions de rejet, les sentiments d’injustice et les conflits se multiplient. De la même façon que Jon Elster a montré que l’attribution des reins aux malades fait l’objet de discordes du fait de la rareté de ces organes, et que les institutions médicales doivent effectuer des « choix tragiques » (Elster, Herpin, 1992), l’allocation des logements sociaux conduit aujourd’hui à des arbitrages qui amènent les groupes en concurrence à s’opposer les uns aux autres. Doit-on reloger une famille dont les enfants sont atteints de saturnisme plutôt qu’une famille en situation de suroccupation accentuée ?, les occupants d’un immeuble frappé d’un arrêté de péril ou bien une personne âgée dans un logement inconfortable ?, et dans tous les cas doit-on tenir compte du statut d’occupation, de la situation professionnelle et administrative et de la position sur la liste d’attente ?

Le présent article porte sur la question des attitudes des mal-logés face à l’attribution des logements sociaux selon la logique de l’urgence. Il met en évidence les rapports sociaux suscités par les problèmes d’accès à un bien auquel, en théorie et en droit, tout un chacun peut prétendre. Com­ment réagissent les mal-logés face à la politique de relogement ? Comment s’exprime leur adhésion ou au contraire leur mécontentement ? Malgré l’ampleur de la crise, il n’existe pas de mouvement de protestation unitaire : l’absence de consensus sur ce que serait une politique de relogement juste constitue-t-elle un élément d’explication ? D’une façon générale, en m’appuyant sur mon travail de terrain (voir l’encadré), je montrerai que la politique actuelle d’attribution des logements sociaux est à l’origine de comportements désespérés et de sentiments d’injustice qui dépendent de la position des personnes face à la procédure de relogement mais aussi de leur trajectoire sociale et résidentielle. Dans un premier temps, j’exposerai les spécificités du plan de résorption du logement dégradé, puis les implications de la logique de l’urgence sur les stratégies des mal-logés. Je présenterai ensuite les attitudes face à ce système de sélection institutionnel, qui oscillent entre adhésion et révolte.

Un dispositif fondé sur la logique de l’urgence

Le plan de résorption du logement dégradé, lancé en 2002 par la mairie de Paris et dont est chargée la Société immobilière d’économie mixte de la Ville de Paris (SIEMP) vise à reloger les occupants des bâtiments les plus insalubres et à donner des subven­tions aux propriétaires pour la réalisation de travaux dans les immeubles moins insalubres. Concrètement, la direc­tion de l’éradication de l’insalubrité de la SIEMP se divise en deux services. La sous-direction de l’aménagement (SDA) assure le traitement des immeubles particulièrement dégradés, dont beaucoup de squats, frappés d’un arrêté d’insalubrité et appartenant à la mairie de Paris ou rachetés par la SIEMP. Occuper un immeuble géré par la SDA est un « tremplin » pour le relogement puisque tous ces bâtiments doivent être vidés pour être détruits ou réhabilités. Ensuite, la sous-direction des copropriétés (SDC) s’occupe des immeubles privés un peu moins dégradés et au sein desquels la SIEMP est propriétaire de certains logements (en attente de réhabilitation ou loués à loyer modéré). L’objectif est d’aider les propriétaires privés à « redresser » la copropriété et à réhabiliter l’immeuble grâce à des aides publiques. Par ailleurs, les immeu­bles privés présentant des caractéristiques d’insalubrité qui restent encore à traiter en dehors des secteurs d’OPAH (Opération programmée pour l’amélioration de l’habitat)[2] ont été placés dans un dispositif nommé « OAHD » (Opé­ration d’amélioration de l’habi­tat dégradé). Comme pour les copropriétés dégradées traitées par la SDC de la SIEMP, l’action s’y limite essentiellement à une amélioration du bâti (voir tableau 1).

Tableau 1

Les dispositifs institutionnels parisiens de lutte contre le logement dégradé

Les dispositifs institutionnels parisiens de lutte contre le logement dégradé

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La logique d’attribution des logements sociaux repose sur une hiérarchisation des critères d’urgence qui donne la priorité aux risques sanitaires (insalubrité, satur­­nisme…) et relègue dans l’ordre des priorités les autres problèmes, telle la suroccupation. Comme l’a montré Didier Fassin au sujet de la régularisation des étrangers, le contexte actuel est marqué par un poids croissant du corps et de la santé dans les procédures d’accès aux droits (Fassin, 2001). Dans le domaine du logement, c’est le passage par des filières spécifiques reposant sur l’urgence qui apporte une certaine protection (un relogement en HLM, un hébergement, une aide, etc.). Différents travaux montrent que tout se passe comme si les gouvernements avaient renoncé à réguler l’offre de logements dans son ensemble pour concentrer leurs efforts sur l’aide aux « populations défavorisées » (Vanoni, Robert, 2007 ; Lévy-Vroelant, 2006 ; Damon, 2002 ; Ballain, Maurel, 2002). Plus largement, cette tendance s’inscrit dans l’évolution décrite par Colette Bec d’un « État social » vers un « État des droits de l’homme », où la collectivité se donne pour obligation de mettre un terme aux situations les plus infamantes en maintenant un seuil de survie, passant d’une vision globale à une optique réparatrice de plus en plus ciblée (Bec, 2007).

En ce qui a trait au traitement politique du logement insalubre, la logique de l’urgence a plusieurs implications, liées au fait que les immeubles présentant des dangers sanitaires sont habités par les personnes disposant du moins de capitaux économiques et culturels, mais aussi le plus couramment en situation d’irrégularité du point de vue administratif et résidentiel (voir tableau 2). Elle a tout d’abord pour conséquence la remise en cause de l’« ordre social » et de la « logique de statut » dont l’objectif est, selon Serge Paugam, « d’aider les plus démunis au nom de l’idée de justice sociale et des devoirs de la collectivité à l’égard des nécessiteux, sans toutefois conduire à une modification substantielle de la structure existante » (Paugam, 2002 : XVI-XVII). La politique d’attribution a en effet pour spécificité de contrevenir au principe de « moindre admissibilité » (less eligibility) qui repose sur la conviction qu’il est nécessaire d’offrir aux personnes assistées un bien inférieur à celui obtenu par les personnes autonomes, sans quoi ces dernières risqueraient de faire le choix de l’assistance. Or, dans la capitale, une partie non négligeable de la population peine à se loger et dispose donc de moins bonnes conditions de vie que les personnes logées en HLM, où les normes d’habitation sont très strictes[3]. Un logement souvent « supérieur » à celui dont disposent ceux qui ne bénéficient pas de l’aide institutionnelle est donc attribué aux personnes secourues en raison de l’insalubrité. Par conséquent, la logique de l’urgence inverse la hiérarchie « de fait » des mal-logés établie par le marché immobilier. Elle bouscule les carrières d’ascension résidentielle progressive qui impliquent qu’une amélioration de la situation sociale se traduit par l’accès à un logement de meilleure qualité.

Tableau 2

Dispositif institutionnel dans lequel est compris le logement selon les caractéristiques sociales des habitants (en pourcentage)

Dispositif institutionnel dans lequel est compris le logement selon les caractéristiques sociales des habitants (en pourcentage)

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Champ : population occupant les immeubles dégradés parisiens.

Source : enquête SIEMP/ERIS, 2005

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En outre, tout se passe comme si la procédure d’urgence fondée sur la compassion introduisait des incohérences dans la logique « rationnelle-légale » (Weber, 1995) de l’action institutionnelle, qui repose sur le droit et des règlements impersonnels. Par exemple, d’un côté il est fait la « chasse » à l’irrégularité et les sans-papiers sont stigmatisés, mais de l’autre, dans le domaine du logement, le critère de la situation administrative se révèle secondaire par rapport à celui de l’urgence sanitaire. Ce renversement de la logique « rationnelle-légale » concerne éga­lement le principe de l’ancienneté, ou de la liste d’attente, les immigrés les plus récemment arrivés occupant souvent les logements les plus insalubres et les squats communautaires, ou ayant des enfants en bas âge, d’où leur relogement prioritaire. Du fait de ces caractéristiques, la politique de lutte contre le logement dégradé suscite des comportements stratégiques et des réactions de rejet des règles du jeu, surtout de la part de ceux qui ne parviennent pas à accéder à un logement de qualité malgré leurs arguments de légitimité statutaires (travail et papiers essentiellement) et se voient « dou­blés » par leurs concurrents dans la « course au logement social ».

La logique du pire

À la gestion institutionnelle de la question du logement selon l’urgence répond parfois la « logique du pire », c’est-à-dire un raisonnement selon lequel il faut être dans la situation la plus précaire possible pour voir sa situation s’améliorer en bénéficiant de la prise en charge institutionnelle. Grâce au bouche-à-oreille, au savoir transmis par les associations militantes comme Droit au logement (DAL) ou la Fondation Abbé Pierre et aux démarches auprès des institutions, les occupants finissent par avoir une vision relativement pertinente des filières menant au relogement. Ayant conscience de la priorité accordée à l’urgence sanitaire, ils en arrivent dans certains cas à considérer que mieux vaut être extrêmement mal logé avec l’espoir d’être un jour relogé en HLM, qu’habiter un logement salubre mais inadapté et être perpétuellement relégué dans la liste d’attente des demandeurs. Un squatteur témoigne :

Vous savez, ce que je peux vous dire, il est mieux d’être logé dans un squat avec l’espoir d’être relogé par l’OPAC[4] que de rester dans un logement salubre, petit, et que la mairie vienne pour dire que : « Ah tiens, c’est pas si mal le logement, il est petit mais il est pas si mal, il n’y a pas de problème d’insalubrité. » Alors que quand il y a un problème d’insalubrité, vous êtes relogé.

D’après lui, les gens hésitent peu entre passer leur vie dans un logement privé inadapté et sacrifier quelques années avec la perspective d’accéder à une HLM. Même si aucun des interviewés n’avoue avoir eu lui-même ce type de stratégie, nombreux sont ceux qui affirment connaître dans leur entourage des personnes ayant fait ce choix. Selon une personne de la DULE (Direction de l’urbanisme, du logement et de l’équipement), dès qu’une interdiction à l’habitation est prononcée dans un immeuble, les « places » se vendent pour bénéficier du droit au relogement, malgré les conditions de vie déplorables qu’elles impliquent. Une interviewée a ainsi payé 1000 euros le « rachat » de son logement dans un squat à l’ancien occupant. Le prix des « places » dans les squats est très variable et dépend notamment des liens qu’entretient l’acheteur avec le revendeur (quand il existe un lien familial ou amical, la somme exigée est moins élevée), mais il est clair que la perspective d’un futur relogement fait monter les enchè­res. Ce marché souterrain est une préoccupation essentielle des acteurs institutionnels qui prennent diverses précautions pour éviter ce phénomène (multiplication des états des lieux et des contrôles, murage des logements vides, mobilisation des occupants sur place pour éviter la venue de nouvelles personnes en échange de la promesse du relogement…). Bien sûr, en réalité, l’immense majorité des mal-logés n’a d’autres choix que de se rabattre sur ces solutions précaires, et la connaissance des priorités institutionnelles conduit le plus souvent à un simple immobilisme opportuniste quand les gens savent que leur logement est compris dans un dispositif conduisant au relogement. Malgré tout, les immeubles traités prioritairement par la SIEMP, en dépit de leur forte insalubrité, suscitent certains fantasmes du fait du relogement massif de leurs habitants. Puisqu’il faut tomber « le plus bas possible » pour accéder à des droits, certains en viennent aussi à attendre un « déclassement » social et résidentiel. Considérant que le fait d’être à la rue est un élément déclencheur pour la prise en compte institutionnelle, un homme vivant en hôtel meublé avec sa femme et ses enfants espère être expulsé. Certains acteurs institutionnels ont même constaté des dégradations volontaires dans les appartements. Les associations militantes peuvent parfois elles-mêmes s’inscrire dans cette « logique du pire ». En ouvrant des immeubles insalubres, au-delà de l’objectif politique et de celui d’assister les familles, le DAL sait que le danger que comportent les lieux sera un appui pour obtenir des relogements.

Cette gestion des problèmes selon l’urgence est à l’origine de fortes tensions entre les mal-logés et les acteurs institutionnels. Le traitement du saturnisme infantile, maladie directement liée à l’insalubrité qui déclenche une forte mobilisation institutionnelle, en est un exemple frappant (Dietrich-Ragon, 2009). Beau­coup de parents d’enfants exposés au plomb s’insurgent contre le fait qu’il faille attendre que les enfants soient « assez » intoxiqués pour se voir ouvrir l’accès à une HLM. Une personne du PACTE (Propagande et action contre les taudis) de Paris[5] résume bien le paradoxe qui rend les personnes peu enclines à accepter les travaux palliatifs contre le plomb et à adopter les mesures de précaution nécessaires :

Le paradoxe du plomb, c’est qu’il y aurait presque intérêt à ce que les enfants restent intoxiqués. Si vous relogez prioritairement les gens qui ont des enfants intoxiqués, qu’est-ce qui se passe pour les gens qui sont exposés à un risque et qui se démènent pour que leur enfant ne soit pas intoxiqué ? […] Parce qu’ils sont pas idiots : ils voient bien que les gens qui ont des enfants intoxiqués sont relogés. Donc ceux dont l’enfant a été intoxiqué, ils font tout ce qu’ils peuvent, ils portent les enfants dans les escaliers, ils prennent plein de précautions, la plombémie descend, et on leur dit : « Ah ben vous n’êtes plus prioritaires parce que votre enfant n’est plus intoxiqué. »

Bien sûr, là encore, les personnes ne se mettent pas volontairement dans une situation de danger sanitaire, comme cela a pu être dit, mais une fois placées devant l’urgence, elles tentent de profiter d’une situation enfin favorable au regard des priorités institutionnelles. C’est aussi dans cette logique que s’inscrit le refus de toute amélioration des conditions de logement grâce à des travaux financés par les institutions, afin de rester concurrentiel dans la « logique du pire ». Le « jeu » sur l’urgence conduit donc à une attitude mettant sans cesse en avant le danger sanitaire face aux institutions et à une forte réticence par rapport à toute action qui pourrait améliorer les conditions de vie sans conduire au relogement et donc reléguer le dossier dans la file d’attente. Au-delà de ces stratégies, la logique de l’urgence suscite des attitudes critiques très hétérogènes qui oscillent entre l’adhésion et la révolte.

La défense de la logique de l’urgence

Une partie des mal-logés adhèrent à la logique de l’urgence au nom de l’égalité, principe qui se fonde sur l’idée d’une égale dignité des personnes et qui implique une accession de tous aux biens élémentaires. Ils prônent un relogement des personnes dans les situations les plus dramatiques, dont l’intégrité physique est menacée, sans distinction de statut. Pour légitimer ce point de vue, certains utilisent la métaphore de la file d’attente à l’hôpital où l’on traite d’abord les urgences. De la même façon, ils pensent qu’il faut reloger selon la gravité des cas. Par exemple, selon un squatteur : « Même s’ils sont sans-papiers, il ne faut pas les laisser dans la rue. » Un autre squatteur explique : « On demande pas d’être riches, mais le minimum pour vivre avec ta famille dans des conditions dignes. » Ces personnes dénoncent donc le fait qu’on laisse des familles à la rue, qu’il ne soit pas porté assistance aux enfants qui risquent de s’intoxiquer au plomb, bref, que des situations d’« indignité » subsistent. Aussi, il existe une concordance entre ce mode de légitimation et le classement institutionnel des mal-logés qui fait précisément la part belle à l’urgence et à la protection de l’enfance.

Cette prise de position n’est pas étrangère à une situation favorable face à la procédure de relogement. Ces mal-logés cumulent en effet les difficultés économiques et sociales (ils sont couramment sans-papiers, travailleurs au noir, chômeurs…). Le fonctionnement du marché immobilier les ayant relégués dans les immeubles les plus insalubres, ils ont de grandes chances d’être relogés. D’autre part, leur adhésion à l’action institutionnelle repose sur une réticence générale à exprimer leur mécontentement. En effet, leur statut social précaire leur confère un faible sentiment de légitimité, ce qui les conduit à se satisfaire du traitement qui leur est réservé, ou du moins à ne pas exprimer leur insatisfaction. Ils considèrent d’ailleurs souvent le relogement moins comme un droit que comme un acte généreux de la part des institutions. Un locataire malien se défend de tout sentiment de révolte puisque les HLM sont la propriété de l’État qui est donc totalement maître de l’usage qu’il choisit d’en faire : « Il faut pas se révolter ! C’est pas ma maison. Si ils donnent, ils donnent. Si ils donnent pas, ils donnent pas. » Les personnes en situation irrégulière pensent tout particulièrement l’assistance comme une faveur puisque l’aide des institutions ne peut être une revendication liée à un statut. Le fait de se considérer de passage en France favorise cette attitude. Un tunisien émigré en 1968 dans l’unique objectif de travailler et qui n’a jamais pensé s’installer définitivement n’envisage pas un instant de revendiquer quoi que ce soit. Il estime que l’attribution des HLM dépend du bon vouloir des institutions : « C’est eux qui décident, c’est pas moi. » Ces personnes développent aussi une certaine rationalisation de leur situation en la considérant comme transitoire ou comme « dans l’ordre des choses ». Elles ne remettent pas en question les inégalités de conditions de vie. Beaucoup de mal-logés trouvent acceptable que les sans-papiers soient un temps moins bien logés que les personnes en situation régulière à condition de rester dans les limites de l’« acceptable ». Les sans-papiers eux-mêmes acceptent dans une certaine mesure le passage par cette sorte de « purgatoire », comme cet homme en situation irrégulière, arrivé de Côte d’Ivoire il y a quatre ans, qui travaille au noir et squatte un immeuble insalubre : « D’une manière générale, oui [je suis satisfait de mes conditions de vie]. Jusqu’à ce que j’aie quand même mes papiers. Pour pouvoir vivre plus, quoi. Là sinon je suis content… » Bien sûr, l’attitude des sans-papiers est aussi liée à la situation de marginalité sociale dans laquelle ils sont tenus. Comment exprimer un sentiment d’injustice alors qu’on est considéré comme n’ayant aucune existence sociale ni légale et que tout se passe comme si l’irrégularité rendait invisible aux yeux de l’administration ? Aussi, la régularisation marque souvent le point de départ de la révolte. Un squatteur arrivé du Sénégal en 2000 et régularisé en 2001 explique :

Si j’avais pas été régularisé, je m’en contenterais. C’est que dans ce pays on nous a appris que si vous n’avez pas de papiers, vous n’avez presque droit à rien. Mais du moment où depuis quatre ans je suis régularisé, je vois pas pourquoi je suis ici. Je devrais être logé, quoi. C’est à partir du moment où j’ai obtenu mes papiers, à partir du moment où j’ai travaillé, j’ai eu des ressources, je me suis senti mal à l’aise ici. Moi je disais, honnêtement on peut pas trouver mieux, si j’étais pas régularisé.

Ces observations sont valables selon la situation par rapport à l’emploi. Un certain nombre de personnes au chômage ou qui travaillent au noir considèrent que leurs problèmes de logement sont le reflet de ces difficultés sur le marché du travail et pensent que leur situation s’améliorera avec l’obtention d’un emploi.

Le fatalisme est en outre à relier à la trajectoire extrêmement précaire de ces personnes. Beau­coup d’entre elles sont arrivées récemment en France et, dans leur pays d’origine, ont toujours connu des conditions misérables, voire ont vécu des conflits militaires ou subi des persécutions. C’est le cas de squatteurs Sri Lankais pour lesquels la seule chose qui compte est d’être en France, d’où leur très grande tolérance à l’égard de leurs conditions de vie. Un élément récurrent dans le discours de ces personnes est d’ailleurs la conscience de l’absence de choix liée à ce passé très précaire. Com­me l’a montré Richard Hoggart, ceux qui ont toujours vécu dans la misère sont conduits à adopter les attitudes qui rendent cette vie « vivable » et à faire « contre mauvaise fortune bon coeur » (Hog­gart, 2004). Jean-Claude Chamboredon et Madeleine Lemaire, au sujet des habitants d’un grand ensemble, montrent aussi que la signification de l’habitat est fonction de la trajectoire sur laquelle s’inscrit chaque groupe et du degré de liberté par rapport aux con­traintes qui définissent l’accès au logement (Chamboredon, Lemaire, 1970).

De surcroît, quand bien même ils sont dans les situations les plus précaires de l’échantillon étudié, les mal-logés les plus disqualifiés socialement ne le perçoivent pas de cette façon. Cette manière de relativiser leur situation est certainement en partie liée au fait que beaucoup d’entre eux ne disposent pas d’une vision globale de la société française : ils comparent alors leur logement à celui des gens de leur milieu, voire à celui de leurs compatriotes restés au pays quand ils sont immigrés. D’après Guy Boudimbou, le standing d’un logement s’apprécie par rapport au précédent et, dans un premier temps, les immigrés con­golais qu’il étudie se comparent non pas aux Français mais aux Congolais restés en Afrique (Bou­dimbou, 1991). Dans l’enquête sur les mal-logés parisiens, ceci est particulièrement vrai pour ceux qui vivent en communauté fermée. Les enquêteurs ont été plus d’une fois désarçonnés par des réponses qui semblaient totalement improbables et en décalage avec la réalité objective. Les Sri Lankais évoqués à l’instant considèrent ainsi que leurs conditions de logement sont « moyennes » alors qu’ils habitent un taudis sordide dont les plafonds sont soutenus par des étais. Ce constat fait écho à la notion de « pauvreté intégrée » (Paugam, 2005) qui implique que la pauvreté objective, telle qu’elle peut être mesurée à partir du revenu ou des conditions d’existence, se distingue fortement de la pauvreté subjective : les plus démunis d’un point de vue monétaire et matériel ne sont pas ceux qui se considèrent comme les plus pauvres et, à revenu égal, un ménage qui a toujours connu des conditions de vie déplorables est moins susceptible de se plaindre qu’un ménage qui a connu auparavant une meilleure situation. Du fait de ce phénomène, qualifié par les économistes d’« attrition des préférences », ceux qui sont visés par la logique de l’urgence sont ceux qui ont le moins conscience d’être dans une telle situation.

Les occupants des immeubles traités en priorité par la SIEMP sont donc les moins révoltés. Ceci est d’autant plus vrai qu’ils sont généralement faiblement avancés dans la « carrière du mal-logé » : leur demande de logement est souvent relativement récente et ils ont effectué peu de démarches auprès des institutions. Ils conservent donc foi en un dénouement heureux de leur situation. Il en va tout autrement des personnes qui contestent les règles du « jeu » institutionnel et, à la place de la logique de l’urgence, en appellent à un respect des règles de classement des individus fondées sur le statut.

Face à la logique de l’urgence : la logique de statut

Les personnes qui critiquent la logique de l’urgence disposent d’un statut social relativement établi sans que celui-ci leur confère toutefois les moyens de se loger décemment. Ils font partie des mal-logés aux conditions de vie les moins défavorables, pour lesquels le logement constitue la « pièce manquante », c’est-à-dire le seul élément qui fait défaut à l’intégration. La crise de statut, qui résulte du décalage entre le statut social des individus, ou leur « valeur sociale », et leurs conditions de vie objectives, est donc au fondement de leur révolte. Ce décalage peut être rapproché de celui qui existe entre l’« identité sociale virtuelle » et l’« identité sociale réelle » (Goffman, 1975). L’image que les personnes se font d’elles-mêmes (du fait de leur trajectoire et de l’avenir qu’elles projettent) est supérieure à celle que leur renvoient leurs conditions de vie. M. A., d’origine marocaine et arrivé en France avec ses parents à l’âge d’un an, est exemplaire de cette situation. À l’époque, son père était ouvrier et sa mère femme au foyer. Il a suivi des études supérieures et obtenu un DEUG d’administration économique et sociale et est aujourd’hui manager chez Total, ce qu’il considère comme une ascension sociale par rapport à son père. Malgré cela, il habite toujours avec ses parents, sa femme et ses enfants dans un studio insalubre, et vit cette situation comme une humiliation. Ces personnes ont donc toutes les caractéristiques qui devraient les classer dans la catégorie des personnes insérées et respectables, mais le fait qu’elles vivent dans des taudis les stigmatise et constitue une ombre à un tableau qui aurait pu être relativement cohérent. Une femme ressent ce « désaccord » en permanence :

Quand je vois des gens dans la rue, ils me disent : « C’est pas possible, vous habitez là-dedans, une dame comme vous ? » Les gens se disent : « Qu’est-ce qu’elle fait dans cet immeuble, cette dame bien ? »

Comme les chômeurs qui se sentent assimilés aux fainéants (Schnapper, 1994), l’habitat des mal-logés qui disposent d’un certain statut risque de les rabaisser au niveau des individus « déshonorés » et méprisables. La crise de statut est donc un élément crucial dans le sentiment que l’identité sociale est menacée. De la même façon que certains cadres mal payés étudiés par Dubet ont l’impression qu’on leur a accordé un « pseudo-statut » et de n’être que de « faux cadres » (Dubet, 2006 : 317), le logement dégradé est pour ces personnes le signe d’un statut « au rabais » dans la société française. De surcroît, face à leur incapacité à se loger convenablement qui paraît incompréhensible au regard de leur statut, elles considèrent que si elles sont dans cette situation, c’est forcément qu’elles ne sont pas placées sur un pied d’égalité avec les autres citoyens. Aussi, à l’inverse de ceux qui adhèrent à la logique de l’urgence, elles pensent souvent qu’elles font l’objet de discriminations, comme M. A. :

Moi, j’ai un travail, pourtant, et… et un putain de travail ! Donc… J’ai là, voilà, j’ai un portable. Là, je suis parti à Auchan, j’ai claqué 20 euros pour les courses. D’accord ? Je ne suis pas défavorisé. […] C’est ça qui est dur. C’est… c’est que… C’est, tu dis, à la limite, qu’est-ce qu’on demande ? On demande un truc décent. Qu’est-ce que c’est décent ? Je te disais c’est quoi, c’est une douche, c’est une salle de bain, c’est une cuisine, c’est une chambre pour moi et ma femme, c’est une chambre pour moi ou mon gosse, c’est un salon où tu peux inviter les gens, avec joie. Et… Quoi d’autre ? C’est tout, je demande que ça. Et ça, on l’a pas. Et je me dis : « Mais tiens, c’est bizarre, j’ai de l’argent, mais j’arrive pas à avoir ce que je veux. »

D’une façon générale, ces personnes ont le sentiment d’un marché de dupes : mises dans l’injonction de travailler et de s’insérer socialement, l’équation travail/ logement est en fait brisée, voire inversée. Elles sont alors déçues par les institutions en lesquelles elles ont perdu confiance : alors qu’elles avaient placé en elles tous leurs espoirs, elles éprouvent un sentiment d’abandon et considèrent qu’elles ont été abusées, trompées.

Face au paradoxe lié à la logique de l’urgence qui fait que ce n’est plus le travail qui assure l’accès au logement de qualité, mais au contraire la mise au ban de la société et le passage par une situation de grande marginalité, elles en appellent à une réhabilitation du « contrat social » qui consiste à assurer un logement décent à ceux qui travaillent et ont des revenus. Elles pensent aussi souvent qu’il faut reloger les Français et les immigrés en situation régulière avant les sans-papiers et, d’une façon générale, ceux qui sont sur le territoire français depuis le plus longtemps. M. B., Français d’origine algérienne qui squatte un immeuble relativement peu dégradé et qui travaille comme chauffeur-livreur, est repré­sentatif de cette position :

Moi j’ai une carte d’identité depuis 1966. Je suis français. Ça veut dire quoi ? Donc, moi je reste dehors ou je reste dans un squat et eux [ceux qui arrivent de l’Afrique], ils arrivent, ils ont des appartements, parce qu’ils ont des enfants. Ça, c’est pas logique. Faites des choses et des aides pour les gens qui sont ici d’abord, pour les gens français, pour les gens qui travaillent, qui ont de l’argent pour payer leur loyer, et puis ils te payent et tout… Donc et après, occupez vous des étrangers.

Ces personnes s’insurgent aussi contre la compassion institutionnelle qui place la protection de l’enfance en tête des priorités. M. B. vit seul et trouve injuste que le fait d’avoir un enfant permette de « sauter » des places sur la liste d’attente :

Attendez, l’enfant, même il habite dans un squat, ben c’est un enfant, il est venu en retard et ses parents sont venus en retard, ils ont fait la demande, ils travaillent pas, ils attendent. Ah bah oui ! C’est pas l’État qu’il va s’occuper, hein. Voilà. Attendez. Chacun son tour. Je sais pas, moi, je fais la queue chez la boulangerie, je ramène un enfant, je dis : « Voilà j’ai un enfant, je passe en premier ! » Bah j’attends. J’attends mon tour, même si l’enfant est fatigué.

Puisque ces personnes font partie des mieux lotis des mal-logés, leur prise en compte implique de sortir d’une logique purement humanitaire. C’est pourquoi elles prônent une politique plus ferme, moins sensible à la détresse humaine mais plus attentive au statut. C’est le cas de M. B. :

Y a pas d’enfants, y a rien du tout, y a pas des histoires de… hein. Ça, c’est… La France, c’est trop humain et trop con. […] Ils ont trouvé l’assistance et là, ça marche, hein. Moi si j’irais à… chez l’assistance, elle va me dire : « Monsieur, vous avez des papiers, vous travaillez, débrouillez-vous. » Donc si quelqu’un qui n’a pas de travail, il n’a pas de papiers, il n’a rien du tout, il sera aidé vraiment : logement, CMU…

Le préjugé récurrent selon lequel les travailleurs français disposeraient de situations moins favorables que les assistés étrangers (Taguieff, 1991) est ici repris par les immigrés réguliers à l’encontre des sans-papiers et des chômeurs. Comme le constate Dubet, les exclus sont soupçonnés de ne pas avoir beaucoup de mérite et de « profiter » de l’État-providence, et cette condamnation est d’autant plus forte que ceux qui la formulent sont proches de l’exclusion et craignent d’être exclus à leur tour (Dubet, 2007). Les mal-logés qui contestent la logique de l’urgence mettent donc en oeuvre des stratégies de distinction sociale face aux « profiteurs », aux fainéants, aux « mauvais locataires », enfin à tous ceux qui seraient indignes de l’assistance mais profiteraient pour­tant illégitimement des relogements. Ils développent alors une vision caricaturale de ceux dont ils cherchent à se distinguer tout en soulignant l’exemplarité de leur comportement (ils mettent en avant des valeurs comme l’intégrité, la droiture, l’honnêteté et s’opposent volontiers à la « racaille », aux tricheurs et aux fainéants). L’objectif est bien sûr de montrer qu’ils sont plus légitimes à prétendre au relogement. Sur le fond, ces personnes contestent le fait qu’il soit nécessaire de passer par des situations extrêmes pour se loger convenablement. Selon M. A. :

Pourquoi passer dans une souffrance extrême pour avoir un putain d’appartement ? Alors que t’as tous les critères, et même la thune. Ça veut dire que t’as un boulot, t’as tout, t’as tes papiers… T’es… t’es… t’as tout, quoi.

Pour ceux qui disposent d’un certain statut, le passage par cette sorte de purgatoire revêt quelque chose d’intolérable et de profondément injuste.

Tous les ingrédients sont donc réunis pour que ces personnes expriment leur mécontentement : elles ont peu de chances d’être relogées et se sentent légitimes à exprimer leur insatisfaction. D’au­tant plus qu’à l’inverse des personnes plus marginales, elles disposent d’une vision globale de leur positionnement dans la société et se comparent aux gens de leur milieu mais aussi à l’ensemble de la population française, d’où leur sentiment de frustration sociale et d’humiliation. En outre, elles sont souvent assez avancées dans la « carrière du mal-logé » : elles ont généralement multiplié les démarches face aux institutions et éprouvent alors un sentiment de blocage. L’expression « c’est tombé dans les oubliettes » utilisée par une personne traduit bien leur impression d’abandon. Le discours de M. B. est révélateur de cette désillusion :

Relancer, relancer, relancer : moi je relance, hein. Chaque fois. Relan­cer, relancer. Voilà. Mairie, remplir des papiers… À chaque fois, pour la commission. Rien du tout, rien du tout. Aucune réponse. Des fois, ils répondent. Ils répondent parce qu’ils ont des lettres prêtes. Elles sont déjà écrites. Ils mettent que le nom et l’adresse, et la signature. C’est tout. Et ils envoient pour tout le monde. C’est des prospectus, hein. Ils sont déjà faits. […] Ils nous font des promesses : « Oui oui oui oui oui oui. » La mairie, les tonnes de lettres du maire : « Oui, on a reçu votre dossier, oui oui oui oui, oui, on va le traiter, vous êtes parmi les gens en vigueur, machin… » Tout le temps les mêmes histoires !

Bien sûr, les institutions ne sont pas toujours restées totalement muettes face à cette détresse. Mais, paradoxalement, même pour ceux dont elles se préoccupent, l’absence de résultats tangibles accroît la rancoeur et la perte de crédit accordée à la parole institutionnelle. Une locataire ne croit plus être considérée comme prioritaire car on lui a déjà maintes fois tenu ce discours : « Tout le temps il y a des gens qui viennent visiter. La préfecture, la mairie… Ils ont dit qu’ils feront des choses mais ils n’ont rien fait ! » Avec le temps, ces personnes finissent par perdre con­fiance et par entrer dans une attitude de défiance face aux institutions. Surtout, au lieu du relogement, elles se voient proposer des travaux d’amélioration de l’habitat qui, le plus souvent, ne constituent pas une solution, essen­tiellement du fait de la suroccupation. M. A. s’est par exemple vu proposer des travaux palliatifs contre le plomb qu’il juge incohérents puisqu’ils ne résoudront pas sa situation (ils vivent à cinq dans un studio). Sa révolte le pousse à faire pression sur les institutions en multipliant les courriers et les demandes d’entretien et à tenter de fédérer le mécontentement des habitants de l’immeuble. Il n’y parvient toutefois pas, précisément car certains (les Maghrébins) estiment qu’il serait injuste que leurs voisins africains (plus récemment arrivés et souvent avec de jeunes enfants) soient relogés. Les premiers reprochent aux seconds de tenter de profiter illégitimement du relogement et critiquent le fait qu’ils puissent être favorisés au nom de la protection de l’enfance.

Les personnes qui contestent la logique de l’urgence sont donc dans des situations rarement considérées comme « urgentes » par les institutions. Pourtant, elles sont celles qui vivent leur situation sur le mode le plus dramatique et se sentent les plus légitimes à être relogées, d’où leur sentiment d’injustice, les conflits avec les institutions et l’aigreur face aux personnes favorisées par la logique de l’urgence. Cepen­dant, leur révolte s’exprime de façon très peu démonstrative : elles adhérent peu à des associations militantes et se mobilisent rarement sur la place publique. En effet, elles contestent le bouleversement de la file d’attente lié à la pression militante. Elles développent plutôt un sentiment d’aigreur sociale et des réactions de rejet et de repli sur soi.

La mise en évidence des attitudes face à la logique de l’urgence montre que, malgré une préoccupation similaire (l’accès à un habitat de qualité), les valeurs défendues par les mal-logés sont hétérogènes. Ceux qui adhèrent à la logique de l’urgence prônent un relogement des personnes dans les situations les plus dramatiques, sans distinction de statut. À l’inverse, ceux qui la contestent se prononcent en faveur d’une politique plus sélective fondée sur la logique de statut et cohérente avec la logique « rationnelle légale » des institutions : ils demandent l’application du droit sans qu’aucune autre préoccupation n’interfère dans l’ordre des priorités. Ceci a des conséquences sur leur mobilisation : seuls les premiers se rapprochent des associations militantes qui se battent pour le relogement des personnes dans les situations les plus dramatiques, souvent sans prise en compte du statut, ce qui est beaucoup plus compliqué pour les seconds. La mobilisation de principes opposés explique donc en partie l’absence de grands mouvements revendicatifs communs. Ce constat n’est pas isolé : diverses études montrent que, malgré la proximité objective de leurs situations, les groupes socialement disqualifiés ne partagent pas toujours un sentiment de communauté mais sont très souvent divisés. Le fait que les personnes soient en concurrence pour l’allocation d’un bien rare permettant d’accéder à une autre « place » sociale et, de surcroît, attribué selon la logique de l’urgence, favorise cet éclatement. Un autre enseignement est que les sentiments d’injustice procèdent des injustices locales et pas seulement des inégalités globales inscrites dans la stratification sociale. Certes, la position dans l’espace social détermine celle sur le marché immobilier et donc les chances de prise en compte institutionnelle. En même temps, l’étude des attitudes face à la logique de l’urgence met en évidence que les gens se positionnent de façon pragmatique, en référence au contexte particulier du plan de résorption du logement dégradé. Surtout, un résultat primordial est que la focalisation exclusive sur l’urgence apparaît contreproductive du point de vue de la cohésion sociale : le processus d’intégration n’étant plus sanctionné positivement, les « carrières » des personnes disqualifiées socialement dans les dispositifs institutionnels deviennent des processus d’apprentissage de la révolte face aux institutions et de rejet de l’autre.