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Quelles que soient les conditions d’immigration, les statuts à l’arrivée et les contextes d’accueil, la question des réseaux familiaux transnationaux des immigrants revient comme une constante dans les recherches internationales. Si on a longtemps opposé les cultures occidentales individualistes aux cultures traditionnelles communautaristes, les immigrants sont maintenant perçus comme porteurs d’une alternative, voire d’un syncrétisme qui annule cette bipolarisation. C’est au travers de leurs réseaux familiaux transnationaux que circulent transmission et changement, tradition et modernité. C’est grâce à ces réseaux aussi que se traversent des frontières non seulement géographiques mais aussi symboliques et culturelles, amenant des transformations dans la vie des familles tant dans les pays d’accueil que dans les pays d’origine. Finalement, ces réseaux permettent une recomposition originale des liens familiaux, des appartenances et des rapports intergénérationnels en les reconfigurant autrement dans le temps et dans l’espace.

Plusieurs recherches ont été menées sur les familles immigrantes, d’une part, et sur le transnationalisme, d’autre part, mais il paraît pertinent et particulièrement fructueux de croiser aujourd’hui ces deux perspectives. C’est ce que nous proposons dans le présent numéro thématique.

Dans ce texte introductif, nous poserons les éléments de contextualisation des articles qui suivent, en dégageant d’abord les perspectives actuelles concernant les champs des familles immigrantes et des réseaux transnationaux. Nous proposerons ensuite, à partir de nos diverses recherches, trois modèles d’articulation théorique des réseaux familiaux transnationaux en présentant les espaces et les temps en jeu, en réfléchissant à leur composition et en exposant quelques-unes des fonctions qu’ils remplissent. Au travers de ces fonctions, nous questionnerons leurs articulations avec les programmes et les politiques, locales, nationales et internationales. Finalement, nous poserons trois axes d’analyse qui traversent ces différentes configurations des réseaux familiaux transnationaux contemporains, l’un basé sur leur structuration dans l’espace, le second sur les liens intergénérationnels qu’ils permettent, suscitent et entretiennent, et le troisième sur les politiques sociales et publiques qui, dans le domaine de l’éducation ou de la santé, parfois les accompagnent, parfois les parasitent. C’est au travers de ces trois axes que nous présenterons les textes de ce numéro et en analyserons quelques dimensions transversales pour conclure sur les nouvelles pistes de savoirs et d’actions produites ici, qu’elles portent sur les stratégies de citoyenneté au coeur des réseaux transnationaux ou sur les orientations politiques qui les encourageraient.

Familles immigrantes et réseaux transnationaux

Après avoir été analysées comme porteuses de problèmes sociaux et psychologiques pour leurs membres durant les années 1980-1990, les familles immigrantes ont fait l’objet, en ce début de XXIe siècle, d’études qui les approchent au travers de leurs stratégies, dynamiques et compétences (Vatz Laaroussi, 2001 ; Bolzman, 2007). On est passé d’une perspective psychologisante voire pathologisante à un regard constructiviste et social qui permet de parler de leurs recompositions et transformations dans la migration. En ce sens, les recherches sur les familles migrantes ont suivi le mouvement des études sociologiques sur les familles. Après avoir longuement discouru sur la fin de la Famille, institution universelle et première cellule sociale, les sociologues de la famille l’abordent maintenant au travers de ses mouvances, de la diversité de ses configurations, de l’originalité des fonctions sociales que ces nouvelles cellules du champ familial remplissent désormais.

De la même manière, les années 2000 ont vu fleurir de nombreuses études dans le champ des migrations, qui est devenu, tant en Europe qu’en Amérique, un nouveau terrain de recherche sociologique. Alors qu’en Europe on s’interrogeait sur les questions d’intégration et de circulation (Tarrius, 2002), en Amérique du Nord on sortait du domaine traditionnel des études ethniques ou des recherches psychologiques sur l’acculturation pour composer un nouveau paysage d’analyse des processus migratoires. D’un côté et de l’autre de l’Atlantique, les concepts de mobilité (Dureau et Hily, 2009), de diversité, de métissages et de médiations interculturelles (Guilbert, 2004) ont été développés et illustrés dans des domaines variés.

Les études concernant les familles immigrantes se situent à la confluence de ces deux courants en mouvement, l’un touchant la famille, l’autre la migration. Une revue des derniers travaux portant sur les familles immigrantes en Europe et en Amérique du Nord, permet de dégager les mots clés qui sont à l’ordre du jour dans ces recherches, concepts dont plusieurs peuvent être rattachés à des courants postmodernes tant en sociologie que dans des disciplines comme l’éducation ou l’histoire. On y parle de trajectoires et de parcours de migration en insistant sur leur importance dans la mise en oeuvre des dynamiques d’intégration (Vatz Laaroussi, Bolzman et Lahlou, 2008). On y met en l’avant les concepts d’histoire et de mémoire familiale comme étant des vecteurs de transmission culturelle aussi bien que des tuteurs de résilience (Vatz Laaroussi, 2007). Tout comme en sociologie de la famille, on s’intéresse au Roman familial (Montgomery, 2009), on réfléchit à l’histoire familiale singulière de migration et à sa reconstruction par les divers membres de la famille (Rachédi, 2009).

Plutôt que de s’attarder aux écarts culturels entre les familles immigrantes et les institutions sociales, on tente de saisir des modèles de collaboration, de partenariat, de concertation, de communication et de médiation qui se développent dans cet entre-deux. Ainsi, on analyse les collaborations possibles entre les familles immigrantes et l’école (Kanouté et al., 2008) ou les relations entre le système sociosanitaire et les migrants (Bolzman, 2009), ou encore on s’intéresse à de nouveaux espaces transitionnels comme les associations qui font le pont entre les familles immigrantes et les institutions sociales (Manço et al., 2004). On en arrive à parler de stratégies familiales d’insertion et de familles citoyennes au travers de leurs appartenances, dynamiques et participations sociales et politiques (Vatz Laaroussi, 2004).

Les membres des familles sont présentés comme des acteurs mettant en oeuvre des stratégies collectives et individuelles tant dans l’intérêt de la famille comme unité, que dans celui de ses membres dans leur individualité. Les séparations, divorces, conflits intergénérationnels continuent à faire l’objet d’études, mais on les envisage souvent comme des reconfigurations ou des recompositions familiales en lien avec des contextes et avec la liberté des acteurs. On tente aussi de mieux comprendre les interactions et transactions en jeu : stratégies de résistance ou de contournement face à des prescriptions culturelles et religieuses comme le mariage forcé ou arrangé, par exemple (Dequiré et Terfous, 2009).

Par ailleurs, on aborde de plus en plus des séparations familiales non volontaires, celles qui sont liées aux politiques migratoires et aux déplacements des réfugiés dans des contextes de violence. Ainsi, plusieurs recherches en Suisse, en Espagne ou au Québec portent sur les mineurs isolés, ces jeunes qui arrivent seuls et demandent l’asile dans un pays d’émigration. Au nom des droits de l’enfant, la majorité des pays ne peuvent les refouler comme les adultes. Ils deviennent ainsi un pont entre leur famille restée au pays d’origine et le pays d’immigration. D’autres études portent sur les séparations familiales qui sont directement liées aux politiques des pays d’accueil : refoulement des adultes ou de certains membres de la famille sans papiers, longueur des procédures de regroupement familial, politiques restrictives quant aux membres des familles considérés comme pouvant bénéficier du regroupement, par exemple.

Les concepts relatifs à la mobilité des familles sont aussi au coeur de plusieurs recherches qu’on parle des expatriés pour raisons professionnelles et de leurs choix de vie familiale, des familles transfrontalières dont un membre franchit quotidiennement une frontière pour aller travailler (Bolzman et Vial, 2007), ou encore des familles qui se séparent pour la saison de travail d’un de ses membres dans un pays voisin. La mobilité secondaire, celle qui se produit après une première migration internationale, fait aussi partie des éléments qui permettent de dégager des spécificités des familles immigrantes. Certaines se déplacent ensemble alors que d’autres vont avoir une économie de mobilité, certains membres se stabilisant à un endroit alors que les autres, pour le travail ou pour les études, se déplacent périodiquement.

Les fonctions remplies par les familles immigrantes sont maintenant abordées vis-à-vis des institutions extérieures, mais aussi à l’intérieur auprès de certains de leurs membres vulnérables, comme les enfants, les malades ou les personnes âgées. Cette fois-ci on parle de solidarité intergénérationnelle, mais également de prise en charge familiale des problèmes de santé et de vieillissement. Comme les autres, les familles immigrantes ont leurs aidants « naturels » et leur fardeau générationnel.

Finalement, au travers de ces nouvelles dimensions étudiées à partir des familles immigrantes, les chercheurs ont dû déplacer leur intérêt et leur regard de la famille nucléaire installée dans la société d’accueil vers des espaces beaucoup plus larges. La mobilité, les partenariats, les liens intergénérationnels s’ils sont familiaux, dépassent les frontières du lieu de vie d’une partie de la famille immigrante pour rejoindre les espaces d’émigration et ceux qui y sont restés.

On en vient dès lors à élaborer le concept de familles transnationales qui rend compte de cette nouvelle réalité spatiale et familiale. On l’aborde d’abord au travers des familles séparées à travers le monde, et plusieurs études portent sur les femmes d’Ukraine, du Mexique, du Pérou ou du Maroc qui quittent enfants et conjoints pour aller travailler à l’étranger, parfois pour prendre soin des enfants et personnes vulnérables des autres familles. Leurs enfants sont souvent confiés aux grands-parents, et ces femmes deviennent le chef de file d’une famille despatialisée mais jouant toujours ses fonctions de soutien, de transmission et de continuité. L’étude des familles transnationales a permis de développer de nouveaux concepts et cadres d’analyse comme le modèle de l’aide transnationale intergénérationnelle de Baldassar et al. (1999, 2008). On s’intéresse ici aux soins à distance entre membres des familles transnationales, mais aussi au soutien émotif qu’elles continuent à s’apporter. On y développe le concept de maternité transnationale ou à distance et on réfléchit sur les effets des migrations pour ceux qui restent au pays, souvent les plus vieux et les plus jeunes (Mummert, 2009). J. Le Gall (2005), à la suite d’un bilan des études sur les familles transnationales, conclut que ces nouvelles formes familiales enrichissent et déstabilisent les visions occidentales de la famille, nucléaire et monospatiale. On peut imaginer que c’est aussi une manière de réintroduire le concept de famille élargie dans la compréhension des dynamiques familiales contemporaines, et finalement ces études et leurs questions débouchent irrémédiablement sur le concept de réseaux. Ces familles déterritorialisées, multispatiales, mobiles et dynamiques ne fonctionnent-elles pas comme des réseaux transnationaux ? Elles semblent en épouser de plus en plus les caractéristiques spatiales et relationnelles et il paraît à la fois pertinent et urgent de se questionner sur ces réseaux familiaux transnationaux.

Mais que sait-on des réseaux transnationaux ? Il s’agit d’un terme qui apparaît souvent dans les recherches récentes sur les migrations, surtout à partir des années 1990. Comme l’indiquent Hily et al. (2004), ce terme peut avoir une pluralité de significations. Ils retiennent surtout l’idée que le réseau constitue une structure intermédiaire entre les migrants individuels et le contexte social (2004). En nous inspirant de Valérie Amiraux (1999), nous proposons de définir un réseau transnational comme une forme d’organisation sociale, composée d’individus ou de groupes, dont la dynamique vise à la perpétuation, à la consolidation et à la progression des activités de ses membres dans une ou plusieurs sphères sociales, et ceci en marge ou au-delà de l’organisation étatique. Dans le cas des migrants, le réseau consiste en un ensemble de relations interpersonnelles liant les émigrés, les migrants de retour et leurs proches, leurs amis, leurs connaissances ou leurs compatriotes restés au pays. Les réseaux des migrants traversent ainsi les frontières étatiques, puisqu’ils ont leur ancrage dans une pluralité de territoires. À la différence des groupes sociaux, dotés d’une certaine stabilité et caractérisés par les relations face à face, la morphologie des réseaux est mouvante, fluide, aux contours flous.

Du point de vue des relations sociales, comme le signale Mark Granoveter (1973) dans un article devenu un classique de la sociologie, les réseaux peuvent être caractérisés par la prédominance des liens forts, impliquant des obligations réciproques et une importante pression normative sur leurs membres, ou par des liens faibles, avec moins d’obligations et de contrôle social, mais plus de risques pour leurs membres individuels. Les réseaux constituent donc à la fois une ressource et une contrainte : ressource, parce que l’on peut s’appuyer sur eux pour contourner des obstacles, mais également contrainte, parce qu’ils impliquent des obligations (rembourser des dettes par exemple), ou un contrôle social qui limite la marge de manoeuvre des individus (limitation des contacts avec des personnes extérieures au réseau par exemple). En tout état de cause, l’étude des relations interpersonnelles activées par les migrants permet d’analyser comment se combinent des liens forts et des liens faibles dans la constitution d’un capital social et dans l’accès à des ressources interpersonnelles (Weber, 2009), mais comment aussi cet accès peut avoir comme contrepartie le fait de renoncer à d’autres ressources potentielles.

Le développement de nouvelles technologies (Internet, Skype, cartes téléphoniques prépayées, téléphones mobiles, etc.) et la démocratisation des voyages (compagnies à bas prix) jouent un rôle important dans la structuration, le maintien et le développement des réseaux transnationaux des migrants. En effet, les premières permettent une communication régulière à distance, alors que les seconds facilitent une reprise directe des contacts relativement constante. À travers les nouvelles technologies, les migrants sont constamment présents dans les vies de leurs proches, même si leur présence est virtuelle.

Ainsi, leur absence peut être compensée par des modes de communication directs et instantanés qui leur permettent de prendre part à distance à la vie de leurs proches. Ils peuvent non seulement donner et recevoir des informations, mais aussi être impliqués dans la prise de décisions sur toutes sortes de questions concernant les personnes significatives pour eux. Les réseaux permettent ainsi la préservation de la continuité des liens tout en donnant la possibilité de l’ouverture à de nouvelles relations de part et d’autre des frontières. Ils permettent des moments de renforcement des liens ou de distension de ceux-ci, selon les circonstances, les contextes et les parcours de vie des personnes qui les composent.

Les réseaux jouent en outre un rôle de socialisation à distance, facilitant des transformations des manières d’agir, mais aussi de penser et de sentir ici et là-bas. En quelque sorte les réseaux jouent donc un rôle normatif, contrôlant leurs membres, même à distance, mais permettant aussi leur adaptation à de nouveaux contextes, ouvrant parfois la voie à l’acceptation de nouveaux comportements. Ils ont en quelque sorte une fonction de médiation interculturelle en devenant des vecteurs de la circulation d’informations, d’idées, de styles de vie, de produits en leur sein. Les réseaux transnationaux se trouvent ainsi à l’interface entre le local et le global : les expériences locales d’ici viennent nourrir les réalités de là-bas et inversement. En particulier, les générations issues de l’immigration, qui n’ont pas nécessairement une connaissance directe ni très approfondie du pays de leurs parents, peuvent bénéficier de l’existence des réseaux pour y préserver des liens concrets et symboliques, et même agir sur le développement de ce pays sous forme des transferts sociaux (social remittances), tels que des connaissances scientifiques ou des nouvelles technologies (Levitt, 1997).

En tant que canal privilégié de circulation d’informations, de biens, d’argent et de services, les réseaux peuvent constituer des formes de soutien et de solidarité à distance. Diverses recherches ont mis en évidence l’importance des transferts d’argent de ceux qui partent pour la subsistance de leur proches restés au pays (Stark, 1991), les premiers devenant en quelque sorte la « sécurité sociale » des seconds, leur garantie de subsistance, voire de l’amélioration de leurs conditions de vie et de leur statut social dans la société d’origine, comme c’est le cas par exemple des jeunes Mauritaniens par rapport à leurs familles (Bolzman et al., 2010). Les réseaux peuvent également constituer une source de soutien à l’émergence d’un entrepreneuriat ethnique en lien avec la société d’origine, comme cela a pu être mis en évidence en Amérique du Nord (Portes, 1995).

Une autre fonction très importante du réseau consiste à faciliter la migration, en réduisant les coûts et les incertitudes liées à l’acte de migrer lui-même, mais aussi à l’éventuelle hostilité des États récepteurs, dans un contexte de fermeture des frontières à certaines migrations (Massey et al, 1998), comme nous le verrons dans plusieurs contributions à ce numéro. En effet, le réseau fournit des informations, procure une aide financière, aide à trouver un travail et un logement, socialise les nouveaux venus aux exigences du nouveau contexte. De nombreux migrants partent parce qu’ils savent qu’ils trouveront des connaissances qui vont les soutenir et les guider à leur arrivée dans la nouvelle société. Sans l’appui de ces personnes, auxquelles ils sont liés, ils ne se risqueraient peut-être pas à partir vers une autre société. Les réseaux constituent ainsi une forme de capital social. Ils représentent une base pour constituer des chaînes migratoires, où circulent de l’information, des appuis et des migrants. En effet, chaque nouveau départ représente pour ceux qui restent une ressource potentielle. Il facilite les nouveaux exils : les partants seront souvent en lien avec de nouvelles personnes, élargissant ainsi le réseau. De ce fait, les réseaux constituent le principal moyen de reproduction et d’amplification de la migration. Ils tendent à s’élargir et à se densifier, jouant un rôle multiplicateur.

Ainsi, même si les réseaux se mettent en place sous l’influence d’autres facteurs, souvent structurels, tels que les politiques de recrutement des États de destination ou des problématiques liées à la violence politique et à l’exil, leur existence peut expliquer pourquoi les migrations continuent alors que leurs causes premières ont disparu. De plus, les réseaux permettent la mise en place des stratégies circulatoires, permettant non seulement d’émigrer, mais aussi de réémigrer, de revenir ou de repartir.

On constate dans cet état des lieux portant à la fois sur les réseaux et sur les familles des migrants que ces deux champs conceptuels se rejoignent sur leur définition transnationale ainsi que sur certaines fonctions, comme le soutien, la continuité et la socialisation, dont ils sont ensemble et différemment porteurs. Par contre, les analyses montrent aussi que les concepts de réseaux et de familles ne peuvent se substituer l’un à l’autre, même si le transnationalisme permet souvent de les rapprocher. Nous nous intéresserons dans la partie suivante aux différentes articulations possibles entre les réseaux et les familles dans les processus migratoires.

Trois modèles d’articulation réseaux familiaux transnationaux

Nous décrirons ici trois types d’articulation des familles et des réseaux migrants en prenant le transnationalisme comme une caractéristique partagée, et nous tenterons d’analyser plus spécifiquement comment, dans ces articulations, se jouent les rapports à l’espace et au temps, tout en identifiant les fonctions que ces différents types de réseaux familiaux transnationaux jouent de manière privilégiée. Nous illustrerons cette typologie par des résultats de recherches menées au Canada et en Suisse (Vatz Laaroussi, 2008, 2009 ; Bolzman, Carbajal et Mainardi, 2007 ; Bolzman, Gakuba et Guissé, 2010).

Dans la première articulation, famille et réseau transnational se recouvrent mutuellement, c’est le cas des réseaux colombiens du Québec que nous avons suivis au cours de notre recherche sur la mobilité secondaire après une première installation en région. Dans la seconde articulation, c’est la figure inverse qui se développe. Famille et réseau transnational s’excluent mutuellement. On se trouve ici devant des individus ou des familles nucléaires qui fuient la famille élargie et son contrôle social. Ils organisent leur réseau transnational au travers de liens faibles, du réseau local et de liens électifs. C’est le cas de certains couples maghrébins, brésiliens ou argentins au Québec qui se trouvent dans une trajectoire de promotion sociale et de mobilité identitaire, mais on va retrouver aussi ce cas pour des femmes célibataires de divers pays d’Amérique latine, du Kosovo ou du Maghreb qui mettent en oeuvre au Canada, en Espagne ou en Suisse des projets d’études universitaires et des expériences professionnelles spécialisées tout en valorisant leur autonomie et leurs projets de promotion professionnelle individuelle. Finalement, le cas intermédiaire est celui dans lequel famille et réseau transnational se recouvrent partiellement. Ici le réseau enrichit la famille transnationale et la recompose autrement. On va retrouver ce cas plus fréquemment chez les migrants en diasporas comme les Africains de la région des Grands Lacs en Europe et au Canada. Le concept de famille déjà élargi et dynamique va s’ouvrir à celui de réseau : on aura ainsi des réseaux africains tissant des liens au travers de plusieurs familles installées dans diverses régions du Canada, des pays européens comme la Suisse et la Belgique, et les pays d’origine, le Burundi, le Rwanda ou la République démocratique du Congo.

La famille comme réseau

Dans le premier cas, il y a réellement fusion entre la famille et le réseau transnational, et c’est un Nous familial qui définit ce réseau et les relations qui s’y développent. S’il comprend quasi uniquement les membres de la famille élargie, on comprend que les limites de celle-ci sont cependant étendues. On a ainsi vu circuler au Canada des réseaux familiaux de plus de trente personnes et de quatre générations. Ce sont clairement les liens forts qui sont investis et renforcés, et ces réseaux sont « compacts » dans le sens où ils remplissent pour leurs membres des fonctions très nombreuses qui peuvent parfois sembler étouffantes. En ce qui concerne l’espace, ces réseaux-familles dispersés sur les continents tracent un espace continu dans lequel la proximité, si elle n’est pas géographique, demeure affective. On peut parler ici de diaspora familiale. Et ce sont les liens familiaux, valorisés et privilégiés, qui permettent de transcender les frontières géographiques. Sur le plan temporel, ces réseaux-familles sont aussi porteurs de continuité et vont jouer ce rôle en particulier entre les générations qui les composent. Ils vont transmettre l’histoire et la mémoire familiale, et leurs fonctions principales vont se centrer sur le soutien matériel et affectif, le support à la mobilité, la transmission des valeurs et des pratiques, en permettant par exemple l’accès des jeunes générations à la langue d’origine et à certaines traditions culturelles. Ils sont vecteurs d’appartenance, de sécurité et d’identité collective. Dans nos recherches, ces réseaux portaient les projets familiaux de migration et de promotion sociale, mais leurs limites sont liées aussi à leur fonctionnement fusionnel. On peut y voir comme effets pervers un risque d’étouffement des identités individuelles, un manque d’intérêt pour les liens faibles et les réseaux locaux, et finalement une forme de fermeture aux ressources extérieures. Ces réseaux pourraient ainsi avoir de la difficulté à s’ancrer et à ancrer leurs membres dans le nouvel espace social du pays d’immigration.

Le réseau sans la famille

Ce second type d’articulation se perçoit comme l’inverse du précédent. C’est avant tout un réseau électif dont on choisit les membres non en fonction de leurs liens familiaux mais en fonction de leur intérêt, social, amical, économique. Si on y trouve des couples ou des familles nucléaires, il ne se construit pas sur les rapports de parenté, mais plutôt sur les liens faibles et il intègre le réseau formel local comme les organismes ou les ressources professionnelles, par exemple. Ce type de réseau est, de par sa nature, plus ouvert, plus varié et plus fluctuant que le précédent. Par contre, comme il se construit le plus souvent sur des choix et des évitements, il construit un espace morcelé et souvent bipolaire qui peut dans certains cas opposer le ici et le là-bas. Ce sont ces nouvelles frontières choisies qui marquent des identités individuelles en développement, originales et singulières. Il est intéressant de constater que ces réseaux s’appuient aussi sur une proximité virtuelle choisie. On en identifie les membres et les moments de rencontre comme on clique sur les nouveaux amis de Facebook, en élisant certains, en refusant d’autres. Puisque l’immigration est vue ici comme mettant fin à une période de difficultés voire d’oppression et ouvrant sur une étape d’autonomie, le temps est séparé entre l’avant et le maintenant. C’est le temps du projet et du choix personnel. Si on y développe la mémoire du parcours migratoire, on l’inscrit dans une histoire nationale et internationale plutôt que dans une histoire familiale. Ces « réseaux sans la famille » jouent des fonctions de soutien à la décision de départ, d’aide à la mobilité et à l’insertion. Ils sont le vecteur du projet individuel et de la mobilité sociale, et apportent aussi du support matériel à leurs membres tout en marquant leur individualité. Si certains membres de la famille élargie en font partie ce sera par choix et souvent au travers de fonctions utilitaires qu’ils peuvent remplir. Les effets pervers de ce type de réseaux peuvent se retrouver dans la forme de rupture temporelle et spatiale qu’ils marquent pour leurs membres, et, à long terme, ils peuvent renvoyer à une forme d’isolement affectif et social de leurs membres.

La famille plus le réseau

Finalement, la dernière articulation est celle de la complémentarité, de l’enrichissement mutuel entre le réseau électif et le réseau familial. Le réseau est alors intégré et intégrateur, et ses frontières sont ouvertes. Il repose à la fois sur des liens faibles et des liens forts, sur le local et le transnational, sur le formel et l’informel. L’espace qu’il marque est élastique, c’est à la fois un espace social mais aussi un espace relationnel et symbolique qui dépasse les frontières. Le temps, tout comme l’espace, est en continuité et en mouvement constants. On y développe tous types de proximités, tant concrète que virtuelle et symbolique. L’intergénérationnel en est aussi une caractéristique importante. On parle ici de construction et de transmission d’une mémoire expériencielle, celle que les membres de ce réseau élargi ont partagée à certaines périodes du parcours migratoire ou qu’ils partagent actuellement, par exemple l’expérience de vie en camps de réfugiés pour nos réseaux familiaux de l’Afrique des Grands Lacs. Si ces « familles plus » assurent des fonctions de soutien affectif, symbolique et matériel, elles sont aussi un soutien important à la migration et à la mobilité géographique et sociale. Ce type de réseaux sont également les plus porteurs de changement au sein des pays d’origine et ils mettent en oeuvre des pratiques et un esprit de codéveloppement. Ils sont aussi finalement le soutien d’une identité transnationale. Et leurs limites sont celles de l’envergure de leurs fonctions : ils peuvent parfois limiter les accès au réseau local ou transnational en étant soit trop étendus et élastiques, ou au contraire trop ancrés dans le local.

Cette première typologie des réseaux familiaux transnationaux en offre une photographie, mais elle montre aussi ses limites et ouvre la voie à de nouvelles questions. Celles-ci s’axent d’une part sur les processus de recomposition et de déploiement de ces réseaux dans l’espace, selon les pays, sociétés, cultures et rapports sociaux en jeu. Elles concernent aussi les liens qui se construisent, se multiplient, se renforcent ou se dissolvent dans ces nouvelles configurations alliant familles et réseaux. Et finalement ces questions portent sur les politiques, programmes ou mesures qui parcourent ces réseaux familiaux, les limitent parfois, les rendent invisibles d’autres fois, ou encore les consolident.

Regards contemporains sur les réseaux familiaux transnationaux

Trois axes d’analyse vont structurer l’ensemble du numéro. Ainsi, les textes sont présentés selon une logique qui interroge et approfondit les configurations et processus au sein de ces réseaux familiaux transnationaux 1) au travers des espaces, 2) au travers des liens intergénérationnels dans diverses situations et contextes, 3) au travers des politiques sociales et publiques qui les soutiennent ou en sont issues. Selon ces axes, ce sont différents pays d’accueil et d’origine qui seront parcourus en suivant les voies que les réseaux familiaux y tracent.

Espace transnational, territoires et investissement familial des réseaux

Nous reprendrons ici les questions et concepts dont nous avons vu qu’ils parcouraient tant la littérature sur les réseaux que celle sur les familles migrantes, et nous tenterons de voir comment ils intègrent la notion d’espace transnational. Comment ces réseaux se recomposent-ils dans ces nouveaux espaces ? Quelles sont les situations dans lesquelles ces réseaux familiaux transnationaux sont particulièrement investis et selon quelles configurations ? Quelles représentations de la famille, de la communauté, de l’espace et de la mobilité génèrent-ils ? Quels sont les éléments qui différencient les réseaux transnationaux familiaux des liens et rapports familiaux dans les pays d’accueil et d’origine ? Quels sont les effets de ces réseaux dans les pays d’accueil mais aussi dans les pays d’origine ?

Adelina Miranda ouvre cette section en questionnant les rapports de genres et de générations qui s’instaurent dans les espaces dessinés par ces réseaux familiaux transnationaux. En s’intéressant à deux types de réseaux, celui des femmes des pays d’Europe de l’Est arrivées comme assistantes de vie ou femmes de ménage en Italie et à celui des jeunes qui arrivent en Italie par regroupement familial, elle permet de saisir comment les liens familiaux sont incorporés dans des configurations migratoires mondialisées et définissent ainsi des espaces nouveaux.

Dans un second texte, Sophie Désoulières montre comment les formes traditionnelles d’organisation sociale sont au coeur de la mobilité des Afghans. En effet, les relations de parenté, d’amitié et de voisinage sont au coeur de l’organisation sociale afghane, l’appartenance à un lignage, à un watan et à un qawm conférant à l’individu un statut au sein de la société. L’existence des migrants afghans installés dans différents pays facilite l’accueil de nouveaux migrants à travers le réseau.

Stéphanie Arsenault nous amène par la suite au Québec en s’intéressant aux pratiques transnationales mises en oeuvre par les réseaux familiaux des réfugiés colombiens qui s’y installent. Elle montre que c’est surtout autour des liens familiaux que se mettent en oeuvre les contacts transnationaux, le support matériel et le support affectif. Si on ne peut pas parler pour cette population de communauté transnationale, elle constate aussi qu’il y a, en dehors des liens familiaux, peu de relations avec les autres expatriés colombiens, cette réserve étant le plus souvent liée à la période prémigratoire, aux conflits et à la méfiance qui s’y sont développés. Le contexte de l’exil préfigure ici la manière dont le réseau va se configurer ainsi que les espaces qu’il va investir.

Finalement Cédric Duchêne-Lacroix s’intéresse aux manières dont la famille transnationale organise les relations à distance avec le réseau de parenté. À partir du cas des expatriés français de Berlin transnationaux, il met en évidence les différentes dimensions qui interviennent dans le travail, qui ne va pas de soi, de préservation des liens sociaux par-delà les frontières. Il en distingue quatre : sociales, fonctionnelles, culturelles-cognitives et identificatoires.

Après avoir ainsi circulé dans des espaces différenciés mis en lien par les réseaux qui les parcourent, la seconde section s’intéresse aux liens qui s’y tissent et aux vecteurs qui les supportent.

Les liens intergénérationnels au coeur des réseaux transnationaux

Dans cette partie, les réseaux familiaux transnationaux sont abordés comme espace de changement et de continuité au travers des diverses étapes de la vie des migrants. Quels sont les rôles joués par ces réseaux dans les échanges intergénérationnels d’un pays à l’autre ? Produisent-ils de nouveaux types de citoyenneté ? Avec l’accroissement des migrations à travers le monde, ces réseaux familiaux sont-ils appelés à se multiplier indéfiniment et à s’étendre plus largement, ou encore vont-ils générer de nouveaux types de lien social ?

Catherine Montgomery, Josiane Le Gall et Nadia Stoetzel nous offrent une perspective compréhensive en analysant la manière dont les familles immigrantes maghrébines du Québec cherchent et trouvent du soutien à diverses étapes de leur vie, et plus spécifiquement à trois moments clés : la naissance d’un enfant, la maladie et la mort. Elles réfléchissent en particulier à l’articulation des réseaux locaux et transnationaux lors de ces périodes, et montrent que les familles qui peuvent puiser dans les deux types de réseaux sont les mieux outillées pour faire face à ces étapes de leur vie. Ce sont aussi les familles qui vont avoir plus de soutien pour s’installer, s’adapter et rester dans leur pays d’accueil. En ce sens, les auteurs insistent sur l’importance des politiques de santé locales et de leur accessibilité pour les familles immigrantes comme condition à leur intégration.

Toujours dans la perspective des différents modes de solidarité intergénérationnelle, Charles Fleury s’intéresse à la façon dont ceux-ci sont élaborés par les Portugais du Luxembourg. Il montre que les immigrants portugais appartenant à la génération pivot adhèrent fortement aux normes d’obligation filiale propres à leur pays d’origine et qu’ils viennent régulièrement en aide à leurs parents malgré l’éloignement géographique. Mais cette solidarité, souvent transnationale, des ménages pivots portugais implique souvent de procéder à des arbitrages financiers, lesquels semblent se faire au détriment des plus jeunes générations. L’auteur signale que ces transferts de modalité plutôt ascendante peuvent avoir comme conséquence d’accentuer les inégalités déjà existantes entre jeunes d’origine portugaise et jeunes d’origine luxembourgeoise. Les résultats posent la question de la cohésion sociale et d’une plus grande homogénéisation des systèmes de sécurité sociale européens.

Nicole Gallant et Céline Friche s’intéressent elles aussi aux jeunes générations immigrantes au Québec, mais elles traitent la question de leurs appartenances citoyennes au travers des réseaux sociaux en ligne dont ces jeunes sont de grands utilisateurs. Distinguant trois types de réseaux sociaux chez les jeunes migrants, les réseaux transnationaux, les réseaux mixtes et les réseaux cosmopolites, elles insistent sur la place d’Internet dans le maintien des réseaux familiaux transnationaux de ces jeunes et d’une forme d’identité d’origine. Par contre les réseaux virtuels ne remplacent pas les groupes primaires d’appartenance et ne peuvent à eux seuls générer l’identification et l’appartenance à des groupes de la société d’accueil. C’est toujours dans la rencontre concrète de l’autre que ces identifications secondaires à un pays ou un groupe national s’effectuent.

Visant une population spécifique, celle des jeunes migrants en situation d’illégalité, Myrian Carbajal et Nathalie Ljuslin se posent la question suivante : en quoi la migration, l’appartenance à une famille transnationale et le statut de sans-papiers accélèrent-t-ils, infléchissent-ils ou redéfinissent-ils le passage à l’âge adulte et les reconfigurations familiales qui l’accompagnent ? Elles le font en particulier en s’intéressant à de jeunes Latino-américains venus rejoindre leurs parents en Suisse. Plusieurs dimensions de ce passage sont analysées, notamment la problématique de l’accès à une formation qualifiante ou de l’accès à un travail rémunéré lorsqu’on n’a pas de statut de séjour reconnu.

Dans une démarche proche, Émilie Duvivier s’interroge sur le rôle du réseau social et familial dans l’expérience migratoire des jeunes mineurs isolés en France. Dans un contexte européen de durcissement des politiques d’immigration et de l’asile, ces jeunes ne bénéficient pas le plus souvent d’un statut de séjour reconnu. L’auteure met en évidence que, pour faire face aux diverses contraintes, les jeunes peuvent compter sur le soutien, souvent peu visible, de leurs réseaux sociaux et familiaux, en particulier des membres adultes de leur parenté. En fait, le terme « isolé » reflète mal la réalité de ces jeunes qui sont quand même dans des relations diverses et complexes avec leurs pays d’origine, de transit et de résidence, et ce, au travers de réseaux familiaux transnationaux qui restent cachés.

Au fil de ces textes, la question des politiques publiques et sociales, celles qui touchent la circulation des migrants, la reconnaissance de leurs statuts et leurs conditions de vie, est toujours présente, et on saisit comment ces contextes juridico-politiques internationaux, nationaux et locaux interfèrent avec les réseaux familiaux transnationaux en les amenant à jouer souvent un rôle de substitution aux politiques inexistantes, ou un rôle de contournement face à des cadres rigides qui ne tiennent pas compte des liens affectifs, symboliques et sociaux indispensables à la survie des êtres humains, migrants ou non. La troisième section de ce numéro s’attache plus spécifiquement à comprendre ces articulations entre les politiques, les programmes et les lois, et les réseaux des migrants.

Les politiques sociales au gré des réseaux familiaux transnationaux

Bien que cette dimension soit traitée en filigrane dans les divers textes présentés ici, nombre de questions restent posées. Comment les programmes et politiques actuels prennent-ils en compte ces réseaux ? Les reconnaissent-ils, ou le statut informel qui leur est accordé entraîne-t-il une forme de marginalisation des échanges, citoyennetés et solidarités qui y sont produits ? Assiste-t-on à une opposition entre des politiques nationales, enfermées dans leurs frontières, et les réseaux familiaux transnationaux qui les traversent ? Y a-t-il des expériences locales, nationales ou internationales qui croisent politiques nationales et réseaux familiaux transnationaux des immigrants ? Des pistes concernant le codéveloppement, la solidarité internationale ou encore le travail social international pourraient-elles être développées pour mieux accompagner les réseaux familiaux transnationaux dans leurs fonctions de lien social et de citoyenneté ? Les trois textes à venir permettent de répondre à certaines de ces interrogations.

C’est sous l’angle de la posture éthique des migrants que Lucille Guilbert aborde les articulations entre projets d’études voire de retour aux études, politiques publiques et réseaux familiaux transnationaux. En particulier, elle défend l’hypothèse qu’une meilleure connaissance de ces projets, des choix faits par les migrants, de leurs savoirs et des conditions dans lesquelles ils les font, devrait ouvrir sur des politiques plus respectueuses et prometteuses en ce qui concerne l’intégration et la reconnaissance de ces populations par les sociétés d’accueil. Au travers de récits, dits de transitions, effectués par des migrants au Québec, elle mène une analyse réflexive qui permet entre autres de saisir comment les liens familiaux transnationaux sont utilisés et redéfinis à travers l’expérience de migration de l’un ou de plusieurs des membres de la famille et comment ils interfèrent avec les projets d’études et de mobilité.

Lamia Missaoui, quant à elle, met en évidence, grâce à des approches globales et interactionnistes de familles transnationales de Gitans catalans, comment celles-ci sont à même de mobiliser de manière stratégique leurs réseaux de part et d’autre des frontières entre la France et l’Espagne, afin de s’informer sur le lieu des meilleurs soins possibles pour des membres du groupe et d’obtenir une attention rapide des meilleurs spécialistes pour leurs malades. Contrairement aux images stigmatisées de ces communautés, elle souligne que celles-ci peuvent faire preuve de savoir-faire et d’une grande capacité de négociation dans des situations critiques qui leur permettent de bénéficier du système de soins.

Enfin, Lilyane Rachédi, Josiane Le Gall et Véronique Leduc s’intéressent au deuil tel qu’il est vécu par les familles immigrantes lorsque le décès d’un proche se produit soit dans le pays d’accueil, soit dans le pays d’origine. En passant par l’importance des rituels et de la religion en situation de deuil, elles montrent, au travers d’une revue approfondie de la littérature, comment les réseaux familiaux transnationaux jouent un rôle important dans ces moments. Ainsi, elles insistent sur les déplacements réels et symboliques que ces deuils impliquent entre pays d’accueil et d’origine, développant de nouveaux concepts comme celui de « funérailles transnationales ». Elles en viennent à discuter de la nécessaire adaptation des services sociaux et sanitaires dans des contextes où la mort interpelle la diversité religieuse, les réseaux transnationaux et des conceptions élargies de la famille.

Conclusion : Pistes méthodologiques, conceptuelles et pratiques

Ainsi, familles migrantes et réseaux transnationaux amènent à interroger les réalités sociales à partir de nouvelles perspectives qui remettent en cause les regards habituels sur la société. Comme le signalent Wimmer et Glick-Schiller (2002), il est nécessaire de sortir du nationalisme méthodologique qui a prévalu jusqu’à présent dans les sciences sociales pour appréhender la complexité des vies d’un nombre croissant de familles qui se trouvent connectées par-delà les frontières, et qui vivent simultanément dans plusieurs endroits. En effet, le nationalisme méthodologique consiste à considérer que les frontières nationales constituent l’unité d’étude et d’analyse des problèmes, que la société est l’État-nation et, de ce fait, que celui-ci serait le lieu naturel à la fois d’inscription et de régulation des vies des individus, des familles et des groupes. Une vision « sédentaire » du monde qui le réduit à un espace sociopolitique restreint où les frontières encadrent les dynamiques sociales et où les intérêts nationaux se confondent avec les objectifs et les thématiques centrales des sciences sociales. Or, cette perspective traditionnelle ne rend pas compte des phénomènes de globalisation ou de mondialisation, impliquant l’élargissement, l’approfondissement et l’accélération de l’interdépendance mondiale dans tous les domaines de la vie sociale. Cette interdépendance s’exprime notamment par le biais de l’augmentation rapide des flux transnationaux dans les domaines les plus divers : finances, commerce, idées, informations (Internet, TV satellite), contamination (Tchernobyl), réchauffement climatique, maladies et épidémies (sida, grippe aviaire, etc.), mais aussi dans la circulation accélérée et croissante des personnes.

Des auteurs comme Portes (1999) ou Tarrius et Missaoui (2000) ont mis en évidence que, tout comme les grandes institutions internationales et les entreprises transnationales sont des acteurs majeurs de la mondialisation, les réseaux des migrants, mais aussi les communautés transnationales, développent des stratégies de « mondialisation par le bas ». Celles ci créent de nouveaux modes d’échange, de communication et d’appartenance qui seraient en quelque sorte déterritorialisés (Brenner, 1999), mettant à mal les formes habituelles de régulation étatiques. Ces nouvelles formes interpellent les acteurs institutionnels et les incitent, au-delà des réponses sécuritaires, à trouver de nouveaux modes de régulation, davantage inclusifs et tenant compte de la complexité croissante des trajectoires individuelles et familiales.

Ainsi, par exemple, les États industrialisés occidentaux ont élaboré des politiques sociales et des systèmes de sécurité sociale basés sur une définition dominante de la famille nucléaire sédentaire incluant le plus souvent deux générations vivant sous le même toit et une troisième se trouvant dans le même État-nation. Or, les observations à partir des familles migrantes et des réseaux montrent que leurs réalités ne concordent pas avec ces présupposés. Les familles migrantes ou transnationales sont confrontées par exemple à la nécessité de venir en aide à leurs parents âgés qui résident dans un autre État. Ni l’État d’origine ni celui de résidence des migrants ne prévoient dans leurs politiques sociales ce type de situations. Les familles migrantes doivent ainsi souvent assumer le soutien à leurs proches en dehors de tout appui étatique (Bolzman et al., 2008).

L’étude des réseaux des migrants peut également amener à de nouveaux regards sur la manière de considérer les appartenances nationales ou ethniques. Traditionnellement, on considère que le groupe national ou le groupe ethnique sont les cadres naturels d’inscription des appartenances. Or, comme nous l’avons vu, s’il est vrai que certains réseaux des familles migrantes s’inscrivent pleinement dans cette perspective, il est aussi clair que d’autres construisent leurs appartenances et identités collectives sur la base non pas de l’attachement à une tradition ou à des ancêtres communs, non plus sur la base de l’allégeance à des instances qui définissent les contours d’une « communauté imaginée » (Anderson, 1983), mais sur la base de leurs expériences partagées, de la découverte de leurs affinités et des solidarités émergentes. Tarrius et Missaoui (2000) observent par exemple la construction de réseaux informels transnationaux interethniques de commerçants qui élaborent leurs propres codes de conduite, y compris des règles d’échange et d’entraide. En fait, l’étude de la construction des appartenances nécessite de ne pas les considérer comme une donnée déterminée à l’avance, mais comme le résultat de différents processus dans lequel les acteurs, à travers leurs réseaux, jouent un rôle important (Bolzman et Vial, 2007).

Finalement, c’est le concept même de mobilité et peut-être de migration qui doit être réinterrogé à la lumière des réseaux familiaux transnationaux (Vatz Laaroussi, 2009). Si nous avons vu que ces réseaux sont souvent les premiers porteurs et soutiens lors de la mobilité originelle, celle qui amène à quitter son pays et sa région d’origine pour tenter l’aventure de vivre ailleurs, ils sont aussi ceux qui vont permettre soit la sédentarisation des migrants dans leur nouveau lieu de vie s’ils arrivent à s’y sentir reconnus et légitimes, ou au contraire ceux qui vont les amener à entrer dans une quête indéfinie de stabilité qui peut se traduire soit par une forme d’errance, comme c’est le cas pour certains réfugiés et exilés, soit par l’entrée dans une vie nomade où se développe une culture de la mobilité (Dureau et Hily, 2009). C’est là que les réseaux locaux (Vatz Laaroussi, 2010), leur ouverture et les politiques, programmes et institutions qui les parcourent entrent en jeu, offrant ou non l’opportunité aux migrants de s’insérer et de se développer comme citoyens dans ces nouveaux territoires. Ainsi, la mobilité doit être revue au travers des réseaux qui à la fois la soutiennent et la régulent tout autant qu’au travers des contextes sociaux et politiques qui l’encadrent et souvent la restreignent.