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Entre le coup d’État marxiste de 1978 et le retrait des troupes soviétiques en 1989, près d’un tiers de la population aurait quitté l’Afghanistan. Entre fuite face aux combats et exode de protestation, nombre d’Afghans, et notamment les tribus pachtounes, franchissent la frontière avec le Pakistan afin d’assurer la protection de leurs familles et de combattre l’occupation de leur pays. L’élite afghane trouve refuge en Europe et en Amérique du Nord. En pleine guerre froide, l’Occident soutient ce peuple qui se soulève contre la « menace communiste ». Les gouvernements hostiles à l’Union soviétique arment les combattants, et le Pakistan devient bientôt la base arrière de la résistance afghane. La communauté internationale, notamment par le biais du Haut Commissariat aux Réfugiés (HCR), apporte son soutien logistique et financier aux autorités pakistanaises afin de faire face à cet afflux massif. L’opinion publique occidentale s’émeut de l’injustice faite au peuple afghan, victime d’un conflit entre Est et Ouest qui dépasse les frontières de l’Afghanistan. Les portraits des combattants, des femmes et des enfants au regard clair, fier et déterminé, font le tour du monde. Pour les organisations d’aide aux réfugiés, les migrants afghans correspondent à la définition du réfugié puisqu’ils ont été contraints de quitter leur pays par des événements qu’ils ne maîtrisaient pas. Souvent financées ou du moins facilitées par l’aide humanitaire, les recherches portant sur les Afghans ayant fui leur pays au cours des années quatre-vingt adoptent le vocabulaire des textes internationaux. La définition juridique du réfugié détermine alors le cadre conceptuel et analytique de nombreuses études académiques. Se détournant de la complexité des mobilités afghanes, on évoque la condition du réfugié, le déracinement, et la déstructuration sociale et culturelle qu’entraîne cette migration forcée.

Au début des années quatre-vingt-dix, le mur de Berlin est tombé, achevant de mettre fin à la guerre froide. L’Union soviétique se désagrège, de nouveaux États-nations émergent et les Balkans se déchirent. Affranchie de l’emprise des deux blocs antagonistes, la carte politique de la planète se redessine. Des revendications ethniques et régionales se font entendre. On assiste à une accélération des échanges et des flux à l’échelle planétaire. La distinction entre migrations économiques et politiques, volontaires et forcées, se fait plus floue. Afin de comprendre ce monde qui semble en pleine mutation, l’État-nation n’apparaît plus comme étant le seul cadre de référence. La charité occidentale a de nouvelles préoccupations et estime que l’exil afghan ne se justifie plus. L’aide internationale se tarit, l’accueil du Pakistan s’essouffle et les réfugiés sont incités au retour. Pourtant, l’insécurité règne en Afghanistan. La résistance afghane a entraîné la chute du régime communiste à Kaboul affaibli par le retrait des troupes soviétiques, mais les différents chefs de guerre, n’ayant pu s’entendre pour former un gouvernement d’union nationale, s’affrontent. À la fermeture des camps, certains réfugiés tentent de retourner en Afghanistan tandis que d’autres s’installent dans les villes pakistanaises. Ils sont rejoints par ceux, citadins pour la plupart, qui fuient les combats. L’élite communiste gagne l’Ouest et obtient l’asile politique. La communauté internationale se désintéresse de cette lutte aux allures de guerre civile. Les chercheurs en sciences sociales tentent alors de comprendre les divisions politiques, ethniques et régionales qui déchirent le pays et se reflètent dans les différentes vagues de réfugiés afghans.

En 1996, les talibans ou « élèves de l’Islam », pachtouns pour la plupart, prennent le pouvoir et contrôlent en quelques mois la quasi-totalité du territoire afghan. Ils sont soutenus par le Pakistan à la recherche d’un allié dans la région et souhaitant que le retour de la stabilité contribue à réduire la présence afghane dans ses provinces frontalières. Cependant, le traitement réservé aux femmes, les discriminations envers les minorités ethniques ou religieuses et la stricte application de la charia dénuée de tout élément culturel, révèlent le régime des talibans aussi répressif que ses prédécesseurs. L’Afghanistan s’enfonce dans la misère dans l’indifférence des gouvernements occidentaux. De nombreuses familles, des citadins éduqués ou appartenant aux minorités ethniques, fuient leur pays. Cet interminable conflit suscite l’hostilité d’une part de la population pakistanaise envers ces nouveaux arrivants et incite certains Afghans à tenter d’atteindre l’Occident dans l’espoir d’un avenir meilleur. En empruntant ces chemins de la clandestinité, nombre d’entre eux sont confrontés aux politiques qui visent à contrer l’immigration clandestine dans les pays européens et nord-américains ainsi qu’à la peur du terrorisme. Lorsqu’ils parviennent à atteindre un pays occidental, en revanche, leur présence est souvent tolérée puisqu’ils ne peuvent être renvoyés dans un pays dont le gouvernement n’est pas reconnu par la communauté internationale.

À la veille de la chute du régime des talibans, on estime qu’un million d’Afghans sont déplacés dans le pays, près de six millions réfugiés au Pakistan et en Iran, et quelque 100 000 personnes résident en dehors de la région. Dès 2002, on assiste à un retour sans précédent d’Afghans réfugiés dans les pays voisins – cinq millions d’Afghans auraient bénéficié du programme d’aide au rapatriement volontaire du HCR. La présence des troupes de l’OTAN et le régime du président Karzai n’ont toutefois pas mis fin aux déplacements internes et aux mobilités régionales de la population afghane. Dans un pays où la stabilité demeure aléatoire, cette mobilité est pour de nombreuses familles un moyen d’assurer leur sécurité et de subvenir à leurs besoins. La dispersion sur plusieurs territoires nationaux va permettre de multiplier les sources de revenus et de tirer partie des écarts entre salaires et coût de la vie. L’argent de la reconstruction a par exemple attiré de jeunes travailleurs afghans dont les familles sont réfugiées au Pakistan, où le coût de la vie demeure plus bas que dans les villes afghanes. Des salaires plus attractifs, en particulier pour une main-d’oeuvre peu qualifiée, poussent de nombreux Afghans à entrer clandestinement en Iran, et ce, malgré un durcissement des politiques. Nombreux sont ceux également qui tentent de quitter la région. Ainsi, bien que l’instabilité chronique de l’Afghanistan soit loin d’avoir affecté de manière homogène l’ensemble de la population, elle a inscrit la mobilité dans l’histoire de chaque famille afghane.

Le présent article analyse les mobilités transfrontalières et les migrations internationales afghanes à l’aide d’une anthropologie dite classique, notamment à travers l’étude de la parenté et du don/contre-don, en s’intéressant aux ressources relationnelles mobilisées pour migrer et vivre à l’étranger. Il s’agit de révéler les mécanismes de l’organisation sociale afghane, qui par leur banalité se dissimulent parmi les pratiques de la vie quotidienne, mais qui acquièrent, dans un contexte migratoire, une certaine visibilité. Le parti que défend cet article est que les réseaux familiaux afghans, qu’ils traversent les frontières étatiques ou non, fonctionnent de la même manière et restent inscrits dans le jeu des appartenances et solidarités à la base de l’organisation sociale afghane.

L’enquête ethnographique dont découle l’article s’inspire d’une approche plurilocalisée préconisée par Georges Marcus, qui consiste à définir un terrain non plus en tant que territoire délimité, mais à partir de la circulation d’individus, de biens et de récits entre différents lieux en reconstituant ainsi des parcours migratoires et des itinéraires de vie. Expliquant la démarche méthodologique suivie lors de sa recherche sur les réseaux sociaux et les stratégies économiques de Hazaras d’Afghanistan, Alessandro Monsutti écrit : « Il s’agit d’acquérir une vision d’ensemble en menant l’enquête en quelques lieux qui jouent un rôle central dans les flux que l’on étudie. Plutôt que de limiter mon travail à un endroit particulier, j’ai ainsi reconstitué les liens qu’une population migrante tisse entre différents lieux d’établissement qui, malgré la dispersion spatiale, forment un champ social cohérent. » (Monsutti, 2004 : 66). Sans une certaine cohérence que peut offrir un terrain délimité dans l’espace, il importe cependant de développer une démarche porteuse de sens au travers d’un dénominateur commun, d’un fil conducteur.

Dès les prémices de ce travail de recherche débuté à Peshawar au Pakistan auprès de familles ouzbèkes afghanes, le seul critère de l’appartenance ethnique s’est avéré bien trop diffus face à la diversité des parcours, de la situation financière, des opinions politiques et des lieux d’origine. Les Ouzbeks d’Afghanistan sont loin de former un groupe homogène. Les mariages interethniques ne sont pas rares, et d’autres appartenances transcendent ou supplantent l’appartenance ethnique. Élargir le cercle d’informateurs à partir d’une famille, tous liés par un lieu d’origine commun (Maymana, province de Faryab, dans le nord-ouest de l’Afghanistan), a permis d’établir un terrain d’enquête : un noeud (Peshawar dans un premier temps) d’un réseau basé sur deux notions centrales à l’organisation sociale afghane, le watan (attachement à un lieu d’origine commun) et le qawm (un réseau d’alliés). En reconstituant les liens tissés par la mobilité des personnes et les flux d’informations entre différents lieux, Mazar-e Sharif, un des principaux centres urbains du Nord afghan, et Londres, au Royaume-Uni, sont apparus comme deux noeuds importants de ce réseau. En effet, la plupart des familles rencontrées à Peshawar vivaient à Mazar-e Sharif avant de fuir l’Afghanistan pendant le régime taliban. Les contacts perduraient et il n’était pas rare de partir quelques jours à Mazar-e Sharif pour assister à un mariage, rendre visite aux proches ou s’assurer du bon entretien d’une maison louée. Certains foyers commençaient même à s’y réinstaller. Parmi les membres de ces familles qui avaient quitté la région, la plupart se trouvaient à Londres, et la capitale britannique était la destination convoitée par tous ceux qui cherchaient à atteindre l’Europe occidentale. L’enquête plurilocalisée s’est donc développée en suivant certains membres des familles rencontrées à Peshawar lors de leur réinstallation à Mazar-e Sharif et d’autres membres de ces mêmes familles lors de leur installation à Londres. Chez les familles rencontrées au cours de cette enquête ethnographique se reflète la composition ethnique de cette ville du nord de l’Afghanistan : à majorité ouzbèke, mais comprenant également des Tadjiks et des Pachtouns.

Il ne s’agit pas de minimiser la détresse de familles contraintes à l’exil par la guerre et l’insécurité, contraintes à l’éclatement géographique par le manque d’opportunités économiques, mais de reconnaître leur capacité à mobiliser leurs ressources relationnelles afin de réduire les coûts et les risques associés à la mobilité. Il ne s’agit pas non plus de nier les nombreux clivages au sein de la société afghane, mais de révéler, en explorant les mécanismes au coeur des mobilités, les modes de fonctionnement des Afghans dont l’allégeance première ne reflète ni un attachement à un État-nation, ni à un groupe ethnoculturel, mais à un lignage, à un watan et à un qawm.

Le capital migratoire des Afghans de Maymana

Les relations de parenté, d’amitié et de voisinage sont au coeur de l’organisation sociale afghane, l’appartenance à un lignage, à un watan et à un qawm conférant à l’individu un statut au sein de la société. Le watan (homeland, patrie) exprime l’attachement à un territoire géographique et fait référence à un mahalla (quartier), un village, une ville ou une région. Le watan s’accompagne d’une relation d’obligations mutuelles entre les habitants de ce territoire, mais ces rapports de réciprocité ne prennent toute leur importance que lorsque l’appartenance au watan est associée au qawm. Selon Olivier Roy, « une qawm pourra désigner aussi bien une ethnie, un clan ou une tribu (définis par une même généalogie patrilinéaire), un groupe professionnel (artisans, mollahs), une caste (sayyad) ou une minorité religieuse, voire les gens d’un même village, d’un même quartier ou d’une même vallée » (Roy, 1988 : 202). La notion de qawm implique toujours au sein du groupe des liens de solidarité, faisant appel à des obligations morales. Lorsque watan et qawm se trouvent associés, ces liens peuvent être aussi forts et durables que les liens de parenté. En effet, l’appartenance au qawm est active, contextuelle et parfois éphémère, l’adhésion au qawm devant être sans cesse renouvelée. Dans cet article, le qawm des familles de Maymana fait référence à une alliance qu’un attachement à un lieu d’origine commun, le watan, rend plus pérenne.

Les familles d’un même qawm qui partagent un même watan sont liées depuis plusieurs générations par une connaissance mutuelle et par des rapports de confiance et d’obligations. Les relations qu’elles entretiennent tiennent de l’entraide, du don et du contre-don dont le principe est de transformer « par la fiction sincère d’un échange désintéressé, les relations inévitables et inévitablement intéressées qu’imposent la parenté, le voisinage ou le travail, en relations électives de réciprocité » (Bourdieu, 1980 : 191). Par conséquent, le soutien apporté par un membre du qawm à un autre ne place pas ce dernier dans l’obligation de rendre dans l’immédiat. Ce soutien peut même être l’acquittement d’une dette contractée par un ancêtre. Le qawm représente ainsi pour les familles qui le composent un véritable capital symbolique, « c’est-à-dire [un] réseau d’alliés et de relations que l’on tient (et auxquels on tient) à travers l’ensemble des engagements et des dettes d’honneur, des droits et des devoirs accumulés au cours des générations successives, et qui peut être mobilisé dans des circonstances extraordinaires » (Bourdieu, 1980 : 202).

Plus de trente ans de conflits et d’instabilité constituent des « circonstances extraordinaires » qui réclament une forte mobilisation de ce capital symbolique latent. Ce réseau de solidarité préexistant a permis à de nombreuses familles de quitter leur foyer tout en limitant le coût et les risques associés à ce déplacement forcé. Ainsi, fuyant l’expansion talibane à la fin des années quatre-vingt dix, les familles de Maymana ont pu solliciter l’aide des membres de leur qawm déjà installés à Peshawar, la principale ville d’accueil des Afghans réfugiés au Pakistan. Citadines et éduquées pour la plupart, ces familles de la petite classe moyenne ont subi une forte baisse de niveau de vie au cours des années quatre-vingt dix. Après la chute du régime communiste, les fonctionnaires se retrouvent sans emploi, et l’anarchie qui règne dans le pays rend toute activité économique difficile.

Capital symbolique devenu capital migratoire, le qawm se place, dans un environnement de plus en plus hostile à la présence afghane[3], au centre des sociabilités. Grâce à cette « fiction sincère d’un échange désintéressé » (Bourdieu, 1980 : 191) entretenue par les membres d’un même qawm, le soutien dû à ceux qui migrent au Pakistan se métamorphose en invitation courtoise, et les familles fuyant leur pays sont, à leur arrivée, les maymans (invités) de leurs proches installés à Peshawar. Comme cette migration d’un pays en guerre vers un pays voisin où règnent pauvreté et instabilité politique diffère peu d’un déplacement interne à l’Afghanistan, l’accueil à Peshawar est comparable à celui réservé à la famille et aux amis en visite à Mazar-e Sharif ou à Kaboul. Le don au sein du qawm a ainsi sensiblement la même valeur de part et d’autre de la frontière : ce qui a été reçu au Pakistan peut être rendu en Afghanistan et vice-versa.

Migrer en dehors de la région est, en revanche, une toute autre entreprise. Rejoindre Peshawar, c’est emprunter des routes tracées par des centaines de milliers d’Afghans depuis 1979. De Kaboul ou de Mazar-e Sharif, une ou deux journées de voyage suffisent pour traverser une frontière poreuse et se fondre parmi les réfugiés non répertoriés ayant investi les villes pakistanaises. Tenter d’atteindre un pays tiers, c’est s’aventurer sur des chemins bien plus longs et tortueux. Les politiques migratoires restrictives des pays européens et nord-américains, la perspective d’une installation durable, l’espoir de meilleures conditions de vie et d’une ascension économique et sociale contribuent à faire d’une migration réussie en Occident un enjeu bien plus important que la recherche d’un refuge temporaire comme à Peshawar.

Un membre du qawm résidant à Londres a peu à gagner et potentiellement beaucoup à perdre en assistant un autre dans sa migration. En effet, s’il a obtenu un permis de séjour, il va devoir entreprendre de lourdes démarches administratives auprès des services d’immigration du pays d’accueil et présenter des garanties financières importantes. En outre, s’il y réside clandestinement, cette assistance risque de mettre en péril son séjour. L’accueil du nouveau venu représente de surcroît une lourde charge pour des migrants afghans qui habitent dans des logements souvent exigus dans des pays où le coût de la vie est élevé. Quant aux membres du qawm restés en Afghanistan ou au Pakistan, aider un des leurs à migrer en Occident est souvent financièrement difficile et administrativement impossible. Un rapport de don/contre-don, dans lequel subsisterait de la part du donateur comme du bénéficiaire la « fiction sincère d’un échange désintéressé », ne peut alors se prolonger au-delà de la migration transfrontalière.

Le qawm conserve toutefois une certaine valeur dans la migration internationale car, à la manière d’un réseau Intranet, il permet aux informations concernant les conditions d’entrée ou d’installation et les changements de législation à l’égard des migrants afghans des pays convoités de circuler parmi ses membres. Ainsi, les récits de migrations réussies au sein du qawm vont encourager d’autres à opter pour la même destination. À l’inverse, les difficultés rencontrées par certains au cours de leur parcours migratoire vont inciter leurs successeurs à emprunter d’autres chemins. Les informations qui leur parviennent grâce à l’expérience d’autres membres du qawm permettent ainsi à ceux qui envisagent de quitter la région de préparer leur migration.

Mobilité transfrontalière et migration internationale diffèrent non seulement par l’enjeu qu’elles représentent, la distance à parcourir et les aléas du voyage, mais également par la nature même du capital migratoire mobilisable. Alors qu’il est relativement aisé de se réfugier en famille à Peshawar en sollicitant l’aide du qawm, atteindre Londres est un périple qui s’entreprend généralement seul et dont la réussite dépend de ses capacités personnelles et des ressources familiales. Ainsi, c’est la famille qui, en fonction de sa situation socio-économique, détermine qui part, à quel moment et dans quelles conditions. En outre, lorsqu’il existe un lien de parenté direct, et par conséquent administrativement reconnu, entre ceux qui résident en dehors de la région et ceux qui migrent, les démarches permettant à ces derniers de rejoindre leur famille ont plus de chances d’aboutir.

Inefficace dans la migration internationale, le qawm n’est plus, dans l’exil lointain, au centre des sociabilités. Les membres d’un même qawm vivent rarement rassemblés dans un même quartier, chacun choisissant son lieu de résidence en fonction des loyers, des activités quotidiennes (lieu de travail, établissement scolaire ou universitaire, etc.) ou encore de l’attribution d’un logement par la municipalité (pour les bénéficiaires du droit d’asile ou de minima sociaux). Les visites impromptues se font rares et sont remplacées par des invitations plus formelles réclamant une certaine préparation afin de recevoir de manière convenable. On ne partage plus le pain quotidien mais des plats plus élaborés. Ces rencontres permettent d’exhiber sa réussite économique ou sociale, mais provoquent également des craintes sur le jugement porté par les membres du qawm sur les conditions de logement, les activités quotidiennes et les fréquentations des uns et des autres. Les mécanismes qui sous-tendent l’échange de dons, dissimulés parmi les pratiques et interactions quotidiennes au sein du qawm en Afghanistan et au Pakistan, deviennent plus apparents. Accepter une invitation, c’est se placer dans l’obligation de devoir la rendre. Ainsi, ceux qui se trouvent dans l’impossibilité d’organiser de telles rencontres, au regard de leur situation familiale (jeunes hommes seuls) ou financière (logements précaires), sont contraints de s’éloigner de leur qawm à Londres jusqu’à ce qu’ils aient atteint un certain niveau de réussite.

Alors qu’à Peshawar les contacts avec la population locale peuvent être réduits au minimum et la vie quotidienne se construire avec les membres de son qawm, à Londres, capitale cosmopolite, la rencontre de l’Autre est inévitable. À l’école, au travail, dans leur quartier, les Afghans de Maymana rencontrent des individus venus d’horizons divers et de nouvelles amitiés se tissent en fonction d’affinités communes. « L’exilé et sa famille sont confrontés, comme individus et non comme collectivité massive, à un environnement non-afghan. » (Centlivres, Centlivres-Demont et Gehrig, 2000 : 275).

Des réseaux familiaux transnationaux dans la continuité de l’espace social afghan

Les contacts entre parents et amis que plusieurs milliers de kilomètres séparent sont paradoxalement plus faciles à entretenir et bien plus fréquents que ceux entre membres d’un même qawm ayant élu domicile à Londres. En raison du développement et de la démocratisation des nouvelles technologies de l’information et de la communication, « il est […] de plus en plus fréquent que les migrants parviennent à maintenir à distance et à activer des relations qui s’apparentent à des rapports de proximité » (Diminescu, 2002 : 6). À Londres, ils ont accès au réseau Internet à domicile, sur leur lieu de travail, sur le campus universitaire ou encore dans les innombrables cafés Internet de la ville. De plus, on trouve aujourd’hui des cartes de téléphone à des tarifs avantageux, et les téléphones portables sont désormais très répandus en Afghanistan. Malgré la distance, familles et amis peuvent ainsi communiquer régulièrement, donner fréquemment de leurs nouvelles, s’enquérir de la situation de leurs proches et sentir qu’ils font d’une certaine manière partie de leur quotidien. « L’idée de ‘présence’ est donc désormais moins physique, moins ‘topologique’ mais plus active, de même que l’idée d’absence se trouve implicitement modifiée par ces pratiques nouvelles » (Diminescu, 2002 : 6).

Les contacts qui perdurent, malgré la dispersion, entre migrants installés dans différents pays et non-migrants unis par la parenté et par leur attachement à un watan commun, révèlent une nouvelle façon d’être en relation, et « mettent en évidence une culture du lien, que les migrants ont fondée et qu’ils entretiennent dans la mobilité » (Diminescu, 2002 : 6). On est loin de l’image de l’immigré déraciné nourrissant de ses souvenirs la nostalgie d’un lieu d’origine idéalisé.

Alors que l’exil lointain pourrait être l’occasion de s’émanciper du joug de leurs aînés, les jeunes migrants de Maymana dont les parents sont toujours en Afghanistan ne s’affranchissent généralement pas des contraintes sociales qui pèsent sur eux. Les relations au sein de la famille transnationale diffèrent peu : les frères et soeurs aînés veillant au bien-être de leurs cadets, les plus jeunes restant attentifs au jugement des plus âgés et l’influence des parents continuant à s’exercer notamment par les mariages décidés en Afghanistan pour leurs enfants qui ont quitté le foyer familial et leur pays d’origine.

En se soumettant ainsi à l’autorité de leurs aînés et en affichant, du moins au regard de leurs proches, un « code de conduite » socialement acceptable en Afghanistan, les jeunes migrants entendent conserver leur place au sein de l’unité familiale. Car, « given their often unpredictable, sporadic physical encounters with each other, [transnational families] have to construct their notion of a family and its emotional and economic utility more deliberately, rather than taking it for granted through continuous day-to-day interaction »[4] (Fahy Bryceson et Vuorela, 2002 : 15). En effet, si l’installation dans un pays d’Europe ou d’Amérique du Nord est un espoir de sécurité et de prospérité, l’éloignement peut entraîner une mise à l’écart de fait, privant le migrant de sa part du capital social et économique familial. Réaffirmer son attachement à la famille et à ses valeurs par des contacts quasi quotidiens peut amoindrir les effets du temps et de la distance, et permettre au migrant d’être un membre actif de la vie familiale au même titre que ses frères et soeurs restés auprès de leurs parents. Il sera par exemple informé et, avec l’âge, consulté, au sujet des décisions qui sont prises au sein du foyer comme le mariage d’une soeur, la migration d’un frère, les travaux dans la maison ou la vente d’une parcelle de terre. Le fils exilé aura également l’assurance qu’au moment de la mort du père, il sera compté parmi les bénéficiaires de l’héritage.

Pourtant, en entretenant malgré la distance ces rapports de proximité, l’enjeu n’est pas uniquement de conserver sa place au sein de la famille. Il s’agit en effet, et en particulier pour les jeunes migrants, d’être, grâce à leurs parents et frères aînés, intégrés à leur qawm et par extension à la société afghane. En d’autres termes, les parents, en accompagnant leurs enfants jusqu’à l’âge adulte et en cautionnant leurs actes même en leur absence, reconnaissent que ceux-ci sont dignes de faire partie de leur famille et de leur lignage. Garante de la respectabilité des siens devant l’ensemble de la société afghane, la famille, qu’elle soit ancrée dans un territoire ou transnationale, conserve ainsi son rôle de trait d’union entre l’individu et le groupe.

Dans un contexte migratoire, lorsque parents et enfants sont séparés, la transmission d’un héritage familial qui se veut prestigieux se fait plus ardue compte tenu de l’image qui prévaut en Afghanistan d’une terre occidentale aux moeurs jugés trop libres. Les parents étant en quelque sorte la caution morale de leurs enfants, la moindre déviance peut entacher la réputation de la famille tout entière. Le jeune migrant qui ne se conforme pas aux exigences de ses parents risque d’être exclu non seulement par sa famille mais également par le qawm en Afghanistan et en exil, car les Afghans n’accordent en général pas leur confiance à celui qui ne peut pas affirmer avec fierté qu’il est le fils de, le frère de ou le neveu de (ou la fille, la soeur, la nièce ou l’épouse de).

Ainsi, en se dispensant de l’aval de ses parents (et en ignorant la bienséance afghane), le jeune Abbas, a été sévèrement sanctionné. Arrivé à Londres en 2001 avec sa tante maternelle, il réside chez son oncle avec ses cousins, ses frères et sa soeur. Jeune homme séduisant, il devient mannequin pour des photos de mode et s’intègre rapidement à la vie londonienne. Il rencontre dans une boîte de nuit une jeune femme tadjike originaire de Kaboul qui affirme être arrivée au Royaume-Uni seule à l’âge de sept ans. Sa mère serait morte à Peshawar et son père l’aurait abandonnée en Turquie. Le couple se marie sans en informer la famille d’Abbas. En apprenant la nouvelle, son oncle et sa tante le chassent de leur domicile. Abbas et son épouse s’installent dans un petit appartement à Londres. Ils sont rejoints par sa soeur et ses frères alors que ses parents et l’ensemble de son qawm rompt tout contact avec les jeunes mariés. Isolé, Abbas sait qu’il devra d’abord obtenir le pardon de ses parents avant de pouvoir renouer des liens avec les Afghans de Maymana. Il décide donc de partir à Peshawar afin de présenter son épouse à ses parents et de se rendre avec eux en Afghanistan. En recherchant l’approbation de ses proches et en reconnaissant son erreur, il s’est conduit « correctement », a réussi sa « réinsertion » au sein de sa famille et est redevenu un individu respectable. De retour en Angleterre, le couple côtoie à nouveau l’oncle et la tante d’Abbas et est à présent compté parmi les membres du qawm en exil. Cette mésaventure illustre l’influence que peut exercer la famille, médiatrice des rapports individu/groupe, en dépit de la distance.

D’autre part, l’installation dans un pays occidental ne s’accompagne pas d’une ascension économique et sociale immédiate. À leur arrivée en Grande-Bretagne, la plupart des Afghans de Maymana ont vécu un fort déclassement social et professionnel. Même anciens haut-fonctionnaires, grands propriétaires terriens en Afghanistan ou médecins dépendent aujourd’hui d’aides versées par le gouvernement britannique, vivent dans des quartiers périphériques et populaires de Londres, et certains doivent parfois accepter des emplois précaires qui requièrent peu de qualifications et sont par conséquent peu rémunérés.

L’envoi régulier d’argent est rare et intervient en général pour aider des membres de la famille proche réfugiés au Pakistan. En revanche, lorsque l’un d’eux effectue un voyage au pays, les Afghans rencontrés à Londres en profitent pour lui confier quelques cadeaux (téléphones portables, appareil photo numérique, parfums, etc.) ou une somme d’argent (pour un mariage, un billet d’avion ou un traitement médical, par exemple) que celui-ci remettra à leurs proches en Afghanistan. Il ne s’agit pas d’exhiber une certaine supériorité financière ou de faire croire à un enrichissement rapide en Occident, mais de montrer qu’ils habitent dans un pays moderne et paisible.

L’usage de la photographie et le choix des clichés envoyés par Internet illustrent cette volonté de révéler la qualité du cadre de vie en Europe ou en Amérique du Nord. L’usage de l’appareil photo est en général réservé aux sorties et aux rencontres plutôt qu’aux scènes de la vie quotidienne. Les photos prises à l’intérieur des foyers sont rares, particulièrement en exil lorsque les migrants ne souhaitent pas dévoiler la précarité de leurs conditions de logement. Ainsi, sur les photos qu’ils reçoivent d’Occident, les Afghans de Maymana peuvent voir leurs proches poser devant des monuments touristiques, pique-niquer dans un parc verdoyant ou en habits de fête à l’occasion d’une cérémonie de mariage, de Nowroz (nouvel an) ou d’une festivité religieuse.

C’est notamment à travers ces images qu’est appréciée par les Afghans restés au pays ou réfugiés au Pakistan la réussite de la migration du Sud vers le Nord. En témoigne par exemple cette remarque d’une jeune Afghane réfugiée à Peshawar observant des photos envoyées par des proches : « Regarde comme ils sont bien habillés ! Ils ont l’air si beaux, si heureux, et les femmes ressemblent à des princesses. La vie doit être vraiment géniale là-bas ! Ils en ont, de la chance. »

Ainsi malgré la précarité de leurs conditions de vie à Londres, les Afghans de Maymana exilés au Royaume-Uni peuvent donner à voir à ceux restés en Afghanistan une image valorisante. L’installation dans un pays occidental est perçue en Afghanistan comme synonyme de réussite sociale, non seulement pour le migrant, mais également pour ses proches en Afghanistan ou au Pakistan. Au sein des familles transnationales, quand l’éloignement ne modifie pas les relations existantes, on tire autant de fierté de la migration d’un des siens que de la réussite scolaire ou professionnelle d’un frère ou d’un fils. De la même manière, migrer vers un pays riche, tout comme suivre des études, participe à la constitution d’un capital familial offrant de véritables perspectives d’avenir.

Ces perspectives d’avenir accroissent le prestige de la famille et sont par conséquent propices à la création de nouvelles alliances. Les familles des migrants disposent en effet d’une plus grande emprise sur les négociations qui entourent les échanges de don et les mariages. Espérant bénéficier de facilités dans la migration internationale ou du moins d’une part du capital social et financier de ses familles, nombreux sont ceux qui vont chercher à s’unir par le mariage avec le migrant ou avec un de ses frères ou soeurs. Les parents des migrants vont alors pouvoir réclamer bien plus qu’il n’est généralement coutume pour la dote de leur fille installée à Londres ou pour le trousseau de celle qui épousera leur fils résidant au Royaume-Uni. La migration internationale d’un des siens va également permettre de s’unir avec des familles plus fortunées, et souvent plus influentes en Afghanistan, qui n’ont pas accès à un passeport européen ou nord-américain.

Cependant, les retombées, réelles ou supposées, de la migration dont bénéficieraient les proches du migrant peuvent parfois susciter envie et jalousie. Les financements destinés à la reconstruction afghane et surtout les salaires perçus par la communauté internationale en Afghanistan ont accentué la perception au sein de la société afghane que l’installation en Occident s’accompagne de fait d’un enrichissement rapide et important. Le migrant devrait alors pouvoir apporter un soutien financier à l’ensemble de son qawm et participer à l’amélioration des conditions de vie dans son watan.

S’efforcer d’entretenir et de consolider malgré la distance leur appartenance à une famille, un lignage et un qawm permet dans une certaine mesure aux migrants d’échapper à cette logique. Il s’agit alors de s’assurer que l’éloignement physique n’interrompt pas « le travail de reproduction des relations établies », antérieures à la migration (Bourdieu, 1980 : 191). Le retour au watan et les interactions au sein d’un espace social transnational sont autant d’occasions pour les migrants de réaffirmer leur respect des coutumes, de la hiérarchie familiale, en se pliant à l’autorité parentale ou à celle des frères aînés, et leur volonté d’entretenir avec leurs proches dispersés des rapports de réciprocité. Ainsi il revient au migrant de rappeler à ceux qui se permettraient de lui réclamer un soutien financier que la tâche de redistribuer les éventuelles richesses familiales revient à l’aîné de la famille, même si celui-ci est resté en Afghanistan.

Pour Kabeer, par exemple, installé à Londres depuis une dizaine d’années, l’entente entre les frères est primordiale, garante du maintien et de l’accumulation d’un capital familial. Chaque membre de la fratrie peut contribuer à l’enrichissement de la famille, mais la tâche de gérer et, s’il le souhaite, de redistribuer ce capital revient, depuis la mort de leur père, à l’aîné de ses frères. Issu d’une famille prospère, Kabeer estime qu’il est normal de venir en aide aux plus démunis (et par la même occasion d’en faire des obligés). Toutefois, cette démarche ne doit pas être individuelle, au risque de fragiliser la cohésion de la fratrie, mais collective afin que le prestige qui en découle se répercute sur l’ensemble de la famille.

Ma famille est connue à Maymana comme étant riche et généreuse. Il y a trente ans, il y a eu une terrible sécheresse qui a duré trois mois. Mon père et ses frères ont réuni ce qu’il leur restait des dernières récoltes et même les réserves de nourriture qu’ils avaient dans leurs boutiques. Ma famille a nourri tout le quartier. Tous ceux qui ont connu cette époque sont reconnaissants et nous respectent. Alors, si quelqu’un vient me voir et que je lui donne de l’argent, mes frères seront ridiculisés et ma famille perdra de son importance. C’est pour ça que je dis aux gens d’aller voir mes frères.

« Like other families, transnational families have to mediate inequality amongst their members. Within transnational families, differences in access to mobility, resources, various types of capital and lifestyles emerge in striking ways[5] » (Fahy Bryceson et Vuorela, 2002 : 7). Si la migration des uns contribue à créer des inégalités au sein de la famille élargie, les différences dans l’accès à la mobilité ou à certaines ressources sont déniées, minimisées. L’installation en Europe ou en Amérique du Nord ne doit pas uniquement être une réussite économique et sociale personnelle, mais aussi participer à l’enrichissement de toute une famille.

L’histoire de sa famille, la respectabilité des siens, le prestige de ses ancêtres sont autant de repères identitaires et de sources de fierté que le migrant porte en lui et emporte avec lui loin de sa terre natale. La migration n’a donc pas pour effet de réduire l’influence de la parenté et du qawm, elle contribue au contraire au déploiement transnational de ces piliers de l’organisation sociale afghane. Réaffirmer son attachement à sa famille et à son qawm ainsi qu’aux valeurs qu’ils véhiculent permet non seulement aux migrants d’en demeurer en exil de dignes représentants mais surtout d’évoluer au sein d’un espace social afghan. Même si la migration ne s’accompagne pas d’une ascension économique et sociale immédiate dans le pays d’accueil, il s’agit d’accroître le prestige de sa famille au regard de l’ensemble de la société afghane. Ainsi valorisée par le migrant, valorisante pour le migrant et sa famille et valorisable au sein de la société afghane, la migration en Occident est alors reconnue comme étant une réussite légitime.