Article body

Tout homme “normal” porte en lui le germe de la folie, tout homme, sans exception, peut, à la seconde, basculer dans un autre monde. Parfois, il ne s’agit pas d’un homme mais d’un peuple entier. Mais une telle idée est tellement peu compatible avec la dignité des notables que des étiquettes existent pour que l’on sache tout de même à qui l’on a affaire.

— Édouard Zarifian, Des paradis plein la tête

Du processus d’étiquetage

La norme sociale a une visée très précise : la régulation des rapports sociaux par la suppression de la différence. La prévisibilité serait ainsi assurée par la conformité des comportements, voire la « normalisation » ou même le « profilage » (Foucault, 1972 ; Canguilhem, 1966 ; Goffman, 1975). Les attentes – voire les exigences – dans les interactions sociales, et donc la désirabilité de certains comportements, seraient directement générées par la norme. Au sein du tissu social, le processus d’étiquetage aurait la fonction indispensable d’exutoire à l’angoisse et à l’irritation de la majorité.

Le traitement accordé à un individu, et que lui-même accordera aux autres, dépend donc de la manière dont l’individu se définit et est défini par les autres en fonction de cette norme (Goffman, 1980 : 273 ; 1974). Lorsque la norme est enfreinte, l’infraction met en péril, à des degrés divers, l’identité sociale individuelle puisqu’elle compromet la prévisibilité des relations sociales. L’individu est considéré comme moins attrayant – voire intégralement mauvais – et il est affublé d’un statut social particulier : c’est l’étiquette. Ce discrédit a non seulement une connotation sociale péjorative, mais il se cristallise dans le rapport à l’autre, puisqu’il entraîne souvent un isolement, une discrimination, une exclusion (Castel, 1980). L’individu deviendrait ainsi « invisible » (Martucelli, 2002 : 299).

« [L]’exclusion résulte de la fermeture d’un espace social au nom de normes […] ». Il en existe deux types : l’exclusion privée vécue à travers une relation interactive entre deux individus et l’exclusion massive qui mène à l’internement et au génocide. Le commun dénominateur de ces individus, de ces groupes discriminés est de ne pas être ce qu’ils devraient être au regard des dominants, de ne pas répondre aux canons de la conformité. La conformité, c’est ce qui sert de référence au groupe qui, disposant des moyens du pouvoir, peut assurer la diffusion de ce canon au nom de la nature, du droit, de la religion, de la science […].

Dorvil et al., 1994 : 712

L’individu étiqueté, ayant intériorisé les mêmes normes que ceux qui l’identifient comme indésirable ou « anormal », cachera intentionnellement sa condition et aura bien souvent besoin de l’assistance de professionnels pour gérer l’étiquette. Le plus souvent, il s’agit de relation d’assistance, voire de dépendance. L’interprétation – même a posteriori – de l’infraction à la norme sociale comme étant le symptôme d’une maladie mentale sera le déclencheur de réactions sociales appropriées, notamment l’internement et le traitement en tant qu’action médicale de « normalisation » ou de « renormalisation ».

À travers les époques, l’évolution de la conception normative de la folie[2] se profile dans la nature des politiques publiques, depuis l’enfermement systématique jusqu’à la reconnaissance de droits pour les psychiatrisés. Actuellement, plusieurs dénoncent une tendance à la « psychologisation » : le comportement de celui qui enfreint les normes sociales se voit passé à la moulinette des questions interprétatives liées à sa connaissance de la norme, à sa capacité de s’y conformer, à l’évaluation du risque lié à l’action, à l’intention ou aux circonstances de l’offense (Sicot, 2008). La norme sociale constituerait jusqu’à un certain point une « nosographie des exclus » (Pelchat et al., 2006 : 64) qui affirmerait – ou du moins qui légitimerait – le besoin d’intervention publique auprès d’un individu. Paradoxalement, la norme se verrait ainsi renforcée par la mise en place des différents appareils et structures étatiques non seulement de contrôle mais également de répression et de protection. Il s’ensuit un raisonnement circulaire, selon lequel le discours normatif alimente et justifie la mise en place de politiques dont la nécessité confirme les postulats normatifs.

La question qui s’impose dans le cadre d’une réflexion sur le discours normatif sur la folie, et qu’Erving Goffman posait déjà en 1973 (330), est : « [d]ans notre société, quelle est la nature de l’offense sociale à laquelle le cadre de référence “maladie mentale” peut assez sûrement s’appliquer ? »

Dans la recherche dont il est question ici (Bernheim, 2011a), nous nous sommes intéressée au processus décisionnel des juges amenés à se prononcer sur des requêtes pour des internements psychiatriques (« garde en établissement ») ou des traitements imposés (« autorisation de soins »). La comparaison de ces deux cas se justifie par le fait que tant le contenu législatif que l’évolution jurisprudentielle diffèrent, créant deux situations juridiques distinctes. Nous nous interrogions sur la place que tiennent respectivement le droit et d’autres formes de normes – éventuellement nourries du discours psychologisant – dans le processus décisionnel judiciaire. Nous avons construit un modèle de pluralisme normatif au sein duquel différentes normes sont jumelées à des rationalités présidant au choix.

Nous avons confronté notre modèle au terrain par une étude empirique auprès des juges de la Cour du Québec (N=11) et de la Cour supérieure (N=12) du district judiciaire de Montréal[3]. Nous avons commencé par faire des entretiens semi-dirigés, puis nous avons eu le privilège d’observer les juges en audiences et de les questionner sur les affaires entendues. La méthode de l’observation directe s’est avérée particulièrement fructueuse, nous donnant, d’une part, accès aux audiences qui se tiennent habituellement à huis clos, et, d’autre part, au retour discursif sur les évènements, à chaud et à la lumière de cas spécifiques.

L’analyse des données issues de la recherche empirique nous autorise à questionner la portée réelle du discours juridique sur la maladie mentale ainsi que celle des interventions judiciaires corollaires. Pour nous, les critères objectivants essentiels à la prise de décision judiciaire (Noreau, 1998) constituent des étiquettes qui se superposent aux diagnostics psychiatriques. Alors que la reconnaissance des droits et le recours aux tribunaux devaient servir d’outil de lutte contre l’exclusion, ils contribueraient plutôt à l’individualisation des problèmes sociaux, à la responsabilisation des individus et participeraient directement au processus d’étiquetage.

Nous commencerons par présenter brièvement le contexte juridique québécois et l’utilité des critères objectivants, puis nous exposerons l’analyse de nos données jurisprudentielles et empiriques. Finalement, nous conclurons par une réflexion critique sur les étiquettes juridiques.

De l’utilité des critères objectivants dans le contexte judiciaire

Au Québec, les procédures judiciaires de garde en établissement et d’autorisation de soins, demandées par des psychiatres et déposées par les établissements de santé, font l’objet de deux régimes légaux distincts. En dépit d’une garde en établissement, le patient psychiatrique conserve les droits reconnus aux usagers du système de santé, et notamment à l’égard du consentement aux soins. Il ne s’agit donc que d’un arrêt d’agir. De même, l’autorisation de soins – si elle peut porter sur un ensemble de mesures de traitement allant de la médication aux examens médicaux et même à l’hébergement en établissement de santé hospitalier ou autre – balisera pour chacun des cas les soins qui pourront ainsi être administrés. Contrairement à la garde en établissement qui est ordonnée au patient, l’autorisation de soins constitue dans les faits une permission pour le médecin « d’accomplir un acte juridique qu[’il] ne pourrait normalement faire seul » (Cornu, 1987 : 641). Dans les deux cas, la preuve produite par l’établissement de santé au soutien de sa requête est constituée de rapports psychiatriques, le patient ne disposant le plus souvent que de son propre témoignage.

À l’époque des débats parlementaires qui ont mené à la judiciarisation de ces procédures, les discussions concernaient les droits des patients psychiatriques, et l’intervention judiciaire paraissait la seule procédure garante de la mise en oeuvre de ces droits (Bernheim, 2011b). Cependant, pour rendre possible l’intervention judiciaire, les situations doivent être conceptualisées sous forme de conflits ou de « litiges », imposant aux parties – ici le patient psychiatrique, d’une part, et le psychiatre et l’établissement de santé, d’autre part – des rôles antagonistes. Dans l’arène judiciaire, le psychiatre et l’établissement seront les « demandeurs », et le patient psychiatrique, le « défendeur ». De même, il sera nécessaire d’incorporer dans le droit des critères objectivants qui permettront une démonstration satisfaisante au regard de la preuve et une décision impartiale (Noreau, 1993 ; 1998). En matière de garde en établissement et d’autorisation de soins, les critères retenus sont respectivement la dangerosité en lien avec l’état mental et l’inaptitude à consentir aux soins.

Toutefois, le contenu substantiel de ces critères n’a jamais été précisé par le législateur. Cette indétermination a naturellement contraint les tribunaux à les définir et, incidemment, à influer sur les interventions de nature médicale ainsi que, plus largement, sur la nature et le contenu des politiques publiques (Commaille et Dumoulin, 2009 ; Ost, 2007). C’est dans cette perspective que nous discuterons nos résultats de recherche au regard, dans un premier temps, de la dangerosité, puis, dans un deuxième temps, de l’inaptitude à consentir aux soins.

L’insaisissable dangerosité : du flou du droit à l’interprétation subjective

La garde en établissement ne peut être ordonnée qu’en présence d’une dangerosité en lien avec l’état mental. Cette dangerosité doit être importante ou « clairement envisageable dans le présent ou dans un avenir relativement rapproché » et être documentée (A. c. Centre hospitalier de St. Mary : 17). Peu importe les preuves produites au soutien de la requête, « le tribunal ne peut autoriser la garde que s’il a lui-même des motifs sérieux de croire que la personne est dangereuse et que sa garde est nécessaire […] » (Code civil du Québec : art. 30 [2]). L’étude de la jurisprudence permet de dégager, hormis la dangerosité liée au risque suicidaire ou hétéroagressif, ainsi qu’à l’altération du jugement, une dangerosité liée à l’absence de ressources, notamment en ce qui a trait à l’hébergement ou à la victimisation potentielle attribuable à un comportement inadéquat. Il semblerait que le refus de traitement, bien qu’a priori non pertinent au regard de la législation, puisse également être retenu aux fins de garde en établissement : partant, « dans l’évaluation de la dangerosité, le juge ainsi que le médecin peuvent tenir compte de l’effet de la cessation probable de la médication en l’absence de garde en milieu fermé » (Dorvil, 2006 : 55). En outre, le refus de se reconnaître comme étant malade ou dangereux a été relevé comme un facteur contribuant au maintien de la garde en établissement (Clément, 2001). Un juge énumère « tous les ingrédients prédisant la dangerosité » : « [P]athologie psychiatrique mal traitée, absence d’autocritique, non-reconnaissance de sa maladie, fiabilité absente, propos inquiétants récents (menaces de mort et suicidaires), consommation de cannabis et d’amphétamines, et mauvais jugement » (Centre de santé et de services sociaux de Sept-Îles c. A.B : 27). Les disparités constatées quant à la nature de la dangerosité autant qu’à son intensité nous semblent, au moins en partie, liées à l’absence de balises facilitant l’évaluation de la dangerosité en lien avec l’état mental. Interrogés à ce sujet, peu d’informateurs ont fait référence aux décisions de la Cour d’appel en matière d’évaluation de la dangerosité ou à la doctrine.

En entretien, presque tous les informateurs interrogés sur leur façon « d’apprécier la dangerosité » parlent spontanément de violence, d’agressivité ou encore d’incapacité à prendre soin de soi. Ainsi, la dangerosité serait évaluée à la lumière de faits. Cependant, certains affirment « interpréter largement la notion de dangerosité », qui n’aurait pas à être imminente mais seulement probable. Pour un informateur, par exemple, le fait qu’une personne soit seule et sans soutien, ou encore âgée, constitue en soi un danger. Dans cette perspective, l’histoire psychiatrique et personnelle peut s’avérer centrale. Cependant, sous cet angle, la dangerosité n’est pas interprétée stricto sensu. Il s’agit plutôt d’appréhender un risque déduit soit d’épisodes passés, soit d’une situation particulière comme l’isolement social, voire d’un diagnostic. Ainsi, plusieurs juges ont affirmé établir des liens entre les hallucinations auditives ou le délire religieux et le danger, voire la schizophrénie ou la bipolarité et le danger. Lors des audiences, le débat porte généralement sur certains évènements ou faits relatés le plus souvent dans les rapports psychiatriques, et certains juges ont tendance à donner au défendeur des conseils sur les soins ou la collaboration avec les médecins. Tous les juges observés ont soutenu à au moins une occasion que le fait de ne pas se soumettre à la médication prescrite peut « en soi » constituer un danger.

Les séances d’observation nous ont permis de recenser, tant chez un même juge qu’entre différents juges, une pluralité d’interprétations de ce qu’est la dangerosité. Nous avons choisi de les regrouper en quatre catégories : 1- la dangerosité factuelle, 2- la dangerosité clinique, 3- la dangerosité revendicatoire et 4- la dangerosité liée à la vulnérabilité.

  1. La dangerosité factuelle. Il est évident que des faits allégués concernant une tentative de suicide, une agression ou des menaces d’agression constituent pour tous les juges des manifestations claires de dangerosité. Dans ce genre de cas, certains auront tendance à vérifier l’actualité des affirmations. Par exemple, un juge questionne une femme qui a attenté deux fois à sa vie : « Êtes-vous toujours malheureuse, désespérée ? » Devant une réponse positive, le juge ordonne la garde en établissement. Lorsque les faits de violence allégués sont niés, le juge peut conclure que le défendeur soit ne se souvient pas des faits, soit ne réalise pas le danger qui en découle, et ainsi ordonner la garde en établissement. D’autres faits moins patents peuvent également être retenus : un juge ordonne une garde en établissement en raison d’une altercation avec un beau-père, d’un passé violent ou encore d’une propension à l’évangélisation, ce qui pourrait « déranger le monde ».

  2. La dangerosité clinique. Des observations de nature plus ou moins clinique sont souvent évoquées comme étant source de dangerosité. Il s’agit par exemple de « désorganisation », de « discours incohérent », de « perte de contact avec la réalité », de « manque d’autocritique » ou de « jugement perturbé », de « délire religieux », de « psychose », de « trouble de comportement » et de « condition mentale instable ».

  3. La dangerosité revendicatoire. Lorsque les rapports psychiatriques font état d’un comportement agressif ou revendicateur, les juges imposent systématiquement la garde en établissement. De la même façon, le discours du défendeur concernant l’hôpital ou les psychiatres est facilement perçu comme une preuve d’agressivité et de danger. Au surplus, une attitude protestataire, voire un discours revendicateur quant aux droits, devant le tribunal, peut être mal reçue par le juge. Ainsi un défendeur rapporte en audience être hospitalisé illégalement depuis une semaine et affirme s’être fait imposer une médication contre son gré : le juge ordonne la garde en établissement en lui indiquant qu’il ne pourra sortir que s’il change de comportement.

  4. La dangerosité liée à la vulnérabilité. La vulnérabilité est invoquée dans des situations où, de l’avis du juge, le défendeur s’expose soit à l’exploitation – voire à l’agression – de tiers en raison de son état, soit aux conséquences de ses propres décisions. Dans ce cadre, le fait que l’on puisse par exemple attribuer à un problème mental certaines décisions considérées préjudiciables devient un élément de dangerosité, notamment l’itinérance, la toxicomanie, la « mauvaise conduite », l’« hygiène négligée » ou le refus de soins physiques. Ce qui peut être interprété comme un risque à la sécurité justifie également une garde en établissement, par exemple une possibilité de fugue, l’organisation par une jeune femme de 22 ans d’un voyage en secret, sans prévenir ses parents, et le fait de ne pas fermer ses portes à clé. Hormis le déni de la maladie et le refus de traitement, pris en compte par tous les juges observés en tant que conséquence directe de la maladie mentale, la garde en établissement peut être ordonnée en raison d’un mode de vie ou d’un comportement jugé dangereux. Quelquefois, cette vulnérabilité est associée à une « incapacité à fonctionner ».

La particularité du discours des informateurs réside dans leur propension à affirmer, soit expressément soit implicitement, qu’ils appliquent une sorte de norme objective dans le cadre de leur évaluation de la dangerosité. On parle par exemple du « jugement de l’homme moyen ». Seulement deux informateurs établissent un lien clair entre l’évaluation du danger et leurs valeurs personnelles. Par exemple :

Mais la partie qui est plus subjective de la part du juge, c’est pour ça qu’on est là plutôt qu’un robot, c’est que je décide moi dans mes valeurs, dans les valeurs sociales qui m’entourent, si cette personne-là elle est dangereuse. C’est ce qui va faire que ma décision pourra être différente de celle d’un collègue. Mais les deux, on va devoir décider qu’elle est dangereuse. Et un va dire oui, l’autre va dire non, selon comment il conçoit la dangerosité.

Nous avons eu l’occasion d’observer ce même juge durant sa semaine d’assignation en garde en établissement et l’avons vu rejeter une requête selon les motifs suivants :

Monsieur est un personnage spécial, original, artiste et philosophe. Il n’est pas comme les autres. Est-ce qu’il représente pour autant un danger ? La réponse est non. Mais il peut être inquiétant pour certains, justement parce qu’il est original. Selon le témoignage et le comportement qu’il a eu devant moi, il ne me semble pas dangereux. Les explications de Monsieur sont satisfaisantes. Quant au déficit de jugement, je ne le vois pas. Je dirais que son jugement est différent, mais pas altéré. Je n’éprouve pas les raisons de croire que Monsieur est dangereux au sens du Code.

Il nous semble étonnant, notamment à la lumière de nos observations, que ces constatations ne soient le fait que d’un seul informateur. En effet, l’absence de balises claires concernant la dangerosité et le défaut de référer à la jurisprudence des tribunaux supérieurs laissent les informateurs sans aucun cadre et mène forcément les juges « au-delà du champ clos des droits subjectifs déterminés par les lois », pour apprécier « des intérêts, des besoins, des aptitudes » (Ost, 2007 : 22, 17). Or cette appréciation passe bien souvent par la vérification de l’adéquation du mode de vie des défendeurs au fonctionnement social « normal » : étude, travail, relations avec les proches.

L’indécelable inaptitude : du diagnostic psychiatrique au meilleur intérêt

L’autorisation judiciaire de soins est nécessaire lorsqu’une personne majeure, inapte à consentir aux soins, refuse catégoriquement les traitements, peu importe le consentement de son représentant légal ou de celui qui est autorisé à consentir pour elle, et peu importe qu’elle soit ou non sous régime de protection (curatelle ou tutelle). Ainsi, aucune condition préexistante n’entraîne d’inaptitude à consentir aux soins et l’aptitude est dans tous les cas présumée.

L’autorisation de soins peut être demandée pour des soins tant physiques que psychiatriques[4]. Cependant, le critère impératif d’inaptitude rend complexes les requêtes concernant les soins physiques, et la consultation de la jurisprudence permet de constater que la grande majorité des requêtes concernent des soins psychiatriques. En plus des soins de santé, l’hébergement peut être demandé, seul ou accessoirement aux soins, non dans le but de protéger le défendeur, mais en raison de son milieu de vie qui ne lui permettrait pas de recevoir les soins médicaux appropriés en regard de son état physique ou mental (Centre hospitalier universitaire de Québec [Pavillon Hôtel-Dieu de Québec] c. R. L : 9).

L’inaptitude à consentir aux soins est considérée comme étant de nature juridique, puisque tous sont présumés aptes tant qu’un tribunal n’en a pas décidé autrement. Or, à l’instar de la dangerosité, le droit québécois ne pose pas les jalons de l’inaptitude à consentir aux soins. Le test d’évaluation de l’aptitude à consentir aux soins, largement inspiré des critères retenus par l’Association canadienne de psychiatrie, a été établi par la Cour d’appel du Québec :

In determining whether or not a person is capable of consenting to treatment the examining psychiatrist shall consider whether or not the person being examined

  1. understands the condition for which the treatment is proposed ;

  2. understands the nature and purpose of the treatment ;

  3. understands the risks involved in undergoing the treatment ;

  4. understands the risks involved in not undergoing the treatment ; and

  5. whether or not his ability to consent is affected by his condition.

Institut Philippe-Pinel c. A.G. : 22

Les critères retenus posent problème à différents égards. Dans un premier temps, dans la mesure où la preuve de l’inaptitude ne peut être faite que par des médecins et que le rapport psychiatrique doit brosser un tableau, non seulement de l’aptitude du défendeur, mais également de ses besoins cliniques, cela deviendrait en quelque sorte ce que Danielle Blondeau et Éric Gagnon (1994 : 661) appellent « un verdict anticipé ». Dans un second temps, l’importance accordée au déni de la maladie a) et à l’impact de la maladie sur l’aptitude à consentir e) risque de diminuer la crédibilité du défendeur et de permettre d’inférer directement l’inaptitude du diagnostic psychiatrique. Or les démarches cliniques standardisées permettant l’évaluation de l’aptitude à consentir aux soins sont remises en question par certains chercheurs pour lesquels l’écart entre l’évaluation des situations par les médecins et par les patients est attribuable aux différences notamment culturelles et socioéconomiques (Tranulis et al., 2008). Pour la Cour d’appel du Québec, pourtant, ces critères sont primordiaux.

En santé mentale, il y a une réalité extrêmement importante : la personne impliquée se rend-elle compte qu’elle est malade ? C’est un critère capital, à l’égard duquel le profane est vulnérable parce qu’il risque d’être manipulé par la personne malade qui, sous d’autres aspects, paraît normale et peut même ébahir. L’ignorance ou la non-reconnaissance par une personne de sa maladie est trop souvent la composante essentielle du maintien de cette maladie.

Il faut, de plus, vérifier si l’inaptitude à consentir n’est pas inhérente à l’affection d’une personne. Ce constat est facile en cas de trouble mental sévère ; il l’est moins dans des situations plus nuancées.

Institut Philippe-Pinel c. A.G. : 55

La consultation de la jurisprudence révèle que le test, y compris les critères problématiques, est appliqué mais non systématiquement. Il semblerait notamment que certaines décisions réduisent le test à « deux fils conducteurs […] : la perception de sa maladie par la personne et les effets de cette maladie sur sa capacité à consentir à des soins » (Institut Philippe-Pinel de Montréal c. H. M. : 19).

Dans le cadre des entretiens que nous avons menés, nous avons demandé aux juges de la Cour supérieure comment ils apprécient l’aptitude à consentir aux soins des défendeurs. À notre grande surprise, la majorité a affirmé ne pas savoir la définir. Seulement deux juges ont parlé du test d’évaluation de l’aptitude à consentir aux soins, et un seul a mentionné des critères se rapportant à la compréhension du traitement, à ses risques et à ses bénéfices, et aux risques reliés au refus de traitement. « Ça devient une question de jugement, il n’y a pas [de définition] dans la loi et je ne sais pas c’est quoi le critère non plus. Ça devrait être qu’il n’y a pas d’autres solutions. La personne est en danger. » De manière générale, les réponses évoquent de nombreux éléments comme la normalité ou le danger. Pour certains, les juges « n’ont pas la science qui permet d’évaluer la capacité à consentir ». Néanmoins, la majorité des informateurs – à l’instar de ce que nous avons rapporté concernant la dangerosité à la Cour du Québec – établissent un lien a priori entre la schizophrénie ou la psychose et l’inaptitude.

Le déni de la maladie mentale peut directement servir de confirmation du diagnostic psychiatrique. Dans certains cas, le rapport psychiatrique fait état d’une maladie dont une des caractéristiques est le manque d’autocritique. Dans d’autres cas, lorsque le défendeur ne reconnaît pas sa maladie telle qu’elle est décrite par les psychiatres, il ne fait que démontrer à quel point il est atteint : le juge conclut par exemple que le défendeur « ne se reconnaît pas de maladie mentale malgré l’avis des experts ».

Prenez par exemple en schizophrénie, c’est classique, dans tous les rapports vous allez voir que la personne elle-même n’apprécie pas sa condition. Et ça, il suffit de faire témoigner la personne, c’est clair. Ils ne comprennent pas… En fait ils sont en déni. Et c’est une question de crédibilité aussi. Évidemment, au départ, je tiens pour acquis que l’expert, qui est souvent psychiatre, ne ment pas. Il a à coeur le suivi de cette personne-là.

Le rôle du psychiatre est central dans l’évaluation de l’inaptitude à consentir aux soins, non pas en tant qu’expert, mais bien en tant que médecin traitant. À titre d’expert, il fournit les informations objectives relatives à l’impact de la maladie sur la capacité à consentir aux soins, mais c’est à titre de médecin traitant que son dévouement à l’égard du défendeur s’exprime. Un informateur affirme par exemple qu’il « recherche constamment ce grand souci du professionnel de la santé ». Ce dévouement semble constituer une preuve supplémentaire de la nécessité de l’autorisation de soins selon la logique du meilleur intérêt du patient : si son médecin entreprend ce genre de démarche, c’est forcément pour son bien. Cette prise en compte du « meilleur intérêt » dans l’examen judiciaire de la preuve d’inaptitude est pour le moins problématique puisqu’elle ne permet pas, pour le tribunal, l’établissement de la distance nécessaire à un examen selon la prépondérance et qu’elle réduit certainement, pour le défendeur, la possibilité de convaincre le tribunal de sa position. À cette étape cruciale pour les suites de l’affaire, en effet, le défendeur n’intervient généralement pas ; tout au plus pourra-t-il confirmer la véracité des faits évoqués. Il ne témoignera que sur la question de l’acceptation de son diagnostic et les justifications éventuelles de son déni. Par ailleurs, il parlera abondamment du traitement proposé, et plus particulièrement des raisons de son refus de s’y soumettre. Ainsi le refus de soins semble souvent être considéré déraisonnable en soi et participer à la confirmation de l’inaptitude.

Des critères juridiques aux étiquettes

Rappelons dans un premier temps que le processus judiciaire est par nature un procédé de simplification et d’objectivation. Pour Pierre Noreau (1993 : 50), la judiciarisation implique bien souvent une « déformation des conflits ». Les critères objectivants employés pour standardiser les situations en sont en partie responsables. Dans les cas qui nous intéressent, les critères objectifs – dangerosité en lien avec l’état mental et aptitude à consentir aux soins – visent à déterminer quels individus requièrent, contre leur volonté, une intervention psychiatrique. Ils portent donc spécifiquement sur la qualification du comportement, des choix, voire de la psychologie des défendeurs. Ils visent à spécifier les qualités particulières de l’être humain. À plusieurs égards, nous questionnons la pertinence de l’usage de tels critères au sein de l’instance judiciaire[5].

Soulignons d’abord le caractère fluide et inconstant de la réalité que l’on vise ainsi à objectiver : l’être humain, en effet, est perpétuellement en construction, n’a jamais fini de changer. Or l’application de ces critères suppose le contraire. C’est ce que soulève Patrick Pharo (1992 : 119) lorsqu’il affirme que « le problème moderne de la culture est celui du statut des catégories de l’être humain ». Cette catégorisation des individus réduit le débat : il n’est plus question de personnes mais bien de problèmes. Ce n’est plus la parole du défendeur qui est importante, mais plutôt les mots utilisés pour parler de lui. Cette réduction est d’autant plus évidente que les critères objectivants doivent servir de jonction entre les sphères psychiatrique et judiciaire.

Nous avons vu que dangerosité et inaptitude ne comportent pas a priori de contenu normatif permettant un contrôle des situations ou une application simple. Si la jurisprudence a établi des critères stricts en matière d’autorisation de soins, ce n’est cependant pas le cas pour la garde en établissement. Pourtant, en audience, les thèmes abordés sont les mêmes : acceptation du diagnostic psychiatrique et de la médication, niveau de scolarité et employabilité, choix de style de vie.

Ces thèmes constituent, pour nous, les éléments véritablement significatifs au regard de l’interprétation et de l’évaluation de la dangerosité en lien avec l’état mental et de l’aptitude à consentir aux soins. Dans la mesure où les juges ne peuvent se rattacher à aucune balise juridique, ils doivent s’en remettre à des considérations morales ou sociales plus ou moins abstraites, et apprécier les choix de vie, les projets ou l’absence de projets, les comportements, voire les attitudes ou l’allure des défendeurs. Cette situation n’est pas sans conséquence au regard de l’efficacité du processus judiciaire, puisque, dans ce contexte, le juge est « captif » non seulement de la preuve médicale, mais également de son propre système de valeurs. Pour les défendeurs, le résultat s’avère dramatique : étiquetage désordonné et inégal, degré de réceptivité fluctuant à l’égard de leurs propos et mise en oeuvre des droits le plus souvent inadéquate. Dans ce contexte, l’imposition des critères juridiques ne fait que participer à un mouvement plus vaste de morcèlement et d’étiquetage (Kaluszynski, 1994). En outre, convenons de la connotation péjorative des mots retenus. En effet, le jugement de garde en établissement et d’autorisation de soins ne porte pas que sur l’obligation pour le défendeur de rester hospitalisé ou de prendre une médication contre son gré. Il s’agit en premier lieu de constater et de trancher : « Monsieur est dangereux », « Madame est inapte ». Nous avons pu observer, dans les réactions des défendeurs, des interprétations extrêmement négatives de ces concepts, d’autant plus que certains croient faire l’objet de poursuites criminelles. À plusieurs reprises, ces derniers disaient par exemple accepter de rester en établissement, mais pas d’être désignés comme dangereux. Un autre exprimait comment la discussion sur sa présumée inaptitude entre le psychiatre et le juge ne lui permettait pas de faire valoir son point de vue. Plus grave encore, en matière de garde en établissement, étant donné que la dangerosité n’est qu’exceptionnellement discutée, certains défendeurs ne connaissent manifestement pas les critères sur lesquels la décision est fondée. Dans le cas de l’autorisation de soins, les cas de figure sont variables. Certaines audiences se déroulent sans que la question de l’inaptitude soit très clairement posée, alors que, dans d’autres cas, elle l’est plus précisément. Dans ce contexte, les défendeurs se retrouvent affublés d’une nouvelle étiquette dont ils ignorent parfois l’existence et les conséquences.

Nous postulons que ces critères – dangerosité et inaptitude – deviennent des « étiquettes juridiques » parallèles à celles du domaine psychiatrique. Les défendeurs s’exposent donc à un double étiquetage : de schizophrènes ou bipolaires, ils deviennent dangereux ou inaptes. L’emploi de critères juridiques flous permet un double catalogage, dont les conséquences ultérieures sont encore inconnues. Quelles répercussions une décision de garde en établissement pourraient avoir sur une décision subséquente en matière de garde d’enfant, voire de protection de la jeunesse ? Quelles conséquences découleraient d’une décision d’autorisation de soins sur une ouverture éventuelle de régime de protection (curatelle, tutelle) ? Lors de nos observations à la Cour, nous avons pu constater une tendance évidente à la référence et à la déférence des juges aux décisions judiciaires antérieures. Par exemple, une décision de garde en établissement est invoquée en Cour supérieure alors qu’elle ne porte ni sur l’aptitude ni sur le besoin de traitement. Elle bénéficie, néanmoins, d’une portée indiscutable. Cet étiquetage juridique pourrait s’avérer lourd de conséquences dans la sphère judiciaire, mais également dans la sphère sociale.

À cet égard, certains défendeurs nous ont fait part des difficultés qu’ils avaient à conserver leurs implications dans diverses activités de la vie sociale après une garde en établissement ou une autorisation de soins. Plus particulièrement, le maintien en emploi après une absence pour séjour psychiatrique ou encore la poursuite des relations sociales de toutes sortes ne sont pas aisés. Au lendemain d’une telle ordonnance, un défendeur nous racontait par exemple perdre systématiquement son emploi. Un autre rapportait se faire taxer de « fou » par ses parents, son père le menaçant même de le jeter à la rue. Ces éléments sont d’autant plus importants que les discussions en audiences portent le plus souvent sur le niveau de scolarité, l’emploi occupé et la nature des relations sociales. Dans ce cadre, la justice ne joue pas le rôle qui lui a été formellement dévolu et semble plutôt remplir une fonction secondaire et instrumentale de normalisation. Ainsi, paradoxalement, les mécanismes pensés pour protéger les droits des personnes souffrant de troubles mentaux portent le risque de contribuer directement à leur marginalisation.

Il faut faire un bilan des conséquences de la judiciarisation de la psychiatrie. Dans la mesure où les tribunaux sont manifestement des « institutions qui comptent dans la définition du contenu […] des politiques publiques » (Commaille et Dumoulin, 2009 : 78), il est indispensable de mieux comprendre l’impact réel des décisions de justice dans la trajectoire de vie des citoyens concernés.