Article body

L’Union européenne a été un des premiers régimes politiques à promouvoir l’application du gender mainstreaming, dès les lendemains de la conférence de l’ONU sur les femmes à Pékin en 1995 qui a vu son émergence sur la scène internationale (True et Mintrom, 2001). Le principe d’une prise en compte transversale de l’égalité entre les femmes et les hommes dans toutes les politiques devient en effet une des missions de l’Union européenne dès le traité d’Amsterdam en 1997 (Mazey, 2001).

Dans ce contexte, s’intéresser aux effets de l’approche intégrée du genre, que ce soit sur les pratiques, les représentations des acteurs ou les politiques de genre elles-mêmes, est d’autant plus intéressant que le gender mainstreaming a justement été promu au niveau européen afin de remédier aux effets limités des stratégies politiques de promotion de l’égalité entre les femmes et les hommes qui l’ont précédé (Jacquot, 2010). Les stratégies politiques de l’égalité désignent les différents assemblages et dosages de mesures institutionnelles mises en place dans le but de lutter contre les discriminations envers les femmes et de promouvoir l’égalité entre les femmes et les hommes. Cette notion de stratégie politique souligne la volonté de modification des rapports sociaux de sexe qui préside à leur constitution. Le gender mainstreaming s’oppose dans ce cadre à l’égalité de traitement et à l’égalité des chances (fondées respectivement sur les notions d’égalité des droits et de différence) en visant principalement à réguler et à transformer l’impact différencié des politiques publiques selon le genre. La prise en compte systématique des effets des politiques publiques sur le genre est au coeur même du gender mainstreaming. Cette prise en compte intervient dès la conception des politiques, elle permet de ne pas se limiter à une action correctrice a posteriori et de modifier les mesures prévues afin qu’elles ne produisent pas d’impact identifié comme négatif.

La volonté de promouvoir une égalité d’impact des politiques publiques sur les femmes et les hommes apparaît pour la première fois dans un texte communautaire en 1991 (Conseil de l’Union européenne, 1991), mais elle sera avalisée et mise en avant comme stratégie politique de l’Union européenne après la conférence de Pékin en 1995 (Commission européenne, 1996 ; Conseil de l’Union européenne, 1995), et, finalement, intégrée au droit originaire à Amsterdam en 1997. L’article 3.2 du traité d’Amsterdam, même s’il n’utilise pas l’expression gender mainstreaming, entérine la généralisation du principe à toutes les politiques communautaires et proclame : « Pour toutes les actions visées au présent article, la Communauté cherche à éliminer les inégalités, et à promouvoir l’égalité, entre les hommes et les femmes. »

Près de vingt ans après son émergence, et après quinze ans de mise en oeuvre effective au niveau européen, qu’en est-il des effets de cet instrument qui s’attache à identifier l’impact éventuel de l’action publique sur le genre ? Une telle entreprise d’évaluation, au-delà de l’effet miroir (évaluer l’impact de la prise en compte de l’impact), constitue un défi aux conceptions classiques de l’évaluation. Par ses caractéristiques mêmes, le gender mainstreaming possède un rapport complexe au processus de mise en oeuvre, rendant l’analyse de ses effets d’autant plus difficile. Premièrement, le gender mainstreaming est un instrument d’ingénierie sociale (Jacquot, 2006), c’est-à-dire qu’il met en jeu une volonté publique visant à modifier les relations et les représentations sociales. La question se pose donc de la traduction pratique de ces vastes ambitions : changer des façons de faire et de penser, des visions du monde (Eveline et Bacchi, 2005)… Deuxièmement, le gender mainstreaming est un instrument transsectoriel. Sa mise en oeuvre passe par conséquent par l’intermédiaire de nombreux acteurs dans de nombreux secteurs, et les effets du gender mainstreaming sont soumis à une multitude de traductions sectorielles. De plus, de par son caractère transsectoriel, le gender mainstreaming se heurte à l’organisation et à la structuration traditionnelle de l’action publique en secteurs distincts, indépendants et aux modes de fonctionnement souvent fortement enracinés (Hafner-Burton et Pollack, 2009 ; Schmidt, 2005). Troisièmement, avec la signature du traité d’Amsterdam, le gender mainstreaming figure parmi les missions de l’Union européenne, mais n’a pas pour autant acquis le statut d’engagement contraignant. Plus précisément, l’engagement pris par les chefs d’État et de gouvernement est politique et non juridique. Le principe d’intégration de l’égalité entre les femmes et les hommes figurant à l’article 3.2 TCE ne bénéficie ni d’un effet direct ni de l’attribution à un organe, comme la Cour de justice par exemple, de mécanismes de contrôle de l’application par l’Union d’une règle qu’elle s’est elle-même fixée (Shaw, 2002). À ce titre, le gender mainstreaming ne prévoit pas de réponse légale aux problèmes que son (absence d’) application peut soulever. Le gender mainstreaming au niveau européen est donc avant tout une « ardente obligation » sans force contraignante.

L’analyse exhaustive des effets de l’approche intégrée du genre au sein des institutions et des politiques européennes apparaît donc comme une tâche particulièrement ardue (Beveridge, 2007 ; Daly, 2005 ; Walby, 2005 ; Woodward, 2003). Le choix a donc été fait ici de se concentrer sur le gender mainstreaming et ses effets sur la politique de lutte contre les inégalités sexuées de l’Union européenne. Ce choix n’est pas seulement de circonstance, il repose sur les résultats de nos travaux antérieurs et sur une hypothèse première : alors même que le gender mainstreaming est conçu pour que soient modifiées, grâce à la prise en compte de la dimension de genre, les politiques publiques « mainstream », c’est paradoxalement sur la politique d’égalité entre les femmes et les hommes que ses effets ont été les plus transformateurs.

Le présent article vise donc à évaluer les effets de ce nouvel instrument d’action publique, non pas sur les politiques européennes de formation (Rees, 1998), d’emploi (Pascual, 2008 ; Rubery et al., 2005), de commerce (Hoskyns, 2007 ; True, 2008) ou de développement (Debusscher, 2011), mais bien sur la politique qui constitue le berceau du gender mainstreaming, c’est-à-dire la politique de promotion de l’égalité entre les femmes et les hommes. Pour cela, nous développerons un cadre analytique basé sur la notion d’« instrumentation ». Développée par Pierre Lascoumes et Patrick Le Galès dans le cadre de leurs travaux sur le rôle des instruments dans l’analyse de l’action publique, cette notion vise à révéler la dimension proprement politique du choix et de la mise en oeuvre d’instruments d’action publique comme le gender mainstreaming. Plus précisément, par ce terme, ils désignent « lensemble des problèmes posés par le choix et lusage des outils (des techniques, des moyens dopérer, des dispositifs) qui permettent de matérialiser et dopérationnaliser laction gouvernementale. Il s’agit non seulement de comprendre les raisons qui poussent à retenir tel instrument plutôt que tel autre, mais d’envisager également les effets produits par ces choix. » (Lascoumes et Le Galès, 2004b : 12, l’italique est de nous). L’analyse du processus d’instrumentation du gender mainstreaming au niveau communautaire depuis le milieu des années 1990 nous semble la plus à même de saisir les transformations liées à son introduction et de répondre ainsi aux préoccupations de ce numéro spécial sur les effets de l’approche intégrée du genre.

Nous interrogerons donc les relations entre les transformations principales de la politique européenne d’égalité entre les femmes et les hommes depuis le milieu des années 1990 et l’institutionnalisation et la mise en oeuvre du gender mainstreaming sur la même période. Nous nous pencherons dans une première partie sur le changement de nature de la politique d’égalité elle-même, en ce qui concerne notamment l’équilibre des différents instruments (normes juridiques, programmes de financement, etc.) qui la composent et ses modes d’action principaux. Dans une deuxième partie, nous nous intéresserons à la communauté de politique publique réunie autour de la question de l’égalité entre les femmes et les hommes au niveau communautaire ainsi qu’aux modifications de sa composition et des rapports de pouvoir qui la traversent. Dans une troisième partie, nous examinerons l’évolution du cadre cognitif et des représentations dominantes qui structurent la politique d’égalité. En conclusion, nous tenterons de mettre en perspective le rôle du gender mainstreaming dans ce processus de changement. Il apparaîtra ainsi que le gender mainstreaming n’est ni une simple conséquence ni une cause parmi d’autres de ces modifications de la politique communautaire d’égalité. Il en est certes un révélateur, mais il en est aussi un des leviers principaux. En tant qu’instrument d’action publique, il a des effets propres qui ont conduit à une transformation en profondeur du régime de genre de l’Union européenne (voir Walby, 2004)[1].

Le gender mainstreaming et le changement de nature de la politique communautaire d’égalité entre les femmes et les hommes

Fragmentation et intégration dans la lutte contre les discriminations

À partir du milieu des années 1990, il est de plus en plus difficile, au niveau européen, de parler de « la » politique d’égalité entre les femmes et les hommes. Son homogénéité et sa cohérence initiales sont remises en cause sous l’effet conjugué de l’élargissement de ses domaines de compétence, qui ne sont plus limités à la seule sphère de l’emploi et du travail salarié, et de son inscription dans une lutte pour « l’égalité des chances » qui ne se réduit plus à l’égalité entre les femmes et les hommes. On observe un double mouvement d’extension de la politique hors de son périmètre classique, pour inclure la coopération au développement, l’asile ou la recherche scientifique, par exemple, et d’intégration dans un grand cadre antidiscriminatoire général dans lequel les discriminations basées sur le sexe constituent un motif de discrimination parmi d’autres.

Le mouvement d’extension de la politique communautaire d’égalité hors de sa sphère d’intervention traditionnelle, c’est-à-dire le marché du travail, trouve une part de son origine et de sa légitimité dans le gender mainstreaming. Le principe même de cet instrument est de reconnaître que la question du genre et les rapports de domination entre les femmes et les hommes infusent l’ensemble des domaines de la société et que l’ensemble des politiques publiques ont un impact sur la situation respective des femmes et des hommes (Booth et Bennett, 2002). La conception de la transversalité que porte le gender mainstreaming ne peut pas s’accommoder d’une prise en compte de la question de l’égalité qui soit limitée à une sphère d’intervention restreinte. L’introduction du gender mainstreaming dans le traité d’Amsterdam revient à mettre en question les fondements d’une politique d’égalité reposant exclusivement sur la défense et la promotion de l’égalité de rémunération et de l’égalité de traitement professionnelles. La souplesse et la malléabilité de cet instrument accélèrent encore ce processus dans la mesure où l’intégration de la question de l’égalité entre les femmes et les hommes dans de nouveaux domaines n’est pas un processus exceptionnel inscrit dans le cadre d’une création législative, mais une procédure quotidienne inscrite dans le cadre de pratiques administratives (Schmidt, 2005).

Le second mouvement qui anime la politique communautaire d’égalité entre les femmes et les hommes est un mouvement d’intégration de cette politique dans une large action anti-discriminatoire rassemblant l’ensemble des motifs de discrimination[2]. Cela se traduit tant d’un point de vue juridique que d’un point de vue budgétaire, avec par exemple la fusion de différents dispositifs de financement. Les programmes de financement comme EQUAL à partir de 2000 ou PROGRESS à partir de 2007 mettent fin à l’existence de programmes de financement destinés spécifiquement à l’égalité entre les femmes et les hommes et couvrent l’ensemble des types de discrimination énumérés dans l’article 13 du traité d’Amsterdam. Le gender mainstreaming participe de ce mouvement d’extinction de la spécificité du traitement des inégalités entre les femmes et les hommes au niveau communautaire. On assiste en effet à une généralisation de l’usage de l’approche intégrée, et le gender mainstreaming sert de modèle de référence (Squires, 2005). Cette approche est encore plus spécifiquement développée dans le cas de la lutte contre le racisme, et l’equality mainstreaming se développe depuis le début des années 2000 à côté du gender mainstreaming (Woodward, 2012).

La généralisation du recours au mainstreaming pose deux questions. Tout d’abord, une question de concurrence entre les différentes thématiques bénéficiant d’un dispositif de mainstreaming : l’agenda politique est restreint, de même que l’attention, l’intérêt et le temps des fonctionnaires, ainsi que sont également restreintes les capacités financières et humaines de l’Union européenne. La deuxième question est celle d’un trop-plein de mainstreaming : si un trop grand nombre de thématiques doivent par exemple faire l’objet d’une étude d’impact avant que soit élaborée ou mise en oeuvre une politique, la prise en compte de ces demandes risque de n’être plus que mécanique, et l’approche intégrée risque, elle, d’être rejetée dans une dynamique générale de backlash (Geyer, 1999).

La possibilité d’une fusion des différents dispositifs de mainstreaming réactive l’opposition entre « dilution » et « ghetto », entre « spécificité » et « intégration » qui a animé les débats autour de l’institutionnalisation du gender mainstreaming au début des années 1990. Les positions restent tranchées et opposent la Commission européenne à la Commission femmes du Parlement européen, au Lobby européen des femmes ainsi qu’à la grande majorité des spécialistes, consultantes et consultants, intellectuelles et intellectuels intéressés au développement de l’action publique communautaire dans ce domaine. S’affrontent ainsi la conviction de la hiérarchie de la direction générale d’Emploi et affaires sociales selon laquelle « si les politiques d’égalité sont considérées comme des “problèmes de femmes”, elles sont vouées à l’échec » (Commission européenne, 2004a) et une conviction selon laquelle la domination masculine et la hiérarchie de genre possèdent une spécificité qui les rendent incomparables – et donc intraitables tant politiquement qu’administrativement de façon similaire (Parlement européen, 2004 : 24-25). C’est bien le gender mainstreaming qui permet de mettre en exergue ces oppositions et c’est bien son utilisation de plus en plus généralisée au sein de la Commission européenne qui contribue à l’extinction progressive du traitement public spécifique dont a bénéficié la lutte contre les inégalités entre les femmes et les hommes pendant plus de vingt ans, même si la stratégie officielle de l’Union européenne est celle d’une « double approche » combinant gender mainstreaming et « initiatives spécifiques » en faveur des femmes[3].

Le passage d’une politique régulatrice à une politique incitative

Depuis le milieu des années 1970, dans le cadre d’une politique d’égalité relativement dépourvue de moyens (qu’ils soient humains, financiers, organisationnels), les instruments principaux pour combattre les inégalités entre les femmes et les hommes sont des instruments juridiques obligatoires[4], complétés par quelques instruments économiques ciblés. C’est cet équilibre qui a fait la force et la spécificité de la politique communautaire d’égalité entre les femmes et les hommes : il s’agit d’une politique principalement régulatrice et, dans une moindre mesure, distributive, sous la forme d’attribution de financements. Or, à partir du milieu des années 1990, c’est le gender mainstreaming qui devient l’instrument d’action publique principal. Il est, plus largement, le fer de lance des nombreux instruments d’action soft de cette politique, y compris les actes non obligatoires des institutions qui se multiplient face aux blocages législatifs et au retrait relatif de la Cour de justice de l’Union européenne. Cette multiplication des instruments non contraignants signe l’avènement d’une nouvelle hiérarchie de l’ensemble des instruments de la politique d’égalité ainsi que l’affaiblissement de la Commission face aux États membres (Beveridge, 2012 ; Beveridge et Velluti, 2008).

La politique communautaire d’égalité, dans cette nouvelle configuration, n’est plus principalement une politique régulatrice, mais plutôt une politique de type incitatif. Il s’agit d’un véritable changement de nature et pas seulement d’une réorientation temporaire qui pourrait être attribuable aux difficultés conjoncturelles du processus d’intégration européenne, comme le souligne le discours suivant d’une responsable de la Commission européenne :

No doubt there are further challenges, which lie ahead in the future […]. In contemplating those prospects, it will be important to bear in mind that an ever-increasing legislative acquis may not necessarily be the answer to meeting these challenges. Perhaps we need to consider the question : are we reaching the end of what we can usually legislate for at EU level ? Should we perhaps focus on improving the application of the extensive legislation we have already, and raising awareness so that individuals can enforce the rights, which they already have but know nothing about ? […] Would further legislation actually produce results ?

Commission européenne, 2004b

Cette modification des principaux modes d’action publique entraîne une évolution en profondeur de la politique d’égalité elle-même. L’affaiblissement de la dimension juridique de l’action en matière d’égalité implique la diminution radicale des possibilités d’activisme judiciaire des ressortissants de la politique d’égalité tout d’abord, et de la Cour de justice ensuite par ricochet, alors même que la politique communautaire d’égalité est très largement née de l’activisme judiciaire avec les arrêts Defrenne (Hoskyns, 1996). Or le passage à des instruments de soft law affaiblit d’autant ce canal traditionnel de construction et de réforme de la politique communautaire d’égalité entre les femmes et les hommes par les instruments juridiques et leur usage par le militantisme féministe. Une politique incitative n’offre que peu d’aspérités auxquelles des requérants ou des militants puissent s’accrocher et donc peu de possibilités de développement qui aillent dans un sens inattendu, et pas nécessairement dans le sens choisi par les institutions (Edquist, 2006).

Le gender mainstreaming et la déstabilisation du « triangle de velours » du secteur de l’égalité

L’émergence puis le développement de la politique d’égalité de l’Union européenne depuis la fin des années 1970 a largement reposé sur les épaules d’un groupe restreint d’actrices qui ont constitué une communauté de politique publique très intégrée partageant un même engagement pour la cause des femmes et la construction européenne, et unies par un fort sentiment de proximité, de solidarité, souvent d’amitié. Le fonctionnement de ce groupe correspond largement à la définition du « triangle de velours » donnée par Alison Woodward (2004), les trois branches du triangle désignant les différentes catégories d’actrices membres de cette communauté, soit les « fémocrates » et les femmes politiques, les représentantes des organisations de femmes, et les universitaires. C’est en grande partie leur mobilisation qui a permis le développement puis l’approfondissement continus de la politique communautaire d’égalité pendant plus d’une quinzaine d’années (Mazey, 1998 ; Pierson, 1996).

L’introduction du gender mainstreaming vient remettre en cause ce fonctionnement historique. En effet, le caractère transsectoriel de cet instrument conteste par nature la centralité des spécialistes de l’égalité et du genre, sa spécificité étant de confier la prise en compte et le traitement des inégalités entre les sexes aux acteurs habituels des politiques concernées. Le résultat de cette action publique dépend en partie de l’implication de ces « autres ». Les spécialistes de l’égalité se retrouvent donc dans une position de retrait en ce qui concerne la pratique quotidienne, conservant une mission de coordination. Le modèle de fonctionnement élitaire du secteur de l’égalité, qui reposait notamment sur un principe fort de clôture et d’engagement militant en faveur de la cause de l’égalité entre les femmes et les hommes, est très largement mis à mal. Le processus de mise en oeuvre du gender mainstreaming déstabilise la coalition de cause formée autour de la politique d’égalité comme « exception » dans le paysage communautaire. Il entraîne non pas une disparition, mais au moins une certaine perte de cohésion du « triangle de velours » : les expertes et experts et les universitaires ne sont plus associés à l’élaboration de la politique d’égalité sur le long terme, les acteurs administratifs sont moins stables dans le temps (avec la perte de mémoire organisationnelle afférente), des actrices et acteurs étrangers à la question de l’égalité se retrouvent au centre du dispositif (Verloo, 2001).

Par ailleurs, l’introduction du gender mainstreaming pèse sur la redistribution des rapports de pouvoir au sein du secteur communautaire de l’égalité entre les femmes et les hommes. L’institutionnalisation du nouvel instrument a été un processus conflictuel opposant les acteurs du secteur de l’égalité aux réformateurs de la direction générale d’Emploi et affaires sociales, les deux groupes s’opposant sur le degré de contrainte à associer au gender mainstreaming et sur la nécessité d’une « double approche » maintenant des actions spécifiquement destinées aux femmes à côté de la logique d’intégration transsectorielle (Jacquot, 2009). Or, la routinisation du gender mainstreaming donne aux acteurs de la hiérarchie de la direction générale d’Emploi l’occasion de poursuivre leur réforme administrative, managériale et budgétaire dans le sens de la normalisation de la politique d’égalité et de ses structures. La redistribution du pouvoir se fait donc largement en leur faveur : des actions spécifiques en faveur des femmes sont certes maintenues, mais la position d’exceptionnalité des femmes en tant que catégorie d’action publique, qui est au coeur de la structure cognitive et normative du « triangle de velours », est, elle, mise à mal (Lombardo et Meier, 2006).

Enfin, la mise en oeuvre du gender mainstreaming entraîne également une nouvelle distribution du pouvoir au sein même de la communauté de spécialistes. Ceux-ci sont, en quelque sorte, mis en demeure de se positionner par rapport au nouvel instrument, et les positionnements qui en résultent sont très différents. Alors que certains s’adaptent au type de rationalité véhiculé par le gender mainstreaming (professionnalisation, efficacité, etc.), d’autres, plus « puristes », tendent à se retrouver marginalisés (Jacquot, 2006). Les membres du « triangle de velours » sont donc profondément divisés après quelques années d’application du gender mainstreaming.

D’une façon générale, on assiste à la fragilisation de la communauté de politique publique qui constituait le secteur communautaire de l’égalité depuis les années 1970. Cette fragilisation conduit non pas à son éclatement, mais entraîne sa fragmentation et rend ses frontières beaucoup plus floues. Cependant, cette ouverture des frontières, si elle est déstabilisante, représente également la fin d’un certain isolement, à la fois par rapport aux autres secteurs de l’action publique et par rapport à la sphère de la décision politique.

Le gender mainstreaming et le nouveau cadre cognitif de l’égalité

Le cadre cognitif de la politique d’égalité entre les femmes et les hommes de l’Union européenne fait l’objet, depuis le milieu des années 1990, d’un retournement conceptuel important. La légitimation des mesures de lutte contre les discriminations envers les femmes est devenue très largement relative à leur utilité économique.

Au sein de l’Union européenne, le principe de non-discrimination est intrinsèquement lié au fonctionnement du marché (la discrimination à raison de la nationalité est par exemple conçue en 1957 principalement comme un frein aux échanges) (De Schutter, 2006). Cependant, en ce qui concerne la politique communautaire d’égalité entre les femmes et les hommes, on a pu observer le passage de ce que l’on a appelé « l’égalité dans le marché » à « l’égalité pour le marché » (Jacquot, 2009). En effet, la première période de construction de cette politique jusqu’au milieu des années 1990 est caractérisée par « l’égalité dans le marché » : l’action en faveur de la promotion des droits des femmes, même si elle est incluse dans la sphère du marché, bornée par l’orientation essentiellement économique et l’objectif de construction d’un grand marché fluide, à la concurrence non faussée, bénéficie d’une autonomie importante qui a permis à un petit groupe d’entrepreneures politiques de développer une politique cohérente et assise sur des instruments juridiques et budgétaires solides. Dans le cadre de « l’égalité pour le marché », norme d’égalité et norme de marché sont dans une tension nouvelle. L’égalité est mise au service de la compétitivité économique et de la réforme des politiques sociales. Alors qu’auparavant la politique d’égalité avait une « double finalité, économique et sociale »[5], c’est-à-dire que ses objectifs économiques et sociaux pouvaient être poursuivis parallèlement et possédaient la même légitimité, ils ont été réordonnés afin de soutenir les objectifs macroéconomiques de l’Union, et la norme d’égalité s’est retrouvée subordonnée à la norme de marché (Jenson, 2008 ; Lewis, 2006).

Or il existe une adéquation forte entre « l’égalité pour le marché » et le gender mainstreaming. Considérer, comme c’est le cas dans ce nouveau cadre cognitif, que les agents économiques peuvent être poussés à des comportements irrationnels, dommageables et non justifiés en matière d’efficacité et de rentabilité en raison de préjugés ou de stéréotypes sexistes a une double conséquence. Cela implique, premièrement, d’envisager les inégalités comme étant de nature systémique, imbriquées dans les structures sociales et l’histoire. Cela implique, deuxièmement, que les agents économiques coupables de pratiques discriminatoires ne sont qu’indirectement (ou inconsciemment) responsables et sont eux-mêmes victimes de prénotions. Considérer, ensuite, que l’égalité entre les femmes et les hommes possède des effets économiques positifs implique d’envisager le principe d’égalité comme un instrument au service du marché, qui permet même d’en assurer un meilleur fonctionnement, plutôt que comme une politique publique qui serait en soi légitime.

Le problème des inégalités entre les femmes et les hommes étant posé en ces termes, le gender mainstreaming est alors pensé comme sa solution la plus adaptée. Le diagnostic met en effet en avant une question d’attitudes et de comportements incorporés, ainsi que d’inégalités invisibles que l’égalité des droits et des chances n’est pas en mesure de résoudre seule. C’est un travail de formation, de conscientisation, qui est compris comme nécessaire. Si la discrimination est systémique, son traitement devrait alors viser les institutions qui la perpétue, au premier rang desquelles les politiques publiques, et l’obligation procédurale de prise en considération constante des rapports de genre dans le cours du processus politique devient alors la façon la plus adaptée d’y remédier.

Par ailleurs, l’attention aux effets des politiques publiques sur les femmes et les hommes qui est au coeur du fonctionnement du gender mainstreaming permet de rendre visibles ces effets en matière de croissance économique et elle contribue ainsi à légitimer les mesures en direction de l’égalité (Kantola, 2010, 2012 ; Verloo et Van der Vleuten, 2009). Le gender mainstreaming est conçu comme un moyen de concrétisation de l’utilité économique de l’égalité entre les femmes et les hommes, que ce soit dans ses apports en matière de taux d’emploi, de recul démographique, de productivité des ressources humaines, de soutenabilité des systèmes de protection sociale, etc. (Hoskyns, 2008 ; Rubery, 2005 ; Woehl, 2008).

Comme le confirment ces membres de la direction générale d’Emploi et affaires sociales, la mise en oeuvre du gender mainstreaming participe à l’évolution du cadre cognitif relatif à l’égalité au niveau communautaire qui ne promeut plus seulement l’égalité entre les femmes et les hommes en tant que telle, mais en tant qu’outil permettant notamment d’atteindre des objectifs économiques :

Le mainstreaming, [ça montre] que ce n’est pas uniquement de l’affirmation féministe, mais que c’est extrêmement intéressant pour le développement économique[6].

Le mainstreaming c’est, au fond, la manière dont on peut mieux prendre en compte la dimension de genre dans les politiques, et pas seulement pour faire plaisir aux femmes, mais parce que c’est important pour la dynamique économique ou sociétale de ces politiques. On le voit d’ailleurs très bien au niveau de la Commission : ce qui, à l’époque, était un débat qui faisait passablement rigoler trois quarts des gens est un débat qui, maintenant, est devenu un débat très intégré dans le système décisionnel[7].

Conclusion

Le gender mainstreaming apparaît ainsi comme un « révélateur » (Lascoumes et Le Galès, 2004a : 357) intéressant, permettant de retracer les transformations de la politique et du secteur de l’égalité, mais aussi de mettre en lumière les points saillants de ces transformations. Pourtant, il est important de souligner que le gender mainstreaming, au-delà de cette fonction de révélateur, joue lui-même un rôle dans le processus de changement de politique.

Il joue bien sûr le rôle de levier de changement. La mise en mouvement des actrices et des acteurs qui est générée par l’intégration du gender mainstreaming dans l’ensemble du processus politique communautaire et le travail politique qu’ils réalisent pour s’emparer des occasions offertes par le nouvel instrument sont au principe de la dynamique du changement. Cependant reste la question de savoir si le gender mainstreaming est une simple conséquence du changement de régime de genre de l’Union européenne ou s’il en constitue une cause. Il s’agit de ne pas éviter la question de la causalité et de se demander si, dans le cas où d’autres instruments plutôt que le gender mainstreaming avaient été mobilisés à partir du milieu des années 1990, le même changement se serait produit.

Le premier aspect à souligner est que le gender mainstreaming n’est pas la cause unique du changement. L’évolution de la jurisprudence de la Cour de Luxembourg ; le vote de directives qui font tomber les frontières du marché du travail et de l’emploi ; le processus de réforme administrative qui entraîne une rationalisation des moyens d’action administratifs, une gestion par projet et une mutualisation du traitement public des différentes formes de discrimination ; l’affaiblissement de la légitimité militante au sein d’une bureaucratie et d’institutions européennes qui sacralisent l’efficacité, le respect des objectifs, la transparence ; la réorientation des priorités politiques de l’Union autour de la lutte contre le chômage et de la croissance économique qui fait de l’adaptation de la politique d’égalité aux impératifs de la compétitivité économique une condition de sa légitimité ; la montée en puissance de la dynamique des droits fondamentaux qui autorise le développement de nouveaux territoires de compétences inédits pour l’action en faveur de l’égalité entre les femmes et les hommes : tous ces facteurs sont aussi des causes à part entière du changement de la politique d’égalité entre les femmes et les hommes de l’Union européenne. Pour autant, le gender mainstreaming n’est ni une simple conséquence ni une cause parmi d’autres. Il possède un rôle spécifique qui est celui de donner une cohérence à cette accumulation de facteurs. Le gender mainstreaming est l’élément qui fait faire système aux autres. C’est par son action que les transformations qui se produisent dans le domaine des instruments, dans le domaine des institutions, dans le domaine des intérêts et dans le domaine des idées sont liées, se renforcent, font sens les unes avec les autres et en arrivent à produire un changement général qui, quant au contenu, constitue une véritable rupture. C’est en cela que le gender mainstreaming produit des effets propres qui sont aussi des effets inattendus pour l’ensemble des actrices et des acteurs qui participent à sa mise en place et à sa mise en pratique.

On peut considérer que le choix et les usages du gender mainstreaming induisent la précipitation (dans le sens de diffusion rapide et de mise en cohérence et de coagulation) du changement de politique, c’est-à-dire l’intégration de l’égalité entre les femmes et les hommes dans la dynamique de l’antidiscrimination et sa subordination à un objectif de croissance et de compétitivité économique.

Cette mise en évidence du rôle fondamental du gender mainstreaming n’épuise pas cependant la question qui est au coeur des interrogations du présent numéro spécial sur l’évaluation des effets de l’approche intégrée du genre et des politiques de genre.

Quel est, premièrement, l’impact du changement de régime de genre de l’Union européenne, du passage de « l’égalité dans le marché » à « l’égalité pour le marché » ?

Ce phénomène de changement est profondément ambigu du point de vue des inégalités entre les femmes et les hommes. Cette action publique nouvelle manière en direction de l’égalité permet une extension du champ de compétence communautaire sans précédent, et la légitimité des interventions dans ce domaine est largement renforcée. Cependant, cette transformation est le pendant d’une politique qui tend à se fondre dans une action antidiscriminatoire globale et à voir disparaître les caractéristiques spécifiques qui lui ont permis de se construire mais aussi de se maintenir en dépit des périodes d’eurosclérose et des réticences des États membres. Ce sont ces caractéristiques qui ont permis l’instauration de normes élevées, souvent avant-gardistes pour la plupart des États membres, ne se limitant pas à la régulation sociale. L’égalité ne peut plus être considérée isolément de la problématique de la diversité dans un modèle qui devient de plus en plus intégrationniste. Pourtant, les signes d’une conjonction des luttes sociales ou des pratiques politiques dans les différents domaines de la lutte contre les discriminations sont peu visibles.

Le deuxième élément d’analyse concerne la traduction de l’action communautaire en faveur de la lutte contre les inégalités entre les femmes et les hommes au niveau national. Cette question recoupe celle du filtre des régimes de genre nationaux : après l’inscription sur l’agenda communautaire, ce filtre est le second chas d’aiguille à travers lequel la politique d’égalité doit nécessairement passer afin de produire son effet (Ostner et Lewis, 1995). Or il est susceptible de limiter son impact et son efficacité, et les travaux comparatifs sur ce sujet ont montré son importance (Bretherton, 2001 ; Lombardo et Forest, 2012 ; Rees, 2005 ; Velluti, 2005).

S’il n’est pas possible ici d’évaluer empiriquement les résultats de la politique communautaire d’égalité dans les différents États membres, on peut néanmoins apporter une perspective intéressante en ce qui concerne la progression des droits des femmes et celle de l’égalité substantielle entre les femmes et les hommes au niveau des États membres. Jusqu’au milieu des années 1990, la politique communautaire d’égalité est une politique à dominance régulatrice qui impose des normes et des standards. Des textes contraignants sont votés, des recours juridictionnels entraînent des modifications des législations nationales :

Bruxelles, toute la décennie [1970], et même après Yvette Roudy, a fait pareil [pendant les années 1980], ça servait d’effet de levier, vous voyez. On jouait, on faisait pousser le niveau national en s’appuyant sur Bruxelles, et ça dans les différents pays, c’est pas purement français, pour faire progresser. Et donc Bruxelles servait à ça[8].

L’introduction du gender mainstreaming se traduit notamment par une politique à dominante incitative, reposant sur des instruments de soft law et sur l’affaiblissement de sa dimension militante. Dans une Union en crise, où les États membres ont dans l’ensemble tendance à se montrer réticents à jouer le jeu de l’intégration et de la coopération, et de plus en plus méfiants, la capacité d’entraînement de normes non contraignantes définies au niveau supranational peut laisser sceptique (Squires, 2007 ; van der Vleuten, 2007).

Le troisième niveau d’analyse est celui de l’impact spécifique du gender mainstreaming et de sa capacité de résolution du problème des inégalités entre les femmes et les hommes (Beveridge et Nott, 2002 ; Beveridge et al., 2000). Le gender mainstreaming a été conçu et introduit au niveau communautaire comme un moyen de réduire, de façon plus efficace qu’auparavant, les inégalités et l’ensemble des barrières que les femmes doivent affronter. L’objectif du gender mainstreaming est d’ingénierie sociale. Or ainsi que le souligne Desmond King, afin de produire des effets, un programme d’ingénierie sociale doit se conjuguer avec un État fort et activiste (2007). Une légitimité importante est nécessaire pour prétendre remodeler l’ordre social. La légitimité de l’Union européenne dans ce domaine ne peut évidemment pas être comparée à celle sur laquelle les États-Unis se sont par exemple appuyés afin de mettre en place les programmes d’affirmative action dans les universités. L’effectivité du gender mainstreaming communautaire sur l’inscription de l’égalité dans les pratiques est par conséquent incertaine dès le départ. Par ailleurs, la question ici, au moyen du cas particulier du gender mainstreaming, est celle de l’emprise des politiques publiques sur la réalité. Le gender mainstreaming met surtout en avant l’expression d’un désenchantement, voire d’une impuissance, de l’action publique face à la résolution des problèmes publics, notamment systémiques. La domination masculine, constituée en objet de politique publique, possède une dimension transversale : elle renvoie à la plupart des autres politiques, qui, elles-mêmes, tendent à véhiculer cette domination masculine. La question se pose alors des modes adéquats de traitement des problèmes systémiques. Le gender mainstreaming, en tant qu’instrument transsectoriel, montre que faute d’être en mesure d’agir directement sur la société, l’objectif est de se reporter sur l’État lui-même en tant que producteur de politiques publiques : le policy-making devient objet de policy-making et l’impact direct sur le devenir des inégalités entre les femmes et les hommes devient donc presque secondaire.