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Les études trans ont connu un important développement ces dernières années. D’un côté, plusieurs recherches de terrain se sont intéressées aux expériences de discrimination vécues par les personnes trans (Lombardi, 2009 ; Bettcher, 2007), de l’autre, quelques théoriciens et théoriciennes trans ont proposé de nouvelles définitions de la notion de transphobie et des réponses à y apporter (Spade, 2011 ; Baril, 2009). Que les perspectives soient empiriques ou théoriques, la régulation du changement de genre par les institutions médicolégales et gouvernementales est souvent placée au coeur de la transphobie (Espineira, 2008 ; Thomas, 2007 ; Lev, 2005). En effet, les politiques de changement de genre auraient tendance à restreindre l’accès des personnes trans à une reconnaissance sociale de leur identité de genre[2]. L’expression personnes trans, ou parfois personnes transidentifiées, englobe un large éventail de personnes dont l’identité ne correspond pas, ou du moins pas exclusivement, au genre qui leur a été assigné à la naissance (Hébert, Chamberland et Enriquez, À paraître). Ces personnes peuvent avoir effectué une transition de leur genre assigné à la naissance vers leur genre d’identification sur le plan social, médical ou légal. Le changement d’identité de genre est ainsi constitué de diverses modifications des marqueurs associés aux catégories de genre masculin et féminin. Les transidentités incluent entre autres les personnes transsexuelles, transgenres, travesties ou encore genderqueers[3].

C’est dans ce contexte que j’ai mené une recherche sur la lutte contre la transphobie au Québec en rencontrant douze militants et militantes trans. L’objectif du présent article est d’analyser leur point de vue quant aux politiques de changement de genre par les institutions médicolégales québécoises, ainsi que leurs pratiques de résistance.

Une vision systémique de la transphobie

Le concept de transphobie recouvre à la fois une dimension institutionnelle et médicolégale, et une dimension personnelle inscrite dans les rapports interindividuels. Beaucoup d’auteurs tendent à nommer la transphobie en privilégiant cette seconde dimension. Ils parleront ainsi d’hostilité et d’aversion (Krikorian, 2003 : 406), de sentiment de malaise, voire de révulsion (Lombardi, 2009 : 979), ou encore d’attitudes négatives comme la haine, le dégoût, la rage ou l’indignation morale (Bettcher, 2007 : 46).

Certains auteurs élaborent une conception systémique de la transphobie. Dans son dernier ouvrage, Dean Spade (2011), théoricien et activiste trans états-unien, propose une définition de la transphobie à partir d’une vision foucaldienne, prenant appui sur trois modes de pouvoir. Le premier aspect est défini comme un mode de pouvoir agresseur/victime : une personne commet des actes de transphobie qui excluent ou réduisent l’accès des personnes trans à des opportunités, à la santé, voire à la vie. L’auteur critique une vision de la transphobie qui la limiterait aux actes interindividuels intentionnels.

Le second aspect est caractérisé par un mode de pouvoir disciplinaire. Selon l’auteur, certaines institutions, comme la médecine, seraient au coeur de ce mode de pouvoir, en apprenant aux personnes comment modifier leur manière d’être afin de mieux s’ajuster aux normes de genre. L’intériorisation des normes pousse les personnes à agir de manière à s’adapter aux standards de bon comportement, et à encourager et à contraindre les autres à les suivre. Spade explique que les stratégies de résistance au mode de pouvoir disciplinaire se concentrent sur la mise en exergue des normes, afin de concevoir comme légitimes des manières d’être alternatives. Enfin, une autre stratégie serait de resignifier certains actes ou certaines identités que d’autres considèrent comme un crime ou une maladie, par exemple les transidentités.

Le troisième aspect est un mode de pouvoir basé sur la gestion de la population. En effet, certaines pratiques des institutions permettraient de définir la population d’une nation, et ainsi d’exclure certaines catégories de personnes. À ce propos, Spade invite notamment à concevoir l’utilisation du genre comme catégorie administrative par toute une série d’institutions comme problématique pour les personnes trans.

Le développement d’une nouvelle notion : la cisnormativité

Si cette conceptualisation de la transphobie permet de révéler son caractère systémique, d’autres auteurs ont choisi de développer de nouvelles notions, comme la « cis(genre)normativité » (Bauer et al., 2009 ; Baril, 2009). En effet, selon Alexandre Baril, théoricien trans québécois, les néologismes cisgenres et cissexuels désignent les personnes dont le genre et le sexe correspondent au sexe qui leur a été assigné à la naissance. Pour lui, « la cisgenrenormativité postule que les personnes qui s’accommodent du genre assigné à la naissance sont plus normales que les personnes qui décident de vivre dans un autre genre et qui effectuent des transitions de sexe » (2009 : 283).

Cette définition est relativement similaire à celle du projet de recherche ontarien Trans Pulse, pour qui la cisnormativité modèlerait les politiques et les pratiques des individus et des institutions, de manière à rejeter l’existence ou la visibilité des personnes trans. Cette étude s’est penchée sur la cisnormativité des institutions médicales : les processus d’invisibilisation dans la production et la diffusion d’informations sur les personnes trans ainsi que dans les protocoles, les pratiques et les politiques institutionnelles des milieux de la santé, créant ainsi un système de marginalisation sociale des personnes trans (Bauer et al., 2009 : 356-359). Cette marginalisation serait liée à la psychiatrisation des transidentités.

La psychiatrisation de la transsexualité

Les personnes trans sont toujours psychiatrisées en vertu de la quatrième édition révisée du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM), qui est le document de référence pour les soins de santé mentale publié par l’Association américaine de psychiatrie, ainsi qu’en vertu de la Classification internationale des maladies[4] de l’Organisation mondiale de la santé. Cette psychiatrisation oblige l’individu à recevoir un diagnostic de « trouble de l’identité de genre » (TIG) (APA, 2000), basé sur des critères définis dans ces documents, afin d’avoir accès aux traitements médicaux liés à la transition et, dans de nombreux contextes, au changement de prénom et de la mention de sexe.

À ce propos, la chercheuse trans Susan Stryker (2008 : 16) explique que le diagnostic de TIG est très controversé aux États-Unis. D’un côté, les transidentités sont considérés comme psychopathologiques, en les obligeant à recevoir ce diagnostic pour accéder aux procédures médicales et légales de changement de genre (traitements hormonaux et chirurgicaux, changement de prénom et de mention de sexe). De l’autre, il représenterait un moyen d’obtenir des remboursements pour certaines procédures médicales. Arlène Istar Lev (2005), dans son analyse du diagnostic de TIG, conçoit celui-ci comme un instrument de contrôle social basé sur des préjugés sexistes et hétérosexistes, en renforçant la binarité des genres. Par ailleurs, ce diagnostic stigmatiserait les personnes trans en les considérant toutes comme des malades mentales, et en les obligeant à le recevoir afin d’avoir accès à des traitements médicaux et chirurgicaux.

En France, il semble y avoir plus d’unanimité sur la question. Deux militantes et théoriciennes trans françaises, Maude-Yeuse Thomas et Karine Espineira, placent la psychiatrisation des transidentités au coeur de la transphobie, par la volonté de maintenir le système cisnormatif de genre. La première considère le DSM comme un instrument étatique qui générerait discrimination, inégalité et infériorisation, et qui serait d’autant plus efficace que son pouvoir est nié et son impact, décisif (Thomas, 2007). La seconde s’oppose vivement à la littérature psychologique et psychiatrique en général, qui serait devenue une instance de contrôle de la binarité des sexes et des genres, en maintenant le groupe des personnes trans comme une exception permanente (Espineira, 2008 : 27). Les manifestations les plus pesantes de la transphobie proviendraient ainsi du rapport des personnes trans aux experts détenant le pouvoir de leur changement de genre, rapport auquel les militants et militantes trans tentent de s’opposer en prenant la parole et en créant des associations de défense des droits (Reucher, 2006).

Les politiques de changement de genre au Québec

Au Québec, plusieurs institutions gouvernementales sont au centre des politiques de changement de genre : la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ) et l’Agence de la santé et des services sociaux contrôlent l’accès au système de santé public, et le Directeur de l’état civil (DEC) détermine les règles de changement de prénom et de mention de sexe. Ces institutions sont de juridiction provinciale, elles sont donc administrées par le gouvernement du Québec.

L’Action Santé Travesti(e)s et Transsexuel(le)s du Québec (ASTT(e)Q) a produit (2012) un guide de référence afin, notamment, d’outiller les personnes trans dans leur processus de transition. Ce guide aide à mettre en évidence la régulation québécoise du changement de genre. Si tous les médecins sont autorisés à prescrire des hormones, la plupart d’entre eux envoient les personnes trans vers des spécialistes qui exigent une lettre d’évaluation d’un professionnel en santé mentale confirmant que la personne a bien reçu un diagnostic de TIG. Ces lettres peuvent être acquises uniquement au cours de consultations non remboursées par la RAMQ.

Afin d’avoir accès aux traitements chirurgicaux au sein du système de santé public québécois, deux lettres d’évaluation de professionnels en santé mentale sont exigées, ainsi qu’une preuve de traitement hormonal. À la suite d’une consultation chirurgicale, une demande d’approbation gouvernementale sera envoyée à l’Agence de la santé et des services sociaux. Une fois l’approbation confirmée, la personne trans peut avoir accès aux traitements chirurgicaux qu’elle souhaite recevoir.

Pour le changement de prénom, une lettre d’un professionnel en santé mentale ainsi qu’une preuve de transition médicale (traitement hormonal ou chirurgical) sont exigées par le DEC. Il existe une autre manière de changer de prénom, qui consiste à montrer des preuves d’utilisation d’un prénom pendant cinq ans ; cette seconde règle est universelle dans la population québécoise et ne concerne ainsi pas spécifiquement les personnes trans.

Pour changer de mention de sexe, le DEC demande une preuve qu’il y a eu « modification structurale des organes génitaux[5] », soit une hystérectomie pour les hommes trans et une vaginoplastie pour les femmes trans. Cela signifie qu’en suivant la voie institutionnelle il faudra être capable d’accéder à un traitement hormonal puis chirurgical, avant de pouvoir entamer les démarches pour changer sa mention de sexe. La régulation par les institutions médicolégales semble ainsi rendre le changement de genre long et complexe, surtout pour les personnes ne souhaitant pas recevoir de traitements chirurgicaux ou n’ayant pas les moyens financiers de rencontrer des professionnels de la santé mentale afin de recevoir les lettres d’évaluation nécessaires.

Peu de recherches au Québec se sont penchées sur la régulation du changement de genre par les institutions médicolégales. Nathalie Duchesne, dans son mémoire de maîtrise sur les politiques du Directeur de l’état civil quant au changement de prénom et de mention de sexe, explique : « Une violence indirecte étatique de normalisation se retrouve dans les politiques qui gèrent le changement de mention du sexe et du nom au Québec » (2009 : 3). Selon l’auteure, les personnes qui veulent modifier leur désignation de sexe doivent se plier à des protocoles qui limitent les formes d’expression de leur sexe ou de leur genre.

Par ailleurs, deux juristes, Marie-France Bureau et Jean-Sébastien Sauvé, se sont penchés sur la question du changement de la mention de sexe d’un point de vue légal. Ils expliquent que les exigences de modification corporelle équivalent à rendre obligatoire la stérilisation pour obtenir son changement de mention de sexe :

[N]on seulement la modification structurale des organes sexuels, et destinée à changer les caractères sexuels apparents est exigée, mais également des chirurgies beaucoup plus intrusives menant nécessairement à la stérilisation de la personne trans. La stérilisation devient donc une condition inavouée, mais bien présente, puisque sans celle-ci, le Directeur de l’état civil refuse la demande de changement de la mention du sexe.

Bureau et Sauvé, 2011 : 15

Ainsi, les personnes qui ne peuvent pas ou ne veulent pas avoir recours à ces traitements médicaux conservent sur leurs papiers d’identité une mention de sexe qui ne concorde pas avec leur identité de genre. Cela peut avoir pour conséquence un dévoilement involontaire de leur transidentité quand elles doivent présenter des documents d’identification, et éventuellement des humiliations et de la violence.

Enfin, Viviane Namaste, chercheuse trans québécoise, met en évidence les conséquences de ces politiques institutionnelles : « Souvent sans papiers d’identité, les membres de cette communauté constituent une population non institutionnelle, hors des réseaux officiels de la société québécoise » (2005 : 7).

On voit ici comment les institutions gouvernementales et médicolégales, au Québec, régulent l’accès au changement d’identité de genre, en balisant de diverses exigences les différentes étapes possibles de la transition et en uniformisant les parcours de changement de genre. La suite du présent article portera sur la perception des politiques québécoises de changement d’identité de genre par les militantes et militants trans que j’ai rencontrés : en quoi la régulation par les institutions des processus de transition s’inscrit-elle dans un cadre transphobe et cisnormatif ? Est-ce que les militantes et militants trans contestent ou s’adaptent à ces politiques ?

Méthodologie de la recherche

La recherche réalisée s’inscrit dans une perspective qualitative qui vise à mettre l’accent sur les expériences et les perceptions des participants et participantes. Il s’agit d’une approche qui postule que « les personnes construisent leur réalité à partir du sens qu’elles donnent aux situations » (Mayer et al., 2000 : 57-58). Ainsi, douze entrevues semi-structurées avec des militants et militantes trans ont été réalisées entre avril 2010 et février 2011, lesquelles ont duré entre 50 minutes et 1 heure 45 minutes.

En tant que chercheur cisgenre allié à la lutte des personnes trans, le choix d’interroger des militants et militantes trans s’inscrit dans une volonté de rendre visible et de documenter leur lutte contre la transphobie et la cisnormativité. En effet, mon ancrage au sein des études féministes et trans m’outille pour mener une recherche à la fois engagée, c’est-à-dire qui prend le parti des populations dominées, et objective, c’est-à-dire rigoureuse d’un point de vue éthique et scientifique (Olivier et Tremblay, 2000 : 47).

Sept femmes et cinq hommes trans, militants depuis au moins un an, ont été rencontrés, dont trois ont commencé leur militance entre 1980 et 1999, quatre entre 2000 et 2006, et cinq après 2007. Leur âge varie de 22 à 66 ans. On remarque une diversité en matière d’identités : trans (4), transsexuels (4), genderqueer (1), transgenre (1), queer et trans de certaines façons (1), trans et genderqueer (1).

Par ailleurs, les militantes et militants rencontrés étaient très majoritairement d’origine francophone, seulement 2 des 12 participants étant d’origine anglophone. On note un très haut niveau de scolarisation chez les personnes rencontrées : neuf ont terminé des études universitaires ou sont actuellement étudiants à l’université. Par ailleurs, neuf participants avaient fait partie d’au moins un organisme trans, dont quatre avaient déjà eu un emploi rémunéré en tant que militant ou militante trans. Les éléments des entrevues permettant l’identification des participants ont été éliminés, notamment par l’utilisation de pseudonymes.

L’article examinera les résistances mises en place, dans un premier temps face aux politiques médicales de changement d’identité de genre, et dans un second temps face aux politiques du Directeur de l’état civil.

Les résistances aux politiques médicales de changement d’identité de genre

L’accès aux services de santé représente un enjeu majeur sur lequel les personnes rencontrées ont été particulièrement loquaces. Il s’agit à la fois d’accéder aux soins et aux services spécifiquement trans (suivis thérapeutiques, hormonothérapies, chirurgie), mais également de rencontrer des professionnelles et professionnels compréhensifs et respectueux à l’égard de la transidentité de leurs patients. J’aborderai d’abord les barrières à l’accès aux soins de santé que les militantes et militants trans rencontrés ont identifiées, soit les expériences de discrimination et la position de pouvoir des professionnels en santé mentale. Ensuite, je me pencherai sur les stratégies de résistance aux politiques médicales de changement de genre. Quatre stratégies ont été nommées : la remise en cause du pouvoir des professionnels de la santé, les efforts pour influencer les pratiques de ceux-ci, la production de services de santé alternatifs et de guides d’information, et la pression politique en direction du gouvernement et de ses institutions.

L’importance des enjeux liés à la santé est soulignée par Mike :

Health care is a major one just because its such a fundamental part of – I guess – being alive and is key to people being able to do anything else, because if you are worried about that all the time, then it makes everything else hard to do.

Mike

Plusieurs participants et participantes ont fait part d’expériences négatives et discriminatoires vécues par des personnes trans au sein des institutions médicales. Monique, par exemple, qui est allée rendre visite à une de ses amies sur son lit de mort, a entendu deux infirmières s’adresser à elle au masculin. Elle soutient que c’est notamment cet événement, qu’elle juge révoltant, qui l’a poussée à devenir militante trans. Un autre participant explique avoir choisi ses professionnels avec précaution :

Je voulais pas faire face à des histoires d’horreur comme celles que j’ai entendues. J’ai entendu des gens trans, qui sont allés voir des psys et des médecins, et qui se sont fait traiter vraiment de façon horrible.

François

Par ailleurs, plusieurs personnes interviewées ont mentionné les problèmes rencontrés dans un hôpital montréalais qui possède une clinique spécialisée en changement d’identité de genre depuis de nombreuses années. Cette clinique aurait des pratiques problématiques. Selon Dominique, les travailleuses du sexe se voyaient refuser les services de santé pour la transition par l’équipe de l’hôpital. Monique, une autre participante, soutient

[Qu’ils font] des abus de pouvoir avec ça : traîner des gens en thérapie 6-7 ans, et pis fallait qu’ils payent. [Il y en a maintenant qui] sont en faillite, et y en a d’autres, ils sont endettés terriblement parce qu’ils ont passé des années à débourser 300 piastres par mois pour avoir une thérapie.

Monique

On voit ainsi comment l’accès au changement d’identité de genre est contrôlé et limité par les institutions médicales, la clinique spécialisée ayant des pratiques jugées abusives et restrictives.

Pour Nancy, la nécessité d’avoir des autorisations de plusieurs professionnels de la santé pour commencer le processus de transition en retarde l’accès et peut conduire à aller chercher des hormones sur le marché noir, ce qui constitue un danger pour la santé. Elle explique que ces barrières sont particulièrement problématiques pour les personnes trans marginalisées (par exemple pauvres, sans papiers) qui ont déjà un accès limité à la santé, et dont certaines ne peuvent pas payer un psychologue ou un sexologue privé afin d’obtenir les lettres de recommandation.

Dans un sens, on peut dire que les professionnels de la santé ont un certain pouvoir social, politique, économique, etc., et puis en anglais, on dit que ce sont des gate keepers. Ce sont des personnes qui ont beaucoup de pouvoir et qui contrôlent l’accès aux soins médicaux.

Nancy

On assiste ainsi à une remise en cause du pouvoir des professionnels de la santé par plusieurs des militants rencontrés. Il s’agit de la première stratégie de résistance identifiée, que les propos de François illustrent bien :

Je l’accepterai jamais, l’espèce d’obligation qui est faite aux trans d’aller voir des psys. Et j’en veux aux psys, même les trans-friendly, qui comprennent pas à quel point ça peut être aliénant, carrément aliénant cette espèce d’obligation qui est faite d’aller les voir. Tandis que quelqu’un qui voudrait aller se faire grossir les seins aurait pas l’obligation d’aller voir un psy pour se faire opérer.

La colère exprimée par François face au pouvoir des professionnels en santé mentale invite à une remise en cause de l’obligation d’aller les rencontrer. La seconde stratégie semble opposée à la première, car elle privilégie d’influencer leurs pratiques et de les sensibiliser afin de constituer un réseau de professionnelles et professionnels alliés. Ces rapprochements s’effectuent à partir d’une connaissance de l’interdépendance entre personnes trans et professionnels de la santé, comme l’illustre la citation de Julie : «  Ils font des suivis des personnes trans, ça fait qu’ils sont impliqués veut, veut pas. C’est leur revenu, hein, ils mangent avec ça, eux autres. »

Ces rapprochements peuvent être d’ordre individuel ou organisationnel. Cela se voit notamment par la participation de plusieurs psychologues au conseil d’administration de l’Aide aux transsexuels et transsexuelles du Québec (ATQ) ces dernières années. Par ailleurs, Monique explique qu’elle a développé des liens d’amitié avec des psychologues, liens qui ont permis de faire évoluer leurs pratiques.

Des rapprochements ont également eu lieu entre des organismes trans et l’Association canadienne des professionnels en santé des personnes transsexuelles (CPATH). Nancy estime que ces liens sont importants : « Il y a, je crois, plus de 150 membres à peu près, et pour nous, c’est un réseau important en ce qui concerne l’amélioration d’accès au système de santé. » En 2010, le congrès de CPATH a eu lieu à Montréal en même temps que la Fierté Trans, ce qui s’inscrivait dans une volonté de rapprochements entre professionnels et militants trans, selon plusieurs participants. Cela a également été l’occasion pour l’Action santé pour les travesti(e)s et transsexuel(le)s du Québec (ASTT(e)Q) d’organiser un symposium sur les services communautaires au congrès de CPATH et ainsi faire connaître les expériences des organismes de terrain auprès des professionnels, comme me l’a précisé un participant.

Ensuite, une sensibilisation des professionnels est menée par plusieurs organismes communautaires, à deux niveaux. Premièrement, à un niveau interpersonnel, les organismes orientent les professionnels de la santé de manière individuelle. Deuxièmement, à un niveau collectif, les organismes trans animent des ateliers et des formations pour les professionnels.

Enfin, des listes de professionnels et professionnelles qui sont « trans knowledgeable, friendly or just respectful in general » (Mike) sont tenues par plusieurs organismes trans. Ces bases de données permettent aux personnes en contact avec des organismes trans de savoir vers quels professionnels se tourner et ainsi faciliter l’accès à une transition médicale.

La troisième stratégie de résistance identifiée est la production de services de santé alternatifs et de guides d’orientation par les organismes trans. D’une part, plusieurs organismes offrent des soins de santé. Quelques participants ont mentionné À deux mains, organisme aidant les jeunes de moins de 25 ans, qui a mis en place une clinique au sein de laquelle des jeunes peuvent avoir accès aux traitements hormonaux, sur un modèle de consentement éclairé[6]. Une participante, infirmière à la retraite, était connue des premiers médecins qui prescrivaient des hormones : ils conseillaient à leurs patients d’aller la voir pour recevoir les injections. Par ailleurs, plusieurs des personnes interrogées sont des intervenantes communautaires qui offrent des services de soutien. Ainsi les organismes financés peuvent embaucher des militantes et militants trans afin qu’ils offrent des services de première ligne, comme des groupes de discussion, des soupers communautaires, du soutien individualisé ou encore une ligne d’écoute. Ces différents services de soutien peuvent être considérés comme des services en santé mentale et sociale. D’autre part, les organismes produisent des ressources d’information, comme le guide de référence de l’ASTT(e)Q cité précédemment. Selon les personnes rencontrées, ces outils ont une double utilité : ils permettent la sensibilisation des professionnels de la santé ainsi que lempowerment des personnes trans, en les informant sur divers aspects qui leur permettent de prendre en charge leur transition.

La dernière stratégie de résistance identifiée par les participants est la pression politique en direction du gouvernement afin d’influencer des changements institutionnels. Nancy souligne que cette pratique est particulièrement importante « pour assurer que les besoins des personnes trans marginales en particulier sont rejoints ».

Cette stratégie a notamment permis deux changements majeurs. Premièrement, plusieurs participants ont constaté une amélioration du remboursement des soins de santé liés à la transition, grâce à la pression exercée sur le gouvernement. Le second changement majeur est la création par le ministère de la Santé et des Services sociaux d’une nouvelle clinique spécialisée en changement d’identité de genre dans un hôpital francophone du centre-ville de Montréal, laquelle a été obtenue grâce à des discussions avec le gouvernement. Pour plusieurs des militantes et militants rencontrés, cela pourrait représenter une avancée importante, à condition que les organismes trans soient consultés et inclus dans le processus et qu’ils aient une place au sein du comité clinique qui sera constitué.

Pour terminer, il semble important de préciser que deux visions des institutions ont été évoquées par les participants : plusieurs considèrent les problèmes rencontrés dans le système médicolégal comme provenant des institutions elles-mêmes, alors que d’autres les attribuent aux personnes qui travaillent dans ces institutions.

Les résistances aux politiques du directeur de l’état civil

Le changement de prénom et de mention de sexe représente un autre enjeu central de la militance trans touchant l’ensemble des personnes qui font une transition. Les militantes et militants trans interviewés ont beaucoup parlé des problèmes rencontrés avec le Directeur de l’état civil (DEC). J’aborderai dans un premier temps les expériences de discrimination liées aux politiques du DEC, puis les quatre stratégies de résistance que les participants ont cernées : la remise en cause de l’existence de la mention de sexe, la résistance juridique, la production de guides d’information et la pression politique auprès des institutions gouvernementales, dont le DEC.

Pour commencer, les pratiques du DEC ont été dénoncées par plusieurs participants qui les jugent discriminantes. Bruno explique :

Quand je me suis retrouvé sur la table d’opération, [et] à vomir le lendemain de mon opération, je me suis vraiment dit : « Si je suis ici, c’est à cause que je veux mon certificat de naissance conforme à mon identité, je me suis dit : c’est à cause d’un gouvernement trop rigide qui m’impose d’être ici. » Je trouvais ça absolument inhumain, écoeurant, injuste et basé complètement sur des principes discriminatoires envers les personnes trans.

Bruno

La colère exprimée par Bruno est partagée par beaucoup de personnes trans interrogées. Plusieurs d’entre elles affirment que la rigidité des politiques du DEC a des conséquences à beaucoup d’autres niveaux. Selon François, d’autres institutions s’en remettent systématiquement au DEC pour changer la mention de sexe ou le prénom :

Le principal problème avec ça, c’est toutes les institutions autour qui s’assoient sur le fait que l’État civil a pas changé ta mention de sexe pour se laver les mains du fait que tu continues à recevoir des lettres avec ton prénom masculin, mais avec le titre de civilité « Madame ».

François

On peut ainsi assister à des changements de prénom sans changement de mention de sexe, le premier étant plus rapide et accessible que le second auprès du DEC. Par ailleurs, Mike déplore les règles du DEC, qui rendent les changements beaucoup plus complexes que dans d’autres provinces du Canada.

Ainsi, les barrières rencontrées par les personnes trans dans leur accès au changement de prénom et de mention de sexe poussent certains participants et participantes à remettre en cause l’existence de la mention de sexe, comme l’illustre la citation de Bobby :

Juste la question du genre sur les documents, du genre sur les formulaires, partout il y a une question de genre et pis c’est sûr que moi, j’ai une perspective où est-ce que je veux pas qu’il y ait un genre sur mes papiers.

Bobby

D’autres militants rencontrés ont dit souhaiter l’abolition de la mention de sexe, mais privilégient de revendiquer la facilitation du changement de cette mention et du prénom, les considérant comme plus accessibles à court terme.

La seconde stratégie de résistance se situe sur le plan juridique. Une participante a expliqué que plusieurs procès ont été menés par une femme transgenre afin d’obtenir son changement de prénom sans aucune modification corporelle. Elle a réussi à mettre en place la règle des cinq ans pour le changement de prénom, qui est une règle universelle pour tous les Québécois. Elle a également obtenu la reconnaissance par les tribunaux qu’aucun prénom n’est sexué. Un autre changement majeur est le passage d’un pouvoir arbitraire à un pouvoir discrétionnaire. En effet, avant cette bataille, le changement de prénom était géré au cas par cas : certaines personnes pouvaient obtenir leur changement assez rapidement et d’autres, attendre très longtemps, voire ne jamais l’obtenir. Les pouvoirs du DEC ont ainsi été balisés à la fin des années 1990, et le changement de prénom repose désormais sur des critères définis, mais auxquels il est parfois difficile de correspondre.

La troisième stratégie de résistance est la production de guides d’information afin de permettre aux personnes trans de comprendre comment elles peuvent obtenir leur changement de prénom et de mention de sexe. Il s’agit en règle générale de guides incluant également des informations médicales, comme nous l’avons vu précédemment. Les règles de changement n’étant pas toutes expliquées clairement par le DEC, l’information permet d’outiller les personnes trans face à cette institution.

Enfin, la dernière stratégie de résistance est la pression politique afin de faire changer les politiques du DEC. À ce propos, Marie et Bruno expliquent que revendiquer la facilitation du changement de mention de sexe plutôt que son abolition serait plus facile à obtenir, bien que ces deux militants souhaitent voir disparaître la mention de sexe. Marie explique que « quand on négocie avec l’appareil, c’est d’y aller toujours qu’est-ce qui est le plus urgent, et qu’est-ce qu’on pense qu’on va être capable de faire » (Marie).

En effet, une participante a expliqué que des discussions avaient eu lieu avec le DEC dans le cadre des travaux du Groupe de travail mixte contre l’homophobie au milieu des années 2000, qui réunissait plusieurs ministères et organismes communautaires LGBT (lesbiennes, gais, bis et trans). À la suite de ces échanges, un processus de changement de prénom plus rapide a été mis en place, accessible avec une lettre d’un professionnel en santé mentale et des preuves de modifications corporelles obligatoires (traitement hormonal ou chirurgical)[7]. Quant au changement de sexe, il y a eu peu d’évolution, la chirurgie génitale étant toujours obligatoire. La revendication de pouvoir changer la mention de sexe sans intervention chirurgicale a émergé dès les années 1990 ; il s’agit d’une revendication qu’une partie de la communauté trans ne soutenait pas au départ. Selon une participante, aujourd’hui la grande majorité des militants et militantes trans et LGB soutiennent cette revendication, ce qu’elle considère comme une avancée. À ce propos, plusieurs participants ont évoqué le rassemblement du 17 juin 2010 devant le DEC[8], qui avait pour objectif de réclamer la facilitation du changement de prénom et de mention de sexe.

La contestation de la transphobie et de la cisnormativité par les militants et militantes trans

Les points de vue des militants et militantes trans ainsi que les stratégies de résistance qu’ils ont mises en place sont critiques des politiques québécoises médicales et légales de changement de genre. À la lumière de ces éléments, on peut se demander dans quelle mesure ces politiques s’inscrivent dans un cadre transphobe et cisnormatif.

Rappelons-le, la définition de la transphobie de Spade (2011) met en lumière trois modes de pouvoir : agresseur/victime, disciplinaire et de gestion de la population. En se concentrant sur les politiques de changement de genre au sein des institutions médicolégales, on pourrait penser que le second mode de pouvoir serait le seul visible. En effet, ces politiques s’inscrivent en plein coeur de la psychiatrisation qui oblige les personnes trans à obtenir des lettres de référence des professionnels en santé mentale afin de recevoir les divers traitements médicaux, lesquels peuvent s’avérer obligatoires pour obtenir des changements auprès du DEC. La régulation du changement de genre se situe ainsi au centre du mode de pouvoir disciplinaire.

Cependant, la vision des militants et militantes est plus complexe et recouvre les trois modes de pouvoir. Certains considèrent que les problèmes qu’ils rencontrent dans les institutions médicales et juridiques sont liés au comportement des individus, et non aux institutions elles-mêmes, endossant ainsi une vision de la transphobie se manifestant sous la forme d’un rapport interindividuel agresseur/victime. D’autres interviewés revendiquent ou souhaitent l’abolition de la mention de sexe, ce qui correspond à une vision de la transphobie en lien avec la gestion de la population, laquelle oblige les personnes à dévoiler régulièrement leur genre lorsqu’elles remplissent des documents ou formulaires, genre qui doit généralement être le même que celui indiqué sur les papiers d’identité. Certains participants adoptent même des analyses et des pratiques qui font référence simultanément à ces différents modes de pouvoir. Le combat contre la transphobie s’inscrit donc dans une vision complexe de celle-ci qui inclut à la fois les dimensions interpersonnelles et institutionnelles.

Certaines des stratégies identifiées s’inscrivent clairement dans un cadre de contestation des politiques de changement de genre : la remise en cause du pouvoir des professionnels en santé mentale ou de l’existence de la mention de sexe, la pression politique en direction du gouvernement afin d’obtenir des changements, et la résistance juridique. Ces stratégies contestent la transphobie des institutions, en travaillant à changer les institutions médicales et légales.

D’autres stratégies de résistance peuvent être considérées comme une forme d’adaptation aux règles et au fonctionnement de ces institutions, dont le caractère transphobe est néanmoins perçu, ou afin d’en atténuer ce caractère transphobe. Il s’agit ici des efforts investis pour influencer la pratique des professionnels de la santé à travers des activités de rapprochement et de sensibilisation, de la mise en place de services de santé alternatifs et de la production de guides d’orientation et d’information concernant les processus de transition. Ces différentes stratégies s’inscrivent dans une volonté d’améliorer concrètement l’accès au changement d’identité de genre, sans forcément contester les politiques qui régulent ce processus.

Toutefois, à la lumière de la définition de la cisnormativité du projet Trans Pulse (Bauer et al., 2009), ces dernières stratégies contestent elles aussi l’ordre cisnormatif des politiques institutionnelles d’assignation de genre. En effet, la cisnormativité se manifeste par une invisibilisation dans la production et la diffusion d’information concernant les besoins des personnes trans, ainsi qu’une invisibilisation des réalités trans dans les pratiques et politiques institutionnelles. Les différentes stratégies visant à faciliter le processus de transition permettent ainsi de remettre en cause la cisnormativité, puisque les militants produisent et diffusent eux-mêmes cette information, sensibilisent les professionnels de la santé et proposent des soins alternatifs. Cette définition de la cisnormativité, appliquée par le projet Trans Pulse aux milieux de la santé, pourrait également être apposée aux politiques du Directeur de l’état civil, où on assiste aux mêmes types d’invisibilisation et de contestation.

Conclusion

Cette recherche révèle que les (re)définitions théoriques de la transphobie et de la cisnormativité sont utiles pour appréhender les pratiques de la militance trans. En effet, celles-ci permettent de saisir le caractère systémique de la transphobie et de jeter un nouveau regard sur les multiples actions des militantes et militants. Réciproquement, l’analyse de la militance trans permet de vérifier la pertinence de ces (re)définitions. La diversité des stratégies de résistance des activistes trans peut ainsi être abordée en lien avec la complexité des mécanismes de l’oppression contre laquelle ils se battent.

Plusieurs changements ont été obtenus grâce aux actions des militants trans, notamment l’amélioration du remboursement des soins de santé liés à la transition, le développement d’une nouvelle clinique spécialisée dans ce type de soins et la facilitation du changement de prénom. On peut ajouter que les procédures de changement du prénom et de la mention de sexe sont maintenant mieux détaillées sur le site Internet du DEC, l’invisibilisation de ces procédures ayant ainsi été en partie contrecarrée grâce aux efforts des activistes.

À la lumière du présent article, d’autres changements importants seraient souhaitables quant aux politiques de changements de genre, afin que la transphobie institutionnelle recule conséquemment. À ce propos, l’Ontario, province voisine du Québec, vient d’autoriser les changements de mention de sexe sans opération, changement salué par la communauté trans québécoise.