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Introduction

Les sociétés africaines sont empreintes d’informalité. Ceci est une évidence et, l’affirmer d’emblée ne relève d’aucune logique culturaliste[2]. Pour cause, la plupart des relations sociales, politiques, économiques ou autres, fonctionnent au quotidien grâce à la négociation de diverses marges de manoeuvre qui peuvent bien souvent se situer hors du champ des normes juridiques formelles ou légales. Si cet état de choses a favorisé un rapide développement de l’informalité, il répond également d’une vision de l’État en tant qu’entité en faillite, incapable, voire en crise, pour emprunter à un lexique politiste. Njiffen (2014) souligne dans cet ordre d’idées que « la pauvreté qui sévit dans les sociétés africaines est la preuve que l’État est en faillite avec toutes les institutions dont il garantit le pouvoir et l’efficience ». Or, cette vision négative des États africains, est une conséquence logique de l’approche néowébérienne de l’État en Afrique. Cette approche occulte le fait que la greffe de l’État à l’européenne semble n’avoir pas suffisamment pris dans tous les espaces géographiques du monde, notamment en Afrique. D’un point de vue sociologique, l’État en tant qu’État est « en chantiers » (Bierschenk et Olivier de Sardan, 2014), loin d’être achevé en tant que forme finale de gouvernance sociale, politique ou encore économique. Je postule ainsi que l’État en construction peut s’analyser à travers les dynamiques quotidiennes de l’activité sociale et économique. Celles-ci passant en outre aussi par le biais d’activités a priori relevant de la transgression de l’ordre juridique étatique, il apparait pertinent d’examiner les modalités d’action de l’État « par le bas ». En Afrique de l’Ouest, l’informalité semble être une variable majeure de la production quotidienne de l’État.

Cet article examine la perception de l’informalité comme une déviance sociale d’un point de vue de l’État, puis analyse ensuite, à partir du point de vue de différents acteurs, la production quotidienne de l’informalité. Je prends comme champ d’expérimentation le commerce transfrontalier de produits pétroliers entre le Nigéria et le Bénin, en tant que transgression de l’ordre régalien, mais aussi en tant qu’alternative à la pénurie de l’État. Insuffisamment déployé, ou échouant à mettre à disposition des services essentiels, comme la fourniture des hydrocarbures, l’État se voit suppléé par divers acteurs organisés qui peuvent rentrer potentiellement en compétition avec lui ou menacer son hégémonie. Le trafic du carburant dit « kpayo »[3] en est une éminente illustration.

Les données exploitées dans cet article font partie d’un projet de recherche plus large. À rebours des approches journalistiques et d’infiltration de type policier utilisées jusque-là pour aborder les questions de l’informalité, nous avons privilégié une approche sociologique et anthropologique empirique et systématique. Elle inclut les différents groupes stratégiques concernés par le commerce informel des produits pétroliers et sa répression. Notre approche méthodologique questionne la coproduction de l’informalité autant par l’État que par divers stakeholders. Une base de données des publications de presse relatives à la répression du commerce informel de carburant (kpayo) de 2006 à 2014 a ainsi été constituée et analysée. Elle s’appuie sur un corpus d’une trentaine d’entretiens ciblés et d’observations effectués entre décembre 2013 à Yoko dans le département du Plateau et Porto-Novo, capitale du Bénin. Ils ont eu lieu avec des revendeurs, demi-grossistes, grossistes, agents de répression (policiers, gendarmes, etc.) et des observateurs du secteur (journalistes, économistes). La plupart de ces entretiens ont été réalisés durant la troisième phase de répression du trafic informel de produits pétroliers. La deuxième phase de collecte de données s’est tenue à Cotonou, Pobe et Abomey-Calavi en janvier, mars et septembre 2014 avec les mêmes catégories d’acteurs.

L’informalité, une déviance sociale selon l’État

Si étudier l’informalité semble nécessaire pour comprendre les modes de construction de l’État au Bénin, et probablement ailleurs, ceci est aussi dû au fait que le commerce transfrontalier de carburant représente une manne importante pour les administrations locales. Selon différentes sources, les taxes perçues par les communes et municipalités sur les flux entrants de carburant de contrebande peuvent constituer jusqu’à 40 % de leur budget. Et ceci par exemple dans les communes enclavées disposant cependant d’un accès fluvial au Nigeria. Dans un contexte de décentralisation poussive et de faiblesse des ressources financières directes allouées par l’État central, le financement de l’économie locale par certains responsables municipaux au moyen des taxes sur le carburant de contrebande (et autres produits officiellement prohibés, éventuellement) est une variable majeure d’équilibre des comptes et de maintien en apnée de ces communes. De fait, l’insertion structurelle du commerce informel du carburant de contrebande dans le tissu économique social et politique local présage de son importance à l’échelle nationale.

La pression fiscale reste le moyen de ponction utilisé par l’État néowébérien pour financer, d’une part sa survie, et d’autre part, mettre en oeuvre différentes politiques publiques. Or, la montée en puissance de l’informel dans les sociétés des Suds, et peut être de celles du Nord, contrarie ce projet étatique d’extraction de ressources. Dans cette perspective, l’économie moderne, à qui échappent les flux de l’économie informelle, postule en réaction, l’informel comme une déviance économique et sociale, une transgression des règles formelles. Paradoxalement, « le rôle de la fiscalité comme moyen de prélèvement et de fonctionnement de l’État colonial, [...] a rendu non transparentes même les activités dites formelles » (Igue, 2008). Selon Igue (2008), l’origine de l’informalité remonte donc bien au-delà de la période coloniale et l’usage fait de la fiscalité a favorisé le développement de ces interstices, de ces espaces de soupçon qui octroient une marge de manoeuvre importante aux différents acteurs désireux de contourner les règles. Dans le même ordre d’idées, le commerce informel est une activité aussi ancienne que l’économie informelle qui constitue la première source d’emplois en Afrique (de 20 % à 70-75 % des emplois, sauf en Afrique du Sud) (Bio Goura, 2010 : 43). En Afrique de l’Ouest, l’informel recouvre de 20 % à 90 % de l’économie nationale (McLachlan, 2005). Si les statistiques sont parfois discutées en raison des difficultés à quantifier une économie non pas souterraine, mais difficilement saisissable par les outils de l’économie dite moderne, alors même que ses manifestations sont quotidiennes et évidentes, il peut être affirmé que l’économie informelle occupe de larges pans de l’activité humaine en Afrique de l’Ouest, en particulier au Bénin et au Nigeria.

Par ailleurs, l’autre élément essentiel de la conception néowébérienne de l’État reste le territoire. Celui-ci abrite les populations et offre un cadre géographique d’expression et de manifestation à l’État en tant qu’entité supra ethnique et supra communautaire. De plus, si l’État se donne à voir à travers le territoire, celui-ci est traversé d’une part par la pression intérieure sur les citoyens aux fins de collecter les taxes sur leurs activités, en l’occurrence, mais aussi aux frontières. Les espaces-frontières sont d’ailleurs des systèmes sociaux et géographiques complexes où économie et logiques sociales s’interpénètrent. Si l’État manifeste donc son existence, notamment par le contrôle des frontières, il le fait aussi pour assurer la collecte des taxes et autres ressources fiscales aux postes frontaliers afin de réguler les flux de marchandises. Or, le Bénin partage avec son voisin, le Nigeria, quelque 768 kilomètres du sud au nord. Cette bande reste faiblement contrôlée et autorise de multiples points de passage ad hoc, permanents ou informels.

L’informel constitue, de par son caractère insaisissable, une défiance aux normes et aux règles établies par le pouvoir politique et économique. Son expansion affaiblit les marges financières de l’État et restreint sa capacité de contrôle. Au Bénin, l’informel occupe la plupart des secteurs de production de biens et de services. Il accapare autant l’économie régulée que celle dite de l’ombre. Les secteurs concernés sont aussi divers que le textile (la friperie par exemple), les véhicules d’occasion[4], etc. Ainsi, le marché du médicament (Baxerres, 2011) est-il l’objet d’une intense activité informelle destinée à déverser sur le marché intérieur des produits pharmaceutiques à très bas prix échappant au cordon douanier, et parfois des produits périmés. De nombreux autres secteurs de distribution de biens et de services, de commerce de produits alimentaires ou autres, relèvent de l’informel. Un large pan de l’activité économique formelle est donc de facto supporté par l’informel. État-entrepôt (Igue et Soule, 1992), le Bénin s’illustre par ailleurs par une importante activité de réexportation, mettant à profit son port, et confirmant son statut d’État largement tributaire de ses échanges informels avec le Nigeria.

Faisant du Bénin une dépendance économique, le carburant de contrebande transporté depuis le Nigeria alimente l’économie formelle par le financement de l’activité des marginaux, des petits commerçants informels et des citoyens qui ne peuvent se rendre dans les rares stations-service pour s’approvisionner. Depuis le début des années 1990, la « débrouille » s’est consolidée comme un mode structurel de survie, annihilant les effets des diverses répressions contre le kpayo.

Une tradition de l’informalité entre le Bénin et le Nigeria

Le secteur informel désigne généralement une partie des activités situées hors du champ de contrôle de l’économie formelle et des mesures statistiques que celle-ci promeut. Elle semble donc échapper au contrôle de l’État et de la réglementation (Charmes, 1987 ; Hart, 1973). Bien que cette terminologie soit apparue dans la littérature scientifique et des médias depuis le début des années 1970, elle n’a pas réussi à gagner du terrain de manière significative (De Miras, 1990). Le secteur informel inclut également les petites activités économiques que l’on rencontre particulièrement dans les villes des pays en développement (De Miras, 1990). En outre, les tentatives pour définir ce secteur sont cachées par la nature dualiste de l’économie postcoloniale (Igué, 2008). Cependant, les activités informelles sont de plus en plus dépendantes de la dynamique de la mondialisation et de la mobilité accrue des acteurs ainsi que de processus associés. Elles peuvent également être considérées comme une réponse pratique aux défis de la vie quotidienne (Olivier de Sardan, 2010 ; De Certeau et al., 1990) lorsque l’on considère toutes les activités génératrices de revenus non régulées par l’État (Busso, 2005). Si différents auteurs identifient l’informalité plutôt dans les pays africains (Hernandez, 1997; Bolt, 2012) ou dans les Suds, en particulier dans les espaces frontaliers (Niang, 2013), le concept reste par ailleurs assez pertinent dans le cadre d’une comparaison Nord-Sud (Lesemann, 2012).

De toute évidence, si des définitions plutôt économiques existent pour l’informel, l’informalité semble d’un point de vue socioanthropologique peu appréhendée. Et ceci en tant que concept potentiellement utile pour comprendre le fonctionnement au quotidien de la société, les modes d’organisation de l’activité sociale, les mécanismes ad hoc de régulation du fonctionnement social et politique. L’informalité désigne un ensemble très large de « petites » activités économiques incluant la gestion des déchets ménagers et du recyclage (Eyebiyi, 2010), les activités de la débrouille (Ayimpan, 2014) et diverses activités de survie comme les taxis-motos ouest-africains, le trafic transfrontalier de produits pétroliers, la vente de pièces de rechange de divers équipements ou encore les petites vendeuses d’eau des capitales africaines. Ces activités de la débrouille sont socialement constituées de manière sélective par les acteurs comme des activités peu valorisées, mais parfois économiquement rentables. Si plusieurs revendeurs ou détaillants de carburant issu du trafic transfrontalier estiment gagner leur vie avec ce « travail » sans pour autant devenir particulièrement riches, les grossistes et les magnats de la filière apparaissent comme de véritables opérateurs économiques. Leur surface financière s’élargit et fait d’eux des capitalistes pur-sang qui diversifient leurs activités.

Je fais ce travail depuis plus de quinze ans. C’est en vendant l’essence que j’ai mis mes enfants à l’école, il y en a déjà à l’université. J’ai construit ma petite maison et je suis tranquille [...] l’essence kpayo ? On ne peut pas laisser cela.

Arouna, demi-grossiste, Pobe

Les activités de l’économie informelle sont nombreuses et variées (Roubaud, 2014; Meagher, 2010), gardent leur distance par rapport au contrôle direct de l’État et sont régulées généralement à travers leurs propres normes pratiques qui servent à contourner les règlements officiels, y compris les exigences fiscales. Mais elles sont à distinguer des activités de l’économie criminelle (Venkatesh, 2011). L’économie informelle opère de plus en plus dans un continuum transnational d’acteurs et de réseaux d’acteurs aux interactions et structures complexes. Au bénéfice des populations, elles servent à développer des plateformes pour la productivité, à renforcer la sécurité économique, et à fournir des services et biens publics que l’État se révèle bien souvent incapable (structurellement ou conjoncturellement) de fournir. Mieux, l’adaptabilité et la réactivité des acteurs de l’informalité nourrissent le caractère pratique de ces activités face à diverses contraintes institutionnelles et structurelles. Si le « commerce parallèle » semble être à la fois un outil d’intégration et de subversion économique (Meagher, 1996), l’économie informelle (De Miras, 1990 : 385 ; Hedegaard, 2012) peut être considérée comme une forme paradoxale qui se pose comme une alternative à des institutions officielles insuffisamment institutionnalisées (Pesqueux, 2014).

L’économie informelle est aux prises avec les processus de la mondialisation (Neuwirth, 2011) en raison de son enracinement dans les réseaux transfrontaliers d’acteurs et la portée de ses ressources (financières, symboliques techniques, etc.). En conséquence, elle réinjecte la protection sociale dans le quotidien de milliers (ou de plusieurs millions à l’échelle planétaire) de marginalisés exclus de facto des dispositifs publics. Cette protection sociale leur est donc fournie par leur propre activité, leur « débrouille », leur ingéniosité à inventer des solutions peu coûteuses et rapidement opérationnelles pour satisfaire des besoins évidents et concrets. Alors qu’elle est bien souvent considérée comme opérant à l’ombre de l’économie formelle, «l’économie informelle est plus qu’un avatar de l’économie formelle » (Bangbola, 2010). Elle agit comme un palliatif aux inégalités sociales dont sont victimes des groupes de plus en plus marginalisés et exclus du tissu de l’économie formelle et des mécanismes d’intégration sociale, aussi bien au Nord que dans les Suds.

En Afrique de l’Ouest, l’économie informelle représente 20 % du PIB au Nigeria et 75 % du PIB au Bénin (Bio Goura, 2010 : 51). Le commerce de services au Bénin s’est régulièrement adapté à l’évolution de son grand voisin de l’Est, le Nigeria, afin d’exploiter le potentiel économique du marché nigérian depuis la guerre civile du Biafra en 1973 et le début du boom pétrolier au Nigeria. La tradition de la contrebande entre le Bénin et le Nigeria, qui se partagent plus de 700 kilomètres de frontières artificielles, remonte à l’époque coloniale avec le commerce du café et du cacao nigérians. La guerre du Biafra va contribuer à changer la donne et induire une diversification de la contrebande lorsque le port de Cotonou (Bénin) devient le principal port commercial du Nigeria entre 1973 et 1979 et enregistre jusqu’à 65 % du volume débarqué au port de Cotonou pour nourrir un commerce de réexportation très actif vers le Nigeria (Balaro et al., 2013). Ainsi, alors que la contrebande de carburant est enchâssée dans l’histoire économique du commerce entre le Bénin et le Nigeria, elle est également le résultat d’une adaptation des commerçants béninois aux réformes structurelles mises en oeuvre par le Nigeria et les possibilités offertes par les champs de pétrole nigérians situés près de frontières coloniales artificielles et poreuses, plus que difficiles à contrôler par l’État régalien.

Les relations Bénin-Nigeria empreintes d’informalité

L’informalisation de l’État apparait être non seulement l’oeuvre d’agents publics commissionnés qui ne respectent pas les règles publiques, mais provient aussi des acteurs du bas. Ces derniers, dont la centralité dans le fonctionnement quotidien de l’État n’est plus à démontrer, oeuvrent à compenser l’absence de l’État ou les défaillances du service public (Trefon, 2009; Meagher, 2007). Reconstituer l’histoire de l’informalité entre le Bénin et le Nigeria est une rude épreuve. De manière succincte, il est utile de mentionner que les espaces-frontières entre le Nigeria et le Bénin sont occupés notamment dans la partie méridionale par les peuples Yoruba. Le Yoruba land s’étend du Sud de la République Fédérale du Nigeria (notamment les États de Lagos, de Ogun, etc.) au Sud de la République du Bénin.

Blum (2014) résume la situation culturelle : « The current borders, a colonial remnant, separated a homogeneous socio-cultural group. Even today, linguistically and ethnically similar groups can be found all along the border: the above mentioned Yoruba in the South together with the Gun and Ajo speaking group; the Beriba in the center and the Fulani and Haussa in the northern parts of both countries » (Blum, 2014 : 4). L’homogénéité culturelle, par endroits, favorise donc la permanence d’un continuum linguistique et socioculturel nécessaire pour instaurer un minimum de relations de confiance nécessaires à la conduite d’affaires commerciales. Par ailleurs, les peuples Yoruba sont reconnus historiquement comme étant très actifs dans le négoce de produits variés et dans le commerce transfrontalier.

L’émergence de l’informalité entre le Nigeria et le Bénin est difficile à dater en raison de son ancienneté. Cependant, la montée du commerce informel peut être située dans le contexte de l’existence d’un État producteur de pétrole (le Nigeria) et disposant d’un marché de biens et de services facilement investi par les populations frontalières. Les dynamiques générées au plan économique, en termes de petits ou grands trafics en tous genres, sont si importantes que plusieurs auteurs y ont consacré leurs travaux. Ainsi, Bouquet (2003) souligne que : « Des dizaines de milliers de personnes vivent de ces petits trafics le long de cette frontière, beaucoup plus si l’on additionne toutes les “périphéries nationales” concernées en Afrique subsaharienne » (O. Igue, 1989 et A. Hallaire, 1989). Ils s’inscrivent dans une logique économique marginale, mais redoutable puisqu’elle propose aux États le double défi de « freiner la construction nationale dans la mesure où chaque État n’est plus en mesure de contrôler l’intégralité de son territoire, et de s’opposer aux tentatives d’intégration régionale en Afrique de l’Ouest » (Stary, 1994 : 41).

Le potentiel de l’informalité ?

En termes analytiques, l’informalité est un concept opératoire très productif. En effet, il permet de penser l’articulation entre le social et l’économique sous un rapport différent de celui de l’économie classique. L’intégration du social dans l’économique se matérialise par l’informel. Certes, plusieurs magnats de l’informel restent parmi les plus capitalistes que l’on peut rencontrer au Bénin, mais généralement, ces héros locaux s’imposent dans leurs terroirs par le financement de libéralités diverses. Le financement des sociabilités et des infrastructures sociocommunautaires de base, la prise en charge des marginalisés ou encore l’assistance à la scolarisation des enfants font partie des stratégies redistributives attachées à la répartition sociale des fruits de l’informel.

Si les leaders de l’informel peuvent apparaitre ainsi comme des Robins des Bois modernes, leur action s’inscrit dans un contexte particulier de faiblesse de l’État postcolonial africain. Cette faiblesse est contournée par l’ingéniosité des plus entreprenants. En Côte d’Ivoire, « en étudiant de près l’informel tel qu’il apparait dans les rues du Plateau, on se rend bien compte que loin de fonctionner en opposition avec ce qui relève de la métropole, il se développe au contraire dans les interstices des besoins non satisfaits par celle-ci et propose une forme de service et de commerce complémentaire dont l’utilité est amplement démontrée par sa persistance » (Steck, 2007). Le constat est le même tant au Bénin que dans les autres pays africains. Face à ces territoires de l’informel et à l’ampleur qu’ils prennent, l’État entame en réponse une répression à la fois administrative, structurelle puis violente au moyen de forces armées.

Les modes de répression de l’informalité

J’interroge ici les modes de répression du commerce informel de carburant par l’État. J’essaierai de documenter les dynamiques de l’informalité et les modalités par lesquelles elles éclairent le fonctionnement réel de l’État et de ses modes de production routinières. La principale interrogation est alors de savoir comment les dynamiques de construction de l’État peuvent être comprises dans le cadre d’interactions multiformes entre État et contrebandiers, et comment ces derniers transgressent les régulations établies par le premier. De manière globale, au Bénin, la répression du commerce informel de produits pétroliers en contexte démocratique peut être schématiquement historicisée en trois phases : une phase administrative, une phase de transition et une phase violente.

La phase administrative

D’abord, la répression entamée sous la gouvernance du Président Mathieu Kerekou a été essentiellement administrative, avec la mise en oeuvre d’un arsenal juridique (Décret n° 83-298 du 24 août 1983 notamment), mais aussi opérationnel : la création en février 2003 de la Commission nationale chargée de l’Assainissement du Marché Intérieur des Produits raffinés et leurs dérivés (CONAMIP). Par cette réponse institutionnelle et structurelle, le gouvernement décide de briser le monopole de la Société Nationale de Commercialisation des Produits pétroliers (SONACOP). Ceci répond d’une logique administrative visant à instaurer les bases structurelles de la régulation du secteur formel, avec bien entendu des effets collatéraux sur le secteur informel. Ainsi, le décret no 95-139 du 3 mai 1995 a permis, dans le secteur de l’importation et de la distribution, l’introduction des opérateurs privés dans la logique de la privatisation ambiante, alors promue par les institutions internationales et prescrites au Bénin. De nombreuses compagnies internationales s’installent et mettent en place leurs stations-service (Chevron, Total, Solen, Oryx, etc.). Cette approche entamée aux premières heures du renouveau démocratique par Nicéphore Soglo (1991-1996), et poursuivie par Mathieu Kerekou (1996-2006) est restée peu productive, d’autant plus que les opérateurs introduits ont rapidement compris la difficulté de concurrencer un secteur informel des produits pétroliers alors rampant :

Le désenchantement en termes de rentabilité commerciale et financière a été rapide et amer. Ces institutions privées étaient, dans l’environnement de la porosité des frontières entre le Nigéria et le Bénin d’une part et la “puissante nébuleuse maffieuse” qui coiffe ce commerce illicite, incapables de supporter la concurrence. Ces multinationales et les autres structures privées locales qui ont investi le secteur ont toutes fermé les unes après les autres.

Oumarou, 2013 : 15

Si l’introduction d’entreprises formelles classiques n’a pas durablement affecté le commerce informel des produits pétroliers, il faut souligner également la faiblesse de l’institution de contrôle et de lutte : la CONAMIP. Cette dernière est longtemps restée frappée d’inanition, puis s’est illustrée par quelques saisines auprès des détaillants. Ces coups d’éclat l’ont rendue impopulaire auprès de la population. Sans moyens efficaces, la CONAMIP a fini par passer dans la gestion quotidienne de la routine et le trafic de l’essence de contrebande a survécu et s’est structurellement renforcé. De l’an 2000 à 2006, le commerce informel de carburant est passé de 137 367 904 litres à 261 800 000 litres vendus au Bénin (Morillon et Afouda, 2005). À l’évidence, les moyens institutionnels et structurels mis en place sous les premiers gouvernements du renouveau démocratique (Soglo 1991-1996 puis Kerekou 1996-2001) n’ont pas pu résorber le commerce informel des produits pétroliers. Au contraire, la SONACOP et les opérateurs privés sont sortis fragilisés par la réactivité, la proximité et la disponibilité à faible coût du produit dans le secteur informel. La SONACOP, pourtant l’un des fleurons du pays, restait par ailleurs elle-même minée par une grosse affaire de corruption liée à sa privatisation en juin 1999 (Adoun et Awoudo, 2007 ; Eyebiyi, 2013).

La phase de transition

Après la phase administrative de répression, qui a consisté essentiellement en la mise en place d’institutions et de structures restées inopérantes, car privées de moyens, la deuxième phase est l’oeuvre du premier mandat de Boni Yayi (2006-2011). Elle a consisté en la réutilisation des dispositifs habituels de répression et en une large sensibilisation par la diffusion d’images médiatiques très fortes suite au drame fondateur de Porga. Ce drame, non lié à l’essence issue du trafic transfrontalier, a cependant été l’argument instrumentalisé par le gouvernement du nouveau Président, Boni Yayi, pour entamer sa répression en interdisant le commerce illicite des produits pétroliers et en mobilisant diverses approches de contrôle. Mais une fois encore, la répression échoue.

Adepte de la communication massive sur les médias et particulièrement populiste, le nouveau pouvoir s’illustre en faisant diffuser en boucle sur les chaines de la télévision nationale les images du drame de Porga. L’accident de Porga, le 24 mai 2006, fournit un prétexte au gouvernement pour ressusciter, au nom de l’autorité régalienne de l’État (Oumarou, 2013), une lutte contre la commercialisation des produits pétroliers dans le secteur informel.

Comme pour justifier la campagne de lutte qui va être enclenchée sur toute l’étendue du territoire, des images insoutenables de corps en lambeaux sont publiées dans les journaux et diffusées en boucles sur les télévisons et plus largement sur la télévision nationale.

Oumarou, 2013

Ce traitement médiatique n’émousse pourtant pas l’ardeur des magnats du trafic transfrontalier de carburant. Au contraire, ces derniers se sont structurés à travers la mise en place d’associations de plus en plus fortes, et ont instauré un cartel d’envergure nationale qui leur permet de contrôler au quotidien les prix auprès de tous les détaillants. Une véritable structure parallèle fonctionnant à l’image d’une entreprise organisée a pris le contrôle de la filière. On peut affirmer sans risque que les nouvelles modalités de répression mises en oeuvre par l’État, sous Boni Yayi, ont catalysé la consolidation du secteur du commerce informel et transfrontalier de carburant, et suscité l’avènement d’un cartel du kpayo au Bénin.

Par ailleurs, le nouveau pouvoir décide de promouvoir la création de mini-stations ou stations-trottoirs afin d’augmenter le nombre de points de présence sur le territoire. L’idée est de rendre disponible le carburant et de le rapprocher des populations afin de provoquer l’asphyxie des points de vente installés aux abords de toutes les rues par les revendeurs informels. Pour ce faire, il est annoncé que les trafiquants soient priorisés afin de faciliter leur reconversion. Dans les faits, plusieurs personnes non concernées par le commerce informel du carburant vont profiter de l’aubaine pour tenter de rentrer dans un secteur apparemment lucratif.

L’idée des mini-stations pour nous reconvertir est une bonne chose. J’étais au palais quand le président a annoncé cela. Mais à notre grande surprise, ce sont les petits riches et les fonctionnaires qui sont passés par-derrière pour se positionner encore pour prendre cela... On a fait réunion sur réunion, rien, presque rien, c’est cela la vérité.

Lucien, revendeur et syndiqué, Porto-Novo

En appui à ces mesures, le gouvernement entreprend de réviser périodiquement les prix de cession du carburant dans le circuit formel. Les collectivités locales sont invitées à faciliter l’accès aux domaines fonciers nécessaires pour implanter les stations-trottoirs et surtout, des mesures d’exonérations de taxes sont engagées. Ces exonérations sont relatives à l’importation d’équipements, à l’annulation des frais d’études d’impact environnemental, etc. Il est annoncé des subventions pour les équipements d’installations des stations-service. Ce train de mesures restera à l’évidence encore, inopérant. La large communication gouvernementale est appuyée par les déclarations du conseiller technique au commerce et à l’industrie, du chef de l’État, qui deviendra plus tard ministre :

L’État perd directement 20 milliards de francs CFA de recette du fait de ce trafic parce que le secteur informel maitrise à peu près 75 % a 80 % du volume de l’essence vendue.

Moudjaidou Soumanou, ancien cadre de la CONAMIP

L’une des faiblesses de la SONACOP a toujours été son manque de présence sur le territoire, alors que la plupart des opérateurs privés se sont retirés du secteur. Les nouvelles stations-trottoir ou pompes-trottoir vont commencer à s’installer, notamment à Cotonou. Là encore, les procédures administratives et les pesanteurs liées à la corruption fragilisent la nouvelle initiative. Ajouté à ceci que le prix à la pompe reste toujours plus élevé et qu’en conséquence la population conserve ses habitudes de s’approvisionner à moindre coût auprès des détaillants du secteur informel. La plupart des nouvelles stations sont rapidement devenues inopérantes.

On nous dit qu’on va interdire l’essence kpayo, mais la SONACOP n’a [presque] rien dans ses cuves. Comment va-t-on s’approvisionner ? Lorsque les stations vendent de l’essence c’est plus cher, avec quel argent va-t-on acheter ? Vous pensez qu’on laissera ce qui coûte moins cher pour aller vers ce qui est plus cher et n’est pas toujours disponible ?

Jean-Marc, directeur d’école, Porto-Novo

Alors même que le gouvernement tentait d’instaurer des dispositifs structurels ad hoc et de renforcer le battage médiatique en relayant d’une part massivement le drame de Porga, puis en rencontrant les acteurs de l’informel au Palais de la République pour les inciter à une reconversion dans l’agriculture, ces derniers ont exprimé clairement leur capacité à verser des compensations à l’État afin de continuer leurs activités. Cette phase de transition a allié à la fois le concours d’une économie médiatique (Eyebiyi, 2012) et les artifices de la phase administrative, tout en introduisant une présence davantage renforcée des forces de l’ordre.

La phase violente : l’intervention des forces de sécurité

Au lendemain des élections de 2011 qui voient la réélection controversée pour cinq ans de Boni Yayi, une troisième phase de répression s’ouvre, cette fois avec une violence inouïe orchestrée à l’aide des forces armées et de police, ainsi que des paramilitaires : policiers, gendarmes, douaniers, militaires, sapeurs-pompiers, etc. Dans leur mode opératoire, les forces de l’ordre traquent autant les distributeurs que les transporteurs, les demi-grossistes que les détaillants postés aux coins de rues. Une volonté d’asphyxier la filière semble manifeste au niveau du gouvernement. Des guetteurs sont infiltrés et collaborent a minima avec les forces de l’ordre qui opèrent de temps en temps des saisines tout en étant promptes à user de leurs armes. Quelques « trafiquants » sont tués. La répression violente est concentrée dans le Sud du Bénin, notamment dans les villes de Porto-Novo et Cotonou. Parallèlement, le gouvernement tente d’entretenir un dialogue avec le syndicat du trafic informel de carburant et fait de nouvelles offres financières restées lettres mortes.

Plus encore, la nouvelle répression épargne les principaux responsables, qui par ailleurs s’intègrent dans l’alliance au pouvoir. En effet, des creusets de soutien aux Forces cauris pour un Bénin émergent (FCBE), alliance de partis, mouvements, associations et personnalités au pouvoir, naissent à l’instigation de quelques leaders du commerce informel des produits pétroliers. Le summum est même atteint lorsque le chef du désormais cartel de la contrebande du carburant, Joseph Midodjido alias Oloyé, richissime magnat et mécène local, manque de peu de se faire élire député à l’Assemblée nationale sur une liste apparentée au pouvoir.

Enfin, la troisième phase de répression, entamée par Boni Yayi suite à l’échec de la deuxième phase, a ceci d’historique qu’elle a été l’occasion d’introduire de nouveaux joueurs dans le jeu. La répression prend le visage d’une traque urbaine organisée par les forces de l’ordre. Dans ce jeu au bilan funeste pour les contrebandiers, le plus grand perdant semble avoir été le peuple : la répression a favorisé le renchérissement du coût de la vie en induisant une augmentation des prix des denrées de première nécessité dans les marchés. Dans le même temps, la SONACOP enregistre des files d’attente de plusieurs jours, qu’elle ne peut satisfaire. Le carburant à la pompe est rarement disponible, contraignant les populations à davantage renforcer leur sentiment d’adhésion au carburant de contrebande perçu non pas comme négatif pour la plupart, mais plutôt comme une ressource incontournable.

Les trois phases de la lutte contre le commerce transfrontalier et informel du carburant de contrebande entre le Nigeria et le Bénin témoignent de tentatives de régulation par l’État d’un marché lucratif qu’il peine à contrôler. En effet, si le commerce informel des produits pétroliers génère d’importantes ressources économiques pour ses acteurs, la difficulté de l’État à encaisser les taxes constitue un paradoxe face aux passe-droits que versent les trafiquants aux douaniers et autres agents de contrôle des points frontaliers. Bako-Arifari (2001) a d’ailleurs montré comment les services douaniers sont corrompus et les stratégies que certains de leurs agents déploient pour entretenir des formes systémiques de corruption.

En conclusion : étudier l’informalisation de l’État

La construction de l’État et son institutionnalisation peuvent être analysées à partir de données empiriques, en l’occurrence en mobilisant le concept d’informalité (Hernandez, 1997; Bolt, 2012) dans les espaces-frontières (Niang, 2013). Ce concept reste productif autant au Nord que dans les Suds (Lesemann, 2012). J’utilise ici le concept d’informalité en tant que plateforme de réflexion pour analyser la coproduction du contrôle et de la surveillance dans un espace public multiacteurs où les parties prenantes négocient en permanence avec la rencontre de l’ordre et la transgression. Dans cet environnement ambivalent, des activités légalement interdites, mais socialement légitimées prennent le visage de l’informalité. En réalité, l’encastrement de ces activités économiques dans le social font de l’informalité un élément central de la montée en puissance d’alternatives de survie dans les pays des Suds (et peut-être ailleurs aussi).

Cet article souligne la place et l’importance de l’informalité dans le fonctionnement des sociétés africaines, en prenant pour exemple (limité bien sûr !) le cas du trafic de l’essence de contrebande entre le Nigeria et le Bénin. J’ai montré comment la répression du commerce informel de carburant s’est structurée au Bénin et illustre les logiques étatiques instables de plus ou moins grande tolérance à l’égard des pratiques dites informelles de commerce de carburant. Face à la banalisation de ce commerce en raison de son importance pour les populations, chaque pouvoir s’est adapté en fonction de ses ambitions politiques. Mû par son souci d’assainissement du pays et la volonté de répondre aux injonctions néolibérales des institutions internationales, le gouvernement de Mathieu Kerekou a ainsi adopté des mesures structurelles visant à ouvrir le secteur des hydrocarbures puis à le contrôler. Pour sa part, le régime de Boni Yayi, installé dans le climat de corruption massive[5] reproché au pouvoir précédent, a priorisé le registre de l’émotif pour sensibiliser les populations et tenter d’influencer leurs habitudes. Ce même pouvoir a ensuite entrepris de faire installer des mini-stations, s’inscrivant dans un cadre structurel comme son prédécesseur. Face une nouvelle fois à l’échec de ces mesures, une phase de répression violente incluant les forces militaires et de police a été déclenchée, dans la perspective de restaurer par la force l’État dans son rôle économique.

Cet article montre que si l’informalité est présentée comme une déviance sociale par les agents étatiques, elle est en réalité un processus au long cours de négociations au quotidien mis en oeuvre par plusieurs marginalisés pour survivre dans un contexte d’incertitudes. L’analyse du trafic du carburant entre le Nigeria et le Bénin conforte l’idée que la construction de l’État peut se lire à travers la transgression de l’ordre public dans un contexte d’inégalités et d’appauvrissement croissants en Afrique.