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Le rapport à l’espace que développent les malades chroniques constitue un aspect méconnu des ajustements qu’ils réalisent pour vivre au quotidien avec la maladie et se soigner. Les choix (ou contraintes) d’emplacement résidentiel, les possibilités de se déplacer, les liens sociaux développés à proximité du domicile, la mobilité liée à l’emploi ou à diverses activités courantes prennent une portée singulière pour ceux qui se savent malades pour longtemps, dépendants de la médecine et susceptibles de voir leur état de santé évoluer au cours du temps, de phases de rémission en phases aiguës ou de dégradation. Dans une telle situation, la ville peut apparaître comme un ensemble de ressources mobilisables pour faire face à la maladie et se soigner, en particulier pour ceux qui sont suivis dans des services de soins spécialisés, le plus souvent situés dans les grands centres urbains. Dès lors, quelle est l’influence de la ville sur les recours aux soins des malades chroniques ? En quoi constitue-t-elle un environnement permettant à ces derniers de vivre dépendants de services psycho-médico-sociaux plus ou moins spécialisés dans leurs pathologies ? En plus de concentrer les services de santé de pointe, il s’agit d’un milieu qui draine des populations vulnérables sur de multiples plans, où se côtoient valides et moins valides, où les inégalités sociales sont tangibles, exacerbant la question sociale (Donzelot, 1999). La ville convie ainsi un ensemble de politiques de gestion de la santé.

Plutôt que de montrer les interactions (ou l’absence d’interactions) entre les politiques sectorielles, l’objectif est ici d’expliciter de quelle manière certaines politiques de la ville (logement, urbanisme, implantation géographique des hôpitaux, transport, etc.) sont susceptibles de compenser une offre de soins peu intégrée. Inversement, comment une offre de soins intégrée peut-elle compenser des contextes locaux défavorables aux pratiques des malades chroniques ? Si la santé est en grande partie créée en dehors des systèmes de soins, l’organisation des soins gagne à être pensée de manière systémique en considérant les contextes dans lesquels elle prend place pour rencontrer les habitudes des usagers. Pour explorer cette question, nous nous appuierons sur le cas du VIH/sida d’une recherche doctorale conduite principalement à Bruxelles.

Après avoir présenté le contexte et les méthodes liées à cette recherche, nous identifierons les éléments qui peuvent caractériser l’offre urbaine de soins, puis nous présenterons différents types de recours aux soins mis en oeuvre par les personnes séropositives. Ensuite, nous montrerons les éléments de l’offre urbaine que mobilise chaque type de pratiques afin de mettre en évidence les inégalités de santé qui émanent de la rencontre d’individus avec leur environnement urbain. Enfin, la discussion explicitera les leviers d’action possibles qui se dégagent de cette vision systémique.

Méthodologie

Sont présentés ici une partie des résultats d’une thèse de sociologie sur les « parcours urbains de soins » de personnes vivant avec le VIH/sida (Vignes, 2015a), qui a été effectuée au Centre d’études sociologiques de l’Université Saint-Louis — Bruxelles, en cotutelle avec le laboratoire Dynamiques sociales et langagières de l’Université de Rouen. Cette recherche est fondée principalement sur une analyse de la situation à Bruxelles (Belgique). Le cas montre d’abord que, bien que la ville mette à disposition une offre de soins large et diversifiée, toutes les personnes séropositives ne s’autorisent pas à en exploiter les ressorts. Afin d’explorer ce paradoxe et de préciser le rôle de l’espace urbain dans la construction des parcours de soins, le cas de Rouen (France) offre un contrepoint comparatif du fait d’une situation d’offre restreinte. L’analyse caractérise ainsi deux « configurations de gestion urbaine de la santé ». Centrée sur les mécanismes qui font circuler les patients dans l’offre de prise en charge médicale et psychosociale des personnes séropositives, elle décrit dans un premier temps ceux qui relèvent de l’offre de soins, tant au niveau géographique qu’organisationnel, et dans un second temps, ceux qui relèvent des pratiques de personnes atteintes. L’enquête repose principalement sur un corpus d’une quarantaine d’entretiens semi-directifs menés avec des professionnels de la santé et de l’aide sociale intervenant auprès de personnes vivant avec le VIH : professionnels hospitaliers, médecins généralistes, travailleurs associatifs. En outre, en filiation directe avec les travaux sur « l’expérience de maladie » (illness experience) menés au début de l’épidémie de VIH/sida (Carricaburu et Pierret, 1995), le dispositif méthodologique se compose également de 38 récits de vie de personnes séropositives.

Ce second corpus d’entretiens a fait l’objet d’une analyse compréhensive et typologique (Schnapper, 1999). Elle a permis d’extraire des récits de vie les éléments relatifs à l’organisation du parcours de soins en les replaçant dans leur contexte de sens reconstruit en entretien et dans les conditions structurelles plus larges de l’organisation des soins, analysées préalablement dans les deux configurations étudiées. Les apports de la sociologie de la mobilité et plus particulièrement de la « motilité » — concept développé par Vincent Kaufmann désignant le potentiel de mobilité des personnes (Kaufmann, 2002) — ont été appliqués aux entretiens pour donner à voir les mécanismes de circulation des personnes dans la ville et entre les services de soins. L’approche par la mobilité a permis de documenter la connaissance des « territoires vécus du soin et leurs déterminants » (Calvez 2016 : 16), de penser individu et contexte dans un même mouvement, et de comprendre les pratiques de recours des personnes dans l’environnement sociospatial dans lequel elles ont été produites.

Diversité de l’offre urbaine de soins

Quatre éléments de comparaison ont permis de caractériser les configurations de gestion urbaine de la santé bruxelloise et rouennaise : la présence d’une offre hospitalière spécialisée en centre-ville, l’hospitalo-centrisme de la prise en charge, le nombre et la diversité des services (structures de soins et associations) et enfin, le degré d’intégration de l’offre de soins, notamment entre santé primaire et spécialisée.

Présence d’une prise en charge hospitalière spécialisée au coeur de la ville

Les configurations bruxelloise et rouennaise présentent toutes deux des hôpitaux offrant une prise en charge spécialisée du VIH/sida implantée au coeur de la ville. À Rouen, l’hôpital public régional et universitaire, qui abrite l’hôpital de jour spécialisé pour le VIH/sida, se situe en effet exactement en bordure du centre-ville, tandis que Bruxelles compte un centre de référence sida dans l’un de ses plus vieux quartiers centraux, plusieurs autres hôpitaux de proximité prenant en charge des personnes séropositives. La possibilité d’un recours hospitalier en centre-ville entre en congruence avec l’ensemble des possibilités que permet la ville dense : soins de première ligne[1] à proximité, présence associative, moyens de mobilité (marche et densité de l’offre de transports en commun), biens de consommation courante, emplois éventuels, etc. Les soins spécialisés s’intègrent donc dans un espace de mixité fonctionnelle. L’environnement social supposé plus ouvert est également un facteur attractif pour des personnes atteintes par le VIH/sida. Dans un tel contexte, les hôpitaux, parce qu’ils sont intégrés à la ville sur le plan urbanistique et de l’agencement des niveaux de soins, parviennent à relever le défi de l’ambulatoire : ils sont à la fois des services de pointes et de proximité. À Rouen cependant, le marché du logement locatif risque de repousser vers des communes excentrées les personnes en situation précaire qui ne peuvent assumer un loyer trop élevé ou se contenter d’un appartement trop exigu, les faisant dépendre davantage du réseau de transports en commun ou d’autres services tels que le taxi ou le « véhicule sanitaire léger ». Au contraire, Bruxelles, où les quartiers centraux dessinent un « croissant pauvre », autorise les moins nantis à s’inscrire dans la mixité fonctionnelle de leur environnement proche.

Force des mécanismes de l’hospitalo-centrisme

L’hospitalo-centrisme qui marque la prise en charge du VIH/sida à Bruxelles et à Rouen renvoie, d’une part, au faible nombre de recours de première ligne (en particulier à la médecine générale) comparativement aux recours hospitaliers et, d’autre part, à la maîtrise qu’exerce l’infectiologue hospitalier sur la chaîne de prise en charge du patient (Belche et al., 2015). Une série de facteurs expliquent ce phénomène. Premièrement, au-delà du VIH/sida, l’hôpital occupe une place centrale dans l’ensemble du système de soins malgré la recherche croissante d’alternatives à l’hospitalisation depuis les années 70. Deuxièmement, le perfectionnement de l’informatique et la généralisation d’Internet (à peu près en même temps que les antirétroviraux introduits à partir de 1996) ont vraisemblablement participé à la concentration d’un maximum de recours à l’hôpital et à faire de cette institution le pivot qu’elle est devenue dans de nombreux parcours de soins. En effet, le dossier médical informatisé circule bien à l’intérieur de l’hôpital (le secret médical plaide pour une restriction des transferts d’information en dehors), mais n’en sort pas ou peu, contribuant à faire de l’institution hospitalière une « forteresse » virtuelle, coupée des praticiens extra-hospitaliers[2]. Troisièmement, concernant en particulier la prise en charge du VIH/sida, on observe aujourd’hui, comme dans les années 90, une prépondérance de la prise en charge hospitalière (Bungener, 1993), désormais renforcée par la précocité croissante de la mise sous traitement, encouragée par le « Treatment as Prevention » (UNAIDS, 2011).

Quatrièmement, la centralisation des soins à l’hôpital s’est trouvée accentuée par la mise en place des hôpitaux de jour (dans les deux villes étudiées, la plupart l’ont été entre 1987 et 1995). Ceux-ci rassemblent en un même lieu une équipe de soins pluridisciplinaire (médecins, diététiciens, infirmières, etc.) comprenant un ou plusieurs psychologues et assistantes sociales, tous formés aux particularités de la prise en charge du VIH/sida. Cette équipe travaille avec un ensemble de correspondants spécialisés rattachés à d’autres services de l’établissement hospitalier.

Abondance et diversité de l’offre de services psycho-médico-sociaux

On trouve à Bruxelles une offre hospitalière concurrentielle, abondante, à la fois variée et complémentaire sur les plans géographique et organisationnel. La concurrence est territoriale : chaque établissement revendique une aire d’attraction de ses patients à la fois à l’intérieur de la ville-région et en dehors dans les régions adjacentes, en une sorte de géopolitique de l’implantation hospitalière. Elle est aussi qualitative, chacun d’eux proposant une ou plusieurs disciplines ou techniques de pointe. Au sein des établissements hospitaliers généraux, Bruxelles compte quatre centres de référence spécialisés pour le VIH/sida. Chaque centre a opéré des choix spécifiques d’organisation spatiale : certains concentrent l’ensemble de l’équipe pluridisciplinaire dans un même local sous la forme d’un guichet unique, privilégiant la visibilité, tandis que d’autres ont au contraire déminé la prise en charge en différents endroits de l’hôpital, facilitant la discrétion, mais occasionnant parfois pour le patient un parcours labyrinthique dans les couloirs de l’établissement. Bruxelles a également la particularité d’offrir un tu associatif varié pour différents publics de personnes atteintes (général, prostitué(e)s, hommes ayant des rapports sexuels avec des hommes, personnes en situation d’exil, usagers de drogues, etc.), ou se différenciant par domaine d’action (logement, travail de rue, etc.) traitant ou non la question du VIH de manière prioritaire. La plupart de ces associations se concentrent à l’intérieur ou sur les pourtours du centre-ville bruxellois.

La configuration rouennaise se caractérise par une offre hospitalière de centre-ville, quasiment monopolistique pour la prise en charge spécialisée du VIH/sida. Elle tente ainsi d’allier proximité et accessibilité à des services médicaux de pointe, puisque l’hôpital s’inscrit au sommet d’une organisation territoriale régionale répartie par niveaux de soins. L’offre associative est également restreinte, marquée par une diminution du nombre d’acteurs et un processus de regroupement des structures dans les années 2000, avec une tendance à la diversification des activités. Elle compte aujourd’hui principalement deux associations, l’une centrée sur le soutien aux personnes séropositives, l’autre sur les problématiques d’addiction. Le siège de chacune d’elle se situe en centre-ville.

Formes d’intégration de l’offre urbaine de soins

À Bruxelles, la prise en charge des personnes séropositives apparaît faiblement répartie dans les différents établissements hospitaliers et chez l’ensemble des intervenants psycho-médico-sociaux qui fonctionnent davantage en réseaux informels. Ville et hôpital, médical et social y apparaissent donc relativement séparés même si des réseaux fonctionnels peuvent rompre ce cloisonnement.

Cependant, dans les centres de référence sida bruxellois, on trouve un fort niveau d’intégration des dimensions de la prise en charge, et ce dans un hôpital de jour en particulier, sur les quatre investigués. Celui-ci connaît un fonctionnement à tendance « autarcique » dans la mesure où il maîtrise quasiment toutes les étapes de la chaîne sociothérapeutique. Son recrutement est assuré en partie par les autres services du CHU (maternité, urgences, dermatologie, etc.). L’orientation médicale des patients est, pour une grande part, interne au CHU (ce qui est également vrai pour les autres hôpitaux de jour). On peut aisément affirmer qu’il occupe une position dominante qui réduit son besoin de coopérer avec d’autres professionnels ou structures du domaine médical. L’accompagnement psychosocial fait davantage appel à des structures extérieures. Par contraste, les effectifs des autres centres de référence sida ne permettent pas d’accompagnement psychosocial et se limitent à l’orientation des patients vers d’autres structures. Ainsi, alors que la coordination des recours médico-sociaux peut se faire dans les associations pour les patients de ces trois derniers hôpitaux, elle peut avoir lieu entièrement dans le premier hôpital mentionné. Les centres de gravité divergent. À ces différences de fonctionnement se superposent des localisations et affiliations opposées entre deux hôpitaux publics anciens de proximité situés en centre-ville et deux hôpitaux universitaires non publics de périphérie.

Contrairement à Bruxelles, l’offre médicale et associative rouennaise, quoique plus restreinte, est plus intégrée (entre médical et social, entre ville et hôpital) autant sur le plan formel que fonctionnel. L’articulation entre les dimensions médicales et psychosociales de la prise en charge des personnes atteintes est effective et concrète, grâce notamment à la présence d’un réseau de coordination stratégique de l’action des différents services. À cet égard, le nombre élevé de consultants — professionnels marginaux sécants[3] qui exercent à l’hôpital et en dehors — renforce le niveau d’intégration entre ville et hôpital, et entre secteurs médical et psychosocial. De même, la proximité du service du Centre communal d’action sociale (CCAS) et les visites de son agent dans les unités d’hospitalisation favorisent la continuité des soins. En revanche, le fonctionnement interne de l’hôpital de jour aménage peu la collaboration entre secteurs psychosocial et médical, mais celle-ci est permise par une bonne interconnaissance et des coopérations informelles entre professionnels.

Diversité des pratiques de recours des malades chroniques

Une diversité de pratiques de recours aux soins se dégage des récits de vie recueillis auprès de personnes séropositives. S’appuyant sur le concept de « motilité » qui désigne le potentiel de déplacement d’un individu ou d’un groupe d’individus (Kaufmann, 2002), la recherche met en évidence quatre formes de « motilité dans les soins » pour caractériser la capacité des personnes séropositives à circuler dans l’offre de soins en s’appuyant sur leur potentiel de mobilité dans la ville. Les personnes peuvent ainsi articuler leurs recours aux soins tout en intégrant les activités de leur vie courante à ces derniers. Les formes de motilité dans les soins présentées ci-après reposent sur l’identification au sein des récits de vie recueillis des trois composantes retenues pour rendre compte de la motilité : accès, compétences, appropriation/intention (Flamm et Kaufmann, 2006). Sur la base de ces indicateurs, on aurait pu caractériser la motilité par degrés de faible à fort. Cependant, la variabilité des intentions empêche de stabiliser le sens des indicateurs de motilité. Par exemple, ne pas craindre de dévoiler sa séropositivité et l’assumer facilite l’accès aux structures de soins et associations de lutte contre le VIH. Mais craindre de la dévoiler et souhaiter rester anonyme engendre aussi potentiellement une succession de recours. Inversement, un état de santé dégradé peut produire une augmentation du potentiel de mobilité si l’on considère les intentions de déplacement vers les services de soins, mais la diminution des capacités physiques peut aussi entraver et décourager les déplacements. Ainsi, des intentions contradictoires peuvent produire des effets similaires, et des intentions similaires provoquer des effets contraires. De plus, la motilité apparaît relative selon les activités que l’acteur souhaite privilégier. La typologie a donc été construite en combinant induction et hypothético-déduction (Schnapper, 1999) pour identifier les récurrences dans les configurations d’accès, de compétences et d’appropriation, et mieux relier cette dernière composante aux deux premières[4]. Il en résulte deux variables maîtresses, l’une relative à la mobilité, l’autre aux recours aux soins. Il s’agit, d’une part, de la dépendance à la proximité, c’est-à-dire la capacité contrainte ou choisie de réaliser l’ensemble de ses activités (soins, sociabilité, approvisionnement, loisirs, etc.) sur un territoire restreint, toute activité en dehors de ce périmètre engendrant un surcoût (en termes de finance, de pénibilité ou d’organisation), et d’autre part, de la tendance à concentrer l’ensemble des recours à l’hôpital ou au contraire, à combiner des recours à la fois en ville et à l’hôpital. Réparties sur deux axes, ces variables créent quatre formes de motilité dans les soins (figure 1).

Figure 1

Typologie des formes de motilité dans les soins

Typologie des formes de motilité dans les soins

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Un ensemble de variables secondaires complète les formes identifiées : l’importance accordée ou non à la continuité des soins — notamment à la communication entre professionnels favorisant une cohérence de la prise en charge —, la disposition à dévoiler le statut sérologique, l’isolement relationnel et la précarité socioéconomique.

Ces combinaisons de variables articulent quatre possibilités pour les personnes séropositives de « faire face » à la vie avec le VIH et d’anticiper l’éventuelle dégradation momentanée ou irréversible de leur santé. La motilité dans les soins distingue ainsi les possibilités que les personnes se ménagent pour se saisir de l’offre de soins, de leur mobilité réelle et concrète entre les services de soins. Les deux premières formes de motilité dans les soins épousent la distinction classique entre des logiques spatiales territorialisées et d’autres fondées sur le réseau (Montulet, Hubert et Huynen, 2007). Elles expriment une cohérence et une complémentarité entre le potentiel de mobilité pour les recours aux soins et celui permettant les autres activités courantes. Il s’agit des formes « compensatoire » et « affranchie ». Dans la troisième forme de motilité dans les soins, nommée « forcée », il existe au contraire un décalage entre des recours aux soins fondés sur le maintien d’une relation de soins malgré le coût de déplacement et des activités courantes fortement contraintes par la proximité. Dans la quatrième forme, les personnes adoptent pour leurs recours aux soins une logique « extraréticulaire », qui repose sur l’évitement de certains services de soins ou réseaux personnels[5].

Dans la forme « compensatoire », les personnes organisent l’ensemble de leurs activités de manière à pouvoir les accomplir seules sans pénibilité et les préserver même en cas de dégradation de leur état de santé. Cette organisation repose sur la proximité par rapport au domicile et l’accessibilité à pied ou en transports en commun des services de soins, mais aussi des commerces, associations, cafés et lieux de travail éventuel. Il s’agit de limiter les coûts physiques, mais aussi financiers des déplacements. Un Bruxellois récemment diagnostiqué explique sa reconversion professionnelle :

Je voulais absolument trouver quelque chose qui ne soit pas trop lourd. Donc sans véhicule, sans rien, sans investissements à faire […], donc de la microentreprise. C’est vraiment la démarche que j’ai faite à la suite de ça. […] Pas trop lourd au niveau physique […], qui ne me prenait pas un temps plein. […] Quand j’ai décidé d’arrêter ça, j’ai dit je ne conduis plus et je travaille sans véhicule. C’était partir avec mes outils et mon petit sac […], et rentrer dans le tram comme ça quoi !

Homme, 48 ans, indépendant

Les recours aux soins entrent dans cette logique spatiale et se situent dans une aire de circulation limitée. Ils conjuguent services hospitaliers et soins de ville, considérés comme le reflet d’une normalisation du VIH.

Dès que je peux prendre un médicament en ville, je le prends. […] Plus besoin d’aller les prendre à la pharmacie de l’hôpital pour les prendre quoi. Non, vivre caché, c’est pas vivre ça !

Homme, 46 ans, petit commerçant

Si la proximité doit faciliter les accès, la continuité des soins a également son importance, notamment entre ville et hôpital. Afin de la favoriser, soit la personne séropositive cherche délibérément à consulter les praticiens avec lesquels son médecin infectiologue a l’habitude de travailler, soit elle s’efforce d’assurer la transmission des données médicales d’un professionnel à l’autre. Un tel potentiel de mobilité dans les soins permet de compenser l’isolement relationnel du sujet, qui mise alors sur les services formels pour le soutien social, psychologique et fonctionnel (tel qu’une aide pour les déplacements ou l’approvisionnement par exemple). C’est d’abord sur ces services (associations locales, services publics communaux ou régionaux, services d’aide privés) que compte la personne si son état de santé se dégrade. La mixité fonctionnelle de la ville doit permettre de prolonger l’autonomie du sujet. La disposition à dévoiler la séropositivité dans le territoire de vie quotidien favorise l’utilisation des services urbains proches comme peuvent l’être, par exemple, les groupes de parole de personnes atteintes. Cette forme de motilité dans les soins est mise en place par des personnes ne pouvant compter sur l’aide de leur famille, comme ce peut être le cas d’hommes venus en ville pour y trouver une meilleure acceptation d’une disposition homosexuelle. Il s’agit de personnes bénéficiant de faibles revenus fixes (sécurité sociale ou petite rente immobilière) et/ou exerçant une activité laissant une souplesse dans le temps de travail (microentreprise, petit commerce, travail au noir, etc.).

La forme « affranchie » du potentiel de mobilité dans les soins désigne la capacité à fréquenter des structures de soins auxquelles la personne séropositive reste fidèle, malgré leur éloignement du domicile. Le rapport à l’espace est fondé sur d’autres engagements sociaux que les soins tels que l’emploi et la vie conjugale, qui en même temps, fournissent des opportunités de déplacement sur lesquelles se greffent les recours aux soins. C’est une logique spatiale avant tout réticulaire — déterminée par des relations plutôt que par un territoire — pour les soins comme pour les autres activités. Cette forme repose sur le soutien de la famille ou du conjoint. Au-delà d’un soutien moral et médical (pour la régularité de la prise de médicaments, le suivi et la compréhension des résultats d’analyse), le conjoint est aussi quelqu’un qui peut conduire la personne à l’hôpital en cas de maladie. Ce pari sur les relations affectives peut s’avérer fragile quand menace la séparation. Dans le but de renforcer la continuité des soins, la qualité des diagnostics et celles des décisions thérapeutiques, la personne séropositive privilégie des praticiens appartenant au réseau professionnel de son infectiologue, ce qui a tendance à exclure les soins de ville et à favoriser une circulation entre les services hospitaliers :

Je ne vois pas mon généraliste souvent. […] Sinon euh, je vois le docteur B. (infectiologue) tous les trois mois, donc ça suffit. C’est pour ça que quand je dois voir un spécialiste tout seul, je prends toujours contact ou avec l’hôpital ou avec le docteur B. pour avoir des médecins qui connaissent déjà le HIV, qui savent

Homme, 38 ans, employé administratif

La forme affranchie est adoptée par des personnes qui ont pu maintenir ou reprendre une activité professionnelle en tant qu’employé, indépendant ou bénévole, et qui bénéficient de revenus propres (travail, pension, couverture sociale) ou d’aide matérielle de leur partenaire.

Dans la forme « forcée », les personnes disposent d’un faible potentiel de mobilité pour l’ensemble de leurs activités, mais doivent déployer des moyens importants pour rejoindre une structure de soins à laquelle elles restent fidèles, malgré son éloignement du domicile. Se soigner donne lieu à une mobilité par « excursion », dans des zones que l’on ne fréquente que dans ce but. Le manque de moyens, l’absence d’emploi et un état de santé dégradé tendent à réduire les activités en dehors du foyer et avec elles, les opportunités de déplacement. Ces activités habituelles, telles que l’approvisionnement, ont lieu à proximité du domicile. Au contraire, les recours aux soins sont réalisés en dehors du territoire fréquenté quotidiennement. Dès lors, ils demandent un surcroît d’énergie, ce qui les rend difficiles en cas de maladie et de diminution des facultés psychomotrices. L’isolement relationnel génère des besoins d’insertion sociale par l’hôpital, qui se voit sollicité pour les soins médicaux, mais aussi pour l’aide sociale, car sa médiation facilite le renvoi vers des services locaux. Ainsi, une telle forme de motilité dans les soins est favorisée par la combinaison d’un isolement relationnel et d’une forte précarité économique et sociale. Celle-ci renvoie à de très bas revenus et à une faible maîtrise de l’environnement urbain (analphabétisme éventuel, méconnaissance de la ville, des services existants et difficulté à se repérer dans la signalétique des transports), observés en particulier chez des personnes migrantes et des personnes âgées. Elle comprend éventuellement l’instabilité du logement et l’incertitude du statut sur le territoire, dans le cas des personnes migrantes, pour qui l’hôpital devient un point d’ancrage stable dans un parcours marqué par l’instabilité.

La motilité « extraréticulaire » désigne enfin le fait de naviguer « en solitaire » dans son parcours de soins, c’est-à-dire en dehors des réseaux formels et informels des structures médicales et psychosociales. Une personne atteinte peut ainsi vouloir mieux préserver le secret de son statut sérologique et/ou souhaiter consulter des praticiens dont les services répondent à des exigences ou des contraintes particulières : meilleure écoute, reconnaissance d’une expertise du patient sur son corps, disponibilité, possibilité de négocier les traitements, etc. Ce qui rassemble ces pratiques, qui apparaissent hétérogènes de prime abord, est la volonté des personnes de garder le contrôle sur leur corps ou sur l’information qui circule entre les professionnels à leur sujet. Dans ce type de motilité, la sollicitation de l’offre de soins repose sur une pratique itérative et expérimentale des services comme le résume ce Bruxellois :

Un médecin de famille, j’[en] ai pas parce que je dois en trouver un et je ne sais pas comment m’y prendre. […] Parce que moi si je vais voir un médecin, moi je ne sais pas qui je vais voir vous voyez ce que je veux dire ? […] Alors je ne peux pas me permettre d’aller sonner chez tous les médecins et je ne vais pas choisir non plus. C’est l’expérience qui fait en sorte qu’on reste chez un médecin ou non. Si après six mois, je vois que ça ne va pas, c’est normal que je parte !

Homme, 45 ans, ouvrier non qualifié, en incapacité de travail

La capacité à circuler d’un service à l’autre ne dépend ni du territoire ni de relations personnelles, ni encore de la mobilisation de réseaux de praticiens. La personne fait reposer son orientation sur des données visibles de l’offre de soins pour solliciter celle qui est la plus accessible, quels que soient sa qualité ou son statut : public ou privé, central ou périphérique, universitaire ou non, etc. Comme l’exprime, le même interviewé :

Ça c’est ma plus grande crainte, c’est rencontrer des gens que je connaissais d’avant. C’est une des raisons pour lesquelles je suis parti de cet hôpital. Parce que médicalement et tout ils étaient bien

Homme, 45 ans, ouvrier non qualifié, en incapacité de travail

Cette façon d’appréhender l’offre en fonction d’un haut niveau de confidentialité et d’attentes spécifiques est un terrain propice au non-recours et aux changements réguliers de structure ou de praticien.

Par ailleurs, contrairement aux autres types, la forme extraréticulaire rassemble des profils socioéconomiques hétérogènes avec des niveaux d’études aussi bien primaires que supérieures, et des personnes ayant réussi à maintenir une activité professionnelle ou bénéficiant des revenus de l’assurance sociale.

Pour conclure la présentation de la typologie des formes de motilité dans les soins, on peut observer que les quatre formes identifiées soulignent différentes définitions de la qualité recherchée dans la prise en charge : confidentialité, proximité, continuité des soins, considération pour le vécu et le savoir du malade, accompagnement global sociosanitaire.

À la rencontre des ressources urbaines et des capacités de mobilité des personnes : des inégalités de santé

Le croisement des deux points précédents — la typologie des formes de motilité dans les soins et les caractéristiques de l’offre urbaine de soins — met en évidence les éléments des configurations de gestion urbaine de la santé sur lesquels repose chaque type de pratiques de recours aux soins.

Tableau 1

Motilité dans les soins et caractéristiques de l’offre urbaine de soins

Motilité dans les soins et caractéristiques de l’offre urbaine de soins

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Le tableau 1 (ci-dessus) montre que parmi les quatre éléments qui ont permis de caractériser les configurations de gestion urbaine de la santé — hospitalo-centrisme, intégration de l’offre de soins, diversité de l’offre, présence d’un hôpital de jour en centre-ville —, les deux premières formes de motilité dans les soins sont en mesure de mobiliser trois éléments, comme l’indiquent les 3 « √ » dans chacune des deux premières lignes du tableau. Au contraire, les deux autres formes apparaissent beaucoup plus contraintes, en reposant principalement sur un seul élément : l’hospitalo-centrisme pour la forme forcée et la diversité de l’offre pour la forme extraréticulaire. La dépendance des formes forcée et extraréticulaire à un seul élément traduit une faible possibilité de rebondir en cas de changement de situation (dégradation de l’état de santé, déménagement, perte de droits sociaux, chômage, modification de la cellule familiale, etc.), et donc une forte vulnérabilité. Les deux autres formes de motilité dans les soins permettent au contraire de multiplier les moyens de faire face aux aléas de la vie avec une maladie chronique.

Pour autant, il reste une question centrale qui est celle de savoir comment, en pratique, les caractéristiques de l’offre urbaine de soins entrent (ou non) en congruence avec les formes de motilité dans les soins des personnes.

Hospitalo-centrisme

Certaines pratiques de personnes séropositives s’insinuent dans l’hospitalo-centrisme de l’organisation des soins et le renforcent. De telles pratiques se retrouvent dans des formes contrastées de motilité dans les soins. En effet, les formes forcée et affranchie misent sur le maintien d’une relation de soins privilégiée avec un infectiologue ou avec une équipe de soins, et sur la forte intégration de la prise en charge au sein du service de maladies infectieuses et de l’hôpital. Cependant, une même pratique — la centralisation délibérée de la plupart des recours à l’hôpital — cache des réalités différentes. Dans la forme affranchie, les personnes cherchent à optimiser la continuité des soins et la coordination des professionnels en recourant presque exclusivement à l’hôpital. Pour ce faire, elles utilisent pleinement le caractère composite de l’hôpital, ce qui leur permet d’agencer les discours éventuellement hétérogènes de différents spécialistes tout en comptant sur une bonne communication interne et sur une rapidité de la transmission des informations entre les équipes médicales et sociales. Ces façons d’agir sont d’autant plus possibles que ces personnes disposent d’un fort potentiel de mobilité aussi bien pour les déplacements que les soins. En revanche, dans la forme « forcée », c’est davantage le caractère global de l’offre de soins, conjuguant les aspects médicaux et sociaux, qui justifie le recours au « guichet unique » qu’est l’hôpital de jour du service des maladies infectieuses. L’unité de lieu contribue ainsi fortement à centraliser les consultations pour des personnes qui maîtrisent peu la géographie de la ville et la diversité des possibilités de soins et d’aides sociales qu’elle propose. Ce recours quasi exclusif à l’hôpital évite notamment le coût et l’incertitude de la recherche d’un praticien. Cependant, il implique une forte mobilité effective alors même que les personnes qui le pratiquent sont potentiellement peu mobiles. La forme affranchie de motilité dans les soins démontre que paradoxalement, la solidité de recours hospitalo-centrés repose sur un ensemble de techniques qui permettent de faire face à l’aléa de l’état de santé ou des réponses de l’offre de soins. Elle met notamment en évidence la figure du médecin généraliste « d’appoint »[6], qui place ce professionnel dans une position subsidiaire vis-à-vis de l’hôpital. La forme « forcée » quant à elle se passe volontiers d’un médecin généraliste. Qu’elles soient donc « forcée » ou « affranchie », ces deux formes de motilité confirment la place incertaine et le rôle parfois accessoire du médecin généraliste dans la prise en charge du VIH/sida (Belche et al., 2015).

Au contraire, la forme « compensatoire » de motilité repose largement sur la sollicitation de services de soins extra-hospitaliers de proximité, dont le médecin généraliste est l’une des composantes. Comme peuvent l’exprimer parfois ouvertement les personnes séropositives, il s’agit de contenir le « tout à l’hôpital » et de revendiquer un droit à être soignées « comme tout le monde ».

Présence d’un hôpital en centre-ville

La présence d’un hôpital en centre-ville permet une motilité dans les soins de type compensatoire dans les deux villes, en raison de la mixité fonctionnelle des zones urbaines centrales. Elle a en revanche peu d’effet sur la forme affranchie. Ainsi, Rouen comme Bruxelles peuvent profiter aux personnes qui sont dans une logique résidentielle de type « géographique » (Ramadier, 2002) — ce qui signifie que leur ancrage sur un territoire dépend moins d’un attachement identitaire ou affectif que de la possibilité de développer des pratiques considérées de façon pragmatique comme plus avantageuses ou plus commodes. Ces personnes entretiennent alors un rapport que l’on peut qualifier de « localiste » aux services de soins (Montulet, Hubert, et Huynen, 2007). Ce rapport a d’autant plus de chance de s’installer que leur mobilité diminue ou menace de diminuer et que l’isolement les guette. C’est le cas par exemple d’une Rouennaise qui, après une période de convalescence à la suite d’une attaque de spondylarthrite, décide de s’installer à deux pas du Centre hospitalier universitaire (CHU) situé en centre-ville, dans un logement peu spacieux en raison des loyers élevés de cette zone et malgré la faiblesse de ses revenus de préretraite. Ce choix doit lui permettre de se passer de toute aide familiale informelle :

Je cherchais surtout à être tout près du CHU, pour que s’il arrive [quelque chose] — à l’époque j’étais plus souvent hospitalisée que ça — [...], que les enfants puent venir tout seuls. Ils étaient assez grands, ils pouvaient se gérer, passer plusieurs nuits tout seuls à la maison, mais au moins qu’ils puent faire l’aller-retour de la maison à l’hôpital et puis sans problème, sans que quelqu’un s’en occupe et les emmène, ça pose des problèmes.

Femme, 50 ans, ancienne employée administrative

Cet extrait d’entretien montre à quel point la situation géographique de l’hôpital est un élément clé des pratiques dans les formes compensatoire et forcée, où les personnes sont dépendantes de la proximité de l’ensemble de leurs activités.

Diversité et abondance de l’offre de soins

La connaissance et la vision qu’ont les malades chroniques de l’offre de soins sont des indicateurs importants de leur motilité dans les soins. Qu’ils intègrent des aspects de l’urbanisme affinitaire ou de la ville « à la carte » (Donzelot, 1999), ces éléments cognitifs opèrent comme des filtres laissant apparaître certaines opportunités et points de passage potentiels, tout en en dissimulant d’autres pour se soigner. La ville est différente pour chaque malade. Pouvoir faire jouer la concurrence supposerait que l’on connaisse les avantages comparatifs de l’ensemble des services. Or, une grande part de l’information sur les services et professionnels du soin qui intéresse les personnes séropositives est « informelle » ou « personnelle » (Karpik, 1997) : préservation de l’anonymat, connaissance du VIH et de ses enjeux psycho-médico-sociaux, ouverture d’esprit quant à la séropositivité et à l’homosexualité, positionnement par rapport aux médicaments et à la mise sous traitement, disposition à écouter le ressenti du patient, disponibilité, etc. Or ces critères n’apparaissent pas au fronton de l’hôpital ou sur la plaque du praticien. Difficilement appréhensible a priori, cette information doit être acquise par d’autres procédés. Dans la forme compensatoire, des personnes s’appuient sur les associations de lutte contre le VIH/sida qui sont un canal important de transmission de ce type de savoirs et d’information. Nourries par l’expérience que rapportent les usagers, les associations « capitalisent » un savoir « vernaculaire » sur les praticiens et les services, ce qui permet de mutualiser et de transmettre dans le temps les apprentissages. Or, les compétences qui fondent la motilité dans les soins reposent sur les apprentissages et expériences passées. Ainsi, celles et ceux qui ne fréquentent pas les associations sont privés de ces ressources informationnelles qui, parce qu’elles permettent de mieux identifier et discerner l’offre urbaine de soins, facilitent la conduite et l’orientation des parcours. C’est le cas des personnes qui adoptent la forme extraréticulaire. Elles s’appuient sur des données objectivées de l’offre et sur un usage itératif de la diversité des services de soins. Cette pratique présente pour elles l’inconvénient d’être fortement marquée par l’incertitude : elles ne savent jamais sur quels médecin, pharmacien, dentiste, etc. elles vont « tomber ». L’usage de ce terme, récurrent dans les entretiens, montre bien la part de hasard à laquelle elles sont soumises. Cependant, l’usage erratique de la diversité des services de soins permet au patient qui le souhaite de contrôler lui même l’information dont dispose le professionnel sur son compte. La forme forcée s’appuie, quant à elle, sur une vision très partielle de l’offre de soins. Ainsi certains malades se comportent à Bruxelles comme s’ils étaient à Rouen, en situation d’offre restreinte et de « non-choix ». Ils valorisent une relation de soins privilégiée qui est la clé et le moteur de leur circulation dans l’offre de soins, que les professionnels coordonnent ou non leurs parcours. Ce type d’attachement, qui peut se trouver renforcé par un accompagnement pluridisciplinaire dans un même lieu, engendre une mobilité pénible et coûteuse au regard des ressources et de l’état de santé des patients.

Sans conclure hâtivement que « trop d’offre tue l’offre », certaines améliorations sont possibles dans une ville où, comme à Bruxelles, l’offre est abondante et variée. Pour être plus accessible, une telle offre de prise en charge gagnerait à présenter des points d’accroche, des prises mieux identifiées dont les personnes atteintes pourraient se saisir afin de trouver des réponses adaptées à leurs préoccupations et problématiques singulières. Ce type d’informations plus spécifiques et « personnelles » en opérant comme des balises dans l’offre de soins aiderait les personnes à s’y orienter et, le cas échéant, à réajuster, si nécessaire, leurs besoins et leurs parcours de soin.

Intégration de l’offre

Si la diversité et l’abondance des services conditionnent favorablement la « motilité extraréticulaire », on peut faire l’hypothèse que l’étroitesse de l’éventail des recours possibles, qui caractérise l’offre rouennaise, peut être compensée par son niveau d’intégration, ce qui peut expliquer au moins en partie la faible occurrence de ce type de motilité dans les soins dans l’agglomération normande[7]. La configuration rouennaise comprend des services moins nombreux, mais mieux « fléchés » qu’à Bruxelles, autrement dit : une offre moins abondante, mais plus claire. À Rouen, afin de diversifier ses services, l’hôpital étend ses activités en ville notamment par le biais de collaborations avec des praticiens généralistes et spécialisés ou d’autres hôpitaux spécialisés. À la suite des travaux d’Henri Bergeron et de Patrick Castel (2010), on peut faire l’hypothèse que la coordination entre les services rouennais favorise ainsi un discours homogène des professionnels qui réduit les velléités des personnes séropositives de trouver des soins alternatifs à ceux auxquels elles ont effectivement recours. De plus, l’information « informelle » principalement détenue par les associations est relayée par le personnel hospitalier et par un réseau de professionnels aguerris sur la problématique du VIH/sida, ce qui semble assurer non seulement un bon repérage et une bonne identification de l’offre disponible, mais également une prise en charge collective mieux répartie spatialement.

Discussion : diversité des leviers d’action politique ?

Les résultats exposés présentent certaines limites. D’abord, l’infection à VIH peut apparaître comme une pathologie très spécifique, en raison notamment de la discrimination dont les personnes atteintes font l’objet et de la spécificité des traitements et des connaissances que cette pathologie requière. Mais, dans le même temps, le VIH/sida a un effet grossissant sur les formes d’évitement présentes dans les pratiques de recours aux soins, et met en évidence l’importance des enjeux de collaborations interprofessionnelles et intersectorielles dans la prise en charge des malades chroniques, a fortiori chez les sujets polypathologiques. Ensuite, l’approche par la mobilité rend faiblement compte des processus inscrits dans la durée et reste donc relativement muette sur la manière dont une même personne peut passer d’une forme de motilité dans les soins à une autre. Ces processus sont détaillés dans une autre publication (Vignes, 2015 b).

Malgré certaines limites, notre analyse des liens d’interdépendance entre pratiques de recours des personnes et offre urbaine de soins plaide en faveur d’une approche systémique des politiques sectorielles de la ville. Nos résultats soulignent ainsi la manière dont elle peut favoriser ou compenser l’organisation sociospatiale des soins de façon à soutenir les pratiques de recours en créant les conditions qui améliorent la motilité dans les soins de chacun.

L’utilité d’hôpitaux de jour spécialisés, réalisant le pari de l’ambulatoire hospitalier et de l’ouverture sur la ville, est d’autant plus forte que ces établissements se situent dans des espaces de mixité fonctionnelle aménagés par les politiques d’urbanisme. L’exemple de la femme ayant élu domicile tout près du CHU montre également l’interdépendance possible entre politiques de logement (plafonnement des loyers dans ces zones, aide au logement pour les malades chroniques, etc.) et capacité à mettre en place des recours aux soins. De même, les migrants en situation précaire connaissent des parcours résidentiels fortement instables dans la ville. Or, pour ces personnes très dépendantes de la proximité au quotidien, un logement permanent favorise la capacité à développer des activités dans un territoire proche, mieux connu et maîtrisé. Un soutien au logement dans des zones de mixité fonctionnelle leur permettrait donc d’ancrer davantage leurs recours aux soins à proximité de chez eux et d’éventuellement moins dépendre de l’hôpital. Disposer d’un logement stable leur permettrait de faire entrer leurs recours aux soins dans la logique spatiale localiste qui prévaut pour leurs autres activités quotidiennes. En effet, à l’inverse des formes compensatoires et affranchies où une même logique est appliquée à l’ensemble des activités, le décalage entre deux logiques spatiales — l’une pour les soins, l’autre pour les autres activités — est pour ces personnes un important facteur de vulnérabilité.

Au contraire, dans la situation d’hôpitaux de jour relégués en périphérie, deux facteurs peuvent en partie corriger un accès difficile pour des habitants de centre-ville ou d’autres aires urbaines, voire provinciales : d’une part, une politique de transports facilitant les déplacements des personnes malades chroniques les plus précaires (pouvant comprendre une formation à l’usage du réseau de transport ou des dispositifs d’accompagnement en personne); d’autre part, des mécanismes d’intégration et de coordination de l’offre de soins entre les hôpitaux, la première ligne et des services à domicile.

Une compréhension systémique de l’offre de soins à partir de plusieurs éléments — implantations géographiques, intégration et coordination avec d’autres secteurs tels que le logement, le transport et surtout l’aide sociale et la promotion de la santé — peut alors favoriser la mise en place des conditions propices au développement de pratiques de soins diversifiées, aptes à répondre aux aléas de l’évolution de l’état de santé des personnes malades chroniques. Le cas du VIH, pathologie infectieuse devenue chronique, met ainsi en évidence la tension à l’oeuvre dans la transition épidémiologique, où le système de soins fondé sur un schéma crise-diagnostic-soin-guérison et reposant sur des recours ponctuels à l’hôpital est appelé à évoluer vers un continuum de prise en charge de la maladie chronique incluant la première ligne de soins et l’aide sociale. Évacués en périphérie urbaine dans d’imposantes structures hospitalières au cours des années 60-70, les soins se réinvitent ainsi au coeur de la ville. La motilité dans les soins peut s’avérer un outil concret et efficace pour penser ensemble les politiques de la ville et l’amélioration de la santé des populations.