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Le vieillissement est aujourd’hui une préoccupation montante des pouvoirs publics, une expérience vécue par un nombre croissant d’individus et un champ d’études qui, longtemps délaissé, suscite un intérêt grandissant des chercheurs en sciences sociales, tant en France qu’au Québec. Les travaux de recherche en gérontologie sociale, notamment ceux des sociologues et des géographes, s’intéressent depuis de nombreuses années à l’analyse des espaces et lieux de vie des personnes âgées et à la façon dont elles vivent leur vieillissement au sein de leur domicile, en institutions ou dans les espaces publics (Clément, Mantovani, Membrado, 1996 ; Cribier, Duffau, Kych, 1996 ; Harper et Laws, 1995 ; Mallon, 2004 ; Membrado, Rouyer, 2013 ; Rowles, 1978). Plus récemment, les travaux de recherche se sont montrés attentifs aux territoires en observant les effets du vieillissement démographique, ce qui a conduit à s’intéresser à la capacité des territoires à en relever le défi et à répondre aux besoins de la population âgée (Aveline-Dubach, 2015 ; Negron-Poblete, Séguin, 2012 ; Nowik, Thalineau, 2014 ; Séguin, 2011 ; Viriot-Durandal, Pihet, Chapon, 2012).

Dans le prolongement de ces réflexions, ce numéro de Lien social et Politiques réunit des contributions qui explorent les « territoires du vieillissement ». Rapprocher ces deux termes revient à croiser la notion de territoire avec les différentes dimensions du vieillissement, à la fois au niveau macro et au niveau micro : comment les politiques de la vieillesse s’appliquent-elles aux différentes échelles territoriales et, sur ces territoires, comment se construisent la coordination et la coopération ou encore les tensions entre acteurs ? Comment les espaces, publics et privés, se transforment-ils, sont-ils aménagés, pour s’ouvrir à tous les âges de la vie et répondre plus particulièrement aux besoins de la population vieillissante ? Quelle place occupent les personnes vieillissantes dans ces transformations et quelles sont leurs marges de manoeuvre ? Comment se construisent leurs mobilités géographiques et résidentielles ? Pour ordonner ces questionnements et pour avancer dans l’analyse, il est utile de retenir deux grandes manières d’appréhender les « territoires du vieillissement », en reprenant la distinction entre « territoires de pouvoir » et « territoires de vie » (Imbert, 2010) : d’un côté, les espaces géographiques du vieillir tels qu’ils sont façonnés par l’action publique ; de l’autre, les territoires tels qu’ils sont parcourus et appréhendés par les personnes qui vieillissent, mais aussi, nous allons le voir, tels qu’ils sont investis par les professionnel(le)s qui accompagnent l’avancée en âge des vieilles personnes.

Concernant tout d’abord les territoires d’action publique, on peut faire, tant en France qu’au Québec, un double constat : d’une part, celui de leur multiplicité, chaque institution disposant d’un certain périmètre d’intervention et proposant, à l’intérieur de ce périmètre, son propre découpage et, d’autre part, celui de la non-superposition de ces différents territoires d’action publique. Sur ce plan, plusieurs aspects méritent d’être soulignés. Premièrement, comme toute politique publique, les politiques gérontologiques sont traversées par une tension entre ce qui relève du niveau national (en France) ou fédéral et provincial (au Québec) et ce qui émane des territoires de proximité. Or, si ces derniers ont toujours joué un rôle, l’importance qui leur a été accordée et l’autonomie dont ont pu disposer les instances locales ont varié dans le temps. Ainsi, en France, la priorité donnée au maintien à domicile depuis les années 60 s’est longtemps accompagnée d’un fort pouvoir de cadrage des politiques gérontologiques par l’État central, laissant assez peu de place aux territoires locaux malgré les pouvoirs accrus qui ont été donnés aux départements à travers les lois de décentralisation des années 80 et 2000 (Argoud, 2012). Au Québec, le maintien à domicile apparaît comme une priorité émergente dans les années 80 et le « virage ambulatoire » des années 90 a consolidé cette tendance, ce qui a eu pour effet d’accentuer le rôle des acteurs locaux et d’accroître l’implication des familles (Lavoie, 2014). Dans les années 2000, le chez-soi a été promu comme « premier choix » (Gouvernement du Québec, 2003). Ce n’est que récemment, alors que le référentiel de l’action gérontologique évoluait de la population cible des « personnes âgées » vers le mot d’ordre du « vivre ensemble », tant en France (Argoud, 2012) qu’au Québec avec la mise en oeuvre, à partir de 2012, de la politique intitulée Vieillir et vivre ensemble, que les territoires de proximité ont été considérés comme une dimension importante des politiques gérontologiques. Au Québec, cela s’inscrit dans le cadre d’une transformation pancanadienne et progressive des priorités et stratégies des secrétariats aux aînés ; ce changement délaisse en partie les enjeux de coordination horizontale de la vieillesse au sein de l’appareil gouvernemental en faveur d’actions calquées sur l’initiative de Vieillir en restant actif de l’Organisation mondiale de la Santé. C’est ainsi qu’on a vu fleurir des initiatives visant à améliorer l’environnement des personnes vieillissantes, à l’instar du programme Villes amies des aînés qui a été adopté de façon quasi universelle au Québec, avec plus 800 municipalités, et dont se sont emparé un certain nombre de municipalités en France (Moulaert, Garon, 2016).

Un deuxième aspect concerne l’appropriation différentielle des politiques nationales selon les territoires et les inégalités territoriales ainsi produites. En France, les taux d’équipement en établissements et services pour personnes âgées apparaissent variables selon les départements. De même, l’Allocation personnalisée d’autonomie est accordée plus ou moins généreusement selon les départements, bien que les règles d’attribution soient définies au niveau national (Jeger, 2005). Enfin, la multiplicité des territoires d’intervention institutionnelle et professionnelle pose la question de l’articulation de ces interventions. Or, face au constat d’une insuffisante coordination, la réponse a consisté, en France, à créer des structures ou des dispositifs chargés de l’améliorer : Centre locaux d’information et de coordination (CLIC) ; Méthodes d’action pour l’intégration des services d’aide et de soin dans le champ de l’autonomie (MAIA) ; Programme « Personnes agées en risque de perte d’autonomie » (PAERPA). L’effet de ces structures ou dispositifs apparaît paradoxal car, s’ils réalisent un travail d’information et de mise en réseau, ils ajoutent une couche supplémentaire de complexité institutionnelle, rendant le paysage de l’offre de services encore plus difficile à appréhender par les personnes âgées et leur famille.

Au Québec, du fait de l’étendue du mandat du ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) et de la division des compétences qui ne reconnaît pas de responsabilité en matière de services sociaux au niveau municipal, la différentiation territoriale s’explique principalement par les pouvoirs discrétionnaires des dirigeants locaux du ministère — anciennement des Centres de santé et de services sociaux (CSSS) — sur l’organisation et l’allocation des services. Cette différentiation, qui trouve sa justification dans la possibilité de cibler des besoins et orientations territoriaux spécifiques, a été fortement critiquée dans un rapport du Protecteur du citoyen sur les services de soutien à domicile. Les disparités entre les différentes régions portent à confusion pour les personnes âgées et leurs proches, notamment lors d’un déménagement sur un autre territoire (qui peut être à quelques coins de rue) puisque cela provoque des changements importants sur le nombre d’heures de services (Protecteur du citoyen, 2012). Les récentes réformes, notamment celle menant à la création des Centres intégrés de santé et de services sociaux (CISSS) en 2014, ont créé des territoires plus vastes et conféré beaucoup plus de pouvoir aux hôpitaux au sein de ces nouvelles entités.

Ces enjeux de différentiation territoriale amènent à introduire la seconde acception de la notion de « territoires du vieillissement » : celle des territoires de vie. Leur prise en considération, et donc l’attention portée au point de vue des personnes qui vieillissent, ouvre sur plusieurs réalités. Nous en évoquerons trois : la mobilité géographique ; l’ancrage territorial du vieillissement ; l’habitat et les modes d’habiter.

La mobilité géographique entre différents lieux de vie peut prendre des formes diverses : déménagement, double résidence ou encore voyages. Le déménagement renvoie à des logiques sociales différentes selon le moment où il est entrepris : les mobilités résidentielles qui, en début de retraite, sont souvent motivées par le choix d’un nouveau lieu de vie attrayant cèdent peu à peu la place à des mobilités de resécurisation qui visent à se rapprocher des services et commerces ou des enfants (Nowik, 2014), voire à des mobilités contraintes, dans les derniers mois ou années de l’existence, entre domicile, résidence pour personnes âgées, EHPAD (Établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) ou CHSLD (Centre d’hébergement et de soins de longue durée) et hôpital (Leibing et al., 2016 ; Pennec et al., 2015). La double résidence, quant à elle, peut constituer, comme l’avait montré Françoise Cribier (1995), une alternative au déménagement définitif et on la rencontre dans des populations très différentes : chez des retraités aisés propriétaires d’une résidence secondaire ou encore chez les migrants âgés vivant dans des foyers, « célibataires géographiques » qui, après leur cessation d’activité, sont nombreux à continuer les aller-retour entre la France et leur pays d’origine, dans lequel vivent encore leur femme et leurs enfants (Jovelin, 2003). La double résidence ainsi que la migration de retraite peuvent ainsi avoir une dimension transnationale, également documentée par des travaux qui ont porté sur les migrations hivernales des retraités canadiens en Floride (Longino, Marshall, 1990), le bien-être des retraités britanniques expatriés dans plusieurs pays du sud de l’Europe (Italie, Malte, Espagne, Portugal) (Warnes et al., 1999), l’expérience des retraités suédois vivant une partie de l’année en Espagne (Gustafson, 2001), ou encore, la migration de retraite d’Occidentaux en Thaïlande (Howard, 2008). Quant aux voyages qui, dans les années 70, en France, ont constitué l’un des vecteurs de la transformation des premières années de retraite en temps de loisirs avec l’organisation, par les caisses de retraite, de voyages organisés pour le « troisième âge », ils revêtent souvent aujourd’hui une dimension plus individuelle. Ils permettent soit d’actualiser l’attachement à d’autres territoires que le territoire de vie habituel, soit de découvrir de nouveaux lieux, tout en se trouvant pris dans la dynamique de « déprise » qui amène, face aux difficultés liées à l’avancée en âge, à faire des choix (Caradec, Petite, Vannienwenhove, 2007).

Le deuxième aspect auquel rend attentif l’étude des territoires de vie est le caractère territorialement ancré du vieillissement ou, pour le dire autrement, la nécessité de prendre en compte les contextes locaux pour analyser le processus d’avancée en âge plutôt que de l’étudier « hors sol » (Mallon, 2014). On peut, en effet, soutenir que l’on ne vieillit pas seulement comme on a vécu, dans la continuité de son parcours de vie antérieur, ce qu’ont bien montré nombre de travaux sociologiques, mais qu’on vieillit aussi comme le milieu dans lequel on vit permet de le faire (Caradec, 2014). Il convient, en conséquence, de s’intéresser aux différences d’expériences du vieillissement au regard des localisations géographiques, selon que l’on vit en centre-ville, en banlieue (Marchal, 2017), dans le périurbain (Lord et Després, 2012 ; Morel-Brochet et Rougé, 2017), en milieu rural (Gucher, Mallon, Roussel, 2007) ou encore au regard des contextes institutionnels, selon que l’on vit en maison de retraite (Mallon, 2004) ou en prison (Touraut, 2015). Certains de ces territoires offrent, en effet, des supports nombreux (commerces, services sociaux et de santé, transports en commun, réseau de sociabilité) alors que d’autres en sont dépourvus et rendent nécessaires des ressources individuelles, comme le fait de disposer d’une voiture. La présence ou l’absence de ces supports oriente les pratiques quotidiennes et la manière de concevoir son avancée en âge. Parallèlement, l’environnement de proximité constitue un support essentiel au maintien d’un sentiment de familiarité avec le monde dans lequel on vit ou, à l’inverse, de production d’un sentiment d’étrangeté (Caradec, 2014) lorsqu’il connaît des transformations, par exemple du fait d’un processus de gentrification (Lavoie, Rose, Burns et Covanti, 2012).

Enfin, une troisième réalité à laquelle l’étude des territoires de vie amène à s’intéresser est celle de l’habitat et des modes d’habiter, dans ses formes multiples : domicile ; EHPAD ou CHSLD ; habitats intermédiaires ; formes innovantes comme les habitats autogérés. Les travaux de recherche mettent en évidence le fort attachement des vieilles personnes à leur « chez-soi » (Nowik et Thalineau, 2014 ; Wiles et al., 2012). Au fil de l’âge, le domicile devient un lieu de stabilité identitaire, un cocon protecteur contre les agressions extérieures et il demeure un lieu majeur de sociabilité familiale. Dans le même temps, face aux limitations fonctionnelles progressives qui touchent les personnes vieillissantes, vieillir à domicile implique toute une série d’aménagements et de transformations du rapport au chez-soi (Renaut et al., 2012), l’adaptation du logement au vieillissement pouvant d’ailleurs devenir une véritable affaire de famille (Chamahian et Petite, 2014). Cet attachement au chez-soi n’est cependant pas incompatible avec la mobilité résidentielle, notamment parmi les générations de retraités baby-boomers qui y sont davantage socialisés (Bonvalet et Ogg, 2009) et qui envisagent plus facilement de recréer un chez-soi dans un autre lieu que leur domicile actuel (Auger, 2016 ; Leith, 2006). Reconstruire le sentiment de chez-soi est, de plus, une expérience observable au-delà du domicile, en maison de retraite (Mallon, 2004), en logement-foyer (Simzac, 2017) ou encore en habitat autogéré (Rosenfelder, 2017). Enfin, l’habitat des vieilles personnes (qu’il s’agisse de leur domicile privé ou a fortiori d’un habitat collectif) devient, lorsque des problèmes de santé se font jour, le lieu d’intervention de professionnels variés : aides à domicile, professionnels de santé, spécialistes de l’animation. Le domicile se trouve alors pris dans une tension structurelle entre lieu de vie pour les uns, et lieu de travail pour les autres.

Partant de là, ce numéro de Lien social et Politiques se propose d’avancer dans l’exploration des territoires du vieillissement à travers un ensemble de textes organisés en trois parties : les territoires de l’action publique ; les territoires des interventions professionnelles ; les territoires de vie des aînés.

Les territoires de l’action publique

Les articles du premier axe, portant sur les territoires de l’action publique, mettent au coeur de l’analyse le rôle joué par le contexte budgétaire dans les transformations des dernières décennies des politiques publiques portant sur la vieillesse, en France et au Québec. Le désengagement de l’État s’accompagne d’un déploiement de nouvelles stratégies par les acteurs territoriaux infranationaux, et conduit à l’entrée en scène de nouveaux joueurs appartenant aux secteurs privé et de l’économie sociale.

Le texte de Dominique Argoud propose un survol sociohistorique de l’évolution de la politique de la vieillesse en France, en s’intéressant plus particulièrement aux interactions entre niveaux local et national. Cette évolution se caractérise, à la fin des années 80, par un recentrage de la politique vers les personnes âgées dépendantes, et privilégie une approche de médicalisation de la vieillesse, laissant aux acteurs locaux le soin d’intervenir sur d’autres aspects de la vie des populations âgées, notamment l’habitat. Plus récemment, la politique est revue afin de cibler une plus grande transversalité des clientèles, sans toutefois avoir les ressources de ses ambitions. Le local se retrouve ainsi en situation de mettre en oeuvre les orientations générales de l’État central, tout en disposant d’une large autonomie. Cela contribue à un plus fort ancrage territorial des actions gérontologiques, qui prennent surtout la forme d’actions de nature préventive ancrées dans la perspective du « bien vieillir » et dans le programme Ville amie des aînés. Elle est complétée par une réponse marchande aux besoins d’une population vieillissante qui souhaite maintenir son rôle dans la cité tout en ayant accès à des services.

Maude Benoît propose une analyse comparative France-Québec des politiques de services à domicile qui s’avèrent essentielles dans le cadre politique d’un virage favorisant le vieillir chez soi. Ce processus de désinstitutionnalisation, qui a l’avantage d’être plus économique pour l’État, est préconisé par les professionnels de soins et prisé par les personnes âgées. Or, les moyens s’avèrent nettement insuffisants pour arrimer discours politique et réalités de terrain. Il en résulte une réorganisation des services à domicile qui emprunte plusieurs voies. D’abord, elle s’appuie sur une concurrence entre secteurs privé et de l’économie sociale pour la fourniture de services avec pour corollaire la baisse des coûts en raison des conditions de travail offertes dans ces secteurs. Parallèlement, les services à domicile offerts par l’État sont soumis à une logique industrielle et à une rationalisation de l’organisation du travail pour dégager des gains de productivité. Enfin, elle appelle, surtout au Québec, à une refamilialisation du soutien aux personnes vieillissantes.

Adrien Sonnet, Ludovic Lestrelinet Marina Honta s’intéressent à la recomposition du thermalisme en France au cours des dernières décennies. Celle-ci est rendue nécessaire par un déclin majeur de la clientèle dans le sillage de la fragilisation du statut médical des soins thermaux et du non-remboursement des coûts de certains traitements. Cette désaffection a des conséquences importantes non seulement sur la rentabilité des établissements, mais aussi sur les économies locales. L’étude de la station de Bagnoles de l’Orne documente la façon dont les acteurs locaux se sont mobilisés pour moderniser l’industrie, conscients qu’il fallait revoir l’image et la fonction d’un lieu jusqu’alors réservé à des personnes très âgées et malades. Pour ce faire, les acteurs locaux ont ajouté un volet d’éducation au bien vieillir dans la foulée de l’injonction au vieillissement réussi, destiné à sa clientèle traditionnelle. Ils ont aussi ciblé une clientèle plus jeune, plus diversifiée et solvable, en développant une offre d’activités axée sur la prévention, les activités physiques et une formule spa, dans une approche de bien-être.

Les territoires des interventions professionnelles

Dans cette deuxième partie, les territoires du vieillissement sont appréhendés en tant que lieux d’exercice des professionnels qui, dans les établissements hébergeant les personnes âgées ou à domicile, interviennent auprès d’elles pour assurer un travail de care.

Face au vieillissement des communautés de religieuses en Suisse et en France, l’article de Laurent Amiotte-Suchet et Annick Anchisi s’intéresse à la transformation de couvents de religieuses en maison de retraite. Il analyse la coprésence dans un même espace de deux institutions, les communautés religieuses et les établissements sanitaires, porteuses d’un régime d’autorité différent. Le périmètre des interventions des professionnelles et des religieuses est marqué par de nombreuses négociations et, parfois, des tensions comme pour l’accompagnement vers la mort ou la définition des espaces d’intimité. Néanmoins, partager le territoire religieux avec des laïques et des professionnelles conduit aussi à de multiples arrangements avec le personnel de soins permettant aux religieuses de participer à la définition de leur « chez-elles ».

Alexandre Lambelet, David Pichonnazet Valérie Hugentobler s’intéressent aux professionnels responsables de l’animation dans les établissements pour personnes âgées. Ils montrent comment leurs interventions sont contraintes par un système d’action qui reste dominé par les logiques du soin et de l’hôtellerie. Ils décrivent notamment les tensions territoriales qui existent entre professionnels de l’animation et professionnels du soin. Les premiers cherchent, en effet, à développer des animations personnalisées dans les unités de vie, alors que les seconds considèrent ces espaces comme relevant de leur juridiction professionnelle et préfèrent que les animations se fassent ailleurs, dans un lieu collectif au sein duquel ils peuvent se décharger de certains résidents.

L’article de Marion Villez montre comment les EHPAD se sont adaptés à l’accueil des personnes atteintes de troubles cognitifs. Cette réponse institutionnelle se construit selon l’auteure autour de deux modèles : le premier, ségrégatif, consiste en la création d’« unités spécifiques » au sein des EHPAD qui prennent des formes diverses ; le second, intégratif, consiste à assumer le choix de ne pas construire de lieux dédiés à ce public particulier. L’enquête révèle cependant qu’entre ces deux modèles, qui traduisent une spatialisation de l’accompagnement, les pratiques des professionnels se veulent plus hybrides et plus spécialisées. L’enjeu est, en effet, d’intervenir auprès des résidents en (re)créant du lien afin de « faire tenir ensemble » la collectivité. Ce que l’auteure traduit par une double tension : relier le séparé, séparer le relié.

Le texte de Véronique Feyfant s’intéresse, quant à lui, à un territoire d’intervention professionnelle différent des établissements d’hébergement étudiés dans les trois textes précédents : le domicile. Il s’interroge sur la manière dont les pratiques professionnelles des infirmières libérales se trouvent transformées par les spécificités du domicile, qui est à la fois un lieu matériel qui n’a pas été conçu pour les soins, un lieu d’intimité identitaire et corporelle et un espace de sociabilité. L’auteure met ainsi en évidence une certaine « domesticisation » des pratiques professionnelles des infirmières et l’importance que revêt pour elles le maintien de relations satisfaisantes avec la personne accompagnée et les autres professionnels.

Les territoires de vie des aînés

Dans cette dernière partie, il s’agit de comprendre comment les personnes vieillissantes vivent dans des espaces de vie au-delà du cadre de leur logement. Ces espaces (quartiers populaires de la région parisienne, quartiers centraux de Montréal, quartier périphérique d’une ville moyenne française, parcs de Chine urbaine), en proie à de multiples transformations, peuvent devenir des lieux de mise à l’épreuve pour les aînés ou, au contraire, de nouveaux territoires à investir.

L’article de David Gouard propose une étude des trajectoires sociopolitiques d’habitants âgés de deux quartiers d’habitat social au sein de la ceinture rouge autour de Paris. En raison d’évolutions différentes, les habitants de ces deux cités développent un rapport contrasté au parti communiste. Les auteurs montrent comment des contextes qui connaissent des transformations différenciées sur le plan des profils ethniques, de la vitalité associative locale, ou encore des identités associées à la vieillesse et des clivages générationnels peuvent conduire à des positionnements politiques opposés. Les évolutions différentes des deux cités ont conduit les habitants d’un des deux quartiers à maintenir une participation sociale et un sentiment d’appartenance au local qui se traduit par un maintien d’une adhésion au parti communiste. Dans l’autre, les habitants vivent une forme d’anomie sociale et politique qui tend à nourrir une désaffiliation électorale à l’égard de l’ancien ordre politique local.

Julien Simard formule une analyse des mutations de quatre quartiers montréalais en s'intéressant à l’engagement politique d’habitants âgés mobilisés pour la défense du droit au logement. Cette étude ethnographique est réalisée dans des quartiers qui connaissent d’importantes transformations sociales et du bâti qui induisent des augmentations rapides et fortes de la valeur des immeubles et des loyers. Ces conditions affectent plus particulièrement les locataires âgés. Leur précarité locative les amène à joindre les comités logement et à y militer. Cet engagement politique génère chez les militants âgés trois formes de rétribution : ils développent un sentiment de sécurité locative relative, ils tissent des liens nouveaux qui renforcent leur réseau social et, enfin, ils se forgent une identité positive de locataires engagés dans des luttes pour un droit social.

À partir d’une enquête ethnographique au parc Ditan, en Chine, Justine Rochot analyse le processus de remobilisation des parcs par les jeunes retraités chinois depuis environ vingt ans. Si vivre à proximité du parc permet de l’investir au quotidien, la sociabilité s’y déploie fortement les fins de semaine lorsque le domicile se trouve éloigné géographiquement. Cet attachement à la fréquentation du parc et aux activités qui y sont proposées révèle deux types d’usages. D’une part, le parc est un lieu d’imposition des normes, où il convient de pratiquer des activités physiques, culturelles et spirituelles pour entretenir son corps. D’autre part, il est investi comme un lieu de refuge, entre l’espace domestique et l’espace urbain. Dans ce cas, le parc devient un espace à soi, un lieu d’expression, de partage, de mise à distance des difficultés familiales et de (re)construction du lien amoureux à l’heure de la retraite.

L’article de Philippe Cardon s’intéresse quant à lui aux conséquences du rétrécissement de l’offre alimentaire, au sein d’un territoire donné, sur les pratiques alimentaires et la vie quotidienne de femmes retraitées accompagnant leur conjoint souffrant de déficiences cognitives ou motrices à domicile. À partir de deux monographies domestiques, il montre comment l’entrée en retraite conduit à une mobilité résidentielle visant le rapprochement avec les commerces de proximité. Il s’agit de cuisiner et de consommer des produits frais. Cependant, la disparition progressive des commerces de proximité conjuguée aux problèmes de santé des conjoints conduit ces femmes à adopter deux postures différentes : soit déléguer les courses pour mieux négocier du temps pour soi, soit se maintenir coûte que coûte dans les activités liées à l’alimentation (courses, préparation des repas, etc.), un choix qui se révèle éprouvant tant physiquement que psychiquement.