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En France, les pouvoirs publics ont joué un rôle décisif dans l’intégration des cures thermales au système de soins. « Avec la création en 1945 de la Sécurité sociale et les décrets relatifs à la crénothérapie en 1947, [...] le thermalisme [est] reconnu comme une thérapeutique »[1]. Dès lors, l’État consacre les stations thermales comme espaces du vieillir et territoires d’accompagnement des pathologies et affections qui marquent l’avancée en âge. « Ces décisions gouvernementales, fondamentales pour le thermalisme moderne, marquent [...] le début du thermalisme social » (Langenieux-Villard, 1990 : 40). Un nouveau public constitué de curistes conventionnés afflue alors en masse. Et c’est toute l’économie des villes d’eaux qui s’en trouve remodelée par le développement des infrastructures de soins, la construction de lieux d’hébergements et de restauration adaptés ou encore l’installation de commerces destinés à cette clientèle.

Au cours des années 90, une remise en cause de ces équilibres intervient néanmoins avec l’évolution du cadre fixé par l’État. La perspective d’un éventuel déremboursement des soins rend l’avenir des stations thermales plus incertain, d’autant qu’elle s’accompagne d’une chute sensible de fréquentation. Ce contexte menaçant incite les acteurs du thermalisme français à engager une vaste entreprise de modernisation de leur offre. Comment s’opère puis se traduit cette recomposition, du niveau national jusqu’au niveau local ? Quels en sont les effets concrets sur la façon d’envisager la vieillesse et sur les formes de prise en charge du vieillissement au sein des territoires thermaux ? Telles sont les questions auxquelles nous proposons de répondre en prenant comme cas d’étude la petite ville de Bagnoles de l’Orne (2 804 habitants), située en Normandie et comprenant la seule station du Nord-Ouest de la France.

Trois temps scandent le propos, en partant d’abord de la mobilisation des acteurs thermaux depuis deux décennies pour défendre leurs intérêts. S’ils rappellent auprès des pouvoirs publics leur légitimité et savoir-faire en matière d’accompagnement du vieillissement pathologique, les représentants de la filière thermale se saisissent également des paradigmes du « vieillissement réussi » et du « vieillissement actif » (Trincaz et al., 2008 ; Alvarez, 2014), voyant là une opportunité de croissance. La station de Bagnoles de l’Orne est concernée par une telle refonte de son identité. Le concept de « bien vieillir » y a été utilisé par les acteurs publics et privés pour relancer l’activité et attirer à nouveau les curistes. Alors même qu’ils n’ont que peu de compétences formelles en matière de santé (Clavier, 2009) et qu’ils ne disposent d’aucune prise directe sur l’établissement thermal (en gestion privée), c’est ainsi par la compétence touristique que les élus locaux ont construit puis affirmé une position de centralité dans le gouvernement municipal du thermalisme (Borraz, 2000)[2]. La cohabitation de deux modes de prise en charge du vieillissement caractérise dès lors ce territoire (III). Traditionnel et curatif, le premier est destiné à améliorer le quotidien de patients âgés déjà malades et vise à éduquer leurs habitudes de vie. Associant offre de bien-être et activités physiques, le second s’adresse à un public plus jeune et bien portant selon une logique préventive. De sorte que semble se dessiner un clivage entre deux déclinaisons du « bien vieillir », lesquelles renvoient à deux cibles de clientèles socialement et économiquement différenciées.

Présentation du terrain et des modalités de recueil de données

Bagnoles de l’Orne capte de nombreux visiteurs venus de la région parisienne. Située au coeur d’une vaste forêt et organisée autour d’un lac, la station se développe essentiellement à la fin du XIXe et au début du XXe siècle avec la création de nombreux bâtiments de style Belle-Époque. L’eau thermale est aujourd’hui encore le moteur de l’économie locale, le maire en fonction lors du précédent mandat la présentant comme le puits de pétrole de Bagnoles de l’Orne. En 2016, le secteur de la santé, appréhendé dans sa dimension biomédicale, représente près de 550 emplois auxquels il faut ajouter toutes les activités liées à la présence des curistes : loueurs de meublés, hôteliers, restaurateurs, commerçants, prestataires de loisirs, etc. Propriétaire des eaux, l’établissement thermal dénommé « B’o resort » accueille plus de 12 000 curistes, délivre un million de soins et dresse 50 000 couverts par an, pour un chiffre d’affaires de 14 millions d’euros.

Issues d’un travail en cours, les données empiriques mobilisées tout au long de la démonstration puisent à plusieurs sources. L’exploitation des archives de la ville (des années 60 jusqu’à nos jours) permet d’abord de documenter la façon dont le « problème thermal » est progressivement intégré aux débats publics, les crispations politiques qu’il suscite entre différents groupes d’acteurs et les décisions qui en résultent. Les bulletins municipaux d’une part, les tracts et professions de foi des candidats aux élections municipales de l’autre, font ainsi apparaître combien le thermalisme constitue un enjeu politique local majeur.

Menés auprès de plusieurs catégories d’acteurs, 12 entretiens semi-directifs sont en outre utilisés. Afin de saisir l’évolution des rapports entretenus par la municipalité avec les acteurs économiques et institutionnels du territoire, de recueillir la vision du « problème thermal » et de la façon de le traiter, le maire en fonction, son prédécesseur ainsi que deux adjoints ont chacun fait l’objet d’une entrevue. Les entretiens réalisés avec des agents publics municipaux ont quant à eux permis de s’interroger sur la genèse, les enjeux et la mise en oeuvre de la restructuration opérée ces dernières années. Dans cette perspective, ont été sollicitées : la directrice générale des services en poste depuis 2015, par ailleurs directrice de l’établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC) « Bagnoles de l’Orne Tourisme » depuis sa création en janvier 2012 ; l’adjointe de direction de l’EPIC ; la responsable de l’office de tourisme, aujourd’hui rattaché et géré par la municipalité via l’EPIC. Enfin, les acteurs thermaux, médicaux et touristiques ont été rencontrés pour comprendre les enjeux et décrypter les luttes et tensions en présence : le président directeur général de l’établissement « B’o resort » en poste depuis 2009 ; un médecin thermal aujourd’hui retraité, qui fut adjoint au maire responsable des finances entre 1995 et 2001 et président de l’office de tourisme à cette époque ; l’ancien directeur du casino, en fonction de 1992 à 2011 ; un hôtelier, qui fut président de l’office de tourisme du début des années 2000 jusqu’à la création de l’EPIC ; la présidente de l’association des loueurs de meublés, membre du conseil municipal dans l’opposition.

Enfin, ce corpus a été complété par plusieurs sources émanant du cas étudié : articles de presse tirés de trois journaux locaux, plaquettes et magazines publicitaires créés par l’établissement thermal, documents touristiques conçus par l’office de tourisme, sites Internet de la ville et des thermes, etc. Un traitement de la littérature académique et l’analyse de quatre rapports publics produits par ou sur la filière thermale complètent le dispositif méthodologique. La triangulation de l’ensemble de ces données entend éclairer objectivement les modalités de fabrication du gouvernement municipal du thermalisme et la façon dont la station s’est positionnée en tant que territoire du « bien vieillir ».

I. Diffusion des normes du « vieillissement réussi » et renouvellement du référentiel thermal

C’est au XIXe siècle que « le monde thermal devient une véritable entreprise, avec ses règles, investissements et paris commerciaux, ses réussites et parfois ses échecs » (Dutheil, 2002 : 61). Si bien que la « fièvre thermale » caractérise cette période (Pénez, 2005 ; Férérol, 2012 ; Carribon, 2014). Les stations sont alors fréquentées par un public aristocratique qui participe à leur développement tant économique que symbolique. L’activité thermale s’essouffle néanmoins dans les années 30 avant que le paysage du thermalisme français ne change de manière radicale au sortir de la Seconde Guerre mondiale.

a. La déstabilisation du « thermalisme social »

À partir de 1947, date de la circulaire permettant le remboursement total ou partiel des soins thermaux par la Sécurité sociale, la prise en charge de la cure par l’Assurance-maladie modifie profondément tant l’expérience du thermalisme que son économie et son image. Des années 50 au début des années 90, les stations connaissent une croissance spectaculaire. Le succès du « thermalisme social » provoque un changement de clientèle. L’aristocratie et la haute-bourgeoisie délaissent peu à peu une pratique de villégiature jadis distinctive et font place à un public socialement moins favorisé dont la présence dans les lieux thermaux est conditionnée au remboursement proposé.

La stimulation de l’activité thermale s’accompagne d’un repositionnement autour d’une approche médicalisée du vieillissement. Cependant, « le prix à payer pour le thermalisme a été de tomber dans une double dépendance : d’abord, celle des pouvoirs publics qui définissent les remboursements via la sécurité sociale ; ensuite, celle de la confiance que lui accorde le monde médical qui va prescrire [la cure] aux malades » (Lohez, 2000 : 316). À partir des années 90, les acteurs thermaux mesurent la précarité de ces équilibres. D’une part, la médecine thermale se voit peu à peu déconsidérée dans les enseignements des facultés de médecine et auprès des nouvelles générations de médecins prescripteurs (Boulangé, 2009). D’autre part, les pouvoirs publics remettent en question son efficacité en l’absence de preuve scientifique du service médical rendu[3]. Le Plan stratégique de l’Assurance-maladie de mars 1999 prévoit ainsi la suppression des remboursements thermaux pour certaines indications thérapeutiques. Ce projet, finalement non appliqué, symbolise la fragilisation du thermalisme, les établissements connaissant, par ailleurs, une baisse sensible de fréquentation en germe depuis plusieurs années[4].

Aussi les années 2000 constituent-elles une séquence de forte mobilisation nationale des acteurs de la filière thermale. Les activités, valeurs et normes par lesquelles ils en défendent voire fabriquent les intérêts, comportent classiquement un rôle de pression sur les autorités publiques (Offerlé, 2009) et ce, dans le but de réaffirmer auprès de l’État la place du thermalisme dans certains enjeux de santé publique. L’accompagnement du vieillissement de la population est de ceux-là.

b. La représentation des intérêts de la médecine thermale auprès des pouvoirs publics nationaux

Initiée en 1995 par les édiles locaux concernés, afin de « défendre le thermalisme sous ses aspects politiques, économiques et sociaux », l’Association nationale des maires des communes thermales (ANMCT) constitue le premier signe de mobilisation. En 2002, la quasi-majorité des établissements thermaux, jusqu’ici répartis entre trois syndicats, crée le Conseil national des exploitants thermaux (CNETh) afin d’enrôler l’ensemble des acteurs de la filière.

Pour répondre aux reproches formulés à la médecine thermale par les pouvoirs publics, l’ANMCT, la Fédération thermale et climatique française (FTCF) et le CNETh s’associent en 2004 pour fonder l’Association française pour la recherche thermale (AFRETH). En effet, parce que le recours à l’expertise est devenu un lieu commun de l’action des groupes d’intérêt, « faire voir et montrer que l’on a la science [...] avec soi, que l’on peut mobiliser des hommes et des idées reconnues comme scientifiques pour les besoins de la cause constitue désormais une ressource conjugable ou opposable à la loi du nombre : pour constituer en problèmes des questions qui se posent dans le monde social et pour dire son point de vue sur le problème constitué » (Offerlé, 1998 : 118-9). L’AFRETH permet ainsi de doter la filière thermale d’une démarche crédible pour évaluer, et si possible démontrer, le service médical rendu par la cure, un enjeu dont l’importance peut être mesurée par le « dynamisme » de cet organe d’expertise[5].

L’entreprise de légitimation et de positionnement menée par les professionnels du thermalisme sur les questions de santé publique est poursuivie avec la production, par le CNETh, d’un livre blanc remis auprès du ministère de la Santé en 2008 sur les convergences entre ces deux domaines. Le document restitue les échanges entre une centaine de personnalités de la santé nés de l’organisation de six tables rondes par le syndicat thermal dans le but de penser l’apport du thermalisme sur trois enjeux principaux : l’adaptation des cures thermales aux défis modernes de la santé publique ; la prise en compte des impératifs de prévention ; l’évolution des stations thermales en tant que relais du « bien vieillir ». L’objectif affiché est de réaffirmer le rôle préventif des cures et leurs atouts pour accompagner le vieillissement de la population selon une approche globale de la santé. Si les discussions regroupent une majorité de médecins (praticiens et/ou professeurs), les rhumatologues et les gériatres sont parmi les mieux représentés. L’un d’eux, professeur au CHU de Toulouse, défend ainsi que les « établissements thermaux peuvent jouer un rôle au niveau de la prévention : une cure adaptée est l’occasion de sensibiliser sur les problèmes du vieillissement, de la mémoire et de l’activité physique en particulier » (CNETh, 2008 : 55).

c. Injonctions au « vieillissement réussi » et diversification de l’offre thermale

Tel qu’elle est envisagée dans le livre blanc de 2008, la station thermale comme « relais du bien vieillir » fait singulièrement écho à l’essor et au succès des théories scientifiques du vieillissement réussi (Hummel, 2002). Celles-ci appréhendent le vieillissement comme un processus multidimensionnel dont le « succès » se mesurerait ainsi à l’aune de « la prise en compte d’un état subjectif se fondant sur des possibilités comportementales (motrices, cognitives, sensorielles), sur un état de satisfaction psychique (optimisme, conformité entre objectifs visés et situations atteintes) et enfin sur une qualité de vie appréhendée à travers une évaluation positive des relations familiales, amicales, et des activités et entreprises menées, du logement, du voisinage, des revenus, etc. » (Collinet et Delalandre, 2014 : 450). Reste ensuite à définir la façon d’atteindre ces objectifs, ce à quoi ont également cherché à répondre les théories du vieillissement réussi. Comme elles « insistent toutes sur le rôle que tient l’individu dans le processus de vieillissement » (Hummel, 2006 : 514), l’aptitude individuelle à déployer des stratégies de prévention, d’anticipation et de gestion des risques liés à l’âge devient centrale. En ce sens, la vieillesse est vue comme un enjeu intégré à l’ensemble du parcours de vie, un processus qui se prépare et se travaille. Sa réussite ou son échec sont aussi, voire d’abord, pensés comme le produit des « choix » individuels.

L’apparente liberté qui fonde cette vision nouvelle de l’avancée en âge se voit néanmoins doublement organisée, par les pouvoirs publics et le marché. Elle est, en effet, d’abord contrainte par l’État selon une stratégie de « gouvernement des conduites » consistant à établir des chaînes de causalité entre des pratiques individuelles et des problèmes publics (Dubuisson-Quellier, 2016), ici dans un objectif de maîtrise des coûts de la santé face aux évolutions démographiques. Le plan national « Bien vieillir » 2007-2009 en est une illustration (Aquino, 2007) et il n’est pas anodin que les acteurs du thermalisme français rappellent, à la même époque, leur savoir-faire dans la prise en charge de la vieillesse à travers le livre blanc. En outre, les recommandations et interventions politiques stimulent d’autant plus le développement de biens et de services marchands dont la fonction n’est « plus seulement d’agrémenter les années de retraite mais de contribuer à repousser le vieillissement ou, quand il se présente, à gérer le vieillissement » (Hummel, 2006 : 517). Sur ce point, le domaine des loisirs est parmi les plus florissants, sans doute parce que les activités sportives et culturelles s’accordent bien à la figure devenue dominante du sénior actif physiquement, psychologiquement et socialement (Guillemard, 2013).

Les acteurs de la filière thermale n’entendent pas rater ce segment de marché en pleine croissance et y voient une opportunité pour relancer le développement économique des stations en élargissant leur offre. C’est ainsi qu’ils élaborent une stratégie globale afin de dépasser les initiatives locales dispersées et isolées. Elle se matérialise en 2011 par la rédaction d’un rapport rédigé sous l’égide du Comité national du tourisme (CNT). La diversification des activités des stations thermales, selon le titre même du document, est au coeur de la réflexion. Si de nouvelles prestations médicales sont ébauchées pour enrichir la cure et l’adapter aux enjeux émergents de santé publique, les séjours d’agrément occupent une place importante. La déclinaison des usages de l’eau et des soins thermaux sous la forme de cures « libres » (non conventionnées), du thermoludisme et des spas côtoie des recommandations autour de la mise en place d’activités sans rapport direct avec le thermalisme telles que l’animation culturelle et la valorisation du patrimoine, la gastronomie et la diététique.

Ces stratégies de développement du secteur ont des répercussions au sein des territoires thermaux. Elles constituent également une ressource pour les acteurs intéressés par cette dynamique qui négocient ou cherchent à renégocier leur position localement. Bagnoles de l’Orne en fournit une illustration empirique. Les choix opérés sur ce site traduisent la capacité de certains dirigeants à arbitrer entre des options et des visions du « bien vieillir » en bien des points contradictoires.

II. Recomposition du thermalisme et dynamiques de l’action publique locale

À Bagnoles de l’Orne, les évolutions du thermalisme et les enjeux économiques qui les sous-tendent affectent le contenu de l’offre en la matière, ses finalités et, partant, la définition des « besoins sociaux » à satisfaire. Cette restructuration rend compte de visions distinctes de ce que doit être le service à rendre aux curistes. Ces représentations, oscillant entre dimension sanitaire de la cure et réponse aux nouvelles formes de consommations sociales du « souci de soi » (Foucault, 1984), donnent à voir, sur la période étudiée, une configuration locale d’acteurs traversée autant par une dynamique de coopération que par des conflits d’intérêts et des dissonances cognitives.

a. De la nécessité de « dépoussiérer » le thermalisme bagnolais

Bagnoles de l’Orne n’est pas épargnée par le phénomène de désaffection évoqué auparavant. Encore 13 500 en 1997, les curistes ne sont plus que 9 000 à séjourner dans la station normande en 2009, au plus fort de la « crise ». De fait, le problème de la fragilisation de l’activité thermale et de la chute de la fréquentation a placé les acteurs locaux en situation de devoir trouver des modes de gestion adaptés à son traitement. L’opération de cadrage qui en découle — i.e. l’alignement entre des problèmes, des ressources et des acteurs qui soit susceptible de déboucher sur une action (Duran et Thoenig, 1996 : 602) — fait émerger la nécessité de moderniser l’image des thermes et de leurs usages sociaux. « Généralement, on n’a pas une belle image, entre guillemets, de la station thermale. C’est une station de vieux avec des gens qui ont des problèmes, donc tout ça c’est poussiéreux », tels sont les propos du maire qui rendent compte d’une préoccupation récurrente sur cette commune. En effet, dès la fin des années 80, certains élus et acteurs privés estiment déjà nécessaire de concevoir une action publique locale tournée vers les loisirs et le tourisme, à destination de visiteurs actifs et en bonne santé.

De telles velléités de changement procèdent d’une vision dynamique d’un territoire qui, en tant que construit social et politique, évolue au contact des organisations qui ont en charge sa gestion et son développement, des problèmes qui surgissent, du travail de mobilisation des élus et des évolutions démographiques elles-mêmes indissociables de transformations économiques et sociales (Borraz, 1999 : 88-89). Reste que les innovations souhaitées heurtent la vision du thermalisme à visée médicale et suscite, localement, controverses et tensions. L’idée de développer des formules touristiques complémentaires rencontre par exemple l’hostilité du président des thermes, en poste entre 1969 et 2002 et dont la famille est propriétaire de l’établissement depuis la fin du XIXe siècle. Le directeur du casino alors en fonction se souvient de ces conflits : « Lorsque je suis arrivé, le casino en tant que socioprofessionnel important, au même titre que les thermes, avait une place au conseil d’administration de l’office de tourisme [...]. Et lorsque j’ai commencé à dire qu’il fallait évoluer, qu’il serait bon de se pencher sur un développement touristique, on a crié haro sur le baudet, comme on dit. J’étais le vilain petit canard. Je ne connaissais rien à la station, je venais d’arriver, je voulais tout révolutionner, ce n’est pas comme ça que ça se passait…  »

Les positions évoluent à la faveur d’un renouvellement progressif du contexte politique et économique. D’abord, en 2000, la fusion des communes de Tessé-la-Madeleine et de Bagnoles de l’Orne (qui constituaient depuis le début du XXe siècle la station hydrominérale de Bagnoles de l’Orne-Tessé-la-Madeleine) occasionne un changement de personnel politique assez profond. Ensuite, en 2002, la famille propriétaire « historique » de l’établissement thermal cède l’exploitation à un fonds d’investissement. Mais les relations entre les nouveaux dirigeants des thermes, les autres acteurs économiques du territoire et les élus bagnolais sont mauvaises. Les premiers cèdent en 2009 l’entreprise à des investisseurs qui s’engagent à Bagnoles de l’Orne en héritant des plus mauvais chiffres de fréquentation de la station jamais enregistrés.

b. La modernisation des thermes ou l’institutionnalisation de l’action collective

À son arrivée, le nouveau président-directeur général (PDG) est un parfait inconnu et ne possède aucune attache particulière avec la Normandie. Il présente un profil de cadre issu du secteur du tourisme. En poste dans de grands groupes hôteliers, il bénéficie du crédit acquis par son expérience au sein de la station d’Enghien-les-Bains.

S’ouvre alors une période d’investissements conséquents. Les infrastructures sont ciblées avec la création d’un parc boisé, d’un spa thermal puis d’un « cottage », le terme désignant une résidence de tourisme quatre étoiles, un restaurant et un espace aquatique. La construction de ces installations est une manière de lancer un signal fort, celui d’entreprendre un travail de fond pour rénover l’activité. La stratégie marketing est également revue. « Les Thermes de Bagnoles de l’Orne » deviennent « B’o resort ». La nouvelle marque se décline ainsi : B’o Thermes et B’o Résidence des thermes désignent le pendant médical et traditionnel de l’activité tandis que B’o Spa thermal et B’o Cottage renvoient à l’univers de la détente et du confort. C’est bien en direction de cette seconde orientation que les efforts des acteurs thermaux se portent prioritairement.

La municipalité accompagne ces investissements et valide en creux ce choix stratégique. Elle procède à une série de travaux destinés à allonger l’amplitude de la saison thermale et à embellir le territoire. Surtout, elle soutient le projet de résidence de tourisme pensé par les dirigeants de l’entreprise malgré les réticences formulées par certains hôteliers bagnolais qui déclarent subir la concurrence déloyale du nouveau « cottage » après avoir, eux-mêmes, beaucoup investi dans la réfection de leur établissement.

Si les acteurs municipaux et les dirigeants de B’o resort tentent de s’adapter aux évolutions économiques de la filière thermale, cette dynamique fragilise aussi la capacité d’intégrer l’ensemble des acteurs, organisations, groupes sociaux et intérêts qui composent la ville (Le Galès, 1998). Toutefois, la recomposition engagée localement par les acteurs thermaux est favorablement accueillie par l’exécutif municipal car elle fait une place plus grande aux loisirs, aux activités physiques et culturelles, qui constituent des préoccupations anciennes des élus soucieux de donner de leur territoire une image dynamique. Elle s’avère, par ailleurs, une opportunité pour élargir son champ d’intervention et pour peser ainsi plus directement sur l’activité thermale.

En effet, la reconfiguration du gouvernement municipal du thermalisme se concrétise par la création, en 2011, d’un établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC). Dénommé « Bagnoles de l’Orne Tourisme », cet organisme assure à la municipalité le contrôle de la compétence touristique. Les régies promotion-communication et animation de la ville ainsi que l’office de tourisme sont fusionnés au sein de cette structure. L’activité de coordination passant par « la création de cadres de référence communs entre les intérêts sans lesquels les efforts ultérieurs n’aboutiront pas » (Duran et Thoenig, 1996 : 603), quatre commissions (promotion, accueil, sport et culture), composées systématiquement d’élus, d’acteurs économiques et d’experts indépendants des domaines en question sont créées. Au sein de ces scènes s’organise la confrontation des différents points de vue et émergent des propositions ensuite soumises à délibération au sein du comité de direction qui rassemble une vingtaine de personnalités. Outre une majorité d’élus, le PDG de l’établissement thermal, le directeur du casino, le représentant des loueurs de meublés, celui des hôteliers-restaurateurs, le représentant de l’union des commerçants et celui du monde associatif participent au développement stratégique de Bagnoles de l’Orne.

En se plaçant ainsi à la fois au coeur des échanges et « au-dessus de la mêlée », les élus locaux impulsent et contrôlent une dynamique collective censée assurer la bonne santé économique du territoire. Fondée sur le compromis entre différents acteurs (aux visions parfois divergentes), la stratégie développée entend donner à la « destination Bagnoles de l’Orne » une image renouvelée qui euphémise largement la prise en charge de la vieillesse pathologique.

c. La promotion d’un territoire actif et dynamique

Le souci de mettre différemment en scène, en images et en mots le territoire se perçoit au travers de plusieurs indicateurs. Le budget de l’EPIC alloué à la communication se voit porté à environ 250 000 euros par an et le marketing territorial s’impose comme l’une des ressources essentielles pour développer l’attractivité de la ville. En 2012, la municipalité et les acteurs du développement touristique du territoire créent ainsi, via l’EPIC, un nouveau concept, le « Grand Domaine de Bagnoles de l’Orne ».

Le premier axe de travail consiste alors à faire de Bagnoles de l’Orne une destination proposant de multiples activités sportives et culturelles, à rebours de l’image ancienne de la station. Le maire en poste entre 2011 et 2015 expose cette ambition : « Jusqu’à un certain temps, que ce soit Bagnoles ou beaucoup d’autres villes thermales, c’était des villes de vieux, des villes où l’on s’ennuyait [...]. On voyait des mémères en robe de chambre attendant les bus [...]. L’important pour Bagnoles de l’Orne, pour la ville, c’est de faire en sorte que les curistes ne s’ennuient pas ». Outre la stratégie de communication initiée, la municipalité met en oeuvre une politique d’accueil d’événements sportifs et de soutien aux associations locales.

Le second axe de travail consiste à gommer l’aspect traditionnel du thermalisme au profit d’une expérience plus « globale ». « On veut bannir le mot station thermale... Station thermale c’est réducteur en fait, ça se réduit à la santé, au côté cure et on ne veut pas que ça se limite à ça en fait, c’est ça l’idée », explique la directrice générale de la ville, par ailleurs directrice de l’EPIC. L’identité du territoire est ainsi refaçonnée autour de quatre piliers : le centre-ville de Bagnoles de l’Orne avec son casino, son lac et ses jardins ; la source thermale ; le quartier Belle-Époque et ses villas typiques ; la forêt des Andaines, son patrimoine et ses légendes. Définie et promue comme une enclave salvatrice, sorte de « bulle thermale », la destination Bagnoles de l’Orne est censée regrouper les avantages d’une grande ville (prestations culturelles et sportives, hébergement, restauration, événements) et ceux d’un espace à dimension humaine, favorisant la qualité de vie (bon air, sécurité, calme et interconnaissance).

Le travail sur l’image de Bagnoles de l’Orne indique finalement un changement profond de paradigme. La station demeure un lieu d’accueil de malades vieillissants touchés par des pathologies diverses mais elle entend aussi se porter sur le marché de la vieillesse active et capter des visiteurs en bonne santé. Le raisonnement économique qui sous-tend la réflexion engagée par les acteurs de la ville transparaît dans certains propos. Ainsi en va-t-il par exemple du maire de la commune qui dresse ce constat : « On a vécu sur le thermalisme de Sécurité sociale. Aujourd’hui, on passe dans le thermalisme, je ne dirais plus de Sécurité sociale, mais dans le thermalisme de médecine, de santé au côté duquel on va associer le bien-être. C’est ce que recherche la clientèle, du bien-être, se faire cocooner. C'est-à-dire qu’au-delà d’avoir les bienfaits de l’eau, ce sont les massages, l’ambiance, le repos, la relaxation ». L’adjointe de direction de l’EPIC, anciennement responsable de l’office de tourisme, est plus explicite encore : « L’image, en fait elle change à partir du moment où la clientèle change [...]. 800 curistes qui ont 70 ans dans une commune de 2 500 habitants, ils se voient les 800 curistes ! Donc oui, je me promène et je vois des personnes âgées ».

III. La station thermale comme territoire du vieillissement à deux vitesses ? Les déclinaisons du « bien vieillir » à Bagnoles de l’Orne

Deux offres thermales sont désormais déclinées sur le territoire de Bagnoles de l’Orne et trouvent une traduction spatiale au sein de l’établissement. Le bâtiment ancien « B’o thermes » prend en charge, par le prisme médical, la dimension curative remboursée par l’Assurance-maladie et s’adresse au public vieillissant qui cherche à soulager les affections spécifiques à l’avancée en âge. Quant au « B’o spa thermal », il symbolise le tournant moderniste pris par le thermalisme. Il accueille certes des curistes âgés et malades mais il s’adresse aussi à des personnes bien portantes soucieuses de leur corps et plus à même de se prendre en charge dans une logique préventive. Ce sont ainsi deux modes de vieillissement, deux vieillesses et deux publics qui sont amenés à cohabiter.

a. La prise en charge du vieillissement pathologique ou le « mieux vieillir »

L’offre thermale traditionnelle garantit encore la majorité du chiffre d’affaires de l’établissement, de l’ordre de 60 % selon les déclarations du PDG de B’o resort. Loin d’être délaissées, les personnes âgées malades demeurent donc une cible fondamentale. De par la spécialisation historique de la station en rhumatologie et phlébologie, les curistes accueillis sont surtout atteints par des affections chroniques qui touchent aux articulations (arthrose, raideurs, inflammations, désordres métaboliques) et au système veineux (jambes lourdes, varices et ulcères, oedèmes…). Outre des douleurs, ces maladies provoquent une diminution sensible des capacités physiques qui placent les individus en situation de fragilité et les renvoient à la perspective de la perte d’autonomie.

À Bagnoles de l’Orne, l’ambition de se positionner comme « relais du bien vieillir » auprès du public âgé et fragile se traduit par la diversification médicale de la cure pour « mieux vieillir ». Elle consiste essentiellement en un travail d’accompagnement des curistes au travers d’ateliers « santé et prévention » qui s’inspirent des ateliers d’éducation thérapeutique tels qu’ils sont préconisés au sein du livre blanc du thermalisme produit en 2008. Les ateliers sont organisés autour de trois temps, ainsi que l’expose le PDG de l’établissement : « Il y a toujours une séance de coaching, en petits groupes, ensuite une conférence et enfin un soin complémentaire ». Il en précise les finalités : « L’objectif, c’est comment on va optimiser au-delà de la cure thermale et comment on va profiter de l’effet cure thermale pour continuer d’améliorer son état de santé, c'est-à-dire soit l’amélioration de sa mobilité soit la diminution de la douleur et souvent un peu des deux. La cure thermale fait déjà beaucoup, mais on peut aller encore plus loin grâce aux ateliers de prévention et c’est ce qu’on fait. Donc éliminer les gestes à risque, privilégier un certain nombre de postures favorables ».

Les professionnels de la santé qui sont mobilisés dans ces ateliers entendent agir globalement sur la qualité de vie de façon à lutter contre la déprise et le repli sur soi qui caractérisent l’avancée en âge (Caradec, 2007). Dans cette optique, les messages qui sont diffusés auprès des patients ont pour dessein de produire chez ces derniers une capacité réflexive à propos de leur comportement ou de leur environnement ainsi qu’une volonté d’agir pour prolonger durablement les bienfaits de la cure. De fait, la prescription de conduites participe pleinement du gouvernement du corps et de soi, d’une forme d’autodiscipline et d’une éducation de la volonté (Fassin et Memmi, 2004). Ils s’inscrivent aussi dans le mouvement de responsabilisation de l’individu, conformément au modèle posé par les théories du vieillissement réussi. L’appel à la responsabilité du curiste s’illustre par le caractère payant de ces prestations qui reposent donc sur un principe individualiste et une logique de « choix ».

b. L’accueil de séniors bien portants : vieillir en bonne santé

La personnalisation et la nature marchande des prestations caractérisent d’autant plus l’offre destinée aux personnes qui ne font pas face à la maladie mais qui disposent de temps et d’argent pour prendre soin d’elles[6]. « Bien vieillir » en ce cas peut être traduit par « vieillir en bonne santé ». Séduire ces clients qui paient l’intégralité de leur séjour n’est pas chose aisée tant le marché de la prise en charge corporelle, de la santé et de la prévention des affections liées au vieillissement est devenu hyper concurrentiel. Dans ce contexte, l’eau thermale est le produit d’appel de l’entreprise. Le PDG du B’o resort défend clairement les avantages comparatifs des stations et leur expertise en matière de soins : « Tout le travail qui a été fait par la médecine thermale, par les études scientifiques, par la valorisation de l’offre de soins, tout ce savoir-faire est aujourd’hui valorisé et valorisable pour définir une offre de bien-être. Parce que, qui est expert du soin à base d’eau ? Eh bien, ça reste quand même la station thermale ». L’argument suppose toutefois d’être habilement utilisé. À ce titre, la dénomination « spa thermal », qui désigne tout autant le bâtiment que la gamme de soins, est une façon d’oeuvrer à une telle valorisation tout en jouant la carte de la modernité et de l’innovation.

Au-delà des aspects sémantiques, l’ambition d’attirer à Bagnoles de l’Orne un public plus jeune et bien portant passe par un travail d’effacement de la référence au vieillissement au profit de la mise en avant de la bonne santé et du « bien-être » tant corporel que mental. Cette stratégie permet un élargissement de la cible commerciale. Aux futurs ou jeunes retraités particulièrement visés (les photographies illustrant les brochures publicitaires en témoignent), peuvent ainsi s’ajouter deux autres catégories de clients. Les personnes plus avancées en âge dont les facteurs de risque sont prononcés mais qui demeurent épargnées par la maladie sont les premières. Les individus encore éloignés de la perspective de la cessation de l’activité professionnelle et des affres de la vieillesse mais désireux de s’évader d’un quotidien stressant sont les secondes.

La prise en charge de cette clientèle diversifiée est fondée sur une dialectique qui associe la relaxation à l’entretien du capital corporel. Le premier volet est d’abord assuré par les soins « détente et bien-être » qui conjuguent massages et eau thermale. La personnalisation de la prestation encourage l’invitation à se « laisser aller », à « lâcher prise » en se remettant aux mains expertes et aux conseils avisés de professionnels du thermalisme « aux petits soins » — les agentes thermales esthéticiennes — qui ont été recrutés et/ou formés spécialement lors de l’ouverture du spa en 2012. Les soins sont en outre prodigués dans un cadre intimiste façonné au moyen de plusieurs artifices : jeux de couleurs, lumières tamisées, utilisation du bois comme élément de décor, musique douce et sons de la nature, mobilier, etc. Enfin, l’établissement mise sur les plaisirs de la villégiature pour nourrir le sentiment d’évasion.

Quant au second volet, celui de l’activité physique, il occupe une place importante car le « vieillir sportif » renvoie à la vitalité, à la tonicité et s’accorde aux injonctions au mouvement et à la lutte contre la sédentarité, se dépenser étant valorisé en tant que modalité de prévention du vieillissement du corps alors que l’inactivité est associée au risque sanitaire (Génolini et Clément, 2010 ; Henaff-Pineau, 2009 et 2014). Encadrées par des coachs sportifs, l’aquagym, la « gym tonique » et la marche nordique sont les trois activités proposées.

Finalement, relatant l’ouverture du très moderne spa thermal de B’o resort, le magazine trimestriel édité par la Région Basse-Normandie sur les thématiques du tourisme, des loisirs et de la culture titre en 2012 : « Bagnoles de l’Orne invente le bien-être à la Normande ». Mais il a aussi cette formule lourde de sens, comme si la précision était absolument nécessaire : « le spa ne se substitue pas à la médecine thermale qui conserve à Bagnoles toute sa place. L’offre bien-être s’y ajoute simplement ». La remarque fait écho aux propos du maire de la commune, qui expose : « Rénover l’image de la station, c’est lui donner effectivement d’autres atouts. Et c’est pour ça qu’on s’est engagé aussi dans une politique forte en termes de notoriété et en matière sportive. Et aussi que l’on a amélioré, changé, nos équipements pour effectivement assurer cette diversification. Alors on n’oublie pas le fonds de la clientèle mais il faut qu’on pense aussi à l’avenir à faire de cette station une station bivalente curisme-tourisme ». Quant au PDG du B’o resort, il pose l’équation de la cohabitation des deux déclinaisons du « bien vieillir » en ces termes : « il faut permettre aux cibles [...] d’exister sans se cannibaliser ni se repousser […]. B’o resort, justement, est arrivé pour fédérer l’ensemble de l’offre en compartimentant par activité ».

Conclusion

Pendant plusieurs décennies, les stations thermales sont reconnues par l’État comme des espaces légitimes de la prise en charge des pathologies liées à l’avancée en âge. Le thermalisme social assure alors la bonne santé économique des villes d’eaux. Mais le manque de justifications scientifiques des bienfaits apportés par la cure dans un contexte de pression grandissante sur les finances publiques remet en cause ces acquis. En réaction, les acteurs de la filière thermale s’organisent dans le but de démontrer aux pouvoirs publics que les stations peuvent s’inscrire dans les problématiques et enjeux actuels de santé publique tels que le vieillissement de la population. Cette mobilisation trouve localement des résonances que l’exemple de la ville de Bagnoles de l’Orne en Normandie permet d’éclairer. Après avoir connu une situation florissante des années 50 jusqu’aux années 90, ce territoire voit la fréquentation de curistes lourdement chuter, de sorte que le « problème thermal » occasionne une transformation des modes de gouvernement municipal à l’oeuvre dans cette localité. Bien que faire émerger une capacité politique, autrement dit une capacité à identifier les problèmes, à construire des stratégies et à les décliner en politiques ne va pas de soi, élus municipaux et acteurs économiques et touristiques de la ville sont parvenus à agréger leurs ressources (politiques, financières, d’expertise, cognitives) et à produire les conditions d’une restructuration de l’offre thermale censée relancer l’activité.

Cette recomposition s’opère à travers le paradigme du vieillissement réussi. Soutenue et accompagnée par la municipalité, l’entreprise B’o resort propose à ses clients de nouvelles prestations, de sorte que sont construites localement deux façons de « bien vieillir ». En cherchant ainsi à s’inscrire dans le marché du bien-être, les acteurs thermaux n’entendent pas s’émanciper de la cure traditionnelle à contenu médical qui a permis le développement de la station depuis la Seconde Guerre mondiale. Ils tentent de la rénover et ajoutent à la prise en charge du vieillissement pathologique l’accueil d’un public cible plus jeune, actif et solvable autour duquel ils construisent une offre dédiée à la détente, au confort et aux activités physiques et culturelles.

Il reste que le cas de Bagnoles de l’Orne semble illustrer la façon dont se rejoue une problématique ancienne au sein des villes thermales qui, depuis le XIXe siècle, « pratiquent en permanence un numéro d’équilibriste entre leurs vocations thérapeutique et touristique » (Carribon, 2014 : 101). Dans la période actuelle, c’est autour de l’enjeu de la prise en charge du vieillissement de la population que ce tiraillement se reconstitue. Au-delà de la délicate conciliation des intérêts et de l’instauration de compromis entre différents groupes d’acteurs, la recomposition du thermalisme français interroge les transformations de l’expérience contemporaine du séjour thermal et l’éventuelle évolution du profil sociologique des curistes. Les prestations tarifées de bien-être s’adressent, en effet, à des individus en bonne santé, réceptifs aux messages de prévention et à l’écoute d’eux-mêmes alors qu’on sait combien « l’intérêt et l’attention que les individus portent à leur corps [...] croient à mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie sociale » (Boltanski, 1971 : 217). Ces aspects restent à documenter finement et les stations thermales pourraient bien se présenter comme un terrain de choix pour observer dans quelle mesure se mettent en place de nouvelles formes de vieillissement différentiel fondées sur des facteurs sociaux mais aussi, et peut-être plus encore, directement reliées à l’inégale détention de capitaux économiques (Hummel, 2006).