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Le temps des égarés, film réalisé par Virginie Sauveur et diffusé sur Arte en 2018, met en scène la position ambiguë de Sira, réfugiée, devenue interprète au sein de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides[1] (OFPRA). Prise entre l’institution et les requérants, elle est confrontée à des dilemmes moraux. Envers qui doit-elle faire preuve de loyauté : l’institution ou les demandeurs d’asile ? Si, théoriquement, les interprètes de l’OFPRA sont soumis aux règles déontologiques d’impartialité et de confidentialité[2], il faut savoir que le fait de traduire place l’interprète dans une situation de pouvoir asymétrique et que la traduction n’est jamais un « acte innocent » (Alvarez et Vidal, 1996). Certains, comme Sira, profitent de l’occasion pour vendre des histoires de vie aux demandeurs d’asile, tandis que d’autres peuvent devenir les informateurs des autorités des pays d’origine des requérants[3].

Cet exemple cinématographique présente une vision de l’interprétariat — notamment à l’OFPRA et au sein d’associations gestionnaires de Centres d’accueil pour demandeurs d’asile (CADA) —, dans laquelle les interprètes sont considérés comme des intermédiaires neutres et transparents qui doivent se mettre en retrait pour traduire ce qui est dit entre l’acteur associatif et le demandeur d’asile. Or, certaines associations plus locales et militantes envisagent les interprètes comme des accompagnants capables de répondre aux différents besoins des demandeurs d’asile (Collectif Babels, 2018). Cette aide peut s’effectuer au sein des permanences associatives et lors des entretiens individuels d’écriture des récits de demande d’asile. L’interprète n’est pas un « simple » traducteur, puisqu’il joue également un rôle de tiers médiateur capable d’apporter des informations culturelles qui favoriseront la compréhension du récit fait par le demandeur d’asile. Pour pallier les politiques de restrictions budgétaires, certaines associations d’aide et de soutien aux étrangers sollicitent des exilés, souvent réfugiés ou en attente de régularisation, pour intervenir comme interprètes bénévoles. Malgré la précarité de leur situation, ils acceptent cette fonction, car elle leur permet d’être reconnus comme des acteurs incontournables dans la procédure d’asile[4] autant auprès des institutions qu’aux yeux des autres demandeurs d’asile. Il arrive régulièrement que ces interprètes soient sollicités par leurs compatriotes, en dehors de leurs missions institutionnelles, pour d’autres activités telles que l’accompagnement aux guichets, la recherche d’hébergement et l’aide à la construction du récit de demande d’asile. En quoi consiste alors leur travail à Solidarité Asile ? Qu’en est-il de leur engagement en dehors du cadre associatif ? À partir d’une ethnographie associative[5] (encadré 1), nous montrerons comment les interprètes se positionnent dans l’écriture des récits de demande d’asile, en fonction de leur conception du statut de réfugié.

Pour prouver sa condition de réfugié, le requérant à l’asile doit rédiger un récit de vie sous la forme d’une histoire cohérente, qui épouserait les critères de la Convention de Genève[6]. Pour cela, il doit mobiliser un certain nombre de ressources et maîtriser un « art d’écrire » (Noiriel, 2012) afin de convaincre les institutions de l’asile. Or, tous les exilés n’ont pas les mêmes compétences pour justifier de leur identité et des persécutions subies. Ceux qui ont été pris en charge au sein du dispositif national d’accueil[7] (DNA) peuvent trouver de l’aide dans les structures spécialisées, tandis que d’autres cherchent des conseillers auprès d’une diversité d’acteurs allant du bénévole associatif au compatriote. Ainsi, il existerait une multitude de « passeurs d’histoires » (D’Halluin-Mabillot, 2012) intervenant dans la fabrique du récit de vie. Quel rôle occupent les interprètes bénévoles en milieu associatif dans cet exercice ? Comment se positionnent-ils vis-à-vis des demandeurs d’asile (distanciation, proximité, modalité de sélection) et des associations (loyauté, critique) ?

La littérature sur la mise en oeuvre des politiques de l’asile est considérable (Spire, 2007 ; Akoka, 2012 ; Fassin et Kobelinsky, 2012 ; Boswell et Geddes, 2011) et décrit finement les interactions entre acteurs administratifs, acteurs associatifs et demandeurs d’asile. Si les travaux sur les street-level bureaucrats (Lipsky, 2010 ; Brodkin et Baudot, 2012) ont conduit à montrer que les pratiques quotidiennes des agents de terrain ont des effets directs sur la recomposition de l’action publique, leur attention porte moins sur le rôle des acteurs périphériques. En raison de leur expérience de l’exil et leurs caractéristiques sociales, les interprètes étudiés ici se distinguent des autres acteurs associatifs de Solidarité Asile, bénévoles ou salariés, et se confondent parfois avec le public accueilli. Comme on le verra par la suite, ils ont vécu la procédure d’asile, ont été accompagnés par l’association dans leurs démarches administratives et vivent dans des conditions précaires. Toutefois, leurs compétences linguistiques et leurs connaissances des enjeux de l’asile leur ont permis de se faire une place en tant qu’interprètes à Solidarité Asile. Grâce au rôle d’interface qu’ils jouent entre les institutions et les demandeurs d’asile, ils se positionnent en acteurs relais des politiques de l’asile et participent, au même titre que les acteurs associatifs plus classiques, au travail d’écriture des récits de demandes d’asile. Ainsi, cet article viendra compléter les recherches d’Estelle D’Halluin-Mabillot (2012) sur le rôle des associations dans la construction des justifications des demandeurs d’asile devant l’OFPRA et la Cour nationale du droit d’asile (CNDA), en intégrant la participation des exilés eux-mêmes à la fabrique de ces récits de vie.

Les travaux sur l’interprétariat trouvent de manière générale peu d’échos en France (Beal et Chambon, 2015), et sont surtout tournés vers la santé mentale et le domaine clinique (Goguikian et Strasser, 2009 ; Ticca et Traverso, 2015). Ils portent peu sur la place d’intermédiaire de l’interprète, capable de se positionner en « cultural brokers » (Szasz, 1994) afin d’opérer la médiation et la traduction entre deux réalités ou groupes culturellement distincts dans le but de réduire leurs conflits ou de modifier la qualité de leur relation (Miklavcic et LeBlanc, 2014 : 117). Or, les exilés qui deviennent interprètes ne sont pas uniquement des victimes prises dans l’étau des politiques de contrôle (Guiraudon et Lahav, 2016) et des experts des dispositifs : ce sont aussi des traducteurs qui traduisent à la fois les échanges entre des parties distinctes et les règles institutionnelles des politiques de l’asile. L’article d’Anaïk Pian (2017) présente une typologie des logiques d’engagement qui poussent des exilés à devenir interprètes bénévoles en association. Si certains s’engagent par militantisme, d’autres voient dans le bénévolat une stratégie de régularisation et/ou de professionnalisation pour un futur emploi dans l’interprétariat. À partir de notre étude à Solidarité Asile, nous discuterons non pas des trajectoires individuelles des exilés dans la carrière d’interprète bénévole comme le fait Anaïk Pian, mais des stratégies de médiation qu’ils mobilisent selon leur interprétation du droit d’asile, qu’elle soit légitimiste ou militante. Le terme de médiation sera ici entendu au sens large d’action accomplie par un tiers, de mise en lien entre des individus et des institutions. Nous montrerons, dans une première partie, comment certains exilés deviennent des interprètes bénévoles à Solidarité Asile et quelles sont les attentes de l’association vis-à-vis du rôle d’interprète médiateur. Puis, dans une seconde partie, nous montrerons comment ces interprètes s’approprient cette mission en pratique à travers l’analyse de l’écriture des récits de demande d’asile.

1. Devenir interprète bénévole : de l’exilé au médiateur

Il est 16 heures. Ibrahim a rendez-vous à Solidarité Asile pour continuer l’écriture de son recours auprès de la CNDA. C’est Céline, diplômée en relations internationales et salariée de l’association, qui rédige le récit d’Ibrahim pour contester la décision de rejet de l’OFPRA. Ibrahim a une vingtaine d’années et vient de la Guinée-Conakry. Il a déjà travaillé une première fois avec Céline sur son histoire, sans interprète. L’exercice avait été difficile, car Ibrahim ne semblait pas comprendre les questions posées. Il maîtrise mal le français et a demandé à Céline d’être assisté par un interprète en soussou. Céline a donc fait appel à Assiatou, une jeune femme guinéenne, réfugiée, qui intervient régulièrement comme interprète à Solidarité Asile. Lorsqu’Ibrahim rentre dans la pièce, Assiatou et Céline l’attendent, assises l’une en face de l’autre de chaque côté du bureau. Ibrahim dit bonjour et salue Assiatou en soussou de façon chaleureuse, en mettant sa main sur son épaule. Il s’installe à côté d’Assiatou, face à Céline. Ils échangent quelques mots dans leur langue pour se présenter. Ibrahim semble plus détendu que la fois précédente, comme s’il avait trouvé en Assiatou un soutien. L’entretien peut commencer

Journal de terrain, Bureau de Solidarité Asile, le 10 mai 2018

Cette note d’observation offre un aperçu de la proximité qui peut se créer entre l’interprète et le demandeur d’asile lors d’un entretien. Ils sont assis côte à côte[8] et le requérant questionne généralement l’interprète sur ses origines avant de commencer l’entretien : « D’où viens-tu ? », « De quel quartier ? », etc. Pour contester la décision de rejet de leur demande d’asile par l’OFPRA, les requérants doivent prendre un rendez-vous avec Solidarité Asile afin de rédiger leur recours auprès de la CNDA. C’est le bénévole à l’accueil de la permanence qui leur attribuera un référent, ainsi qu’un interprète si nécessaire. Les recours sont rédigés par Céline et David, les deux salariés de l’association, diplômés en sciences sociales et formés en droit des étrangers par la pratique associative, ainsi que par d’autres bénévoles permanents, tous retraités de professions intermédiaires, devenus « professionnels de la cause des étrangers » (Pette, 2018).

Les associations de soutien aux exilés constituent un lieu ressource où les requérants peuvent « travailler leur voix en coulisse » (D’Halluin-Mabillot, 2006) et s’entraîner à construire un discours légitime dans le sens voulu par les institutions de l’asile. Pour David, salarié de l’association depuis plus de dix ans, l’interprète à Solidarité Asile l’est à plusieurs titres : 

Ce que l’on veut, c’est qu’ils soient capables aussi de traduire les attentes qui sont produites par les instances de détermination de l’OFPRA ou la CNDA, donc qu’ils soient capables d’orienter un petit peu le récit, enfin les questions que l’on pose, nous, dans ce sens-là et puis qu’ils soient capables de reformuler ou de formuler ces questions-là dans le sens qui est attendu par l’OFPRA et la CNDA. Parce qu’ils sont passés par là et ils savent[9].

Son travail consiste alors à comprendre des opinions et des croyances, et à les mettre en relation afin de produire une intelligibilité commune aux yeux des institutions de l’asile. L’interprète peut intervenir dans l’échange entre le bénévole et le demandeur d’asile pour poser une question supplémentaire ou pour apporter une précision sur ce qui vient d’être dit. D’après André, retraité et bénévole à l’association depuis plusieurs années, l’interprète peut, par exemple, « expliciter des éléments par rapport à ce que raconte le demandeur, pour aider à situer ce qu’il dit dans la culture guinéenne, dans le mode de vie habituel du pays[10] ». Il peut s’agir d’informations sur les structures familiales, sur les pratiques religieuses ou sur l’organisation d’un parti politique du pays en question. Cela signifie qu’en plus de maîtriser des compétences linguistiques, les interprètes de Solidarité Asile doivent être en mesure d’apporter des connaissances sur les pays d’origine des demandeurs d’asile, ainsi que sur la procédure d’asile. L’association favorise le recrutement d’anciens demandeurs d’asile, autrefois suivis par les salariés dans leur procédure et aujourd’hui reconnus comme réfugiés ou déboutés de la procédure. Pour David, il est important que les interprètes ne soient plus en cours de demande d’asile afin de limiter les rapports de pouvoir qui peuvent exister entre requérants. En effet, cela peut entraîner des jalousies dans la mesure où les demandeurs d’asile interprètes peuvent être perçus comme favorisés par rapport aux autres. Aussi, certains peuvent profiter de cette situation privilégiée pour manipuler le récit du requérant en échange d’une rémunération financière. C’est arrivé par le passé et ces personnes figurent sur la liste noire de l’association, c’est-à-dire sur la liste des interprètes à éviter. De manière générale, les bénévoles ont leurs habitudes et travaillent avec les mêmes interprètes lors de l’écriture des recours de demande d’asile.

Certains exilés sont bénévoles à Solidarité Asile, pas seulement pour interpréter, mais pour occuper une fonction plus proche de la médiation. C’est le cas notamment de Moussa, un exilé tchadien d’une quarantaine d’années, qui joue un rôle d’interface entre l’association et les demandeurs d’asile en se faisant le relais des attentes et des demandes de ces deux parties. Moussa a eu de grandes difficultés à obtenir une régularisation, et cela lui a pris de nombreuses années. Il a pu trouver du soutien auprès de David, de Céline et des autres bénévoles. Il a passé beaucoup de temps à Solidarité Asile en s’investissant dans différents moments plus ou moins formels de la vie associative, comme les temps de déjeuners ou les permanences d’accueil pour recevoir les primo-arrivants. Pour David, « c’est quelqu’un qui va être un interprète dans le sens médiateur de la communauté soudanaise tchadienne, qui va intervenir auprès des différentes institutions, qui va accepter d’être là pour porter des demandes, que ce soit à l’hôpital, à la préfecture […], lorsque les gens vont à l’assurance maladie ou dans diverses institutions[11] ». Grâce à leur engagement auprès des exilés, Moussa et d’autres interprètes se sont construits une figure de porte-parole qu’ils tentent de légitimer au travers de leur implication à Solidarité Asile. À l’inverse, cette position de médiateur et ces contacts offrent un accès pour l’association à des groupes de demandeurs d’asile. En somme, les rôles de médiation occupés par certains exilés sont utiles pour l’association, car ils contribuent à développer de nouveaux modèles d’action et de régulation régissant les rapports entre plusieurs acteurs à différentes échelles territoriales (Bonafé-Schmitt, 1997 : 1).

Ces interprètes ont donc la particularité d’avoir su tirer de leur expérience de l’exil une forme de savoir-faire spécialisé et des connaissances qui, une fois reconnues par les membres associatifs, les placent en situation d’expertise. Néanmoins, c’est à partir du moment où l’association fait appel à eux pour ces compétences qu’ils deviennent de véritables acteurs de la mise en oeuvre des politiques de l’asile. Cette définition interactionniste de l’expertise (Delmas, 2011) considère qu’il n’existe pas d’expert en soi, mais uniquement des experts en situation, à la suite d’une sollicitation d’acteurs. En cela, un processus de légitimation « par le haut » s’opère pour les exilés interprètes au moyen des associations d’aide aux demandeurs d’asile qui leur fournissent plusieurs ressources de légitimation (Mattina, 2016 : 8), comme des opportunités de travailler bénévolement, du réseau et des contacts parfois utiles pour se faire régulariser.

2. Les différentes stratégies de médiation : une interprétation légitimiste et militante du statut de réfugié

Si les interprètes de Solidarité Asile partagent tous des compétences linguistiques, ils se positionnent différemment face à l’institution et aux demandeurs d’asile en fonction de leur interprétation du droit d’asile. Certains se font les décodeurs des pays et des cultures des personnes qu’ils interprètent en respectant les catégories juridiques ; tandis que d’autres n’hésitent pas à contourner les règles de la procédure pour aider les exilés à construire un discours acceptable. En d’autres termes, des interprètes adoptent une vision légitimiste de l’asile en considérant que tous les exilés ne peuvent pas prétendre au statut de réfugié, alors que d’autres sont plus militants et prennent l’initiative de reconstruire l’histoire du requérant pour la faire correspondre aux impératifs juridiques. Dans les deux cas, ils sélectionnent ceux qu’ils estiment être les plus « méritants » : les interprètes légitimistes ont une définition stricto sensu de la convention de Genève tandis que les interprètes militants favorisent une approche plus politique et humanitaire du réfugié. La conception de leur rôle dans et en dehors de la scène associative, leur rapport à l’association et aux demandeurs d’asile de leur pays d’origine, ainsi que la manière dont ils s’identifient au statut de réfugié — plutôt que leur réelle situation administrative — sont des variables expliquant leur positionnement dans un pôle plutôt qu’un autre[12].

2.1 Les interprètes légitimistes : les gatekeepers[13] du statut de réfugié

Jean a 37 ans et vient de la République démocratique du Congo (RDC). Il est titulaire d’un bac +2 et travaillait comme gérant d’une société commerciale en RDC. Il est arrivé en France en 2010 et a déposé une demande d’asile qui a été rejetée. Aujourd’hui, Jean est toujours à la recherche d’un statut administratif qui pourra lui permettre de sortir d’une situation précaire. Il est engagé dans de nombreuses associations d’aide à la personne.

Tély a 41 ans et vient également de la RDC. Il a fait deux ans d’études en médecine et vient d’un milieu social plutôt favorisé. Il a dû quitter Kinshasa en 2010 et a déposé une demande d’asile en France qui a été rejetée en 2012. À son arrivée, Tély s’est engagé comme interprète en lingala à Solidarité Asile et comme bénévole dans d’autres associations. Il a suivi une formation dans le milieu médical et a bénéficié de soutiens institutionnels pour obtenir une régularisation. Il n’est aujourd’hui plus interprète et occupe un poste en contrat à durée indéterminée (CDI) dans un hôpital.

Au-delà de leurs origines géographiques, de la durée de leurs études et de leur expérience de l’asile, Jean et Tély se ressemblent dans la manière de concevoir leur rôle d’interprète à Solidarité Asile. Ils disent être « juste là pour traduire » et refusent d’intervenir à l’extérieur de l’association auprès de leurs compatriotes pour des activités complémentaires d’accompagnement social et juridique. Ils développent un « engagement circonscrit » (Pian, 2017 : 360), qui se caractérise par une grande disponibilité à l’égard de l’association tout en opérant une distanciation vis-à-vis des requérants. L’essentiel de leurs ressources se trouve au sein du milieu associatif, ce qui tend à les rendre plus dépendants de celui-ci. Les interprètes dévoués à l’institution, comme c’est le cas pour Jean et Tély, sont pour la plupart déboutés de la procédure d’asile et vivent dans des conditions très précaires. En attente de régularisation, ils cherchent à travers l’engagement bénévole une forme de soutien et des contacts pour voir leur situation administrative se débloquer. Cette stratégie s’est avérée payante pour Tély qui, après plusieurs années de bénévolat, a pu rencontrer des élus et des hauts fonctionnaires qui lui ont obtenu un titre de séjour.

Lors des entretiens et de nos discussions informelles, Jean et Tély mentionnent la question de la vérité et du mensonge dans les récits : leurs discours témoignent d’une intériorisation des catégories morales distinguant les « vrais » des « faux » demandeurs d’asile. Ils développent des stratégies conformistes et vivent le rejet de leur demande d’asile comme une profonde injustice, se considérant comme de véritables réfugiés, contrairement à d’autres. Si Jean estime que ce n’est pas son rôle de juger de la vraisemblance de l’histoire du requérant, Tély pense différemment :

Si je travaillais au service de l’immigration, je serais radical. Le problème, c’est quoi ? Pour une raison ou une autre, chacun cherche à fuir le pays. Mais tu sais à force de mentir, ça fait que le vrai demandeur d’asile, celui qui est vraiment persécuté dans son pays d’origine, quand il va venir demander son asile, tellement il y a de faux à l’intérieur, ça fait que le vrai demandeur d’asile, sa demande ne va pas être traitée[14].

Il arrive même parfois que Tély mette son discours en application en s’autorisant à dire aux bénévoles s’il pense qu’un demandeur d’asile ment dans l’écriture du récit de demande d’asile : « Si j’ai dix récits de demandeurs d’asile, je peux te dire que, ce monsieur-là, il vous dit la vérité ou si cette dame-là vous ment[15] ». Cela se traduit concrètement si, par exemple, un demandeur d’asile mentionne la célèbre prison de Makala en RDC en omettant de préciser un détail qui aurait dû être partagé si l’histoire avait été vraie. En écoutant les histoires des requérants à la lumière des motifs de l’asile, Tély distingue parmi les exilés ceux à qui il serait légitime d’attribuer le statut de réfugié de ceux à qui ça ne le serait pas. Il adopte une vision rigoureuse du droit d’asile et participe aux pratiques de sélection dans l’aide attribuée aux « bons » et aux « mauvais » dossiers. Il se fait ainsi le relais d’une « hiérarchie du mérite » et d’une « justice locale » produites par les institutions de l’asile, les administrations et les associations confondues (D’Halluin-Mabillot, 2012 ; Pette, 2014). Cet exemple semble témoigner de l’envergure du dispositif de filtrage des politiques de l’asile (Giametta, 2018), dans la mesure où les politiques de contrôle s’exercent au sein des exilés eux-mêmes qui peuvent parfois s’ériger en « juges de normalité » (Foucault, 2008) pour décider de ceux qui sont dignes ou non d’obtenir l’asile.

2.2 Les interprètes militants : une interprétation large des règles de l’asile

Goran a 28 ans et est Arménien. Il a étudié pendant un an à l’université avant de venir en France déposer une demande d’asile en 2014. Sa demande a été rejetée et il est depuis dans l’attente d’une régularisation. Goran est très impliqué à Solidarité Asile en tant qu’interprète et il joue également un rôle actif dans des lieux culturels franco-arméniens.

Mohamed a 28 ans et vient de la Guinée-Conakry. Il est diplômé d’une licence en relations internationales en Guinée. Arrivé en France en 2013, Mohamed obtient rapidement le statut de réfugié pour des raisons politiques. Très intéressé par l’actualité, il est impliqué dans les associations et, notamment, dans une structure guinéenne où il a occupé un poste à responsabilité. Il a été interprète plusieurs mois à Solidarité Asile après avoir obtenu une régularisation. Mohamed occupe aujourd’hui un emploi et ne vient plus à l’association.

Goran et Mohamed se distinguent de Jean et Tély par la proximité qu’ils entretiennent avec les demandeurs d’asile de leur pays d’origine et par l’interprétation plus large qu’ils font du droit d’asile. Peu importe leur situation administrative — s’ils ont obtenu ou non le statut de réfugié —, pour eux, il n’existe ni de « vrais » ni de « faux » demandeurs d’asile, car tous les exilés devraient pouvoir bénéficier d’une protection. Être interprète leur donne un certain pouvoir auprès des compatriotes qui peuvent les solliciter et, inversement, leur forte implication dans différents milieux communautaires légitime leur rôle d’interprète médiateur au sein de l’association.

Dans la plupart des cas, ils jouent un double rôle en adoptant une posture qui convient aux attentes de Solidarité Asile lorsqu’ils sont sollicités, mais aussi une posture plus informelle en dehors des institutions. Les frontières de l’engagement associatif se redéfinissent constamment, puisque ces interprètes peuvent utiliser leur « casquette » institutionnelle pour des services qui vont au-delà de leurs missions, en demandant parfois une rémunération. En effet, par le biais de leur engagement associatif, ces interprètes peuvent se construire une « clientèle » à l’extérieur pour des services d’accompagnement aux différents guichets administratifs ou d’écriture de récits de vie. Ces rétributions ne sont pas nécessairement financières et peuvent être d’ordre symbolique, allant d’une quête de reconnaissance à des échanges de services réciproques comme la préparation de plats cuisinés ou des cadeaux. Goran est, par exemple, régulièrement sollicité par des compatriotes pour des accompagnements divers et des traductions de récits, « en plus » du travail effectué à Solidarité Asile. Quant à Mohamed, ancien interprète à Solidarité Asile, il reçoit chez lui des Guinéens nouvellement arrivés pour les aider à produire un récit légitime pour l’OFPRA. Il me raconte comment il procède :

Tu lui dis, bon, soit t’es menacé par ta politique, ton appartenance à un groupe social, ou ta religion : les cinq critères quoi. Mais en gros, la personne, tu lui précises que la politique, c’est mort en Guinée en ce moment, c’est calme, il n’y a pas de manifestations, pas de menaces. Sur le plan religieux aussi, tu peux pas. Parce que l’OFPRA, ils savent beaucoup sur la Guinée, ils savent que 98 %, c’est musulman. Donc c’est rare de faire la demande sur la religion en disant que, ouais, parce que tu t’es baptisé, ça t’a créé des problèmes. Ils savent comment on est soudés entre nous, ils savent bien le tissu social, donc ça aussi c’est mort. Bon concernant l’homosexualité, tu peux faire la demande avec ça, soit tu fais la demande avec l’héritage. Les femmes, souvent, c'est le mariage forcé[16].

En proposant aux exilés de choisir un critère de la Convention de Genève pour leur récit de demande d’asile, Mohamed tente de construire une histoire qui semblera crédible et qui correspondra aux représentations des officiers de l’OFPRA sur ce que doit être un « vrai » réfugié. Le choix du motif de la demande d’asile se fait pour Mohamed en fonction de l’actualité et des histoires qui ont le plus fonctionné par le passé, d’après les expériences précédentes des compatriotes guinéens. Il assume un rôle de « traducteur » qui remodèle le discours du requérant afin de le faire correspondre aux impératifs juridiques et aux représentations sociales des juges et officiers. En cela, il se construit un savoir commun et une expertise sur les récits, où beaucoup d’éléments sont associés à des figures stéréotypées comme l’excision et le mariage forcé pour les femmes guinéennes. Cette vision plus militante de l’asile se distingue alors d’une vision légitimiste — en ce qu’elle ne part pas des histoires individuelles des exilés pour les qualifier juridiquement. Elle se base sur les motifs de l’asile (politiques, sociaux, religieux), considérés comme les plus probables de fonctionner pour, ensuite, construire une histoire aux requérants. Ces interprètes n’hésiteront pas à réécrire les récits de vie pour défendre les personnes se présentant à eux, par conviction politique, mais aussi pour conserver leur position de pouvoir auprès de leurs compatriotes.

Les interprètes adoptant une vision plus militante du droit d’asile ont réussi à se construire une bonne réputation et une posture de pouvoir dans différents milieux communautaires en s’impliquant dans des fonctions à responsabilité : ils peuvent être président d’une association culturelle, capitaine d’un club de foot ou encore pasteur dans une église évangélique. Ils apparaissent alors aux yeux des nouveaux demandeurs d’asile comme des « tuteurs » (Carnet, 2011) indispensables à leur prise en charge durant la procédure. Certains se spécialisent dans l’hébergement et l’accompagnement, quand d’autres deviennent de véritables conseillers juridiques. S’ils obtiennent leur statut de réfugié, ils quittent très souvent leur travail bénévole dans l’association afin de se consacrer pleinement à l’accompagnement des compatriotes nouvellement arrivés. La sortie du cadre associatif leur permet d’envisager d’autres possibilités tout en restant dans une logique de « l’engagement comme combat » (Pian, 2017 : 359) qui se caractérise par une posture militante dans la protection et la défense des étrangers. Ceux qui restent plus longuement à Solidarité Asile envisagent généralement l’engagement associatif comme un « tremplin vers un emploi salarié » (Pian, 2017 : 362) d’interprète professionnel.

Conclusion

En définissant des critères pour le recrutement des interprètes sur la base de compétences et de savoir-faire spécifiques, Solidarité Asile développe une conception particulière de l’interprétariat. Cette vision — qui favorise la médiation et la gestion des relations entre les requérants et les institutions plutôt qu’une simple traduction « mot à mot » — laisse la place à une interprétation plus large de ce que doit être le rôle de l’interprète en milieu associatif. En fonction de leur parcours et de leur expérience de l’asile, les interprètes appréhenderont différemment les règles du jeu. Si l’on part du principe que les exilés sont en concurrence entre eux pour l’obtention du statut de réfugié, il est plus aisé de comprendre pourquoi ceux qui s’estiment être de « vrais » réfugiés ont une vision plus rigoureuse du droit d’asile. Ainsi, il s’agit moins d’un dilemme moral que d’une question d’identification, puisque leur propre conception du statut de réfugié peut s’observer en pratique dans la manière d’interpréter les récits des requérants. Les interprètes adoptant une posture légitimiste se font les défenseurs des catégories juridiques et ne conçoivent leur rôle qu’au sein de la scène associative. Ils s’impliquent peu dans l’écriture des récits produits par les demandeurs d’asile en se limitant à des ajustements et en soulignant éventuellement les éléments qui sont conformes aux critères de l’asile. À l’inverse, d’autres interprètes voient dans le droit d’asile un moyen de régularisation pour des exilés en quête de papiers. Ils n’hésitent pas à promouvoir une réécriture complète du récit des requérants en intervenant en dehors et en amont des guichets associatifs, grâce aux relations qu’ils ont construites à partir des positions stratégiques qu’ils occupent au sein de leur communauté d’origine.

Les différentes associations présentes dans « l’espace de la cause des étrangers » (Pette, 2014) illustrent la complexité et la diversité des logiques d’action publique en France sur l’interprétariat. Les « entreprises associatives gestionnaires » (Hély, 2009), financées par les pouvoirs publics, tendent à standardiser leur offre et à adopter des normes communes d’interprétation afin de répondre à la commande publique et, ainsi, continuer à salarier leurs interprètes[17]. On observe néanmoins, à travers l’exemple de Solidarité Asile, qu’il existe des associations plus locales et militantes qui proposent d’autres façons de concevoir l’interprétariat en impliquant les exilés eux-mêmes dans la mise en oeuvre des politiques de l’asile. Jean, Tély, Goran et Mohamed participent, avec d’autres, à la fabrique de ces politiques en ce qu’ils relaient des informations précises aux requérants sur la procédure d’asile. Ils bénéficient d’un large pouvoir discrétionnaire dans l’exercice de leurs missions, ce qui leur permet à la fois de réorienter l’action publique selon leur interprétation du statut de réfugié, et d’exercer une influence au sein des groupes de demandeurs d’asile. Pour nos futures recherches, nous émettons l’hypothèse qu’en captant un pouvoir — suite à la reconnaissance de ces interprètes par les institutions —, ces exilés peuvent bénéficier de ressources afin de structurer le milieu des demandeurs d’asile ou, au contraire, de participer à la construction d’une élite.