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Introduction

Le recours au travail migrant temporaire a nettement augmenté ces dernières années. Il s’inscrit dans une tendance lourde de l’économie canadienne, en tant que processus systématisé de transformation des relations du travail dans plusieurs filières économiques et de reconfiguration socioéconomique de l’emploi. Ce processus s’observe à l’échelle des deux composantes constitutives du marché de l’emploi : les chaînes de valeur et les secteurs où elles déploient leurs activités. Sa logique productrice de plus-value économique ne peut être saisie sans le rôle central qu’y tient l’action publique. Cette dernière s’exerce par le biais de politiques migratoires conjuguées à des politiques économiques tournées vers le soutien aux entreprises, et vise l’objectif d’une réorientation stratégique de la gestion des flux migratoires pour les premières et d’une flexibilisation optimisée des normes juridico-administratives du travail pour les secondes. C’est ainsi, par exemple, que l’État a progressivement privatisé, ces dernières années, quelques-unes de ses principales prérogatives régaliennes en matière de régulation des flux migratoires temporaires — au profit des agences de recrutement et de placement —, et notamment ses fonctions concernant le traitement administratif des séjours et des parcours professionnels des TMT. Dans ce contexte, cette réorientation remet-elle en question le modèle migratoire canadien qui a historiquement privilégié la migration permanente, et ce, même dans le cadre de ses préoccupations économiques ?

L’analyse présentée ici combine des résultats de recherche provenant de deux sources. La première, et la plus importante, est une enquête[1] menée au Québec dans les secteurs de l’hôtellerie-restauration et de l’industrie agroalimentaire. Certains résultats font l’objet d’un croisement avec les conclusions dégagées par d’autres recherches réalisées en Alberta et en Colombie-Britannique (Polanco, 2014 ; Polanco Sorto, 2013), des provinces où se déploient également les dispositifs du Programme de travailleurs étrangers temporaires (PTET), qui est le volet fédéral de l’action publique en matière de gestion des flux migratoires du travail au Canada et qui est accompagné au Québec d’une législation provinciale dont la vocation est d’en optimiser les retombées sur l’économie locale.

La question de recherche au coeur de l’enquête menée au Québec porte sur les impacts économiques et sociaux de l’expansion du travail migrant temporaire sur : 1) la relation d’emploi, l’organisation du travail et les relations du travail ; 2) les conditions d’accès à la syndicalisation — droits d’association et de négociation —, les statuts sociojuridiques et les différentes formes de discrimination. Ces deux dimensions sont étudiées dans deux secteurs : l’industrie agroalimentaire et l’hôtellerie-restauration. La méthodologie qualitative de cette recherche s’appuie sur une démarche d’observation directe couplée à une série de 34 entretiens individuels semi-dirigés, répartis selon un échantillonnage couvrant à égalité chacun des deux secteurs et comprenant 18 travailleurs migrants temporaires (TMT), 8 cadres dans six entreprises (quatre gestionnaires de production, trois RH, un directeur), 4 représentants syndicaux, 2 responsables (institutionnels) de comités sectoriels de main-d’oeuvre (CSMO en Transformation alimentaire et en Tourisme) et 2 représentants de groupes de défense des TMT au Québec. L’observation directe et les entretiens ont été étalés sur deux périodes de trois mois chacune.

Deux niveaux d’analyse sont privilégiés. Le premier niveau, macrosociologique, examine les effets des dispositifs juridiques et administratifs du travail migrant temporaire mis en oeuvre, d’abord par l’État fédéral à travers son PTET et sa récente actualisation, en 2014, par le biais de la Réforme globale du PTET (Emploi et développement social Canada – EDSC, 2014), puis au niveau provincial à travers l’initiative législative du Québec, la Loi nº 8, dite « Loi modifiant le Code du travail à l’égard de certains salariés d’exploitations agricoles », adoptée en 2014. Le deuxième niveau, mésosociologique, est celui des entreprises en tant qu’espaces du travail juridiquement autonomes en matière de relations d’emploi, et économiquement insérés dans des chaînes de valeur et dans un marché de l’emploi subordonné à l’offre et à la demande, mais où s’observe malgré tout l’action publique — sous ses volets fédéral et provincial — à travers des soutiens logistique et administratif aux entreprises dans leur recours aux TMT.

1. Immigration permanente et migrations temporaires du travail : une transition économique

Dans plusieurs pays, le nombre de TMT dépasse celui des travailleurs admis comme résidents permanents. Dans la « catégorie travail » (Organisation de coopération et de développement économiques – OCDE, 2013a), 683 000 immigrants permanents et 1 963 000 TMT (OCDE, 2013b) ont été admis en 2011 dans les pays de l’OCDE. Ces derniers représentent près de 75 % des migrations du travail. L’Organisation internationale du Travail (OIT) constate dès 1997 que les TMT se substituent de plus en plus aux immigrants permanents (OIT, 1997). De 2008 à 2016, les pays de l’OCDE enregistrent une augmentation moyenne des « migrations temporaires de main-d’oeuvre » de 19,2 %, cette augmentation est de 41,3 % pour le Canada (OCDE, 2018).

Tableau 1

Migrations temporaires de main-d’oeuvre par catégorie (emplois peu qualifiés principalement) (OCDE, 2018 : 29)

Migrations temporaires de main-d’oeuvre par catégorie (emplois peu qualifiés principalement) (OCDE, 2018 : 29)

Note : Pour chaque catégorie de permis, le tableau mentionne uniquement les pays ayant enregistré plus de 1000 entrées de travailleurs en 2016, de sorte que le total peut différer de la somme des pays présentés. Le nombre de travailleurs saisonniers renvoie au nombre de permis délivrés, sauf en ce qui concerne la France où les chiffres correspondent au nombre effectif d’entrées.

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Au Canada, le PTET s’adressait, lors de son implantation en 1973, à une main-d’oeuvre hautement qualifiée. Depuis son élargissement en 2002 à des emplois dits « peu spécialisés », il a connu une rapide expansion, notamment dans l’agroalimentaire et l’hôtellerie-restauration, avant de s’étendre à d’autres secteurs. De 1996 à 2015, le nombre de TMT a été multiplié par six, passant de 52 000 à 310 000, toutes catégories confondues. Ce nombre connaît une croissance nette à partir de 2003. Entre 2005 et 2008, la hausse est particulièrement forte. Au Québec, de 2000 à 2010, le nombre des TMT augmente de 65 %, alors que le nombre total des résidents temporaires n’y croît que de 50 % (ISQ, 2012) ; l’augmentation des TMT s’accélère à partir de 2006-2007 et la croissance se poursuit après la crise de 2008. Le Canada accorde en 2012 la résidence permanente à 160 617 personnes (Citoyenneté et Immigration Canada – CIC, 2013a) ; en même temps, il accepte 213 516 TMT (CIC, 2013b), en tant que « travailleurs étrangers temporaires[2] » avec des statuts multiples répartis entre deux grands groupes : 1) les travailleurs peu spécialisés qui nécessitent une Étude d’impact sur le marché du travail[3] (EIMT) émise par le ministère Emploi et Développement social Canada (40 à 50 % des entrées annuelles) ; 2) les travailleurs hautement qualifiés entrant à travers le Programme de mobilité internationale, celui dit des « Arrangements internationaux » — accords commerciaux (ex-ALENA et ACEM, AGCS, etc.) —, et les travailleurs dits de type « Intérêt canadien » (35 à 45 % des entrées annuelles).

Tableau 2

Titulaires de permis de travail du Programme des travailleurs étrangers temporaires, selon le sexe, de 1996 à 2015 (CIC, 2016a)

Titulaires de permis de travail du Programme des travailleurs étrangers temporaires, selon le sexe, de 1996 à 2015 (CIC, 2016a)

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Dans les travaux portant sur l’immigration au Canada, la plupart des chercheurs privilégient l’angle des politiques d’immigration et insistent sur la préférence des États pour des migrants économiques et temporaires (Fudge et Strauss, 2014) en s’appuyant sur des statistiques comparatives et des documents institutionnels (Handal, 2011). Certains travaux choisissent l’angle de la discrimination systémique, adoptent la perspective théorique de la citoyenneté et estiment que la politique d’immigration prive les TMT du capital « citoyenneté », au sens juridique et symbolique (Bauder, 2008 ; Rajkumar et al., 2013). Leurs thèmes récurrents sont les obstacles à la résidence permanente pour les travailleurs peu qualifiés, à l’intégration sociale, à l’accès à la citoyenneté et les différences de droits (Nakache et Kinoshita, 2010). Les travaux dans le champ des études du travail sont plus rares et font ressortir un constat dominant : le défaut de données précises et croisées va de pair avec l’absence d’analyses d’impact sur les relations du travail et le rapport salarial, deux volets formant un angle mort des recherches existantes. Une autre tendance lourde émerge de travaux faisant ressortir la précarisation institutionnelle des statuts juridiques des migrants comme principal dispositif de contrôle des flux et des parcours locaux des TMT (Goldring et al., 2009 ; Soussi, 2013). Leurs auteurs ont recours au terme de « statut légal précaire », qu’ils estiment plus pertinent sur le plan conceptuel que ceux des approches traditionnelles. Jugées trop dichotomiques, en raison de la très grande diversité des « statuts légaux précaires » institutionnels, ces approches se focalisent sur les politiques publiques d’immigration et ne tiendraient pas compte d’une variable considérée comme majeure : l’intersectionnalité des rapports sociaux racisés, de genre et de classe et la capacité explicative des inégalités sociales affectant les travailleurs migrants (Nakano Glenn, 2010). Ces travaux convergent vers l’idée que ce processus de production de « statuts précaires institutionnalisés » trouve son origine dans la consécration, par la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (2002), de la gamme diversifiée des « statuts d’entrée » distinguant les immigrants permanents des TMT. Cette loi, fondatrice en effet des politiques canadiennes contemporaines en matière d’immigration, a restreint les critères d’accès à l’asile politique tout en favorisant les migrations à vocation économique et les flux de TMT (Soussi, 2016). Et pour cause : cette transition historique, comme le montrent ses principales phases décrites plus bas, s’inscrit en grande partie dans le contexte de la réorientation de l’action publique canadienne en matière de flux migratoires.

Le Canada tient l’immigration pour un des fondements de son développement socioéconomique et de sa croissance démographique. Il a privilégié une immigration d’origine européenne jusqu’aux années 1960 (Thobani, 2007), même si à certains moments de son histoire les besoins de main-d’oeuvre massive (mines, chemin de fer, etc.) l’ont conduit vers une diversification ethnoculturelle de son immigration. Cette immigration à vocation permanente, davantage puisée dans les pays du Sud, a suscité une plus grande préoccupation politique en matière d’intégration, car elle a subi différentes formes de discrimination, systémiques ou conjoncturelles, comme celles qui ont affecté l’immigration chinoise au tournant du 20e siècle, l’immigration japonaise durant le dernier conflit mondial ou encore l’immigration arabe et/ou musulmane depuis les attentats du 11 septembre 2001 (Asal, 2016). D’où une préoccupation de l’action publique pour des politiques migratoires accompagnées de dispositions volontaristes permettant l’intégration socioéconomique des immigrants reçus. Cette préoccupation devient sans objet dans le contexte de l’élargissement des politiques encadrant les migrations temporaires du travail.

2. L’action publique fédérale

Au Canada, les migrations internationales temporaires du travail sont encadrées par trois volets du PTET issu de la réforme de 2014. Le 1er volet, dit « Programme des aides familiaux résidants », draine une main-d’oeuvre féminine destinée au travail domestique provenant principalement des Philippines et est le seul à autoriser une demande d’accès à la résidence permanente sous certaines conditions. Le 2e volet encadre les travailleurs agricoles saisonniers. Il résulte d’un accord signé entre le Canada et la Jamaïque en 1966, suivi par d’autres protocoles avec des pays d’Amérique centrale. Le 3e volet, celui des travailleurs étrangers temporaires peu spécialisés, est le plus important par son volume. Il a été lancé en janvier 1973 et visait sous sa mouture initiale une main-d’oeuvre hautement qualifiée (universitaires, ingénieurs, cadres). Mais après avoir été réorienté vers les TMT peu spécialisés, ce programme connaît une remarquable expansion, au point de concurrencer le volet des travailleurs agricoles saisonniers en raison de sa flexibilité favorable aux employeurs. Son élargissement à différents secteurs (construction, technologie, finance, etc.) contribue à une profonde transformation du phénomène migratoire au Canada, où le nombre des visas temporaires de travail a quadruplé depuis le début des années 2000, passant à 221 273 en 2013 (EDSC, 2014). Le nombre total de travailleurs étrangers temporaires au Canada, qui continue d’augmenter tous les ans depuis 2003, a crû en moyenne de 15 % par an de 2003 à 2008 et de 7 % de 2009 à 2011 (Pang, 2013).

Les travailleurs admis au titre du PTET ont, durant leur séjour, des statuts individuels définis par des permis de travail qui les subordonnent nominativement à l’employeur ; la durée de leur contrat est limitée à 48 mois et ils doivent quitter le pays pour quatre ans avant de pouvoir y revenir (CIC, 2016b). Ces statuts multiformes renvoient à plus de seize catégories, elles-mêmes subdivisées selon les phases administratives transitoires du parcours individuel des TMT. Ces statuts contribuent à une forme de « précarisation institutionnelle » (Goldring et al., 2009) de chacun des TMT, notamment dans ses rapports, strictement réglementés, avec l’agence de recrutement, avec l’employeur nominatif auquel il est assujetti ou avec l’une des multiples officines prévues[4] auxquelles il a affaire pour régulariser chaque phase de son séjour. Les exemples sont nombreux de travailleuses domestiques philippines maltraitées par leurs employeurs (Galerand et al., 2015), qui ne peuvent se plaindre, parce qu’elles veulent garder un « dossier propre » afin de favoriser une demande de résidence permanente[5] accessible seulement si elles répondent aux critères sévères de volume horaire de travail exigé. De la même façon, nombreux sont aussi les travailleurs agricoles saisonniers ou les employés d’abattoirs qui ne peuvent contester des conditions de travail frisant l’indécence[6], car ils craignent de compromettre leur prochain contrat qui dépend notamment de l’évaluation faite par leur employeur nominatif.

En juin 2014, dans la foulée d’un débat public tendu autour de la présence des TMT, le gouvernement fédéral — Parti conservateur dirigé par Stephen Harper — met en place certaines mesures correctrices présentées sous la forme d’une « Réforme du programme des travailleurs temporaires. Les Canadiens d’abord » (EDSC, 2014). Le volet fédéral de cette réforme est accompagné d’un volet provincial au Québec où, en octobre 2014, le gouvernement libéral — parti dirigé par Philippe Couillard — prend également une série de mesures par le biais de la Loi nº 8 modifiant le Code du travail et sur lesquelles nous reviendrons. Dans le volet fédéral, hormis quelques mesures mineures, le gouvernement conservateur maintient le Programme de travailleurs étrangers temporaires, qui concerne les emplois peu rémunérés, et le Programme de mobilité internationale, qui encadre les emplois à rémunération élevée pour une main-d’oeuvre hautement qualifiée, avec facilités d’accès à la résidence permanente.

Le PTET obéit aux trois « principes directeurs » recommandés par l’Organisation internationale pour les migrations[7] (OIM) et l’OCDE. La circularité : les TMT doivent rentrer chez eux pour une période « blanche » avant de pouvoir postuler à nouveau pour un emploi. Le caractère temporaire : la durée du contrat est toujours limitée, sachant que l’emploi est permanent. Et, enfin, le permis nominatif qui est au coeur du processus, car il conditionne le séjour et la relation d’emploi : 1) il subordonne nominativement et individuellement l’employé à son employeur unique et singularise une relation d’emploi qui échappe aux règles du système de relations industrielles et à la plupart des normes du travail locales ; 2) il verrouille l’accès à la syndicalisation et prive les TMT de nombreux autres droits et bénéfices sociaux du travail auxquels ont accès les salariés résidents.

3. L’action publique au Québec : réaménagement du Code du travail

Au Canada, les TMT sont présents dans le secteur agroindustriel, le service domestique, la construction, les mines et l’hôtellerie/restauration. Les pays sources de cette main-d’oeuvre temporaire sont principalement les Philippines pour les aides familiales, le Mexique et le Guatemala pour le travail agricole saisonnier et pour les services d’hôtellerie/restauration. Des secteurs comme les banques, les assurances, les télécommunications et l’informatique y ont aussi de plus en plus recours. Notons un constat sur lequel nous reviendrons plus loin : les secteurs privilégiant ces emplois à très faible rémunération ne sont, du point de vue même des économistes de Statistique Canada, que peu ou pas du tout affectés par la pénurie de main-d’oeuvre (Soussi et Ranger, 2015).

Le volet provincial de l’action publique renvoie à la Loi nº 8 adoptée par le Québec en octobre 2014, en écho à la réforme fédérale de juin 2014. Cette loi[8] renforce localement les trois « principes directeurs » de l’OIM, mais va plus loin. Plusieurs recours juridiques avaient permis auparavant la réussite de certaines tentatives — rares — de syndicalisation de TMT au Québec. Même si ces dernières ont avorté pour diverses raisons, la Loi nº 8 comble définitivement cette brèche du système. Les nouvelles dispositions du Code du travail excluent du régime des relations du travail les exploitations agricoles comprenant, de façon ordinaire et continue, moins de trois salariés à plein temps et, partant, elles privent aussi les salariés des droits que celui-ci comporte (c’est le cas dans de nombreuses exploitations agroindustrielles, dont l’effectif tombe à moins de trois salariés pendant la saison morte). Ces dispositions permettent, accessoirement, aux salariés de créer des associations pour présenter à leur employeur des observations qu’il doit examiner de bonne foi. La négociation collective est de facto rendue ineffective. Aucune convention collective n’a été conclue dans de tels lieux de travail. Pour la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Décision du 30 septembre 2014) : « La Loi n° 8 impose aux travailleuses et travailleurs agricoles une condition spécifique pour accéder à l’ensemble de la protection offerte par le Code du travail, soit celle d’être à l’emploi d’une entreprise comptant au moins trois salariés de façon ordinaire et continue. Les travailleurs saisonniers sont exclus aux fins de ce calcul puisqu’ils ne travaillent pas toute l’année ». L’accès à la syndicalisation est ainsi juridiquement verrouillé.

Les dispositions des deux volets, fédéral et provincial, de l’action publique ont produit certains effets pervers en matière de protection sociale. Plusieurs études démontrent la vulnérabilité des TMT (Galerand et Gallié, 2018 ; Soussi et Ranger, 2015). Il y a certes la Loi sur les normes du travail et la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles, mais leurs dispositions ont été rendues inapplicables en raison des impacts de ces « réajustements » de l’action publique sur les espaces du travail des TMT et des conditions de leur subordination juridique, sociale et… humaine à l’employeur. Beaucoup de travailleurs saisonniers ne parlent pas la langue majoritaire et ne peuvent quitter physiquement leur lieu de travail. Ils risquent aussi, comme les aides familiales résidentes, de se voir confisquer leurs documents d’identité par l’employeur nominatif grâce auquel le permis de travail a été obtenu. Ce lien de dépendance et l’isolement social de ces travailleurs ressortent souvent dans les entretiens avec les TMT, mais aussi avec plusieurs intervenants (organisations de défense des migrants, ONG, syndicats). Ils montrent l’incapacité des TMT à faire valoir leurs droits par méconnaissance des recours administratifs et juridiques en matière de droit du travail et de protection sociale.

Les cas de l’hôtellerie-restauration et de l’agroalimentaire

Au Québec, en Ontario, en Alberta et en Colombie-Britannique, les secteurs de l’agroalimentaire, de la construction et plusieurs sous-secteurs manufacturiers se sont tournés vers les TMT. Celui de l’hôtellerie-restauration le fait avec une préférence observable (Polanco, 2014 ; Soussi et Ranger, 2015) pour les TMT en provenance des Philippines, sur la base non pas du volet Aides familiaux résidants du PTET, mais du volet Travailleurs étrangers peu spécialisés. Plusieurs travaux ont montré comment une importante entreprise de la restauration rapide au Canada (Tim Hortons) a pu s’imposer comme un des principaux employeurs de cette main-d’oeuvre (Polanco, 2017 et 2014). Malgré les difficiles conditions de travail et de rémunération dans ce secteur, une bonne partie de ces travailleurs des Philippines s’y engagent en espérant obtenir l’accès à la résidence permanente. Les employeurs de ce secteur savent que leur espoir est irréaliste, en raison même des dispositions du volet Travailleurs peu spécialisés du PTET encadrant la main-d’oeuvre. Ils arrivent malgré tout à séduire ces travailleurs qui gardent quand même l’espoir de contourner les dispositions du volet en passant par certaines autres alternatives administratives prévues par la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés de 2002, qui permet l’accès à la résidence permanente. Il s’agit là d’un facteur clé du développement croissant de la politique de recrutement transnational des entreprises de ce secteur, ces dernières se gardant bien d’informer en amont les travailleurs de l’extrême difficulté de bénéficier de ces alternatives. Cette politique constitue une tendance marquée dans les stratégies de gestion des entreprises de restauration rapide en Colombie-Britannique (Polanco, 2014), mais aussi ailleurs au Canada (Galerand et al., 2015 ; Soussi et Ranger, 2015).

Le secteur de l’hôtellerie-restauration se caractérise par un fort besoin de main-d’oeuvre. Le recours au PTET garantit aux entreprises des coûts salariaux particulièrement bas. D’où des stratégies de gestion centrées d’abord sur le contrôle, l’efficacité et la rapidité auxquels doit être assujetti le personnel.

Deux des trois responsables RH interviewés lors de notre enquête à Montréal — l’un dans un grand hôtel, l’autre coordonnant des services de sous-traitance en restauration — n’ont pas hésité à souligner les impacts positifs d’un recrutement réorienté vers les TMT. Pour eux, les employés de service recrutés localement (les résidents permanents) sont en général des jeunes, des employés à temps partiel, des femmes, des travailleurs âgés, souvent des immigrants n’ayant qu’une maîtrise réduite de la langue majoritaire. En plus de son caractère hétéroclite, ce personnel est considéré par les recruteurs comme peu engagé, à fiabilité limitée et insuffisamment motivé par la rémunération proposée. À cela s’ajoutent les conditions physiques exigeantes dans ce secteur que les employés plus âgés ne peuvent satisfaire, ainsi que le caractère méthodique et hautement rationalisé des tâches que les employés de service, lorsque ce sont des jeunes recrutés localement, considèrent comme trop contraignantes au regard de leur rémunération. Le recours aux TMT permet de respecter cette double exigence en autorisant les employeurs à imposer des « critères de qualité » dans le recrutement d’une main-d’oeuvre répondant à leurs besoins : elle accepte volontiers les tâches difficiles et un niveau de rémunération auquel elle n’accorde qu’une importance relative, car ses principaux objectifs sont d’obtenir la résidence permanente et un salaire plus élevé que dans le pays d’origine.

La plupart des entretiens avec des TMT (14 sur 18) font état d’une sorte de mythe selon lequel la migration vers le Canada ouvre la porte à toutes sortes d’opportunités : confort matériel, enrichissement et mobilité sociale ascendante. La clé de cette porte est la résidence permanente, voire la citoyenneté. Certains des TMT soulignent le fait que la motivation première de leur migration n’est pas l’accès à cet emploi dans les services d’hôtellerie-restauration, mais… le Canada.

Concernant les questions sur les conditions du séjour, certains « points négatifs » ont été qualifiés comme des abus liés à l’emploi : tâches effectuées et non comptabilisées, heures supplémentaires impayées et horaires modifiés sans préavis, notamment. Les comportements de certains employeurs et/ou gestionnaires sont déplorés : langage grossier et irrespectueux, discrimination par l’attribution aux seuls TMT des tâches les plus ingrates. La totalité de ces déclarations ont été faites sous l’engagement qu’elles resteraient confidentielles et que l’employeur n’en serait pas avisé. Concernant les éventuels recours administratifs face à ces « incidents », plusieurs (8 entretiens sur 18) ont évoqué cette possibilité, mais tous ont confirmé n’avoir jamais eu connaissance d’une quelconque visite ou d’un contrôle de la part des représentants du ministère (EDSC). À l’inverse, l’employeur leur rappelle souvent son pouvoir de résilier leur contrat à tout moment suite à toute « perturbation ».

Concernant la transformation agroalimentaire, la publication récurrente de plusieurs articles révélant l’extrême pénibilité des activités et des conditions de séjour des TMT dans le secteur agroalimentaire, notamment dans les établissements d’élevage et d’abattage de volaille, a suscité de nombreuses réactions. Par exemple, l’un des plus récents[9] soulignait « les conditions de travail difficiles des attrapeurs de volailles », la responsabilité des grandes chaînes de distribution et le « rôle essentiel des organisations syndicales dans la syndicalisation de cette main-d’oeuvre ». Constat : il est très rare de voir soulignée dans ces articles la responsabilité d’un acteur pourtant incontournable, celle de l’action publique.

Les conditions de recrutement, de travail et de séjour des TMT sont décrites depuis une dizaine d’années dans plusieurs recherches universitaires (Soussi et Ranger, 2015 ; Galerand et Gallié, 2014 ; Soussi, 2013) et sont régulièrement dénoncées, au Québec, par certains collectifs comme Au bas de l’échelle, le Centre des travailleurs et travailleuses immigrants et par plusieurs organisations syndicales et du milieu communautaire. Les entreprises justifient leur démarche : « parce que ces conditions rendent difficile le recrutement de la main-d’oeuvre, les entreprises d’attrapage font appel au Programme fédéral des travailleurs étrangers temporaires[10] ». Mais, au-delà de ces explications, c’est la logique soutenant le recours systématisé aux travailleurs migrants temporaires (TMT) par les entreprises, avec le soutien actif de l’État, qui pose problème, et ce, pour deux raisons.

Premièrement, soulignons que, dans la totalité des entretiens avec des employeurs — gestionnaires de production, RH ou propriétaires —, tous les interlocuteurs ont avancé que les emplois dans leurs entreprises attiraient rarement des candidats résidents permanents, natifs ou immigrants. Le fait que des emplois aussi « difficiles » que ceux des « attrapeurs de poulets » soient immanquablement attribués à des TMT ne peut être dissocié de la faible rémunération de ces activités dont le niveau est si réduit que le marché local de l’emploi est incapable d’y répondre. C’est là un constat qui a été régulièrement dressé, autant par les employés que par les employeurs. Néanmoins, ces derniers estiment que le niveau de rémunération correspond aux tâches exigées, et que c’est la pénurie de main-d’oeuvre locale qui est en cause… Nos résultats, ainsi que les conclusions d’autres recherches (Polanco, 2017 et 2014) convergent au contraire vers un facteur principal explicatif du recours aux TMT : le bas niveau de rémunération.

Deuxièmement, plusieurs enquêtes (Foster et al., 2015 ; Soussi et Ranger, 2015 ; Depatie-Pelletier et Robillard, 2014) montrent que les conditions de travail et de séjour des TMT au Québec ne dépendent pas seulement « des pratiques, parfois douteuses, et parfois exemplaires, de leur employeur juridique[11] », quelle que soit la filière économique. Un autre facteur entre en jeu : celui de la difficulté juridique à identifier l’employeur légalement responsable dans des filières de plus en plus complexes à cause de leurs enchevêtrements et de leur versatilité. Il n’est pas rare, en effet, comme dans les filières agroindustrielles, de voir les équipes de TMT, recrutés par une agence de placement — qui en est l’employeur attitré —, oeuvrer dans des établissements ne respectant pas les conditions minimales légales de santé et sécurité du travail (SST), parce que leurs propriétaires estiment ne pas être concernés par une telle responsabilité. C’est le cas des nombreuses petites entreprises dans les filières de l’hôtellerie-restauration et d’élevage de volailles, convaincues de ne former qu’un relais parmi d’autres à l’intérieur d’une chaîne de valeur contrôlée par les grandes entreprises (grands hôtels pour les premières et distributeurs des grandes surfaces pour les secondes). Ces PME refusent d’assumer les coûts de mesures en SST visant à améliorer les conditions de travail d’employés dont elles ne sont pas contractuellement l’employeur direct : les employeurs se renvoient ainsi la responsabilité des coûts en matière de conditions de travail et de SST.

4. L’action publique bousculée par la jurisprudence

Dans les filières qui ont fait l’objet d’une enquête, un constat récurrent confirme de nombreuses observations faites ailleurs (Foster et al., 2015 ; Depatie-Pelletier et Robillard, 2014) : le volume de recrutement de TMT s’accompagne d’une réduction proportionnelle des collectifs d’employés jusque-là syndiqués. Les postes, qui étaient régulés par des rapports collectifs du travail, sont du même coup soumis à un rapport salarial individualisé lorsqu’ils sont occupés par des TMT, d’où un processus de désyndicalisation de ces secteurs. Constat pragmatique significatif : trois des quatre responsables de syndicats locaux interviewés, dans les deux secteurs agroalimentaire et hôtellerie-restauration, ont soutenu que les organisations syndicales ne peuvent jouer le rôle qui leur revient en raison de la neutralisation juridique de l’action syndicale en matière de TMT. Ces conditions sont juridiquement construites et administrativement balisées par des dispositifs ad hoc de l’action publique : les politiques fédérales encadrant le recours aux travailleurs étrangers et la Loi nº 8 modifiant le Code du travail du Québec.

Le droit d’association, le droit de négociation collective et le droit de grève[12] sont reconnus comme des droits fondamentaux au Canada. Du point de vue de la Cour suprême, ils sont protégés par la Charte canadienne des droits et libertés — article 2(d) — (Fudge, 2015) et par la Charte des droits et libertés de la personne du Québec — article 3. En principe, aucun des dispositifs de l’action publique, canadienne (PTET et réforme de 2014) ou québécoise (loi nº 8 modifiant le Code du travail), ne peut les altérer.

Faut-il rappeler que c’est le Code du travail, adopté en 1964 au Québec, qui accorde aux salariés agricoles le droit à la syndicalisation, et que ce droit s’accompagne d’une importante restriction : l’accréditation syndicale est accordée uniquement aux fermes qui comptent au moins trois salariés de manière ordinaire et continuelle (article 21). Ce qui exclut de facto la quasi-totalité des fermes employant des TMT. Dans le reste du Canada, la première convention collective est obtenue en 2008 au Manitoba par des TMT agricoles saisonniers. Après avoir longtemps interdit les syndicats, l’Ontario doit céder à la pression des organisations syndicales et, surtout, à la décision de sa Cour d’appel de la province affirmant que l’interdiction des syndicats agricoles constitue une violation du droit à la négociation collective[13] garanti par la Charte canadienne des droits et libertés. Un court moment de répit, car la Cour suprême, en avril 2011, confortera le gouvernement ontarien[14] dans son refus d’accorder à ces TMT agricoles le droit à la négociation collective[15]. En 2013 au Québec, la Commission des relations du travail[16] (CRT) accorde une accréditation syndicale demandée par six TMT agricoles en déclarant inconstitutionnel l’alinéa 5 de l’article 21 du Code du travail, qui exige que les salariés soient « ordinairement et continuellement employés au nombre minimal de trois ». Dans sa décision, confirmée par la Cour supérieure sur cet aspect[17], la CRT qualifie la disposition contestée d’entrave substantielle à l’exercice de la liberté d’association et commente à cette occasion que le législateur, dans son approche restrictive, entendait faire écho aux arguments de nature strictement économique des employeurs du secteur, des arguments qui sont, à ses yeux, le produit d’idées reçues.

Cette jurisprudence confortant les droits à la syndicalisation des TMT agricoles ne dure qu’un temps et une nette régression sur le plan législatif se concrétise par l’adoption au Québec du projet de Loi nº 8 en octobre 2014. Cette réforme consacre un retour au statu quo ante des dispositions du droit de négociation collective des TMT agricoles en les privant de l’accès au droit d’association et au droit de négociation collective dont continuent de bénéficier les autres salariés. En effet, en vertu du nouvel article 111.28 du Code du travail — modifié par la Loi nº 8 —, l’employeur des salariés en question n’a pas à être contraint à la négociation de bonne foi d’une convention collective, une disposition issue du Wagner Act de 1935 et qui constitue, depuis 1948, la clé de voûte de tout le système des relations industrielles au Canada et au Québec. Dans ce cas-ci, l’employeur doit seulement donner au syndicat « une occasion raisonnable de présenter des observations au sujet des conditions d’emploi de ses membres ». L’article 111.30 précise que « l’employeur est tenu de les examiner et d’échanger avec les représentants de l’association [de salariés] » et, dans le cas où les observations sont formulées par écrit, d’informer l’association de salariés « qu’il les a lues ».

Tout se passe donc comme si la Loi nº 8 contribuait, par ses modifications du Code du travail, à la formation d’un modèle en rupture avec le modèle wagnérien des relations industrielles en Amérique du Nord : la raison d’être du dialogue social, employeur-employé, encadré par le droit du travail et passant par un processus de négociation visant l’adoption d’une convention collective juridiquement contraignante pour les parties, est tout simplement rayée du dispositif. D’où la suppression, pour ces salariés, d’une composante essentielle du droit d’association et du droit de négociation, des droits seuls en mesure de rééquilibrer les rapports de pouvoir asymétriques qui définissent la relation employeur-employé de façon générale et qui, dans le cas des TMT, prennent une dimension de subordination caractérisée (Fudge, 2015 ; Soussi et Ranger, 2015).

Conclusion : travail non libre et discrimination systémique

Les résultats de cette recherche contribuent, à leur modeste niveau, à la documentation scientifique des mesures récentes des politiques publiques migratoires canadiennes[18] et de leurs conséquences, et ce, à deux niveaux. Premièrement, l’État joue un rôle équivoque à travers ses réaménagements juridico-administratifs de l’action publique, qui érigent un modèle sociojuridique de relations du travail en rupture avec ses propres fondements historiques. Ce glissement est lié à la décision de conjuguer les politiques publiques en matière de migrations du travail et celles de l’emploi dans les nouvelles chaînes de valeur pour : 1) permettre aux entreprises locales d’internaliser sur mesure une main-d’oeuvre temporaire étrangère à bas coûts dans un contexte mondialisé compétitif ; 2) instaurer un contrôle des flux migratoires dont le Canada peut extraire les ressources humaines les plus adaptées, mais pouvoir aussi combler sans limites des emplois permanents à l’aide d’une main-d’oeuvre temporaire « peu spécialisée » sans en assumer les coûts sociaux. Cela n’est pas sans conséquence dans un contexte où l’action publique ne peut se permettre de réduire les droits fondamentaux de certaines catégories de la population sans susciter d’effets politiques pervers et des réactions de défense au sein de la société civile.

Deuxièmement, les emplois auxquels sont assignés les TMT sur la base des principes de la circularité, de la durée temporaire et du permis nominatif — principes directement inspirés de l’OIM, ainsi que cela a été montré précédemment — produisent un rapport salarial singularisé combinant migration, emploi précaire et relation de subordination individualisée, caractéristiques propres au travail non libre évoqué dans plusieurs travaux (Galerand et Gallié, 2018 ; Fudge et Strauss, 2014). Certes, la relation entre emploi précaire et travail non libre n’est pas univoque, en ce sens que la précarité de l’emploi affecte également les immigrants permanents en les insérant dans des niches professionnelles associées à des emplois peu qualifiés et peu rémunérés, ainsi que le montrent les nombreuses Ethnic niching studies (Stanek et Veira-Ramos, 2012 ; Schrover et al., 2007). Mais, concernant les TMT, ce phénomène de niches est différent, car de nombreux secteurs y développent un recours systématisé, comme les services, l’hôtellerie, le travail saisonnier agricole, la construction et les mines : secteurs où l’emploi n’est pas précaire, car il est à pourvoir en permanence.

Pour les TMT, tout se passe comme si emploi précaire, relation de travail non libre et statut institutionnel délétère constituaient un état juridiquement construit, administrativement encadré par l’action publique et économiquement géré par l’employeur (entreprises, agences de recrutement et de placement, ordres professionnels).

Les conséquences de cet état prennent plusieurs formes discriminatoires, dont les discriminations liées aux droits fondamentaux du travail. Les dispositifs juridico-administratifs qui réglementent les conditions de séjour et de travail des TMT correspondent à ce que plusieurs travaux qualifient de « discrimination systémique d’État » (Sala Pala, 2010) ou de « racisme d’État » (Balibar et Wallerstein, 1989), voire de « racisme institutionnel » (Miles et Brown, 1989), tant ces dispositions de l’action publique contribuent à instituer et à reproduire des inégalités systémiques dans les milieux du travail des TMT, d’une part, à travers certains clivages institutionnels comme les différentiels salariaux ou les inégalités des conditions de travail considérées comme inacceptables[19] et, d’autre part, à travers les rapports sociaux racisés qui caractérisent ces milieux.

En dernière analyse, les politiques publiques en matière de migrations internationales du travail révèlent deux tendances lourdes. D’abord, à l’échelle locale, sont résumés ici, par un modèle théorique explicatif, deux volets des conséquences sociétales de ces politiques publiques. Le premier volet est celui d’un processus de « segmentation de l’emploi » dans les secteurs visés (agroalimentaire, services et hôtellerie/restauration), avec la désyndicalisation résultant de facto de la suppression progressive des rapports collectifs du travail. Le second volet est le différentiel des droits fondamentaux du travail résultant de l’éclatement formalisé des statuts de la main-d’oeuvre migrante temporaire à travers un processus de précarisation institutionnelle en lien direct avec les rapports de subordination juridiquement construits et administrativement balisés par l’action publique.

Ensuite, cette étude révèle une deuxième tendance : l’action publique au Canada participe d’une nouvelle figure de la division internationale du travail (Soussi, 2013 et 2016). À l’instar d’autres États de l’OCDE, elle reconfigure les dynamiques migratoires en permettant aux entreprises d’internaliser en permanence des ressources humaines temporaires pour des activités non externalisables, car « géographiquement fixes » (Scott, 2013). Elle s’appuie sur un modèle politico-juridique et administratif dans lequel les migrations internationales du travail sont subordonnées à l’économie — comme facteur de performance dans un contexte de concurrence mondialisée — et gérées par l’État, tout en affranchissant les entreprises des coûts relatifs aux dispositifs de protection sociale, de santé et de sécurité du travail, des régimes de retraite et des autres avantages socioéconomiques auxquels ont accès les autres salariés.