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Au Japon, depuis le début du XXIe siècle, la participation des riverains à des patrouilles au sein de leur quartier est allée croissante. En effet, d’après un rapport établi par l’Agence nationale de la police, le nombre de personnes participant activement aux groupes de prévention est passé d’environ 180 000 en 2003 à près de 2 600 000 en 2018[1]. Or, le constat d’une augmentation de la contribution des riverains ne concerne pas uniquement le Japon : depuis les années 1970, de telles initiatives se sont effectivement trouvées encouragées, notamment avec la diffusion de l’expression « community policing », non seulement en Amérique du Nord ainsi que dans les pays européens, mais aussi dans des pays africains et asiatiques tels que le Kenya, la Chine et le Japon (Jobard et Maillard, 2015 : 179-188)[2]. Selon la définition que Maillard et Jobard donnent du community policing, lequel repose « sur une implication accrue de la population dans la définition des problèmes de la délinquance et dans les activités de la police pour prévenir et agir contre la délinquance » (2015 : 179), c’est le rapprochement entre police et population ainsi qu’entre les riverains eux-mêmes qui est visé et motive ces dispositifs.

Certains chercheurs voient là l’illustration d’une « stratégie de responsabilisation » (Garland, 2001 : 124), les individus étant invités par l’État à assurer la sécurité de leur propre quartier. D’autres pointent davantage les différences selon les pays ou les villes, en fonction de facteurs environnementaux. Par exemple, à travers une étude comparative et empirique entre des cas issus de la France et du Canada, Purenne et Palierse (2016 : 90) soulignent des aspects ambivalents : ils mettent en évidence l’étiquetage de certains groupes d’individus (notamment les jeunes, les nomades, les toxicomanes, les sans-abri, etc.), tout en avançant l’idée que la participation citoyenne ne doit pas toujours être considérée comme une « forme réactionnaire de la mobilisation politique[3] » ni comme une « culture de suspicion généralisée », puisqu’elle peut conduire au développement des capacités d’ouverture aux autres des riverains. Autrement dit, le rapprochement entre police et population engage différents aspects de la société civile et conduit de ce fait à une transformation du rapport à autrui. Dans cette perspective, nous montrerons ici qu’au Japon, ce rapprochement entre police et population s’est trouvé encouragé par la théorie de la vitre cassée, entre autres, ce qui a eu pour conséquence de renforcer l’importance accordée à l’éducation morale, notamment à travers des pratiques de salutations et de nettoyage.

Rappelons à cet égard que les contours de cette théorie, nommée « broken windows » en anglais, ont été définis en 1982 par George L. Kelling et James Q. Wilson (1982 : 31), en partant du principe que, « si une vitre est cassée et n’est pas réparée, toutes les autres vitres connaîtront bientôt le même sort ». L’idée est que, dès que se multiplient des signes d’abandon, le vandalisme tend à se manifester, suivi de comportements violents[4] (vols, agressions, etc.) (Roché, 2000). Or, l’étude des modalités de traduction et d’application de cette théorie au Japon nous permet d’observer un tournant sociopolitique décisif dans le rapport entre policier et citoyen face à la criminalité : coïncidant avec la politique encourageant le bénévolat dans les années 1990, la diffusion de la théorie dite de la vitre cassée a légitimé la participation des riverains au maintien de l’ordre en plus de souligner le rôle normatif de la société civile, en prônant un processus de démocratisation[5].

Aussi, ce processus a-t-il eu pour conséquence de renforcer l’importance accordée à l’éducation morale, notamment en encourageant la pratique des salutations et du nettoyage au sein du quartier. Comme le soulignent Hassenteufel et Maillard (2013 : 380), de tels modèles n’ont pas eu d’« effets mécaniques et directs sur les politiques nationales », mais ont connu des développements contrastés. En effet, si nous étudions le cas japonais en regard des travaux de Purenne et Palierse (2016) portant sur les cas français et canadien, nous constatons que la participation des riverains japonais au maintien de l’ordre revêt de multiples singularités : par exemple, ces derniers n’accordent pas une grande importance à l’expertise professionnelle, au contraire de ce qui a été observé dans le cas français, et ne bénéficient pas du soutien d’organisations professionnelles comme en Amérique du Nord[6]. La police s’implique dans les organisations communautaires, mais non pas de la même manière qu’à Chicago, cas étudié par Fung[7] (2000) qui montre un processus de délibérations entre acteurs publics et riverains. Au Japon, les délibérations entre ces deux protagonistes s’avèrent secondaires, mais l’importance des organisations de riverains demeure structurante en ce qui concerne la gestion des problèmes locaux liés à l’insécurité. Aussi, les actions de ces organisations s’observent notamment dans les quartiers aisés, la question de l’insécurité est donc peu liée aux problématiques d’inégalités socioterritoriales.

Dès lors, nous nous interrogerons plus spécifiquement sur le processus par lequel la théorie de la vitre cassée amène les acteurs à souligner l’importance de l’éducation morale. Pour ce faire, nous tâcherons tout d’abord de mettre au clair la façon dont l’État japonais a envisagé de coproduire la sécurité avec la population. Comment, en effet, des concepts d’origine états-unienne ont-ils contribué au rapprochement entre la police et la population, et à une démocratisation affichée de la première ? Nous étudierons ainsi la manière dont ces concepts furent traduits par divers acteurs (cadres policiers, chercheurs, urbanistes, acteurs de terrain), notamment depuis les années 1990. À ce titre, nous prendrons appui sur l’analyse de sources administratives et législatives relatives aux politiques de prévention de la délinquance publiées au Japon depuis les années 1970 : livres blancs publiés chaque année depuis 1973 par l’Agence nationale de la police, arrêtés, débats municipaux, rapports et dossiers ministériels, etc.

Nous analyserons ensuite les modalités d’appropriation de ces modèles par les acteurs de terrain, plus particulièrement les associations de quartier japonaises (appelées chōnaikai), auxquelles adhèrent la majorité des participants aux actions préventives. Ces associations de quartier ont pour caractéristiques principales de développer des activités destinées aux habitants et d’entretenir un lien étroit avec l’administration locale auprès de laquelle sont exprimées opinions ou revendications, ainsi que l’ont indiqué Read et Pekkanen (2009 : 53) à travers l’idée de « straddling civil society ». Nous nous référerons également à nos enquêtes de terrain (observations directes et entretiens semi-directifs) menées de 2016 à 2018 auprès de 52 participants (policiers, agents municipaux, riverains et élus locaux). Le travail de terrain s’est concentré sur Tokyo, où la théorie de la vitre cassée a connu sa première diffusion au Japon. Quant au choix des groupes, il s’est appuyé sur l’analyse des dossiers de 352 groupes, laquelle a permis d’éclairer la manière dont certains groupes pionniers ont pu diffuser leurs pratiques à l’échelle nationale.

La traduction de concepts états-uniens concernant la prévention de l’insécurité

Le community policing, symbole d’un pays démocratique ?

Bien avant l’introduction de la théorie du community policing, il existait déjà au Japon une forme de police de proximité, avec un système d’antennes de police de quartier, nommées kōban et chūzaisho[8]. Si nous pouvons en situer l’origine dans les années 1880, dans un contexte de décentralisation de la police s’inspirant de l’exemple prussien, l’administration policière a ensuite mis en avant la nécessité de se démocratiser, en prenant exemple sur d’autres pays occidentaux, notamment le Royaume-Uni et les États-Unis, où les cadres de la police avaient pu observer et apprécier le respect exprimé à l’égard des agents (Obinata, 1993). Cependant, les services ainsi mis en place demeuraient conçus comme annexes par rapport à la police judiciaire (Uranaka, 2010 : 174). À partir des années 1970, l’Agence nationale de la police a en outre insisté sur la nécessité de rétablir, au sein des communautés locales, des fonctions normatives présentées comme traditionnelles, renforçant à cette occasion un discours suivant lequel le délitement des liens de voisinage induit une hausse de la criminalité (Agence nationale de la police, 1993). Il est à souligner, d’ailleurs, que la spécificité japonaise en matière de police de proximité a alors été évoquée dans les travaux de chercheurs américains, tel David Bayley, qui s’est intéressé au rapprochement entre police et population aux États-Unis.

Dans les années 1990, le Japon s’est à son tour inspiré du community policing, et tout particulièrement des exemples états-unien et britannique. En se fondant sur la crainte d’une transformation des communautés locales et des familles, leur détérioration étant mise en cause dans la montée du sentiment d’insécurité, la police japonaise a en effet encouragé la participation des habitants. Au cours d’un entretien avec Bayley dans un numéro spécial à ce propos, le community policing fut présenté par Tōyō Atsumi, professeur de l’Académie nationale de la police, comme une théorie qui ne pouvait se développer que dans les pays réellement démocratiques, tels que les États-Unis et le Japon, dans lesquels la société civile était à même d’assurer une fonction de contrôle (Atsumi et Bayley, 1994 : 16). Dans ce contexte, le rôle de la police consistait à devenir une « forme de catalyseur[9] » facilitant la coopération de plusieurs secteurs, censée constituer un instrument pour pallier la défaillance des liens sociaux. Par rapport au premier rapprochement esquissé après la Seconde Guerre mondiale, dans les années 1970, entre le policier et le riverain, l’introduction de la notion de community policing permettait d’accorder davantage d’attention aux facteurs environnementaux jugés susceptibles de favoriser la délinquance. Tout cela s’inscrivait, au reste, dans un contexte sociopolitique spécifique : l’État formulait ses craintes par rapport aux conséquences du vieillissement de la population et cherchait, en soutenant ces initiatives, à attribuer aux personnes âgées un rôle à l’échelle locale. La promotion du bénévolat mise en oeuvre à cette époque mettait en effet l’accent sur la réalisation de soi, et visait à apporter un soutien aux bénévoles afin qu’ils trouvent leur raison d’être (ikigai). La quête d’autonomie du bénévolat vis-à-vis de l’État s’est, dès lors, trouvée placée au second plan (Nihei, 2014 : 362-367).

Mettre en valeur les communautés locales avec la théorie de la vitre cassée

De quelle manière ce concept de communauté apparaît-il lié à une traduction de la théorie de la vitre cassée ? Il faut dire que cette notion a tout d’abord été mise en avant par les médias à la suite du tremblement de terre de Hanshin-Awaji, lequel a provoqué une prise de conscience collective alors que près d’un million de bénévoles sont venus en aide aux sinistrés. Sous le slogan de « fabrique de la ville » (machi-zukuri), l’enjeu consistait à élaborer une ville qui puisse se prémunir de la délinquance, des catastrophes, des accidents de la route et des risques pour la santé. Plusieurs réunions se sont tenues, comptant notamment des spécialistes d’urbanisme, de criminologie, de gestion des désastres naturels ainsi que des cadres policiers[10]. La théorie de la vitre cassée s’inscrivait ainsi au sein d’une réflexion générale sur la territorialisation et l’animation du quartier par les habitants, dans l’idée qu’un secteur bien entretenu peut contribuer à réduire la délinquance. Les habitants étaient ainsi invités à discuter avec leurs voisins, à organiser des événements, à ajouter de la verdure au sein du quartier et à participer à la gestion des parcs, tout en identifiant et en rapportant les signes jugés nuisibles. Outre les questions matérielles (verrous, vidéosurveillance, alarmes, lampadaires, etc.), l’enjeu communicationnel a ainsi été spécifiquement souligné, complétant les dimensions architecturale et urbanistique de la prévention situationnelle, les conclusions des experts et des différents intervenants révélant que « l’excès d’autodéfense peut isoler les individus et augmenter le sentiment d’insécurité[11] ». À ce propos, l’importance du partenariat entre police, collectivités locales et habitants ainsi que la notion de « façonnement de l’individu » (hito-zukuri[12]) ont été mises en avant, en vue de créer des relations d’entraide pour prévenir la délinquance comme pour gérer les catastrophes[13]. Les collectivités locales, quant à elles, ont pour mission de développer un plan local d’urbanisme incluant une dimension sécuritaire, ainsi que d’informer habitants et policiers. La police, enfin, dans son rôle de conseil en matière de sécurité, s’emploie à fournir des informations sur la délinquance, à soutenir habitants et collectivités locales, à renforcer sa présence au sein du quartier et à mettre en place des référents pour prévenir la délinquance, notamment en recrutant des policiers retraités. Rappelons qu’à l’ère Meiji, comme l’a montré Botsman (2005), le système pénitentiaire représentait non seulement un symbole du progrès international, mais aussi un puissant outil national. De façon comparable, la théorie de la vitre cassée a servi de symbole de la démocratie, en mettant en avant les modèles anglais et états-unien ; elle a également servi de levier à la participation des riverains, dans un objectif national visant à faire du Japon « le pays le plus sûr du monde ».

Dans le cas de Tokyo, les riverains sont invités à consulter les informations concernant les personnes jugées suspectes ou dangereuses, envoyées quotidiennement par courriel via la plateforme du Département de la police métropolitaine de Tokyo. L’analyse de 212 de ces courriels permet de constater que la priorité va essentiellement aux affaires concernant des enfants, et que les malfaiteurs désignés sont souvent de jeunes hommes[14]. La gravité des faits varie, et la physionomie des personnes considérées comme « à risque » est particulièrement détaillée (caractéristiques physiques significatives, cheveux, vêtements, âge, etc.) :

Le dimanche 23 octobre, vers 16 h 30, un homme a touché une fille qui s’amusait dans un parc se trouvant au 6-chōme de Nishiki dans la ville de Tachikawa. Il lui a dit :

— Juste un peu, s’il te plaît. On peut se tenir la main ? Je peux te serrer dans mes bras ? Tu rentres déjà ?

Le profil de cet homme suspect serait le suivant : un homme d’environ 165 cm, un peu gros, les cheveux noirs et courts, une parka grise, un jean, pas de lunettes, sa peau aurait des problèmes d’eczéma atopique. Ce serait un lycéen en deuxième ou en troisième année.

Message envoyé par la police de Tokyo, le 23 octobre 2016 à 22 h 30

Cependant, les enquêtes de terrain effectuées nous permettent de constater que la façon dont sont perçus les individus dangereux diffère selon les conditions socioéconomiques des zones où les actions préventives sont déployées. À cet égard, il est intéressant de rappeler les deux principales menaces mises en avant à partir des années 1990, ayant fait l’objet d’une forte médiatisation en tant que crimes jugés « atroces[15] » (kyōaku-ka) : la première émanerait de l’intérieur même de la société japonaise, à travers l’urbanisation et la part croissante de familles nucléaires ; la seconde proviendrait quant à elle de l’extérieur et correspondrait aux visiteurs étrangers.

La construction sociale de ces deux types de menaces a en effet exercé une influence indéniable sur le profilage des individus considérés comme dangereux par les riverains. Nos enquêtes de terrain nous ont ainsi permis de déceler deux cas contrastés, suivant la manière dont la théorie de la vitre cassée se trouve appliquée. Le premier concerne un quartier résidentiel de l’arrondissement de Suginami ; l’autre, le quartier commercial de Shibuya, ces deux cas ayant en effet exercé une influence sur d’autres groupes. En comparant les principales spécificités de ces deux exemples, nous pouvons nous interroger sur la manière dont les enjeux socioterritoriaux peuvent influencer la traduction de la théorie.

Expulser les individus « à risque » dans le but de garantir l’attractivité commerciale du quartier

Rappelons qu’au Japon, dans les années 1990, les gouvernements successifs ont cherché à réduire l’immigration illégale, restreignant les droits des étrangers résidant au Japon pour certains types de travail, notamment ceux liés à la promotion dans la fonction publique locale, à certaines professions réglementées ou encore à la liberté du commerce et de l’industrie (Halpérin et Kanayama, 2007 : 108). Dès le début des années 2000, la police a affirmé que les infractions commises par les « visiteurs étrangers » (rainichi gaikokujin[16]) étaient plus nombreuses que celles commises par les Japonais, plus « violentes » (tearai) et plus souvent perpétrées en groupe (Commission interministérielle de lutte contre la délinquance, 2003). Ces questions ont ensuite été abordées non seulement par l’administration policière, mais également par le gouvernement. En se fondant sur les impressions recueillies auprès des policiers, l’étude distingue pour chaque nationalité un type d’infraction et soutient que les Chinois interpellés commettraient souvent cambriolages et escroqueries, que les Coréens agiraient plutôt comme pickpockets en bande organisée, que les Russes seraient plus souvent liés à des organisations criminelles, etc. Les autorités publiques ont ainsi largement diffusé l’image de « visiteurs étrangers » menaçants :

Un Chinois avait commis à de nombreuses reprises des cambriolages et des vols de coffres-forts en se servant d’outils de crochetage, notamment dans les régions de Chūbu et de Kantō, en impliquant d’autres Chinois en situation irrégulière. La police l’a arrêté et a démantelé cette organisation de cambrioleurs chinois en janvier : elle concerne trente personnes, dont le chef de bande, et 579 affaires dans 24 départements. La somme totale des dommages est estimée à 566 960 000 yens[17] [soit plus de 4 millions d’euros environ].

Les craintes concernent également les risques de collaboration avec des organisations criminelles japonaises ou avec des organisations étrangères liées à celles-ci. Ainsi, d’après l’enquête réalisée par l’Agence nationale de la police en mars 2003, les policiers considèrent que les « visiteurs étrangers » agissent soit sous la direction d’organisations criminelles japonaises (40,8 %), soit en relation avec elles[18] (38,4 %). Dans ce contexte, le gouvernement et la police affichent leur fermeté à l’égard des infractions, en s’appuyant sur la théorie de la vitre cassée :

D’après cette hypothèse, laisser une vitre cassée peut engendrer une autre vitre cassée, ce qui provoque également d’autres dégradations, et le quartier tout entier finit par se détériorer. Ainsi, le fait d’ignorer un acte déviant, même de moindre importance, peut porter atteinte à l’ordre public. À New York, en effet, [les autorités] ont contrôlé les moindres actes déviants et effacé les graffiti du métro. Ce n’est là qu’une partie des efforts qu’[elles] ont entrepris afin d’aménager l’environnement urbain, mais [elles] sont parvenu[e]s à en améliorer considérablement la sécurité[19].

Ici, tout en s’appuyant sur la théorie de la vitre cassée, l’État japonais affiche son intention de mener une politique de tolérance zéro proche de celle prônée par la municipalité new-yorkaise, et n’établit pas à ce titre de distinction claire et étanche entre ces deux notions. Rappelons cependant que la théorie de la vitre cassée « souligne des liens sociaux de proximité afin de renforcer les mécanismes informels de veille de la communauté elle-même, alors que dans le cas de la tolérance zéro, il revient aux policiers et aux magistrats de réprimer toutes les infractions » (Roché, 2002 : 23). Roché déplorait d’ailleurs dans une même perspective « l’amalgame qu’on fait en France entre les deux théories[20] » (Roché, 2002 : 145).

Nos enquêtes de terrain montrent qu’un tel amalgame apparaît également dans la pratique de certains acteurs au Japon. Ainsi, en ce qui concerne le groupe de Shibuya, les acteurs locaux font du cas de New York et de la politique prônée par Rudy Giuliani un modèle à valeur universelle. Or, ce groupe n’est pas composé de policiers, mais de commerçants de quartier. Ces derniers se considèrent toutefois, pour reprendre le terme qu’empruntent certains d’entre eux, comme le « FBI » du quartier. Ils estiment que la police japonaise se borne à être un « point d’information » sur lequel on ne saurait compter, et que c’est donc à eux qu’il revient d’assumer une fonction répressive. Ils cherchent à intervenir dès qu’ils perçoivent un signe d’abandon ou de dégradation de l’espace public, cela afin d’améliorer l’image et l’attractivité locales. Le quartier de Suginami, pour sa part, se caractérise par sa fonction essentiellement résidentielle. Le but premier de ce groupe préventif est de modifier la réputation d’insécurité attachée au quartier. Pour ce faire, ses acteurs estiment que tout objet ou comportement pouvant nuire au paysage urbain est à proscrire. L’objectif est de rendre la rue plus propre par un nettoyage attentif et régulier, résultat qui a été atteint. Mais il s'agit aussi pour eux de discriminer, parmi les clients, ceux qu’ils jugent « bons » et ceux qu’ils jugent « mauvais », et de faire en sorte d’écarter ces derniers.

Comment procèdent-ils pour classer ainsi les visiteurs du quartier ? On observe qu’ils se concentrent sur deux catégories : les étrangers et les jeunes. Ils ciblent tout d’abord les vendeurs à la sauvette étrangers. La présence de vendeurs étrangers qu’ils qualifient d’« insolents » est ainsi signalée, soit ceux qui « vendent de faux tableaux, de faux t-shirts, de faux bijoux qui ressemblent à ceux de grandes marques » ou « des télécartes », et qui sont souvent identifiés comme étant Iraniens. Ils dénoncent également le démarchage de rue (kyakubiki), consistant à arrêter les passants pour leur proposer des prix ou encore une offre de travail afin de les faire venir dans leur commerce[21] (bars, salons esthétiques, lieux de prostitution, etc.). Les étrangers considérés comme « bons » viendraient pour des raisons touristiques et feraient appel à des guides anglophones. En revanche, les étrangers considérés comme « mauvais » chercheraient, selon eux, à développer un commerce sur « leur » terrain, en ayant recours à un démarchage jugé agressif.

Quant aux jeunes, l’influence néfaste de ceux qu’ils désignent comme des « voyous », qui nuisent selon eux à la réputation du quartier, est soulignée :

Avant que nous ne mettions en place nos activités, X (quartier anonymisé) était un repaire de mauvais adolescents. Je veux parler des jeunes qui ne vont pas à l’école et des décrocheurs. C’était devenu leur lieu de rencontre. Un endroit qui a vu naître différents termes à la mode, comme teamer, yankees, ganguro[22]... Cela a causé des problèmes aux adolescents de tout le Japon.

Entretien avec le chef d’équipe

Engendrant ainsi une forme de rejet à l’égard de ces adolescents, au nom de la prospérité économique locale, les acteurs de ce groupe entrent, face à eux, dans une démarche d’opposition, les insultant afin de créer un schéma de conflit entre générations. Appelant cela un « match », ils visent à susciter une réaction violente afin de les faire partir :

Les jeunes sont assis par terre. On dit à l’un d’eux : « Lève-toi ! » Alors il rétorque : « Ta gueule ! » Et il ajoute : « Ne me prends pas de haut. Casse-toi, vieillard (jijī) ! » Alors moi, je lui dis : « Petit con (kusogaki) ! » On commence à s’opposer. Sans cela, ils ne peuvent pas comprendre les vraies limites. […] On dit : « Ici, c’est une rue privée, la rue des magasins, donc ce que vous faites, c’est de la nuisance publique. Ne vous regroupez pas ici. » Alors, ils se mettent en colère en nous disant « Ta gueule (urusē) ! » […] C’est pour ça qu’on leur dit « débile (gaki) », « espèce de rat », « cafard » ou même « espèce de moche », même si nous sommes conscients qu’il ne faut pas le dire aux femmes. Alors, ils se mettent tous en colère. L’opposition s’établit. C’est le moment décisif. On détermine s’ils font, ou non, usage de violence contre nous. Nous, on n’est jamais violents.

Entretien avec le chef d’équipe

En contraste avec ces jeunes, ils font état de l’organisation de fêtes culturelles locales dont l’animation est assurée par des étudiantes habillées en vêtements traditionnels. Il s’agit là, pour eux, d’une manière de favoriser la promotion de la culture japonaise auprès des étrangers, en mettant certains aspects en avant à des fins de communication.

Notons que l’un des commerçants estime en outre que les policiers se montrent « indifférents aux commerces du quartier, tant qu’il n’y a pas d’effusion de sang » (entretien avec le sous-chef d’équipe, quinquagénaire). Cela amène les acteurs de ce groupe à affirmer qu’ils sont les seuls à garantir réellement la sécurité de leur quartier. Cette manière de concevoir leur rôle n’est pas seulement le fruit de leurs aspirations : elle provient également de la responsabilité que la municipalité fait peser sur l’association de commerçants en matière de sécurité. Puisqu’ils sont appelés à endosser la responsabilité en cas d’accident ou d’infraction dans leur quartier[23], les commerçants considèrent que l’espace public qu’ils sont chargés de surveiller est, en partie, un espace privé. Bien qu’ils ne soient pas policiers, ils justifient leurs actions à caractère répressif par leur statut de « citoyens » représentant le « peuple » japonais, ce qui leur conférerait une légitimité :

Mais nous, les citoyens (shimin), en avons également le droit en tant que peuple (kokumin toshite). N’est-ce pas ? En plus, nous sommes les gérants d’un grand quartier de divertissement. Il n’y a aucune raison pour que nous n’en ayons pas le droit !

Ibid.

Ainsi, d’après eux, ni la police ni la collectivité ne se montrent critiques à leur égard. Ils affirment au contraire établir une relation d’aide réciproque : ces commerçants se chargent des patrouilles, mais sollicitent une intervention policière en cas d’infraction, notamment celles commises par des organisations criminelles étrangères. Ils ont d’ailleurs reçu le Prix du préfet de police de Tokyo en 2017 ainsi qu’un Prix « éminent » (kōrōshō[24]) pour leur implication locale de la part du maire de Tokyo en 2018.

Nous pouvons donc observer que le développement de la surveillance de quartier se trouve encouragé et justifié par la théorie de la vitre cassée, qui est parfois confondue avec celle de la tolérance zéro. Affirmant défendre la prospérité locale, les commerçants formant ce groupe dénoncent le manque de réactivité des policiers tout en cherchant une forme de reconnaissance de la part des autorités publiques. Ces dernières les considèrent effectivement comme des acteurs prenant part à leur politique à l’égard des arrivants étrangers et voient là une forme de dynamisme de la société civile.

Le développement de la sociabilité à travers la stratégie de territorialisation

Dans le cas du quartier résidentiel de Suginami, dont près de 70 % de la superficie est occupée par des logements[25], l’attention s’avère à nouveau dirigée vers certaines catégories de personnes, et tout d’abord vers celles qui viennent de l’extérieur, en raison des craintes de cambriolages. Comme le révèle la figure 1, la stratégie de territorialisation des groupes de riverains comprend alors la création d’affiches montrant des yeux qui surveillent le quartier.

Figure 1

Affiche placardée dans un quartier de Suginami

Affiche placardée dans un quartier de Suginami

Traduction :

Cambrioleur,
La ville entière vous surveille.
Les yeux du quartier préviennent les cambriolages.
On ne le laissera pas passer.
Commissariats de Suginami, de Takaido et d’Ogikubo.
Équipe de patrouilles sécuritaires de l’arrondissement de Suginami.

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Il est intéressant de comparer cette affiche aux images qui se rencontrent dans le cas français, à travers le dispositif des « Voisins vigilants[26] », et aux États-Unis dans le cadre du « neighborhood watch ». En effet, dans les trois pays, le motif oculaire est mis en avant. En France, la présence de messages tels que « Si je n’alerte pas la police, mon voisin le fera ! » insiste par ailleurs sur le lien entre police et population. Il en va de même pour le cas états-unien, où l’on trouve fréquemment ce type d’avertissements : « We report all suspicious persons and activities to law enforcement ».

La présentation des méthodes de prévention insiste ainsi sur l’importance des « yeux » surveillant les maisons, en comptant notamment sur les communautés locales, par exemple à travers le ramassage des ordures, lequel est souvent du ressort des associations de quartier (chōnaikai) :

Un point qui permet d’évaluer le degré de solidarité d’un quartier est le dépôt d’ordures. Les cambrioleurs regardent si des ordures sont jetées en dehors des jours fixés. Dans le quartier où ces jours ne sont pas respectés, il semblerait que les cambrioleurs tentent davantage leur chance[27].

En partant du même principe, les salutations entre voisins sont décrites comme plus importantes que la seule présence de policiers, de chiens ou de dispositifs techniques de sécurité :

Les cambrioleurs détestent les villes où existent des liens de voisinage. La principale raison pour laquelle ils ont renoncé à cambrioler est que les voisins leur ont adressé la parole ou les ont regardés avec insistance. Si vous voyez quelqu’un de suspect (ayashī hito), dites-lui d’abord : « Qu’est-ce que vous avez ? » Le fait de fréquenter ses voisins de manière quotidienne permet de bien fabriquer une ville (machi-zukuri) qui puisse se défendre contre la délinquance[28].

Comme pour beaucoup de groupes de prévention actifs dans les zones résidentielles, les participants sont majoritairement des personnes âgées[29]. Ils effectuent des patrouilles pédestres afin de repérer certains faits jugés suspects et placent la pratique des salutations au coeur de leurs activités : ils saluent les passants qu’ils croisent et cherchent à se familiariser avec les visages du quartier, afin de déployer des réseaux de sécurité. Aussi ces initiatives sont-elles présentées comme des activités auxquelles tous peuvent participer, les salutations n’exigeant pas de compétences spécifiques. Les participants s’efforcent, dans le même temps, de déployer des réseaux de sociabilité et d’entraide, qui sont, selon eux, en train de se défaire. Ainsi, les patrouilles se déroulent généralement dans une atmosphère détendue : certains s’attardent devant de belles fleurs, ramassent des ordures, échangent avec les voisins qu’ils croisent ou avec d’autres membres du groupe au sujet de leur famille, de leur santé, etc. Ces pratiques se trouvent donc justifiées par la police, dans la mesure où elles participent à une stratégie de territorialisation liée à la théorie de la vitre cassée.

Profilage des individus et éducation morale

À Suginami, nous pouvons également constater que les étrangers peuvent être perçus comme une source de menaces. Par exemple, dans le cadre d’actions préventives, les agents de police organisent des assemblées publiques lors desquelles ils invitent les habitants à alerter les potentielles victimes d’actes de délinquance afin d’établir et de consolider un réseau de renseignement :

Comme il y a de plus en plus d’hébergements sans agrément public, prêtez aussi attention aux terroristes. Si, en particulier, vous repérez des étrangers transportant une grosse valise, il faut absolument nous le faire savoir. Les informations que vous faites remonter sont indispensables. Et n’hésitez pas à apprendre aux résidents étrangers la manière dont il convient de trier les déchets.

Propos tenus par un policier du commissariat du secteur de Suginami[30]

La théorie de la vitre cassée, promue dans l’idée d’éloigner les malfaiteurs, conduit en définitive les participants, éventuellement encouragés en cela par les collectivités locales, à se concentrer sur une catégorie donnée de personnes. Ces participants tiennent toutefois à préciser qu’il leur est extrêmement difficile de repérer les personnes suspectes uniquement en fonction de leur apparence et qu’ils n’accordent que peu d’importance aux informations fournies par la police. En effet, les enquêtes de terrain ont montré qu’ils ne se considèrent en aucun cas comme de simples sous-traitants des agents de police ; ils se conçoivent au contraire comme des partenaires indispensables. Ainsi, plutôt que de s’empresser de partir à la recherche des personnes suspectes signalées par la police, ils se concentrent sur les salutations, auxquelles ils accordent une grande importance puisqu’elles leur permettent d’identifier ceux qui se montrent troublés lorsqu’on leur adresse la parole. Ils partagent ainsi des informations à propos des personnes « inhabituelles », celles qui n’ont pas l’occasion d’échanger avec leur voisinage, notamment de jeunes salariés absents en journée, etc. Leur tâche au sein du quartier consiste donc davantage, pour eux, à resserrer les liens du voisinage qu’à devenir experts en matière de recherche des suspects de la police.

Ainsi, au cours des patrouilles, plutôt que sur le repérage des personnes dites suspectes, l’attention se porte sur les enfants. Si leur sécurité fait l’objet de préoccupations, leur éducation est également considérée, la manière de saluer étant révélatrice, selon les participants, d’une bonne ou d’une mauvaise santé mentale, laquelle est source potentielle de délinquance. Certains participants se rappellent ainsi qu’ils arrêtaient de façon systématique chaque enfant qui ne saluait pas correctement. Nous pouvons à nouveau voir là une déformation de la théorie de la vitre cassée : alors que celle-ci a été présentée comme une méthode de prévention des infractions consistant d’abord à assurer une présence humaine, nous constatons que les riverains cherchent en l’occurrence à détecter les signes d’une défaillance.

En effet, tandis que, dans les années 1980, les discours politiques cherchaient la cause de la délinquance juvénile dans les transformations familiales[31], l’attention s’est ensuite centrée, à la fin des années 1990, sur la santé psychologique des jeunes, à la suite de plusieurs crimes largement médiatisés et commis par de jeunes adolescents[32]. Cela a conduit les autorités publiques à dénoncer l’affaiblissement des liens non seulement au sein de la famille, mais aussi au sein des institutions scolaires et des communautés locales (Tokumitsu, 2018 : 96). Citons à ce propos l’extrait d’un entretien avec le président d’une association de quartier de Kitasuma, quartier aujourd’hui présenté comme l’un des pionniers des actions participatives en matière de maintien de l’ordre, où des meurtres en série ont été commis par un jeune collégien :

Après ces meurtres… […] On a beaucoup regretté, on s’est beaucoup demandé ce qui nous manquait. On en a discuté plusieurs fois et on a décidé de construire ensemble une ville plus forte, nourrissant à la fois le coeur et le corps.

Entretien avec le président d’une association de quartier de Kitasuma

Dès lors, l’association de quartier a commencé à organiser des événements locaux : patrouilles, ouverture d’un salon de thé, salutations entre voisins, mais aussi avec les enfants à la sortie de l’école, etc. Reconnues comme modèles de « fabrique d’une ville sûre et paisible » (anshin anzen machi-zukuri) par la Ville de Kobe en 2004, ces actions ont été mises en valeur. Dans une brochure municipale, la Ville soutient ainsi qu’il est important de saluer les personnes que l’on croise afin de prévenir la délinquance.

Figure 2

Brochure diffusée par la Ville de Kobe

Brochure diffusée par la Ville de Kobe

Légende : Un jeune critique l’usage des salutations : « Les salutations ? Enfin, ça me saoule, ces échanges avec le voisinage ! » Une personne âgée l’observe et le taquine en disant : « Haha ! tu n’es pas encore mature... » (Cet adolescent « immature » a des cheveux teints en brun ainsi qu’une coiffure en pointes, symboles associés aux jeunes voyous.)

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La pratique des salutations, qui ont été valorisées dans le cadre de la réflexion sur la théorie de la vitre cassée, est ainsi liée à la question de l’éducation des jeunes du quartier, à travers des initiatives favorisant la sociabilité, qu’il s’agisse de créer un espace de convivialité, de planter des cerisiers entre riverains, d’organiser des événements en partenariat avec l’école, etc. Soulignons ici que les difficultés économiques de ces jeunes ne sont guère évoquées, contrairement à la question du lien social.

Il en va de même pour le nettoyage : afin qu'ils apprennent à ne pas laisser d’ordures dans la rue, des enfants du quartier sont invités à participer aux patrouilles. Ce type d’action est apparu très naturel, dans la mesure où le nettoyage collectif du quartier existe depuis la fin du xixe siècle et se pratique régulièrement dans le cadre des actions menées par les associations de quartier nommées chōnaikai. D’après les enquêtes réalisées par Tsujinaka et al. (2009), le taux de participation aux activités de nettoyage atteint près de 70 %, soit le taux le plus élevé parmi les principales activités des chōnaikai (fêtes de quartier, assemblées générales, autres événements, ateliers de prévention des catastrophes, patrouilles, sécurité routière). Les actions des groupes préventifs prolongent ainsi celles des institutions dites traditionnelles, lesquelles souffrent aujourd’hui d’une baisse marquée de leur taux d’adhésion. À travers des échanges intergénérationnels, les participants de ces groupes soulignent le fait que les enfants sont les « fruits » du quartier et qu’il est primordial de favoriser leur sentiment d’appartenance pour les inciter à revenir plus tard. Les questions de dénatalité et de vieillissement constituent en effet des préoccupations majeures pour les riverains âgés, à travers lesquelles on peut voir leur attachement au quartier. Les enfants sont ainsi placés au centre des actions préventives, à la charnière de la solidarité locale, justifiant la nécessité d’assurer l’éducation morale des acteurs locaux en revalorisant la pratique des salutations et du nettoyage, et en créant du même coup une ville animée. L’attention est donc essentiellement portée sur la régulation normative de pratiques telles que les salutations, de même que sur le rôle que les personnes âgées sont appelées à jouer dans le cadre de ces dispositifs.

Conclusion

Hamilton et Sanders (1992 : 180) soutenaient qu’aux États-Unis, « l’acteur responsable a plus de chances d’être perçu comme un individu isolé, dont la source des actes résiderait en lui-même ». De même, Johnson (1996) note que l’importance de l’éducation morale pourrait être évaluée en fonction d’une distinction entre une forme de société considérant que la source des difficultés réside plutôt dans l’individu — comme les États-Unis, où le rôle de la prison, qui isole, est prépondérant — et une forme de société qui considère que la réinsertion du délinquant dans le réseau social doit primer. Nos enquêtes de terrain montrent toutefois que, du point de vue des acteurs des groupes préventifs, ce n’est pas tant l’inclusion par la société qui prime que la défense et l’animation d’un quartier, ainsi que le combat contre les conséquences du vieillissement de la population, y compris sur le plan individuel. À cet égard, nous pouvons nous référer aux travaux de Lozerand (2014), qui a proposé une généalogie du « mythe du manque d’individualité des Japonais, profondément enraciné dans l’histoire de l’Occident, présent dans l’archipel lui-même ».

Ainsi, il apparaît que les initiatives prises à l’échelle nationale revêtent des formes variées en fonction des caractéristiques socioéconomiques des quartiers concernés. Si la question de la prospérité locale se trouve mise en avant dans les espaces caractérisés par une forte concentration commerciale, c’est l’éducation morale qui est au coeur des préoccupations dans les quartiers résidentiels. Dans le premier cas étudié, les acteurs se présentent comme les gestionnaires légitimes du quartier, chargés de suppléer l’action des services policiers, tandis que, dans le second cas, ils se considèrent plutôt comme des acteurs chargés de pallier certaines fonctions familiales qu’ils jugent défaillantes. Dans les deux cas, les actions ne revêtent pas uniquement un but sécuritaire, et les participants soulignent qu’ils sont avant tout des acteurs civils à part entière se réappropriant un quartier. Les riverains se voient ainsi accorder, tant par la police que l’administration locale, une large autonomie. Cela s’inscrit dans les visées de l’administration policière qui, dans le but de réguler les problèmes d’insécurité, souhaitait accroître le rôle de la société civile. Il s’agissait, réciproquement, de donner l’image d’une proximité entre policiers et citoyens au sein des communautés locales.

Cependant, cette participation citoyenne incite également au profilage des individus « à risque », qui se trouve d’ailleurs justifié au nom de la revitalisation des communautés. À Shibuya, commerçants de rue étrangers ainsi que jeunes désignés comme des « voyous » sont ainsi explicitement visés. Dans le cas de Suginami, ce sont davantage les comportements considérés comme hors-norme qui paraissent attirer l’attention. Chaque fois, l’interprétation qui est faite de la théorie de la vitre cassée tend à favoriser les jugements au sein de l’espace public. On observe ainsi que, dans un tel contexte, certains participants apparaissent particulièrement protégés par les autorités publiques, surtout lorsque leurs actions correspondent aux attentes politiques.