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« On vient ici chargées de problèmes et d’émotions. Quand on ressort, on se sent comme un petit papillon. Quand on vient ici, on pleure. J’ai tellement pleuré une fois que la travailleuse sociale me disait : "Ne t’inquiète pas, ça va s’arranger, et si tu as besoin de pleurer, lâche tout !" Alors j’ai tout déposé ici maintes fois. »

22.1, O.[1]

Cet extrait est tiré d’un groupe de discussion réalisé avec d’ex-travailleuses du sexe s’étant adressées aux travailleuses sociales (TS[2]) de la Consultation de l’association SOS Femmes à Genève dans le but de sortir du travail du sexe[3]. Il montre les dynamiques à l’oeuvre dans la relation d’aide qui va se nouer entre les (ex-)travailleuses du sexe et les TS. Pour les premières s’imposera le besoin de se décharger du stress et de la souffrance ; il leur faudra se délester du poids de leur histoire, s’effondrer, reprendre confiance et retrouver l’estime de soi, reformuler des projets de vie, tant sur le plan professionnel que familial. Pour les secondes, il s’agira de créer une ambiance où règnent l’écoute active, l’empathie, le non-jugement, voire l’inconditionnalité[4] : « Elle [la bénéficiaire] n’a jamais pu parler avec sa famille de son travail, de toute cette stigmatisation. […] [Il faut] laisser cet espace à la personne […]. » (21.2, N.) Cette ouverture permettant l’expression des émotions des bénéficiaires s’inscrit dans une relation d’accompagnement psychosocial fondée sur une approche globale de la personne qui requiert un travail émotionnel intense et se déploie dans un champ où les débats idéologiques sont fortement polarisés autour des représentations du travail du sexe. Selon Annie Fontaine, cette approche globale « propose de ne pas sous-estimer les facteurs sociaux [économiques, institutionnels, politiques, etc.] qui affectent les conditions de vie, en particulier les inégalités sociales, tout en ne négligeant pas de considérer l’expérience subjective [biographique, affective, symbolique, etc.] des personnes » (2012 : 24 ; nous soulignons).

Comment décrire et comprendre, dans ce contexte, le travail émotionnel à l’oeuvre dans et hors des interactions entre (ex-)travailleuses du sexe[5] et TS ? Dans quels espaces-temps, sous quelles formes et avec quels effets se déploie-t-il ?

Le travail émotionnel à l’épreuve du travail social

Dans son approche, Arlie Hochschild (2002) insiste sur le fait que le « travail émotionnel » ou la « gestion émotionnelle » sont autant d’efforts qui suggèrent une attitude active des individus. Ce travail s’inscrit dans des règles d’encadrement, par lesquelles « nous attribuons des définitions ou significations aux situations », et des règles de sentiments, définies comme « les lignes directrices qui régissent l’évaluation de l’adéquation ou de la non-adéquation entre émotion et situation […] découlant mutuellement l’une de l’autre » (2002 : 39). Aussi, loin de n’être que l’expression intime d’un individu, les émotions sont éminemment sociales ; elles s’inscrivent dans des rapports de pouvoir que détermine souvent la place occupée dans la structure sociale tout autant qu’elles sont au service de la constitution de liens sociaux fondés sur la réciprocité. Qu’elles s’inscrivent dans des rapports de pouvoir ou de domination, elles sont l’expression individuelle d’épreuves sociales liées aux discriminations, stigmatisations ou autres logiques d’exclusion ou de marginalisation dont font l’objet, comme nous le verrons, les (ex-)travailleuses du sexe. Ces émotions s’ancrent dans des cadres idéologiques spécifiques qui, s’ils changent, modifieront aussi les émotions. Hochschild a largement documenté la manière dont s’est opérée une « transmutation de l’usage privé des sentiments » (2017 : 36) vers leur usage commercial dans divers métiers. Elle a montré avec force détails comment les agent·e·s de bord, par exemple, « accomplissent un travail émotionnel pour mettre en valeur les clients » (2017 : 36), par leur bienveillance, leurs sourires, leur humour, là où des agent·e·s de recouvrement recourent à la méfiance et à l’agressivité pour placer leurs débiteurs et débitrices dans une situation de faiblesse. Évoluant dans des relations de service qui ne reposent pas sur une logique de profit, les TS semblent répondre à d’autres règles. Selon Nicolas Amadio et Vanessa Bringout, « le but princeps des [travailleuses et] travailleurs sociaux n’est pas de feindre des émotions, mais de faire de leurs expériences émotionnelles le matériau d’un travail dynamique fondé sur le "bouillonnement", l’émotionalité de la vie sociale. Ce dont [elles et] ils se servent, l’outil de la relation, c’est cette dynamique de la vie émotionnelle, et non les émotions elles-mêmes » (2011 : 93). Différant de celles pratiquées dans d’autres contextes professionnels, les règles de sentiments qui prévalent dans le travail social semblent fondées, selon ces mêmes auteur·e·s, sur une expérience d’expression, de partage et de distanciation de ces émotions. Ici, pour partie, le travail émotionnel s’apparente davantage au concept de résonance développé par Harmut Rosa, mais dans une conception restrictive qui ne s’appuie que sur la relation intersubjective, là où le concept de Rosa s’étend sur toute relation que le sujet entretient plus largement avec le monde. Selon lui, en effet, « la résonance n’est pas seulement une métaphore désignant une expérience déterminée, […] elle ne renvoie pas non plus à un état émotionnel du sujet, mais […] elle décrit un mode de relation » reposant sur quatre caractéristiques : (1) le moment du contact, où le sujet se laisse affecter par le monde à travers la rencontre avec autrui ou plus largement une mélodie, une idée, un paysage, etc. ; (2) le moment de l’efficacité personnelle, soit le moment de la réponse, ou responsivité du sujet à cette interpellation première ; (3) le moment de l’assimilation (transformation), dans lequel le sujet est transformé par cette rencontre, et enfin (4) le moment de l’indisponibilité, qui désigne l’impossibilité de prédire le sens de la transformation ou le fait que cette résonance aura lieu ou non (Rosa, 2020 : 41-51).

Nous posons l’hypothèse qu’au-delà des fonctions de l’expérience émotionnelle décrites ci-dessus (expression, partage, distanciation), le travail émotionnel exercé par les TS de SOS Femmes comporte également une dimension politique et militante qui prend ancrage dans une lutte contre toute forme d’oppression fondée sur le genre. Aussi, l’accompagnement psychosocial des sorties du travail du sexe génère-t-il chez les TS un travail émotionnel qui se déploie et doit être contenu, comme nous le verrons, dans des espaces-temps spécifiques et qui, à certaines occasions, produit de la résonance.

Sur le plan méthodologique, la présente contribution repose sur une recherche exploratoire participative réunissant bénéficiaires, TS et enseignant·e·s chercheur·e·s. Elle s’inscrit dans une perspective constructiviste où le processus de recherche est au moins aussi important que les connaissances produites et les actions qui en découlent parce qu’il ouvre sur de nouvelles potentialités agissantes (Lyet et Paturel, 2012) à travers une modélisation de l’intervention sociale reposant sur des savoirs hybrides. Pour les besoins du présent article[6], un groupe de discussion réunissant quatre bénéficiaires et un autre composé de trois TS et d’une étudiante en formation de la Consultation ont été organisés en février 2020. Ceux-ci portaient sur le travail émotionnel réalisé tant par les bénéficiaires dans leur parcours de sortie du travail du sexe que par les TS, alors transmuté dans la sphère professionnelle. Les échanges auxquels ont donné lieu ces groupes de discussion ont été intégralement retranscrits et analysés selon une grille qui identifie les espaces et temporalités du travail émotionnel exercé par les TS dans et hors de l’espace interactionnel avec les bénéficiaires. Partant de l’idée d’une co-construction des savoirs qui articulerait entre eux les savoirs scientifiques et les savoirs professionnels ou d’expérience (ou profanes), nous laisserons une large place aux verbatim des différentes actrices concernées.

Stigmatisation du travail du sexe et positionnement des TS

Que l’on considère le travail du sexe comme une des formes d’exploitation sexuelle les plus infamantes et moralement répréhensibles (paradigme d’oppression), comme un métier librement choisi et potentiellement émancipatoire (paradigme d’empowerment) ou encore comme un phénomène à examiner dans sa diversité en fonction des espaces, temporalités, conditions et formes d’exercice (paradigme de polymorphisme), selon la typologie de Weitzer (2007), on constate qu’il est traversé par des rapports de domination et des émotions ambivalentes. Mathieu (2000) montre que l’espace social de la prostitution — dont les positions hiérarchisées et différenciées dépendent de l’ancienneté dans l’activité, du capital économique, du type de prestations fournies, des lieux et conditions d’exercice de l’activité, etc. — est caractérisé par un déficit de cohésion interne et d’autonomie renforcé par le fait que la prostitution est fortement stigmatisée et considérée comme moralement indigne. Aussi, sur le plan identitaire, ces phénomènes amènent les travailleuses du sexe à adopter :

[…] un double mouvement contraire qui les conduit à perpétuellement tenter de se démarquer des représentations les plus défavorables de leur condition, […] à adopter sur elles-mêmes un point de vue défavorable et résigné […] et à s’autodévaloriser, [n’ayant] d’autre alternative que d’intégrer les préjugés négatifs et les représentations les plus méprisantes que le monde social produit d’elles

Mathieu, 2000 : 112-113

En somme, elles subissent des discriminations croisées concernant leur origine sociale ou ethnique, leur genre, leur activité, leur orientation sexuelle, leur statut de résidence, etc.

Si l’on considère par ailleurs l’espace public — et par extension les divers espaces institutionnels comme les dispositifs juridico-politico-socio- sanitaires — dans « [sa] dimension d’évaluation morale des conduites d’autrui » (Paperman, 1992 : 94), force est de constater qu’il constitue simultanément un espace émotionnel que nous saisissons principalement dans sa dimension prescriptive (reflétant ce qu’il convient de ressentir selon l’évaluation morale d’une situation) (Paperman, 1992 : 105-106). Une telle perspective a un pouvoir heuristique puisqu’elle permet de mieux comprendre les insultes, bravades ou autres marques de désapprobation dont peuvent faire l’objet les travailleuses du sexe tant de la part de leurs pairs que de potentiels clients ou des passant·e·s. Sibylla Mayer (2011) montre comment les riverain·e·s d’un quartier de prostitution à Paris séparent le nous (les personnes dont la moralité n’est pas à mettre en doute) d’elles (déviantes, mauvaises, anormales), et met au jour les sous-catégories produites à l’intérieur de ce groupe déviant (les bonnes et mauvaises prostituées, que les riverain·e·s distinguent en fonction de la légitimité qu’ils ou elles leur accordent de se livrer à cette activité). Les travailleuses du sexe peuvent aussi être victimisées et susciter alors une autre gamme émotionnelle davantage faite de compassion. Dans un autre registre, les émotions peuvent être mobilisées dans le but de soutenir une cause militante — comme c’est le cas lorsque les tenant·e·s de la position abolitionniste utilisent des statistiques souvent peu vérifiables pour susciter indignation ou colère et rallier l'opinion à leur cause politique (Mathieu, 2012).

Ces éléments (intériorisation d’une identité dévalorisée et évaluation morale des conduites des travailleuses du sexe) ne sont pas sans effet sur le travail émotionnel des TS dans l’accompagnement des parcours de sortie du travail du sexe. Comme le relève Roxane Aubry, « les représentations sociales véhiculées à l’égard des (ex-)travailleuses du sexe renvoient à la catégorisation dichotomique entre "l’honorabilité" et "l’impureté" des femmes relevant d’attitudes sexuelles garantes de leur "bonne" ou "mauvaise" moralité » (2014 : 3), et ce, indépendamment des politiques publiques et du cadre légal régissant l’exercice de la prostitution[7]. Comme le relate une bénéficiaire : « Nous sommes […] discriminées. Nous n’oublions pas notre passé. […] Peut-être que les gens n’y pensent pas, mais à l’intérieur de nous, nous y pensons. Il y a dans mon intérieur comme une discrimination envers moi-même, et ça me procure un manque de confiance. » (22.1, B.) Nous voyons ici comment les (ex-)travailleuses du sexe ont intériorisé le jugement social à leur égard, et le poids que cela exerce sur leur propre estime d’elles-mêmes. Au moment de l’accueil et tout au long de l’accompagnement psychosocial des (ex-)travailleuses du sexe, prendre parti dans les débats idéologiques autour du travail du sexe peut s’avérer contre-productif et n’a pas de sens pour les TS. Celles-ci misent sur une posture leur permettant d’accueillir les bénéficiaires dans le respect des interprétations que ces dernières font de leurs histoires singulières, de leur propre rapport au travail du sexe (entre choix individuel et contrainte ou exploitation). Les TS vont toutefois se mobiliser autour d’une lutte visant à favoriser l’accroissement d’un pouvoir d’agir des bénéficiaires, qui tiendra compte des rapports de pouvoir (de genre, de « race » ou d’origine sociale).

Des TS mobilisées autour d’un projet féministe d’émancipation

L’équipe de la Consultation, composée de quatre TS diplômées de niveau tertiaire et d’une secrétaire sociale ayant une formation commerciale qui exercent toutes depuis minimum trois ans au sein de l’association, à laquelle s’ajoute une étudiante en travail social effectuant un stage de cinq mois, revendique un haut degré d’adhésion à des valeurs communes :

Je pense qu’on est un lieu où les valeurs, de fait, sont très fortes, à plusieurs niveaux. Pour travailler dans un lieu comme ça, il faut que ces valeurs soient partagées. Je pense qu’il y a vraiment un socle commun où tout le monde est d’accord avec les fondamentaux. Et ces fondamentaux, ils ne sont pas forcément discutés ou remis en question, parce que c’est notre moteur commun.

21.2, S.

Cette injonction à adhérer à certaines valeurs s’inscrit plus largement dans un projet féministe de lutte contre les violences faites aux femmes, pour l’égalité entre les hommes et les femmes, contre les discriminations et les stigmatisations dont les femmes font l’objet — et, dans ce champ, plus particulièrement les (ex-)travailleuses du sexe et les personnes non cisgenres (LGBTIQ). Par un processus de conscientisation du caractère social des inégalités, discriminations ou stigmatisations à l’oeuvre, ce projet vise l’émancipation des femmes, soit l’accroissement de leur agentivité, à la fois sur le plan individuel et collectif. Dans l’équipe, les écarts à ce projet féministe sont vus comme une menace à la cohésion du groupe pouvant entraver le travail au quotidien : « [C]’est notamment aussi ce qui explique qu’à la Consultation, on ait eu beaucoup de problèmes de casting pour engager des professionnelles. » (21.2, S.) De ce fait, la Consultation agit comme une instance de socialisation professionnelle qui produit un socle de représentations, de comportements, d’attitudes, de pratiques communes s’exprimant individuellement dans des styles différents qui peuvent, le cas échéant, renforcer des dispositions (à sentir, à croire, à évaluer ou à agir) déjà existantes (produites au cours de la socialisation primaire et secondaire) ou pouvant se développer selon les contextes (Lahire, 2019), comme l’exprime une TS : « Je me sentais à ma place pour la première fois de ma vie. Dans un endroit où je savais que je partageais des valeurs avec mes collègues. Et pour moi, c’était très rassurant, apaisant. » (21.2, N.) S’inscrivant davantage dans un travail social de type émancipateur et transformateur qui tente d’agir sur les rapports sociaux inégalitaires, par opposition à un travail social de maintien ou d’adaptation à l’environnement[8] (Dominelli, 2002), l’engagement des TS est motivé tantôt par la colère, tantôt par la tristesse : « Ce n’est pas la colère [du type] je m’engueule avec quelqu’un […]. C’est plutôt de l’ordre de l’injustice. » (21.2, N.) Cette inclination se vit — plus qu’elle s’exprime — tant dans la sphère professionnelle, sous la forme transmutée d’un système émotionnel privé, que dans la sphère privée elle-même : « Il m’arrive de sortir avec des ami·e·s, on passe devant les Pâquis[9], j’entends un commentaire, et là, ouf ! c’est une colère différente, je me fâche un peu : "Comment as-tu parlé de cette femme ?" Et c’est constant, cette colère […], dans la vie de tous les jours. » (21.2, N.) Comme le suggère encore une autre TS : « Alors il y a plusieurs sujets, mais le sujet de la prostitution, de la migration, du racisme, des gens qui sont à l’aide sociale… on est sans cesse en train d’essayer de reprendre les gens, d’essayer de les faire réfléchir. » (21.2, E.) En somme, les TS disent saisir toutes les occasions critiques (kairos) pour défendre leurs valeurs et lutter contre toute forme de discrimination ou stigmatisation, et leurs émotions, comme la colère, le sentiment d’injustice ou parfois la tristesse, servent alors de signal ou d’indice pour l’action, tant sur le plan privé que dans la sphère professionnelle. Désirant oeuvrer à l’émancipation des publics qu’elles accompagnent, les TS participent ainsi aussi à leur propre émancipation :

Moi, en tant que femme, peut-être que les discriminations auxquelles j’assiste au quotidien, c’est quelque chose que, dans ma vie privée ou dans la sphère publique, je vais trouver inacceptable. Je vais me positionner […]. Donc [faire] un acte politique et militant qui sera né à partir d’un sentiment de révolte, de colère.

21.2, S.

Cette TS adopte ici une « attitude de mise en question radicale » à la fois sur le plan philosophique, par une remise en question des valeurs communément admises (ici, le patriarcat), et sur le plan politique, par une volonté de changement social[10] (Gutknecht, 2011). Elle met ses émotions au profit de cet idéal et, en retour, son idéal également partagé par ses pairs va influer sur ses émotions. Ce faisant, cette gestion émotionnelle devient institutionnelle, et sa « mise en scène » co-construite implicitement entre les membres de l’équipe permet d’orienter le travail émotionnel vers une colère maîtrisée face à ce qui est considéré comme une injustice ou une discrimination.

Ces émotions peuvent tantôt être considérées comme utiles et tantôt comme néfastes dans l’accompagnement des (ex)travailleuses du sexe : « [Les] émotions que je vais ressentir, ça va être aussi un moteur de lutte, de combat contre les injustices, de mobilisation, d’élaboration pour trouver des solutions, se dépasser. » (21.2, S.) Si les émotions sont utilisées pour être mises au service d’une action professionnelle favorisant l’agentivité des femmes accompagnées, alors elles correspondent aux règles de sentiments attendues par l’association. En revanche, si elles mènent au désenchantement, à la désillusion ou à l’impuissance, elles sont alors le reflet d’un écart aux normes de conduite et considérées comme une entrave : « Elles peuvent être destructrices si moi-même, face à la tristesse ou à la colère, j’entre dans quelque chose où finalement, je suis envahie par ces émotions, je suis blasée, je n’y crois plus, […] on ne peut rien faire pour ces femmes, elles sont beaucoup trop abîmées, etc. Et dans ce cas-là, […] ça va être des freins. » (21.2, S.) Si les émotions provoquées par la rencontre entre TS et (ex-)travailleuse du sexe entrent trop fortement en contact avec l’histoire personnelle de la TS, elles risquent de biaiser l’identification des besoins de l’(ex-)travailleuse du sexe pour assouvir plutôt ceux de l’accompagnante dans une relation de « promiscuité » qui tendrait à nier le fait que l’Autre puisse être différent·e (Depenne, 2017 : 107) : « [S]i ça te fait écho, que tu as une émotion prédominante, peut-être que tu vas t’emballer et, finalement, tu vas emmener la personne sur une voie qui serait plutôt liée à ta propre expérience ou à ce que tu penses, toi, qui serait bien en regard de ta propre situation. Et à mon sens, là, il y a un risque d’un certain glissement. » (21.2, N.) Ces dérives constituent, selon les TS, un risque pour l’accompagnement et peuvent être désamorcées par un travail collectif de réflexion et de partage d’expériences, par des démarches fondées sur la réflexivité telles que celles pratiquées dans les « soutiens collectifs à la professionnalité », comme les analyses de pratique, supervisions ou intervisions qui permettent en outre de prévenir l’usure professionnelle (Ravon et Ion, 2012). Prévenir les risques de « dérive », de « glissement », s’assurer que les TS répondent bien aux besoins et aspirations des (ex-)travailleuses du sexe tout en tenant compte des possibilités objectives (les libertés formelles) qui permettent de renforcer et de faire reconnaître les compétences des bénéficiaires, tel est le défi à relever.

Le travail émotionnel à l’oeuvre dans les entretiens psychosociaux

Fonctionnant selon le principe de libre adhésion, la première rencontre entre TS et (ex-)travailleuses du sexe est souvent considérée comme déterminante pour la suite de l’accompagnement psychosocial[11]. Pour les bénéficiaires, la crainte du jugement d’autrui, liée à la valeur sociale et morale attribuée à leurs activités prostitutionnelles et à l’intériorisation du stigmate, est redoublée par celle d’être confrontées à des questions dérangeantes ou d’être mal reçues lors de cette première rencontre : « Je pense que c’est écrit ici [que j’ai exercé la prostitution], sur mon front. Quand j’ai fait ma formation, c’était très difficile, car chaque personne devait se présenter et dire où elle avait travaillé. Je me suis presque évanouie. » (22.1, B.) Du côté des TS, c’est davantage un sentiment d’incertitude qui peut se manifester, du fait qu’elles ne peuvent anticiper ni la charge émotionnelle ni les enjeux liés à la rencontre, qui peuvent s’avérer déterminants pour la suite de l’accompagnement — vais-je être affectée ou touchée, la résonance va-t-elle avoir lieu ? (Rosa, 2020) :

J’ai pu vivre des premiers entretiens où justement j’étais très, très touchée. La personne, elle arrive avec tout ce qu’elle a à dire, on n’est pas non plus préparées, on n’a pas la relation [sur laquelle on peut s’appuyer], elles nous confient parfois beaucoup de choses […]. Je trouve que les premiers entretiens sont souvent plus difficiles techniquement et relationnellement. [Par la suite], il y a aussi une espèce d’habitude [qui s’instaure], la personne, on [la] connaît.

21.2, N.

Comme le signale une autre bénéficiaire, l’ancrage dans la relation va dépendre de la posture des TS :

Ma première impression, le premier jour, je me suis dit et demandé : « Qu’est-ce que je vais dire ? Est-ce qu’ils vont me juger ou pas ? » Car c’est très difficile de sortir ce mot : « Je sors de la prostitution. » Et j’ai tout de suite été accueillie avec beaucoup de chaleur humaine. Ces personnes-là ont vraiment une écoute attentive. Elles sont là, elles vous regardent, mais pas avec ce regard de jugement. Ça se ressent tout de suite !

22.1, O.

L’enjeu, pour les TS, est d’« offrir un cadre [qui] repose sur une perspective confiante en l’individu [et qui] conjugue deux mouvements par lesquels l’individu n’est jamais annulé dans sa singularité ni rendu à un état de passivité » (Depenne, 2017 : 50). Ce cadre permet d’établir des repères, de proposer un espace sécurisé et non jugeant à partir duquel une bénéficiaire pourra « (re)trouver sa condition d’act[rice] de son projet de vie » (Depenne, 2017 : 50). Il s’agit donc d’ouvrir cet espace d’expression des émotions où les bénéficiaires peuvent, en pleine confiance, « déposer tout ça [… et] dire nos blocages, […] des choses qu’on n’avait jamais dites […] qui bloquaient déjà […] quand [on] étai[t] petite[s] » (22.1, O.). Lorsqu’on demande aux (ex-)travailleuses du sexe sur quoi repose cette posture professionnelle, elles évoquent un engagement empathique mais distancié : « On n’a pas besoin que les TS prennent les émotions, car c’est mieux d’être neutre. Car quand je suis mal, c’est mieux quelqu’un qui reste serein en face et qui peut [m]e guider […]. Quand elles prennent ton émotion, je ne sais pas comment elles font dans la vie […]. Mais neutre, ce n’est pas froid. » (22.1, B.) Les TS, quant à elles, accueillent et soutiennent les (ex-)travailleuses du sexe par un travail de maîtrise émotionnelle qui leur permet d’entrer et de rester dans cette posture d’écoute active. Ce travail émotionnel, inscrit dans la professionnalité, repose sur des règles de sentiments qui conjuguent chaleur humaine, bienveillance, présence à la fois attentive et attentionnée, dont les émotions sont suffisamment exprimées pour maintenir le flux de la relation, mais suffisamment maîtrisées pour que, quelle que soit leur intensité, les TS gardent pour elles les tensions intérieures qu’elles pourraient ressentir : « Si elle crie, elle crie ; si elle pleure, elle pleure. Au début, j’avais un peu plus de mal par exemple avec les pleurs. J’avais tendance à vouloir consoler la personne, maintenant j’ai appris : "Il faut pleurer, Madame, ne vous inquiétez pas ! Allez-y !" » (21.2, N.) Les TS veillent ainsi scrupuleusement à ne pas envahir cet espace ni à se laisser distraire par leurs propres émotions : « [Mes émotions], j’essaie de les mettre de côté sur le moment. Du moment que la personne exprime son émotion, je les mets de côté et je me dis : "OK ! Concentrons-nous sur la dame en question !" Et on essaie de comprendre, on essaie de l’écouter. » (21.2, N.) Il s’agit donc, pour les TS, de maîtriser leurs émotions tout en les manifestant avec mesure. Selon les règles de sentiments, ces émotions ne devraient pas être feintes ni relever d’un jeu en surface, mais bien plutôt d’un jeu en profondeur, appris et exercé maintes fois durant leur formation et réactualisé dans leur pratique professionnelle. Le travail émotionnel attendu repose ainsi sur l’authenticité des émotions qui se partagent durant l’interaction à travers l’agir corporel : « [O]n va manifester l’émotion qu’on ressent, et la personne le voit. Je sais que j’ai facilement les larmes aux yeux. Les femmes voient que je suis émue. » (21.2, S.)

De fait, la relation de confiance qui se tisse au fil du temps va réajuster le souci de l’autre vers davantage de réciprocité. Si les TS se soucient de leurs bénéficiaires, celles-ci ne sont pas en reste :

[C]es femmes, c’est de vrais détecteurs qui vont dire : « Je vous sens fatiguée, vous avez maigri, vous avez grossi, vous êtes bien coiffée, mal coiffée, bien habillée, pas bien habillée. » Tout ça, pour elles, c’est des indicateurs. Elles vont aussi parfois être en souci et me dire : « Ah, vous n’étiez pas là, je me suis inquiétée ! »

21.2, S.

Toutes deux partagent l’entretien comme un espace asymétrique d’expression des émotions. Si, pour les bénéficiaires, c’est un espace à soi, dans lequel elles peuvent travailler sur leurs propres besoins, pour les TS, c’est un espace pour autrui, dans lequel il s’agit, tout en étant à l’écoute de leurs propres émotions, de les orienter suffisamment pour construire et maintenir une posture d’écoute et d’accueil. Les TS s’astreignent en effet à être engagées et présentes à la relation, mais, dans le même temps, elles réfléchissent aux démarches qu’elles pourront ou non entreprendre pour améliorer les conditions de vie de l’usagère. Ainsi, le travail émotionnel repose-t-il aussi sur différentes formes d’empathie (l’empathie relationnelle qui consiste à identifier les émotions d’autrui sans se confondre avec lui ; l’empathie cognitive qui consiste à comprendre l’état mental d’autrui), en particulier sur « l’empathie mature », qui consiste à « adopter intentionnellement le point de vue d’autrui, à la fois émotionnel et cognitif, en se décentrant de son propre point de vue » (Tisseron, 2020). Ainsi, le travail émotionnel des TS lors des entretiens en face à face avec les (ex-)travailleuses du sexe, soutenu par des valeurs féministes d’émancipation, répond aux exigences d’une gestion contrôlée des émotions permettant d’ouvrir et de garder ouvert un espace d’écoute qui invite à l’expression des sentiments des bénéficiaires. Celui-ci requiert avant tout une posture cherchant à être non jugeante et travaillant à conscientiser ses propres jugements. C’est sur ce présupposé fondamental que va reposer le travail émotionnel, lequel permettra alors un accompagnement soucieux de favoriser un processus de déstigmatisation.

Restaurer un espace à soi d’expression émotionnelle pour les TS

Le travail émotionnel des TS trouve son prolongement dans d’autres espaces-temps que celui du bureau fermé où se déroulent les entretiens en face à face avec les (ex-)travailleuses du sexe. Si la charge émotionnelle libérée lors de ces entretiens psychosociaux est (trop) pesante, le besoin d’en parler avec autrui se fait pressant. Les TS saisissent alors toutes les occasions possibles pour s’en défaire par le récit, la narration, voire l’épanchement : « [S]i je dois décharger une situation qui m’a touchée énormément, j’essaie d’aller tout de suite voir ma collègue, je n’attends pas le colloque. » (21.2, N.) Comme le formule une collègue : « [C]’est vrai que le besoin émotionnel urgent est traité dans des espaces plutôt informels. » (21.2, E.) Les portes de bureau ouvertes, les pauses de midi ou les pauses cigarette au bas de l’immeuble signalent cette possibilité d’expression émotionnelle entre TS. Lors des moments formels de colloques d’équipe, les TS n’évoquent guère leur charge mentale et ne verbalisent que peu dans l’après-coup leurs émotions ; celles-ci sont invisibilisées, voire euphémisées et renvoyées à des propos sur la « lourdeur des situations » et l’organisation du travail au sein de la Consultation. Le temps passé entre l’émotion ressentie et une verbalisation a posteriori semble déjà, en soi, apaiser quelque peu les tensions. L’inquiétude reste néanmoins vive lorsqu’un danger imminent menace les fragiles conditions d’existence des usagères — expulsion du logement, décès d’un·e proche, décompensation, etc. — et qu’aucune solution satisfaisante n’a encore pu être trouvée. Cet apprentissage du travail émotionnel et de son intériorisation comme compétence professionnelle qui n’a plus besoin de se révéler s’observe surtout lorsqu’on écoute les novices, comme cette étudiante en formation pratique à la Consultation : « Moi, j’essaie vraiment, dans les entretiens, de voir ce que je ressens parce que c’est assez compliqué pour moi. Après, c’est vrai que le fait de pouvoir en parler et en discuter, […] c’est assez apaisant. Un de mes objectifs de formation, justement, c’est d’écouter mes émotions. » (21.2, F.) On voit bien ici comment, sous l’effet d’un processus de socialisation continue, le travail émotionnel ainsi que les valeurs intériorisées deviennent progressivement des dispositions situées en fonction du contexte, qui peuvent entrer plus ou moins en contradiction avec des dispositions antérieures. Enfin, si les TS finissent par peu parler de leurs émotions en colloque, c’est parce qu’elles privilégient, par la délibération entre pairs, la recherche de solutions sur mesure à des situations singulières et complexes qui, outre le travail relationnel déjà mentionné, nécessite de fixer des priorités, de hiérarchiser les demandes et les besoins des bénéficiaires et de produire un travail administratif considérable (demandes de fonds, courriers, démarches de désendettement, renouvellements de permis de séjour, recherches d’emplois ou de logements, etc.). Devant le constat de l’invisibilisation du travail émotionnel — hormis les manifestations d’inquiétude — dans les réunions formelles d’équipe, les TS ont émis le souhait, lors du groupe de discussion, de réintroduire des espaces collectifs de partage autour des dimensions émotionnelles de leur travail.

Les sorties du travail du sexe : de l’effondrement à la reconstruction de soi

Fortes de leur expérience, les TS savent que les parcours de sorties du travail du sexe s’inscrivent dans la durée. S’il fallait en dresser les grandes lignes, ils se déclineraient en plusieurs moments : l’arrivée à la Consultation et l’effondrement, puis l’acceptation que cela va prendre du temps, notamment pour que la bénéficiaire puisse se défaire de l’identité négative de soi et ensuite entrer dans une phase de reconstruction de soi autour de projets définis conjointement avec la TS, par exemple viser à la fois une indépendance financière et, surtout, un processus d’empowerment fondé sur le fait « de transformer un choix en une décision » (Lemieux, cité dans Ninacs, 1995 : 76). Le récit d’Ophélia est emblématique à cet égard :

Moi, par exemple, j’ai beaucoup pleuré […]. On a même dû appeler le médecin. […] C’est vrai qu’on a besoin d’être suivies par des personnes qui sont aptes à nous suivre dans le chemin de sortie, car c’est vraiment très difficile de s’exprimer, notamment auprès de personnes qu’on ne connaît pas, car on ne sait pas le regard qu’elles portent, si elles vont ou non nous juger, ce qu’elles ressentent par rapport à nous […], parce qu’on a besoin de se mettre en confiance.

4.2, O.

Bien souvent, en raison même de la stigmatisation et de la discrimination auxquelles sont confrontées les (ex-)travailleuses du sexe, « la volonté de sortir du travail du sexe s’accompagne d’une (ré)activation des sentiments de honte liés à l’exercice d’une activité certes légale, mais néanmoins fortement réprouvée moralement » (Aubry, Csupor et Mercolli, 2019 : 13). « [C]’est vraiment une rencontre. […] Et j’ai commencé à me lâcher, j’ai commencé à m’exprimer vraiment et j’ai compris tout de suite qu’elles avaient l’habitude d’avoir recours à ce type de personnes. Et là, j’ai eu vraiment la confiance de lâcher ce que j’avais à l’intérieur de moi et c’est devenu comme ma maison. » (4.2, O.) C’est au contact répété des TS, grâce à leur acuité hors du commun et à la qualité de l’accueil qui leur est proposé que les (ex-)travailleuses du sexe expérimentent dans la durée leurs dispositions au non-jugement, et qu’elles pourront progressivement construire une identité sociale, professionnelle, familiale et personnelle qui ne repose plus sur le stigmate de « putain » (Dorlin, 2003).

Au fur et à mesure, vous allez vous sentir bien […], car vous vous sentez accueillie. […] On doit tout réapprendre. Moi, je me suis retrouvée à un stade où, avec mes enfants, j’ai dû réapprendre à parler parce que dans ce monde [celui de la prostitution], le langage est répétitif, ce qui fait que ça bloque notre intelligence, notre mémoire. […] J’ai arrêté mes études très jeune et je ne pensais pas étudier un jour, mais avec toute la force que j’ai reçue ici, eh bien ! je me suis inscrite à une formation. J’ai fait un cours d’assistante de direction et de communication dans une école privée, qui a été payé par une fondation privée. J’ai eu mon diplôme et, grâce à ça, j’ai fait des missions temporaires [dans diverses administrations publiques].

4.2, O.

Pour Ophélia, le parcours de sortie du travail du sexe aura débouché in fine sur une qualification professionnelle et une insertion dans le marché de l’emploi, en plus de lui avoir permis de prendre soin de sa santé, d’assainir sa situation administrative, d’obtenir les prestations auxquelles elle avait droit, etc.

En somme, les (ex-)travailleuses du sexe expérimentent dans la durée le travail relationnel, dont on a vu que la composante émotionnelle était déterminante, en même temps qu’elles bénéficient, selon leur situation spécifique et leurs projets personnels, de démarches, de prestations et d’interventions dans les champs administratif et financier comme sur les plans du logement, de la santé, du couple et de la famille (aussi transnationale), des loisirs, de la formation et de l’insertion, ce processus s’inscrivant dans un parcours jalonné d’allers et retours parfois imprévisibles dans et hors du travail du sexe. Aussi, l’accompagnement des TS s’adapte-t-il à l’ici et maintenant sans fixer de limite temporelle, si ce n’est lorsque des contraintes externes mettent en péril l’accompagnement, comme le renouvellement d’un permis de séjour ou les exigences d’activation dans le cadre de l’aide sociale.

Conclusion : un travail émotionnel au profit de la déstigmatisation et de l’empowerment

Les accompagnements de sortie du travail du sexe prennent la forme d’un travail social qui s’inscrit, on l’a vu, dans un projet féministe d’émancipation. Aussi, les confrontations aux inégalités de genre et, plus largement, à celles liées à l’origine sociale, ethnique, ou encore à l’orientation sexuelle, produisent-elles chez les TS des émotions diverses qui peuvent devenir le moteur de l’action professionnelle. Ce faisant, l’effort de non-jugement et l’écoute active sont mobilisés à travers un travail émotionnel intense. Celui-ci repose, d’une part, sur des règles de sentiments — au sens où l’entend Hochschild (2002) — exigeant des TS de se montrer authentiques tout en exprimant leurs émotions de façon mesurée (quelle que soit leur intensité) dans leurs interactions avec les bénéficiaires et, d’autre part, sur des espaces informels différés autorisant le partage de la charge émotionnelle entre collègues ou des espaces formels de soutien à la professionnalité (analyses de pratiques, supervisions, etc.) favorisant un processus de déconstruction et d’analyse des émotions, des représentations, des croyances ou des pratiques à l’oeuvre — fonctions d’expression, de partage, de distanciation d’Amadio et Bringout (2011) — qui parfois, mais de manière imprévisible, peut déboucher sur une expérience de résonance (Rosa, 2020). C’est ce dispositif, ultimement, qui permet aux (ex-)travailleuses du sexe d’ouvrir un espace de déconstruction et d’analyse de leur propre parcours. En un mot, il s’agit de leur permettre de développer l’exercice d’une conscience critique qui procède en deux temps : l’acquisition d’une conscience collective (« vous n’êtes pas seule, d’autres partagent votre condition »), mais, surtout, l’acquisition d’une conscience sociale (les problèmes sociaux sont influencés par la façon dont une société est organisée) (Ninacs, 1995). Les TS, quant à elles, considèrent que les solutions à des problèmes sociaux passent par le changement social. C’est dans ce contexte que la stigmatisation et les jugements moraux à l’égard, ici, de travailleuses du sexe ayant intériorisé le modèle patriarcal doivent être remis en question et décryptés à travers une intervention de type féministe. C’est au prix de cette déconstruction et d’un progressif changement de représentations que les (ex)travailleuses du sexe peuvent lentement conquérir un espace possible de reconstruction et d’autonomisation qui s’inscrit dans le temps long. Ainsi, la relation d’aide permet une rencontre — fondée sur la non-mixité de l’intervention sociale — entre des femmes qui acceptent de partager l’idée qu’elles peuvent être victimes de différentes formes de discrimination. Cette mutuelle interconnaissance permet alors d’enclencher un processus circulaire dans lequel les (ex-)travailleuses du sexe peuvent expérimenter, dans un cadre protégé tout d’abord, les effets de déstigmatisation puis d’empowerment pour se défaire des sentiments de honte qu’elles portent en elles, restaurer leur estime de soi, exercer leur droit d’exister et de décider de leur propre existence.

On peut donc affirmer que le travail émotionnel exercé dans un travail social de type émancipateur fait partie intégrante de la professionnalité d’un travail social féministe[12]. Toutefois, les propos et les émotions échangés au cours des entretiens ne sont pas suffisants — la Consultation n’est pas qu’un lieu d’écoute — et doivent toujours être suivis d’actions concrètes pour permettre la mise en oeuvre de projets psycho-socio-professionnels adéquats et durables, lesquels trouveront un prolongement dans diverses formes d’engagement politique.