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Toutes les crises sanitaires sont des crises politiques (Zylberman, 2012), ou plutôt toutes les crises sanitaires peuvent devenir des crises politiques. Rappelons que, pendant des années, l’épidémie du syndrome d’immunodéficience acquise (SIDA) n’a pas été une crise politique. Elle est longtemps demeurée une épidémie à bas bruit, du fait du décalage entre le moment de l’infection et celui de la mort, mais aussi de l’incapacité des autorités scientifiques et politiques à reconnaître la gravité d’une situation frappant d’abord des populations marginalisées et stigmatisées. Il a ainsi fallu près d’une décennie pour que le sida devienne une crise politique, à la suite de l’activisme des associations et du cumul de milliers de morts. Par contraste, en 2020, la pandémie de COVID-19 se transforme rapidement en crise politique, en raison de ses effets sanitaires, mais aussi de la réaction des gouvernements à la propagation visible de la maladie (Catlin, 2021). Ce qui constitue l’événement de cette pandémie relève ainsi moins de ses propriétés intrinsèques que des réponses politiques et sanitaires inédites qu’elle a suscitées. Ces réponses ont bouleversé les vies familiale, sociale et professionnelle à l’échelle planétaire (Agier, 2020). Dans le même temps, elles dépendent de contextes institutionnel, politique, social, économique et international toujours particuliers (Gaille et Terral, 2021; Jasanoff et al., 2021).

Entre leur singularité relative et leur déploiement dans des espaces sociaux déjà structurés, ces crises sanitaires sont politiques à plusieurs égards. Tout d’abord, elles révèlent des inégalités socioéconomiques dont elles se nourrissent, accentuant des vulnérabilités préexistantes et des difficultés d’accès aux soins. Par ailleurs, elles appellent des réponses de la part des autorités publiques inscrites dans des dynamiques institutionnelles et organisationnelles spécifiques. À cet égard, les crises sanitaires peuvent être amplifiées suivant les orientations des politiques publiques dans différents domaines (systèmes de santé, sécurité du revenu, prise en charge des personnes âgées dépendantes, etc.) et le degré de préparation comme de légitimité des institutions de santé publique. Enfin, elles interrogent les régimes démocratiques parce qu’elles sont souvent associées à des mesures exceptionnelles et constituent l’occasion de débats publics singuliers, façonnés par les relations entre les savoirs existants et émergents et la peur.

Ce numéro de Lien social et Politiques discute ces trois dimensions politiques des crises sanitaires, en particulier – mais pas seulement – à partir du cas de la pandémie de COVID-19.

Syndémie et vulnérabilités des individus et des professionnel·les

En septembre 2020, Richard Horton, rédacteur en chef du Lancet, y titrait que la COVID-19 n’était pas une pandémie. Il ne cherchait pas à minimiser l’importance de la maladie à l’échelle mondiale, mais plutôt à remettre en question le cadrage exclusivement épidémiologique et clinique que les gouvernements et la plupart des experts médicaux attribuaient à la situation. Il proposait pour sa part un cadrage tenant compte des inégalités sociales lorsqu’il soutenait que la COVID-19 était une syndémie (Horton, 2020). Ce concept désigne les liens entre au moins deux maladies et leurs interactions avec le contexte social et politique (Singer et al., 2017). La gravité de l’infection par le SARS-COV-2 est accentuée par des maladies préexistantes, souvent chroniques, elles-mêmes influencées par les conditions de revenu, d’emploi, de logement, d’alimentation, etc. Il ressort de ce cadrage sociopolitique que les solutions uniquement biomédicales ne sont pas suffisantes et qu’il convient de considérer les disparités sociales et leurs causes pour prendre la véritable mesure de la COVID-19 et limiter l’ampleur de ses effets.

À ce titre, des analyses subséquentes ont mis en évidence le poids démesuré de la prévalence de la COVID-19 et de sa létalité parmi les populations les plus défavorisées socialement et économiquement (par exemple Bambra, Lynch et Smith, 2021; Bassett, Chen et Krieger, 2020; Carde, 2020; Martino, Mansour et Bentley, 2022). D’autres ont démontré les effets délétères des mesures adoptées par les gouvernements pour réduire la contagion sur des populations vulnérables, que ce soit les itinérants à Montréal (Archambault et al., 2021), les professionnels de la santé et des services sociaux (Flood et al., 2020) ou, en France, les proches aidants (Giraud et al., 2020) et les catégories les plus populaires (Noûs, 2020). Par ailleurs, les savoirs et les types d’expertise permettant de penser et de cadrer les crises sanitaires font l’objet de questionnements. L’épidémiologie, comme d’autres savoirs statistiques, n’est plus confinée à quelques groupes de chercheurs, mais circule tout en étant produite par des organisations publiques et privées de plus en plus diversifiées (Buton, 2006). Pour autant, ce déploiement épidémiologique a ses limites. Si de multiples données montrent l’inégale distribution sociale des maladies dans les populations, les autorités publiques peinent à s’en saisir pour définir et orienter des politiques de santé ciblées. Tout se passe comme si certaines données s’avéraient plus « appropriables » ou plus « ajustées » à l’action publique.

Ainsi, les contributions à ce numéro s’interrogent sur les effets inégalitaires des crises sanitaires sur les personnes en situation de vulnérabilité(s) et sur les professionnels des milieux de la santé et des services sociaux. Comment des mesures de gestion de la pandémie ont-elles conduit à renforcer des inégalités sociales sanitaires, par exemple en matière d’accès au travail et aux soins, de continuité des soins pour les maladies chroniques, incluant les pathologies mentales ?

Partant du constat que la pandémie de COVID-19 a révélé d’importantes inégalités sociales, Normand Landry, Alexandre Blanchet, Olivier Santerre, Marie-Josée Dupuis et Sylvain Rocheleau ont voulu vérifier si elle avait changé les perceptions des Québécois·es à l’égard des personnes bénéficiant d’aides sociales. Les résultats d’un sondage d’opinion réalisé auprès de deux mille personnes en juin 2020 montrent au contraire une grande stabilité des représentations : la majorité des répondant·es considère que les personnes assistées sociales ne méritent pas une aide d’urgence, en particulier si les programmes administratifs les jugent aptes au travail. En parallèle, les auteurs ont mené une analyse de la couverture médiatique de la pandémie au Québec, dont les résultats sont congruents avec la stabilité de l’opinion publique. En effet, les thèmes de la pandémie et de la pauvreté n’ont été traités conjointement que dans environ 3 % des articles de presse, tandis que seulement 0,59 % d’entre eux évoquaient simultanément les sujets de la pandémie et de l’assistance sociale. Cette contribution met donc en évidence les limites de la portée transformatrice des crises sur les perceptions des inégalités sociales, alors même que les impacts démesurés de la maladie sur les personnes en situation de pauvreté ont été bien démontrés.

Myriam Bernet, Geneviève Pagé, Selbé Diouf, Christophe Lévesque, Julie Godin, Pascale Dubois, Élianne Carrier, Simon Turcotte, Joanie Côté et Catherine Flynn ont demandé aux étudiant·es de six établissements du réseau de l’Université du Québec comment iels se sentaient pendant la première vague de la pandémie de COVID-19 en 2020. Les auteurs·rices les ont interrogé·es quant aux effets du confinement et du passage aux cours à distance sur leur quotidien. Sur les près de 400 étudiants qui ont répondu au sondage, 176 s’identifiaient à un groupe vulnérable (étudiant·es en situation de handicap, parents ou étudiant·es de l’international). Pour eux, le confinement a entraîné des conséquences dans la plupart des sphères de leur vie (scolarité, accès à un logement, accès à des soins, accès aux services alimentaires, etc.), conséquences ayant des répercussions négatives sur leur santé physique et mentale. En mettant au jour l’imbrication des vulnérabilités auxquelles font face les étudiant·es dans leurs études et dans leur quotidien, cet article interroge la réponse et la responsabilité des universités devant les situations particulières de leurs étudiant·es.

Comment les travailleuses de première ligne des services de soins à domicile auprès des aînés font-elles pour « en faire plus avec moins » dans un réseau de la santé et des services sociaux québécois marqué par trois décennies de réformes managériales ? C’est la question que posent Maude Benoit, Gabriel Lévesque et Léonie Perron dans leur article. Près de 700 travailleuses de première ligne ont répondu à un sondage sur leurs pratiques professionnelles et leurs conditions de travail au début de l’année 2020, quelques semaines avant que la pandémie n’atteigne le Québec. Les résultats mettent en évidence les conséquences paradoxales des réformes managériales. Alors que ces dernières visaient à augmenter l’efficacité du service, la multiplication des procédures administratives qu’elles induisent conduit à réduire le temps que les intervenantes passent auprès des aînés, le travail du care s’en trouvant affecté. Ainsi, les intervenantes de première ligne risquent de perdre ce qui donne un sens à leur profession aussi bien que leur motivation. Cet article met bien en évidence les effets négatifs de la conjonction d’une crise sanitaire, de réformes organisationnelles et de conditions de travail dégradées sur les professionnelles du care et, partant, leurs patient·es, la vulnérabilité de ces deux groupes se trouvant considérablement accrue.

Dans cette lignée, à partir d’une enquête menée en France auprès de sociétés de services d’aide à domicile, l’article de Thomas Bonnet et Julie Primerano montre quant à lui comment la crise sanitaire met en exergue la permanence du déficit de reconnaissance sociale et économique du travail des professionnels du care. S’inscrivant dans les travaux de SHS sur les catégories de travailleurs invisibles (Arborio, 2002), ceux qui exercent le « sale boulot » (Hughes, 1996), l’article interroge les processus sociaux, juridiques et politiques maintenant « le caractère inaudible, voire indicible des revendications » tant salariales que symboliques des aides à domicile, et ce, malgré leurs efforts pour assurer la continuité de leurs activités auprès de populations fragiles tout au long de la crise sanitaire liée à la COVID-19. Les aides à domicile ont réorganisé leurs activités en fonction des contraintes perçues (manque de masques et besoin de protection des patients vulnérables) et de leur représentation du risque épidémique, élaborant ainsi leurs propres règles sanitaires bien avant la stabilisation de protocoles formels. Or, malgré leur engagement continu et leurs compétences organisationnelles acquises et déployées pendant la crise, l’article montre que, considérées comme des travailleurs de « deuxième ligne », les aides à domicile ont eu les plus grandes difficultés à voir reconnue leur contamination par le SARS-CoV-2 comme maladie professionnelle. Ces difficultés ont certes suscité de l’incompréhension et de la colère, mais c’est surtout un sentiment d’injustice qui a prévalu lorsque d’autres mesures de lutte contre la pandémie, comme les obligations relatives à la vaccination (injections et pass) et aux tests antigéniques, sont venues compliquer, une nouvelle fois, l’exercice de leur profession.

Crises sanitaires et maltraitances organisationnelles

Les dimensions institutionnelles des crises sanitaires sont multiples. Par exemple, les controverses entourant la production et l’utilisation de l’expertise scientifique peuvent amplifier les remises en question de la légitimité des politiques de santé publique et des gouvernements, dont les décisions semblent guidées par des facteurs difficilement identifiables (Giddens, 1999). La généralisation des applications de traçage de cas contacts ou du dépistage comme instruments promus par les pouvoirs publics de différents pays pousse également à s’interroger sur leur caractère politique, tant dans leurs buts que dans leurs effets (Crespin, 2006, 2009; Lascoumes et Le Galès, 2004).

Les articles de ce numéro explorent deux autres dimensions institutionnelles des crises sanitaires. La première renvoie aux défaillances organisationnelles des institutions, mises au jour et amplifiées en contexte de crise, en particulier dans les systèmes de soins. Des travaux de sciences politiques proposent d’expliquer ces défaillances par des spécificités culturelles, sociales ou politiques, pour finalement attribuer aux populations la responsabilité des échecs de politiques internationales de lutte contre les épidémies (Lieberman, 2009). D’autres études, le plus souvent issues d’une anthropologie de terrain (Becker et al., 1999; Fassin, 2002; Moulin, 2015), visent à se déprendre de cette tentation du naming and shaming caractérisant nombre d’évaluations comparatives de politiques publiques promues par des organismes internationaux (Dolowitz et Marsh, 1996; Hassenteufel, 2005).

Proche de ces travaux anthropologiques, l’article de Rubis Le Coq revient sur la crise sanitaire liée au virus Ebola en Guinée pour analyser comment les dispositifs sanitaires de lutte contre cette épidémie ont suscité des réactions d’opposition de la part des populations guinéennes. Les autorités publiques et sanitaires ont qualifié ces réactions de « simples réticences » dues à l’irrationalité ou à l’ignorance des Guinéens. A contrario, l’autrice les analyse comme des formes de résistance politique. Son enquête ethnographique permet ainsi d’en signaler la complexité en dévoilant les enjeux historique, politique et culturel réactivés par les dispositifs de ce qui est nommé « la riposte contre Ebola ». En étudiant les rapports de la population aux Centres de traitement d’Ebola (CTE), l’article montre que les résistances de cette dernière s’inscrivent dans une histoire longue des formes plurielles de contestation des violences d’État. Comprendre ces résistances (méfiance, évitement, fuite, circulation de rumeurs, manifestation de violence) nécessite une analyse des différents épisodes politiques nationaux que réactivent les CTE : les centres d’internement politique sous la présidence de Sékou Touré, les prisons et les campagnes de médecine de la période coloniale, où des dispositifs de quarantaine servaient déjà à isoler les malades du reste de la population. Ces expériences d’enfermement, telle une mémoire incorporée (Fassin, 2002) de la violence d’État, influent sur certains comportements et certaines catégories d’entendement des Guinéens pendant l’épidémie d’Ebola.

Sans oublier de prendre en compte le passé, Stéphanie Maltais, Sophie Brière et Sanni Yaya adoptent un tout autre regard sur le cas de l’épidémie d’Ebola en Guinée (2012-2016) en se concentrant plutôt sur la capacité institutionnelle à réagir face aux crises. Comment les États dont les institutions – et particulièrement les systèmes de santé – sont fragiles peuvent-ils affronter des crises sanitaires ? Les auteurs proposent un modèle d’analyse et de renforcement de la résilience des systèmes de santé dans les États fragiles. Ils présentent la résilience sanitaire comme un processus multidimensionnel devant prendre en considération le contexte, les acteurs en présence, les modes d’organisation et de fonctionnement des institutions ainsi que la connaissance et les rapports de pouvoir. À partir de ce cadre théorique et d’une étude de cas approfondie en Guinée, les auteurs proposent une analyse dont chacune des étapes nourrit la suivante : l’analyse du contexte; l’analyse des mécanismes de gestion et des modes de communication au sein de chacune des organisations impliquées et entre elles; l’identification des forces et des faiblesses de la résilience sanitaire.

La seconde dimension institutionnelle des crises sanitaires étudiée dans ce numéro est leur potentiel transformateur et ses limites. Si les crises sanitaires reproduisent et accentuent des inégalités sociales préexistantes, leur dimension politique peut également être l’occasion de transformer les principes et rapports de pouvoir structurant certains secteurs de l’action publique. C’est par exemple ce que montrent les travaux dirigés par Pinell (2002) sur les mobilisations associatives lors de la crise du sida en France. Par le travail critique formulé à l’encontre des pouvoirs publics et plus encore du complexe biomédical français, ces mobilisations ont transformé la production et l’organisation de la santé publique et de la science médicale (Buton, 2006; Epstein, 1996). De même, la crise sanitaire liée à la COVID-19 a généré la création de nouvelles organisations d’expertise (Conseil scientifique COVID-19, CARE), posant des problèmes de coordination avec les différentes structures administratives et organisationnelles déjà consacrées à la gestion des crises sanitaires (Bergeron et al., 2020). Cette multiplication des instances a entraîné des conflits de compétences qui, en désorganisant la réponse publique à l’épidémie, ont révélé certains de ses retards et dysfonctionnements. Ce constat désormais bien instruit au niveau central est-il également observable à d’autres échelons de l’action publique ?

C’est la question que soulève l’article de Fransez Poisson, Patricia Loncle et Maryam Mahamat, qui ont réalisé une enquête à Rennes sur le rôle des associations au sein des systèmes locaux d’accueil des personnes exilées. Les auteurs montrent que la crise sanitaire a conduit à suspendre les routines ordinaires de gestion dans les domaines de l’hébergement et de l’alimentation, pour faire émerger des formes de solidarités et de coopérations inédites. En effet, dès mars 2020, l’État est sorti du référentiel d’action fondé sur le principe de conditionnalité des aides pour permettre la prise en charge de toutes les situations de précarité résidentielle et alimentaire, facilitant ainsi l’action avec les associations. Or, depuis la fin du premier confinement, la pérennité de cette réorganisation de l’action publique connaît des trajectoires locales contrastées. Les aides publiques sont redevenues conditionnelles dans le domaine de l’hébergement alors qu’elles demeurent inconditionnelles dans celui de l’alimentation. L’article explique cette différence en insistant sur l’organisation des aides alimentaires. Dès le début de la crise, celles-ci se développent dans un partenariat étroit entre la municipalité rennaise et les associations, alors moins dépendantes des ressources d’État allouées dans le cadre de l’urgence sanitaire. Contraste qui permet alors aux auteurs d’engager un questionnement sur les effets des crises sanitaires sur l’action publique locale : à quelles conditions le renforcement des coopérations interorganisations dans un secteur (l’aide alimentaire) peut-il transformer l’action publique locale dans un autre secteur (l’hébergement d’urgence) ?

La contribution de Marie Beaulieu et Julien Cadieux Genesse étudie la « maltraitance organisationnelle » envers les aînés au Québec, c’est-à-dire l’influence de l’organisation des soins et des services sur la négligence ou la violence à l’égard des aînés en centres d’hébergement. Les auteurs sont plus circonspects quant au potentiel transformateur de la crise de la COVID-19 sur les institutions. Leur analyse des conférences de presse quotidiennes du premier ministre, de la ministre de la Santé et du directeur national de la Santé publique identifie les facteurs politiques et organisationnels ayant contribué à la forte prévalence de la COVID-19 et aux nombreux décès dans les centres d’hébergement et de soins de longue durée (CHSLD) au Québec. Ils mettent ainsi en lumière l’influence des stratégies de réponse à la crise, comme le délestage des lits d’hôpitaux vers les CHSLD, mais aussi celle de problèmes préexistants, tels que le manque de personnel. La formation accélérée de préposés aux bénéficiaires – une des mesures phares du gouvernement du Québec pour compenser la pénurie de main-d’oeuvre accentuée par la crise – pourrait répondre en partie à ce problème. Cependant, les auteurs formulent une mise en garde : cette formation n’intègre pas les compétences visant à reconnaître et à prévenir la maltraitance organisationnelle. Passée la crise, une formation complémentaire s’impose à ces nouveaux préposés aux bénéficiaires afin que la solution ne contribue pas à renforcer le problème.

Crises sanitaires et crises de la démocratie

Les crises sanitaires remettent en question la légitimité de ceux qui sont en position d’autorité. Elles ont des effets sur la démocratie, sur le débat public et sur la légitimité de l’État et des institutions publiques. Elles constituent aussi un terreau fertile pour l’apparition et la diffusion de diverses théories du complot. Dans le cas de la pandémie de COVID-19, plusieurs constructions narratives ont été alimentées par la peur, l’incertitude et la désinformation. Certaines mesures de lutte contre la COVID-19 et leurs déclinaisons opérationnelles (confinement, couvre-feu, port du masque dans l’espace public ou pour les enfants) sont contestées par les populations, comme par certains élus, qui soulignent leur inadéquation avec les caractéristiques de certains territoires, de certaines populations ou activités professionnelles. Ces contestations appellent à interroger les logiques d’arbitrage entre intérêts publics, politiques, économiques et sanitaires, de même que le travail politique de construction cognitive, normative et institutionnelle de la crise.

Un autre aspect des enjeux démocratiques de la crise concerne la réduction du débat public par certains types de discours politiques. Deux leviers de réduction nous semblent récurrents. Tout d’abord, une réduction par un recours aux chiffres et à la quantification est notable. Un des exemples les plus frappants est peut-être le slogan d’une des campagnes promotionnelles des autorités françaises en faveur de la vaccination contre la COVID-19 : « On peut débattre de tout, sauf des chiffres. » Au-delà de l’étonnement que peut susciter une telle entorse aux principes de la démocratie sanitaire – ou la promotion de l’innumérisme comme outil de gouvernement des conduites sanitaires –, rappelons que ce type de discours s’avère une façon de gouverner en conférant aux problèmes quantifiés les propriétés d’un problème maîtrisable (Rose, 1991), en l’occurrence ici par la vaccination. De nombreux travaux ont montré que le recours à la quantification comporte une dimension rhétorique permettant d’objectiver les causes d’une crise, voire de désigner ses agents et les comportements humains responsables (Stone, 1989). Certes, ces données peuvent être déformées en circulant dans différents espaces sociaux, par exemple dans les médias, où le discours de la peur est omniprésent dans le traitement des crises. Plusieurs articles réunis dans ce numéro abordent les effets de cadrage du recours à la quantification sur les activités d’acteurs impliqués dans le traitement d’une crise comme sur la définition de certains problèmes soulevés dans ce type de situation. Un premier effet est abordé dans l’article de Benoit, Lévesque et Perron (première partie du numéro), qui montre comment la quantification des pratiques des professionnelles du care transforme la façon dont leurs employeurs envisagent leur métier, c’est-à-dire moins comme des relations interpersonnelles que comme une réalité saisissable par des dispositifs statistiques, des tableaux et des comptes. Or, ces opérations de mise en chiffres sont peu ou mal reconnues dans l’évaluation professionnelle des tâches. Si le chiffre invisibilise ce qui a conduit à le construire, cela ne veut pas dire que les mesures chiffrées ne font pas l’objet de controverses.

L’article de Gérald Gaglio, Cédric Calvignac et Franck Cochoy montre qu’en France, la controverse publique sur les masques a porté sur les « bons » et « mauvais » usages de ces équipements de protection contre la COVID-19. Partant de ce constat, les auteurs insistent alors sur les soubassements de cette controverse, à savoir la révélation publique de l’insuffisance du stock de masques disponibles pour protéger l’ensemble de la population et les revirements de la position de l’État sur l’(in)utilité du port du masque. Comment ces revirements largement commentés dans les médias et sur les réseaux sociaux ont-ils été interprétés par les citoyens ? Le recueil et l’analyse de plus de 1200 témoignages révèlent que pour une part importante des répondants, ces changements de position accréditent l’existence d’un mensonge d’État sur la gestion des masques. Après avoir caractérisé certains des ressorts cognitifs autorisant une telle accusation, l’article invite à s’interroger plus largement sur les effets de réduction qu’exerce ce cadrage moralisant sur le débat démocratique. Les auteurs mettent ainsi en évidence combien ce tropisme de la dénonciation d’un mensonge conduit à figer la controverse dans une forme de présentisme (Hartog, 2003) en cantonnant l’espace des débats aux seules relations récentes entre décisions gouvernementales et pénurie de masques. De fait, d’autres questionnements, par exemple sur les politiques structurelles (décentralisation ou délégation au secteur privé de l’approvisionnement en équipements de protection, sous-financement des soins et de la santé publique) ayant conduit à la pénurie de masques et favorisé un premier discours des autorités publiques sur leur inutilité, tendent à être marginalisés, voire à disparaître du débat public sur l’épidémie de COVID-19. Finalement, on pourrait avancer ici que la controverse sur les masques, focalisée sur leur nombre insuffisant, éclipse les raisons politiques rendant compte de cette insuffisance.

Prolongeant cette réflexion sur la fascination pour le moment présent qu’entretiennent les chiffres, l’article de Julien Audemard et David Gouard propose une analyse électorale rigoureuse de la controverse entourant le maintien, en plein confinement, des élections municipales françaises de mars 2020. C’est par les chiffres que les auteurs répondent aux usages de chiffres ayant nourri la dynamique de cette controverse. Ils relèvent ainsi que le recours par divers commentateurs à des anticipations chiffrées sur le nombre de contaminations et l’ampleur des décès qu’aurait pu occasionner la tenue de ces élections a été un des principaux arguments avancés en faveur de leur report. En outre, à la suite des élections, la controverse sur le faible taux de participation a conduit à invoquer un « effet épidémie » pour l’expliquer. Or, l’analyse d’Audemard et Gouard tend à relativiser l’impact de l’épidémie sur la participation électorale. Les auteurs montrent que cette faible participation s’inscrit dans la continuité de l’augmentation de l’abstention pour ce type de scrutin. De même, l’article de Claude Gilbert et d'Emmanuel Henry souligne combien les analyses fondées sur des indicateurs chiffrés de l’épidémie peinent à prendre en compte les facteurs plus structuraux de la fragilisation du système de santé depuis une trentaine d’années.

Le second discours réduisant le débat public est celui relatif à la guerre. Des travaux en science politique l’ont bien montré : la définition des problèmes est une question de représentation stratégique des situations. L’usage rhétorique par des autorités publiques de la métaphore « guerrière » est ainsi une stratégie efficace pour s’assurer un large soutien sur une politique donnée (Stone, 1997). Le recours à cette métaphore n’est pas nouveau, il fait partie des outils du gouvernement, que l’on songe par exemple à la guerre à la drogue, à la pauvreté ou, plus récemment, au terrorisme (Deleon et Martell, 2006; Jones et Mcbeth, 2010; Rushefsky, 2017). Énoncer publiquement la nécessité de mener une « guerre contre le virus » causant la COVID-19, comme l’ont fait le président français ainsi que d’autres gouvernements et organisations internationales[1], s’inscrit dans une telle stratégie politique. Plusieurs travaux soulignent combien le recours à la métaphore guerrière a des effets sur le débat démocratique. Dans cette approche le plus souvent descendante (top-down), la guerre devient le motif politique justifiant la mise en oeuvre de mesures d’exception qui, reprenant les codes de la chaîne de commandement militaire, suspendraient, de fait, les routines ordinaires de l’action publique (Chapman et Miller, 2020). C’est par exemple ce que montrent les travaux de Stéphanie Hennette-Vauchez (2022) sur le recours de plus en plus fréquent au régime juridique de l’état d’urgence comme mode de réponse aux crises, dont celle de la COVID-19. En outre, en désignant un ennemi, la rhétorique martiale permettrait aux pouvoirs de (re)définir non seulement le sens des actions publiques menées, mais également les identités sociales des acteurs engagés dans ces actions, les personnels soignants devenant des « soldats », et le monde social se trouvant relégué en première, seconde, voire troisième ligne (Pfaller, 2020). Cette nouvelle stratification professionnelle et sociale autorise alors l’activation publique de nouveaux principes de classement et de jugement pour distinguer celles et ceux qui, par leurs actions et leurs comportements, concourraient favorablement à l’effort commun de celles et ceux qui, parce qu’ils critiqueraient les mesures prises ou ne les adopteraient pas, pourraient être légitimement désignés comme responsables, sinon coupables, d’une augmentation des contaminations, voire des morts (Farris, Yuval-Davis et Rottenberg, 2021; Skog et Lundström, 2022). Enfin, en favorisant le consentement des populations, y compris sur un mode sacrificiel, à des mesures drastiques (distanciation sociale ou physique, fermeture des écoles), voire autoritaires (fermeture des frontières, confinement, couvre-feu, autorisation de circulation, etc.), rendues nécessaires pour sauvegarder la Nation, la métaphore guerrière permettrait également de rendre les individus responsables de l’épidémie, occultant ainsi les raisons politiques ayant conduit à ce qu’une telle situation pandémique soit possible (Castro Seixas, 2020; Lohmeyer et Taylor, 2021).

Sans rejeter la portée performative et l’analyse des jeux sémantiques qu’autorise la métaphore de la guerre, les articles de ce numéro tendent à nuancer la systématicité de ses effets sur l’action publique et les processus démocratiques en temps de crise sanitaire.

Gauthier Mouton et Priscyll Anctil Avoine explorent l’intersection entre les discours guerriers ayant caractérisé la réponse à la pandémie de COVID-19 au cours des premiers mois et les constructions de genre. Est-ce que les femmes à la tête des gouvernements de l’Islande, de la Nouvelle-Zélande et de Taïwan ont mobilisé les mêmes analogies guerrières que certains de leurs homologues masculins ? En étudiant leurs discours selon une perspective féministe poststructuraliste, les auteurs montrent que ces cheffes de gouvernement ont certes traité la pandémie comme un enjeu de sécurité, mais avant tout comme un enjeu d’inégalités sociales, de care et de solidarité. Ainsi, en s’appropriant certains thèmes traditionnellement associés aux femmes, ces dirigeantes ont insufflé une dimension sociale à la réponse à la crise sanitaire, en phase avec ses caractéristiques syndémiques.

L’article de Bonnet et Primerano (1re partie) reconnaît que la rhétorique martiale trace bien une frontière entre les travailleurs qui, se trouvant au front, en première ou en deuxième ligne, sont plus exposés au virus que le reste de la population, confiné « à l’arrière ». Pour autant, les auteurs montrent que les rétributions symboliques et économiques des sacrifices consentis par les travailleurs désignés comme « les soldats » de la guerre contre le virus varient selon les secteurs considérés. Pour les aides à domicile, ces rétributions n’ont été à la hauteur ni des revendications exprimées ni de la reconnaissance promise par les pouvoirs publics. En outre, les auteurs soulignent que le recours aux analogies guerrières n’est pas le seul apanage des autorités publiques, les associations mobilisées pour faire reconnaître les contaminations par la COVID-19 des travailleurs de première ligne comme maladie professionnelle y recourant également. Or l’appel à l’unité et à la solidarité nationales s’est ici heurté au système, restrictif et complexe, de reconnaissance des maux du travail. Les débats sur la qualification des aides à domicile comme « soldats » ainsi que sur les périmètres de leur intervention ont conduit à fragiliser « les lignes de front ».

Enfin, l’article de Claude Gilbert et d'Emmanuel Henry révèle que, dans des situations de crise mettant en péril la Nation, les conflits sociaux et politiques peuvent être atténués, voire suspendus au nom du nécessaire maintien de l’unité nationale. En revanche, il conteste que ces phénomènes puissent s’expliquer par la seule mobilisation d’une rhétorique guerrière. Les auteurs rappellent d’ailleurs que si les mesures de lutte contre la pandémie de COVID-19 ont bien fait l’objet de mobilisations sociales et de critiques parfois virulentes, celles-ci n’ont pas été reconnues comme politiquement légitimes, voire ont été publiquement disqualifiées – les pouvoirs publics se trouvant de facto épargnés. La question est alors de savoir si un tel constat s’explique par certaines spécificités des situations de crises sanitaires marquées par de nombreuses incertitudes ou par des processus organisationnels et institutionnels plus larges, concourant à des formes de dépolitisation des enjeux sociaux à l’instar des questions sanitaires.

Conclusion

Les articles de ce numéro nous invitent, enfin, à réfléchir à la temporalité des crises. Réduire les crises sanitaires au moment présent, c’est les dépolitiser et oublier qu’elles se révèlent au prisme de processus longs, de réformes et de politiques administratives, de mémoires incorporées, de situations structurelles d’inégalités sociales et professionnelles, de problèmes sanitaires non traités, etc. Au-delà de la sidération et de l’urgence des premiers moments, les crises sanitaires continuent de produire des effets sanitaires, sociaux, économiques et politiques à moyen et à long terme, tant en raison du problème sanitaire que des mesures adoptées pour tenter de résoudre la crise. D’autres crises sanitaires semblent ne jamais trouver de réponse politique et s’installent pour des décennies – pensons ici à l’absence d’accès à l’eau potable de plusieurs Premières Nations du Canada ou à l’insalubrité de certains logements en milieu urbain. Si des travaux ont souligné le rôle déterminant des luttes définitionnelles dans le cadrage sanitaire des problèmes publics (Gilbert et Henry, 2009), la question des évolutions de ce cadrage à mesure que les crises s’éloignent des éléments déclencheurs, voire se normalisent, demeure entière.

Réfléchir à la temporalité des crises sanitaires invite aussi à penser les parallèles entre des épidémies survenues à différents moments. Sont-elles radicalement différentes ? Peut-on faire certaines analogies entre elles ? Sont-elles l’objet de discours qui tendent à les comparer, à les mettre en rapport ? Ces invocations sont inévitables dans les situations de fortes incertitudes – elles servent à donner une prise sur ce qui échappe, notamment du fait du manque de connaissances (Catlin, 2021). Aux États-Unis, de nombreux commentateurs ont fait des parallèles entre les crises de la COVID-19 et du VIH, alors qu’en France, la grippe espagnole fut régulièrement convoquée pour donner sens à l’épidémie de COVID-19. Finalement, comment nous souvenons-nous des crises ? La réponse est politique, comme nous le rappelle l’article de Rubis Le Coq : ainsi, en Guinée, on ne peut comprendre la façon dont les populations ont vécu la crise d’Ebola sans prendre en compte les crises antérieures et la violence politique ayant rythmé l’histoire du pays. Poser la question de la temporalité des crises sanitaires, c’est au fond demander : qui souffre, qui meurt ?