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Introduction

Les crises sont exceptionnelles dans la mesure où elles viennent perturber le fonctionnement, les objectifs et parfois même les valeurs des organisations (Adrot et Garreau, 2010). Cela nécessite d’adopter de nouvelles pratiques et de constamment se renouveler. Les crises permettent aussi de déceler des faiblesses dans l’ensemble des composantes de gestion, qu’il s’agisse des politiques et des stratégies, de la réactivité, des insuffisances sur le plan des ressources, etc. (Carney et Weber 2015).

Dans les États fragiles, les institutions sont généralement faibles, les contextes fréquemment instables, et les gouvernements manquent souvent d’autorité ou de légitimité, ce qui perturbe inévitablement la gestion des crises (Arandel, Brinkerhoff et Bell, 2015; Newbrander, Waldman et Shepherd-Banigan, 2011).

Le cas de la première épidémie de maladie à virus Ebola en Guinée, entre 2013 et 2016, a mis en exergue les défaillances organisationnelles des institutions guinéennes quant à la gestion de la crise et leur dépendance aux partenaires techniques et financiers internationaux (Maltais, 2019). Plusieurs chercheurs, comme Boozary, Farmer et Jha (2014), Kekulé (2015) et Kruk et al. (2015), ont accusé les déficits en matière de résilience pour expliquer les difficultés de gestion de la crise.

Dans une optique de renforcement de la résilience face aux crises sanitaires, il importe d’étudier les expériences passées pour mieux se préparer aux crises à venir (Anttila, 2014). Ainsi, le fait d’analyser une crise d’envergure comme celle d’Ebola en Guinée permet de noter certains apprentissages qui ont été utiles pour renforcer la gouvernance institutionnelle vis-à-vis des crises sanitaires actuelles (COVID-19, résurgence d’Ebola en 2021, émergence du virus de Marburg en 2021, etc.) et de celles à venir. Cet article[1], qui reprend certaines composantes d’une thèse doctorale (Maltais, 2019), a pour objectif de répondre à la question suivante : comment renforcer la résilience pour favoriser la gestion des crises sanitaires dans les États fragiles ? Les résultats sont issus d’une triangulation des données récoltées en 2017, a posteriori de la première épidémie d’Ebola, à travers des entretiens semi-dirigés, de l’observation directe et une analyse documentaire.

Nous présenterons d’abord le cadre théorique et la méthodologie. Ensuite, les résultats cibleront les éléments les plus importants répertoriés lors de la collecte de données. Dans la discussion, nous exposerons notre modèle pour renforcer la résilience face aux crises sanitaires dans les États fragiles. Nous discuterons des apports de ce modèle à la littérature sur la gestion des épidémies.

Revue de la littérature et cadre théorique

Notre recherche repose sur certains concepts clés, dont les défis spécifiques de la gestion des crises sanitaires dans les États fragiles et la résilience pour aider à gérer la complexité des crises.

Les défis de la gestion des crises sanitaires dans les États fragiles

En 2021, l’Index de fragilité des États classait la Guinée au 14e rang des États les plus fragiles au monde sur un total de 179 pays (The Fund for Peace, 2021). Selon l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) (2016), la fragilité des États repose sur cinq dimensions, à savoir la violence, la justice, les institutions, les fondements économiques et la résilience. Dans les États fragiles, le plus grand défi de la gestion des épidémies réside dans la fragilité des systèmes de santé liée aux lacunes de financement, de gestion des ressources ou de prestation de services (Newbrander, Waldman et Shepherd-Banigan, 2011). Ajoutons à cela la mauvaise gouvernance, les déficits de leadership, les inégalités dans l’accès aux soins et les systèmes d’information déficients omniprésents dans les systèmes de santé fragiles (Kruk et al., 2010).

Les États affectés par Ebola pendant la période de 2013 à 2016 sont tous considérés comme fragiles et détenant des systèmes de santé précaires où il est difficile de répondre aux standards de riposte internationaux sans un appui considérable de partenaires internationaux (Boozary, Farmer et Jha, 2014; Elargoubi et al., 2017). Les États fragiles et leurs systèmes de santé peinent à faire face aux défis que constituent les migrations ou encore les changements climatiques, qui peuvent accroître l’émergence de maladies à potentiel épidémique (Balabanova et al., 2010). Ils ont aussi de la difficulté à répondre aux besoins urgents tout en maintenant les services de base nécessaires (Newbrander, Waldman et Shepherd-Banigan, 2011). Ces défis requièrent des investissements dans le renforcement de la résilience des systèmes de santé, mais également dans les systèmes de réponse aux crises en général.

La résilience pour mieux gérer la complexité des crises sanitaires

Il n’existe pas de définition universelle de la résilience. « La résilience consisterait […] en la capacité d’une personne ou d’un système à se remettre d’un choc et à demeurer relativement stable malgré un environnement turbulent. » (Therrien, 2010 : 155) Pour Kieny et Dovlo (2015), un système de santé résilient doit pouvoir absorber le choc d’une urgence sanitaire complexe tout en poursuivant l’offre de services de santé de base. D’ailleurs, pour ce faire, une approche multidisciplinaire et multisectorielle est encouragée compte tenu de l’interdépendance de la santé et de l’ensemble des composantes socioéconomiques (Kieny et Dovlo, 2015).

Dans le cas des États affectés par Ebola, considérant leur fragilité et leurs déficits spécifiques en matière de résilience, il n’existe pas de méthode unique qui aurait pu leur permettre de gérer cette urgence complexe. On critique souvent la tendance à vouloir implanter une méthode unique de gestion des crises partout dans le monde sans tenir compte du contexte (Elargoubi et al., 2017; Martineau, 2016). L’OCDE (2018) rappelle d’ailleurs que, pour lutter contre la fragilité des États, les méthodes et approches doivent être différenciées et adaptées aux particularités des contextes. De plus, soulignons que la complexité des crises sanitaires, parce qu’elles se déroulent dans un environnement changeant et qu’elles nécessitent une réponse inter-organisationnelle et multisectorielle (Day, 2014; Therrien, Normandin et Denis, 2017), fait en sorte qu’il est primordial d’avoir une bonne connaissance de ce contexte pour s’adapter aux turbulences qui y surviennent.

Les conditions de fragilité socioéconomique, institutionnelle et politique propres à chaque État fragile font que ces États sont reconnus pour avoir des déficits de résilience ne leur permettant pas de répondre efficacement aux crises sanitaires complexes, à l’inverse des systèmes de santé résilients, qui s’adaptent aux perturbations tout en maintenant leurs fonctions et services de base.

Modèle théorique

Pour étudier les leçons apprises d’Ebola au Libéria, Kruk et al. (2015) ont développé un modèle de résilience des systèmes de santé qui comprend cinq caractéristiques, soit : la conscience, la diversité, l’autorégulation, l’intégration et l’adaptabilité. Ce modèle est pertinent dans le cadre de notre analyse puisqu’il provient de recherches sur l’amélioration des systèmes de santé et la construction de l’État dans des contextes fragiles. Comme il n’existe pas de modèle unique pour mesurer la résilience en raison de son caractère normatif et du fait qu’elle ne peut s’évaluer que par des comparaisons (Chandler, 2014), nous avons jugé que ces caractéristiques étaient les plus pertinentes pour notre étude.

La figure 1 présente les définitions de chacune des caractéristiques.

Figure 1

Caractéristiques de la résilience sanitaire (Kruk et al., 2015)

Caractéristiques de la résilience sanitaire (Kruk et al., 2015)

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Dans le cadre de la présente recherche, ces caractéristiques ont servi de variables de la résilience. La section suivante présentera la méthodologie de recherche et explicitera la façon dont ce modèle a été utilisé pour analyser les données.

Méthodologie

La collecte de données sur le terrain s’est déroulée de mars à août 2017. Il s’agissait de documenter la résilience avant la première épidémie d’Ebola en 2013, puis son renforcement pendant et après l’épidémie. Pour cette recherche qualitative, 41 entretiens semi-dirigés ont été effectués avec des gestionnaires de différentes organisations impliquées dans la gestion des épidémies en Guinée. Ces entretiens ont été retranscrits et analysés dans QdAMiner selon l’arbre à codage suivant :

Tableau 1

Arbre à codage (Maltais, 2019)

Arbre à codage (Maltais, 2019)

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Pour compléter la collecte de données, une analyse documentaire a été réalisée, et 37 événements de gestion des crises ou de relèvement post-crise ont été observés. En 2017, une épidémie de rougeole était en cours, et d’autres cas suspects de maladies à potentiel épidémique ont été notifiés et confirmés, ce qui nous a permis d’analyser les mécanismes de gestion de crise en temps réel.

Le tableau 2 décortique le nombre d’entretiens par type d’acteur rencontré.

Tableau 2

Provenance des gestionnaires interrogés

Provenance des gestionnaires interrogés

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L’observation directe non participante a visé la préparation face aux crises sanitaires et l’intégration d’activités de prévention; le tableau 3 récapitule les événements observés.

Tableau 3

Description des événements observés

Description des événements observés

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Une grille d’observation contenant des éléments à observer pour chacune des 5 caractéristiques de la résilience a été développée (Maltais, 2019 : 272). Par exemple, nous pouvions y noter les rôles et responsabilités des personnes participantes aux réunions ou encore les différents thèmes abordés pour chacune des cinq caractéristiques de la résilience.

Enfin, en plus d’une revue de la littérature scientifique effectuée en continu pendant le processus de recherche, certains documents partagés par l’ANSS, le ministère de la Santé, la Croix-Rouge guinéenne, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et d’autres sources, non disponibles publiquement ou encore en cours de validation lors de la collecte, ont été consultés. Il pouvait s’agir de brouillons de plans nationaux, de rapports non publics ou de présentations de type PowerPoint ayant été utilisées pour des conférences ou des réunions. Il arrive fréquemment que des documents de différents acteurs guinéens contenant une mine d’informations ne fassent pas l’objet de publications scientifiques ou officielles. Au total, parmi les 48 documents consultés, nous en avons retenu 27 qui fournissaient des informations importantes sur des éléments relatifs au cadre théorique. Pour les sélectionner, une première lecture a été effectuée afin d'évaluer dans quelle mesure ils discutaient d’une ou de plusieurs caractéristiques de la résilience. Par la suite, comme pour les deux autres sources de données, les documents ont été analysés dans QdAMiner.

La saturation théorique d’une étude qualitative n’est jamais fixe (Savoie-Zajc, 2006); néanmoins, la taille de notre échantillon fournit une bonne diversité de parties prenantes impliquées lors de la réponse aux épidémies en Guinée, et les autres méthodes de collecte ont pu confirmer les résultats grâce à une triangulation des données. Pour ce faire, une matrice d’analyse a été développée (Maltais, 2019 : 87). Pour chaque source de données, un pointage a été accordé pour avoir discuté de l’une ou de plusieurs caractéristiques de la résilience selon le cadre théorique.

Résultats

Pour répondre à la question de recherche, à savoir comment renforcer la gestion résiliente des crises sanitaires dans les États fragiles, nous présenterons les éléments qui sont revenus le plus souvent dans la collecte de données et qui ont été documentés dans les trois méthodes. La matrice d’analyse a permis de fournir un pointage pour chacune des méthodes de collecte de données et chacune des caractéristiques de la résilience (Maltais, 2019 : 87). Par exemple, lors des entretiens semi-dirigés et lors de l’analyse documentaire, c’est la caractéristique de l’intégration qui a été la plus documentée, ce qui s’explique certainement par tous les échanges qui ont eu lieu sur les défis de la coordination des parties prenantes. Lors de l’observation, c’est la caractéristique de la conscience qui s’est démarquée, assurément en raison du grand nombre de réunions d’information épidémiologique observées, où l’on discutait des risques et des stratégies d’intervention pour faire face aux menaces. Pour chacune des caractéristiques de la résilience, nous avons fait ressortir les éléments les plus importants par rapport au cadre théorique.

Historique et crises vécues précédemment

Ce sont 8 personnes qui ont précisément abordé les crises vécues précédemment et l’histoire de la Guinée pour expliquer les lacunes dans la gestion de la première épidémie d’Ebola. Un acteur international a mentionné que le système de santé du pays constitue « un système extrêmement fragile dans son ensemble, de A à Z ». Un fonctionnaire guinéen a reconnu la dépendance aux partenaires internationaux pour la gestion des épidémies cycliques de rougeole et de choléra. Malgré ces maladies qui viennent et reviennent, l’État n’a toujours pas développé de plans pour se préparer aux épidémies. Quinze personnes interrogées ont décrié l’absence de protocoles ou de guides pouvant faciliter la riposte face aux épidémies. Les résultats soulignent l’importance de connaître ces déficiences ainsi que les causes de la fragilité afin de pouvoir renforcer la résilience dans chacun des aspects déficients. Lors de l’observation de l’évaluation externe du Règlement sanitaire international (RSI), nous avons pu noter les forces et les faiblesses identifiées par les parties prenantes depuis les dernières crises, et non seulement Ebola. Par exemple, on y a mentionné des faiblesses dans la communication sur les risques et dans la préparation face aux crises, notamment quant à l’absence d’un plan national multi-dangers de préparation et d’action en cas d’urgence de santé publique. On a également reconnu des forces dans l’accès aux vaccins et leur distribution à l’échelle nationale. Le rapport d’évaluation externe (OMS, 2017) présente un résumé de l’état des lieux en ce qui concerne la réponse aux crises sanitaires post-Ebola.

Efficacité et légitimité des institutions

Certains sous-éléments ressortent des entretiens, comme le renforcement du leadership national évoqué dans 16 entretiens différents, ou encore l’importance de créer un regroupement sectoriel (cluster) pour la santé qui soit permanent et fonctionnel, afin de renforcer le système de santé en général, ainsi que le rappellent trois acteurs internationaux. Selon un acteur international, en l’absence d’un tel type de regroupement en amont de l’épidémie, la gestion se fait « au gré des relations, des réunions informelles, et finalement, sur le terrain, il y [a] beaucoup de cacophonie ». L’observation des réunions hebdomadaires d’information épidémiologique a permis de constater leur importance. Elles agissent de la même manière que le feraient des réunions d’un regroupement sectoriel lors de crises. En l’absence d’un cluster officiel, il est primordial de maintenir ces réunions pour assurer la coordination des interventions de la multitude de parties prenantes, partager les informations hebdomadairement et échanger sur les risques.

Aspects socioculturels

Deux acteurs nationaux ont mentionné le besoin de développer et de renforcer la culture de l’urgence, autrement dit la réactivité lors de l’émergence d’un risque. Parmi les solutions proposées, on trouve le renforcement de la culture du changement et l’investissement dans la formation et le leadership des jeunes au sein du système de santé. Ce commentaire d’un acteur national est révélateur à cet égard :

Dire qu’on peut gérer une épidémie majeure sans l’intervention des partenaires, j’ai des doutes. C’est encore difficile, parce que ça ne dépendrait pas uniquement des compétences acquises, mais ça dépendrait même de notre culture. Il faut aussi en tenir compte, à savoir [que] la promptitude et la diligence ne sont pas souvent dans nos habitudes.

Lors de l’observation, il a été porté à notre attention que la direction de la cellule de lutte contre Ebola a aidé à embaucher 800 jeunes pour lutter contre l’épidémie, dont plusieurs sont toujours à la fonction publique, ce qui fait dire à un acteur local : « [O]n a un personnel assez soutenu qui pourra nous aider à soutenir le système de santé. » L’ANSS s’est aussi assurée d’embaucher des jeunes dans chacun des départements afin de former la relève.

Aspects politico-légaux

Il faut développer, améliorer ou valider, dans des délais raisonnables, des plans et protocoles d’intervention lors des crises sanitaires. Au cours des entretiens, 15 personnes ont décrié l’inexistence ou la méconnaissance de l’existence de tels plans, tandis que 6 autres ont signalé l’existence de certains plans, mais aussi qu’ils étaient multirisques ou principalement axés sur le choléra, pas à jour, ni opérationnels, ni adaptés à Ebola. Le fait d’avoir des protocoles clairs permet de savoir qui fait quoi, quand et où, lors des différentes phases d’intervention. L’observation directe et l’analyse documentaire ont confirmé que plusieurs plans étaient en cours de rédaction ou de validation en 2017.

Enjeux de développement

Un État comme la Guinée doit travailler à la décentralisation du système de santé afin d’encourager un système davantage communautaire. Un acteur local rappelle ainsi que

[l]a communauté n’était pas impliquée dans la lutte contre les maladies. Mais, avec Ebola, il y a des organisations qui ont été mises en place dans tous les quartiers du pays […]. Il y avait des individus, des chefs religieux ou des chefs de quartier, des responsables des jeunes, des femmes, qui ont été mobilisés et chargés, au même titre que nous, de faire la surveillance.

Nous avons pu observer et lire la documentation sur l’élaboration et la mise en oeuvre d’un projet de développement de la santé à base communautaire. Des supervisions formatives ont aussi été organisées par les autorités.

Par ailleurs, les faibles investissements en santé à travers le budget national ont été vivement critiqués par 6 personnes, puisque cela a une incidence directe sur la capacité de réponse nationale aux crises. En 2016, les données obtenues du ministère du Budget faisaient état d’une proportion de 5,5 % du budget total accordé à la santé, comparativement à 1,5 % en 2010. En 2020, le ministère nous a fourni des données qui montrent une augmentation à 12,4 % du budget national, ce qui se rapproche de la cible d’Abuja fixée à 15 % (ONU et Commission de l’Union africaine, 2011).

Gestion, prise de décisions et communication

Bien définir les mécanismes de gestion, de prise de décisions et de communication à l’interne et à l’externe est essentiel pour toute organisation. Un acteur international déclare :

Dans les situations d’urgence, il y a certains mélanges. Il y a des mélanges de personnalités, il y a des mélanges d’objectifs des institutions représentées, il y a le stress. Donc, forcément, je ne peux pas vous dire que c’était rose tous les jours.

Établir une meilleure communication permet d’éviter des conflits et de se concentrer sur les tâches à accomplir. Le partage d’information, notamment observé lors des réunions d’information épidémiologique, facilite la gestion des crises et améliore la surveillance et la notification des risques. On a relevé le besoin de revoir l’intervention auprès des communautés isolées et des groupes marginalisés, pour s’assurer qu’elle est adaptée au contexte, afin d’éviter les réticences communautaires.

Ressources

Les trois méthodes de collecte de données ont montré l’importance d’autonomiser les organisations nationales pour qu’elles deviennent indépendantes des partenaires internationaux. Cela se fait notamment grâce à une bonne dotation en ressources, mais aussi à travers l’assiduité des ressources humaines de la fonction publique et leur présence sur l’ensemble du territoire. Aussi, depuis 2018, la Commission des affectations du ministère de la Santé a mis en place des mesures pour obliger les ressources humaines à se déployer à l’échelle du pays.

Capacités et compétences

Parmi les personnes interrogées, 17 reconnaissent les acquis grâce aux formations et au transfert d’expertise. Lors de l’observation, des simulations d’épidémies ont également été organisées pour renforcer la capacité de réponse. Plusieurs formations ont été offertes au personnel pendant et après l’épidémie d’Ebola, mais de la formation continue doit également être proposée, et les programmes de recherche et d’enseignement universitaires doivent être renforcés.

Coordination

La prise de conscience de l’importance de la coordination lors des crises est indéniable dans le cas à l’étude, mais la réponse multisectorielle doit être renforcée à travers l’opérationnalisation de l’approche « Une seule santé », qui considère le lien intrinsèque entre la santé humaine, animale et environnementale dans la gestion des épidémies (Cunningham, Scoones et Wood, 2017; Lebov et al., 2017). En 2017, cette approche en était à ses balbutiements en Guinée, avec la mise en place de la plateforme nationale et la mise en oeuvre du projet REDISSE sur le renforcement de la surveillance des maladies en Afrique de l’Ouest. De plus, ainsi que l’affirme un acteur international :

Dans la coordination, [le grand défi,] c’est la capacité de la coordination nationale à gérer autant de partenaires. La faible connaissance par les partenaires de comment fonctionne la coordination. Donc, si tu ne fais pas l’effort dans ton approche de mise en oeuvre de beaucoup impliquer le ministère de la Santé et la Coordination nationale, tu crées des problèmes sur le terrain, des doublons.

Selon un acteur national, « [a]u début, chacun venait avec sa philosophie. La coordination n’était pas simple. Mais, au fur et à mesure qu’on évoluait dans la lutte, il y a eu une meilleure cartographie des intervenants et des interventions ».

Rôles et responsabilités des acteurs

La méconnaissance et le non-respect des rôles et des responsabilités des acteurs ressortent comme des éléments critiques pour dix personnes interrogées (n = 10). D’autres éléments peuvent influencer la gestion, comme une compétition entre les acteurs (n = 4), des réticences des uns envers les autres (n = 5), un manque de prise en compte des acteurs locaux ou nationaux et le non-respect de la hiérarchie instaurée (n = 10) ou les intérêts divergents des partenaires (n = 7). Il est nécessaire de mieux définir et faire connaître les rôles et responsabilités des différentes entités impliquées grâce à une cartographie des acteurs. Encore aujourd’hui, face à la COVID-19, il persiste une ambiguïté sur les rôles des acteurs (Delamou et al., 2020), malgré les mécanismes de coordination existants et une cartographie réalisée post-Ebola.

Sommairement, les résultats montrent que, du point de vue de la conscience, le fait de connaître le contexte et d’étudier les expériences du passé permet de noter les lacunes et de travailler à pallier les faiblesses. En ce qui concerne la diversité, on constate que faire face à des défis sanitaires multiples nécessite des ressources, des compétences, des capacités et des connaissances variées. L’autorégulation se traduit par une rapidité de réponse en s’appuyant sur des mécanismes solides et adaptés de surveillance, de notification et d’intervention. La coordination représente le nerf de la guerre dans une épidémie d’envergure, et touche aussi à la caractéristique de l’intégration : partager les informations et connaître les rôles et responsabilités de chacune des entités impliquées, suivant des modes et méthodes de gestion bien définis, facilite la coordination. L’adaptabilité, à travers l’apprentissage, permet de modifier continuellement les façons de faire en fonction du contexte et d’ajuster les interventions ainsi que la prise de décisions.

Enfin, nous avons pu constater que les résultats étaient généralement partagés au sein des différentes échelles (internationale, nationale et locale) auxquelles appartiennent les acteurs rencontrés. En effet, mis à part les aspects socioculturels qui ont été abordés exclusivement par des acteurs nationaux et l’absence de regroupements sectoriels de types clusters qui a été décriée uniquement par des acteurs internationaux, tous les autres résultats ont été mentionnés à toutes les échelles d’analyse.

Discussion et conclusion

Cet article a mis en exergue la complexité inhérente à la gestion des crises sanitaires dans les États fragiles en s’appuyant sur le cas de la première épidémie d’Ebola en Guinée. Nous voulions mieux comprendre comment renforcer la résilience face aux crises sanitaires dans les États fragiles.

À partir des politiques et des pratiques organisationnelles issues de nos résultats d’analyse de la gestion de la crise d’Ebola en Guinée et des travaux de nombreux chercheurs (Bujones et al., 2013; Comfort, 2002, 2016; Kapucu et Sadiq, 2016; Kruk et al., 2015; La Porte, 2006; Manyena et Gordon, 2015; Therrien, 2010; Therrien, Normandin et Denis, 2017), nous avons développé un modèle pouvant mener à une plus grande résilience. La figure 2 en présente les trois dimensions analytiques : l’analyse contextuelle, l’analyse factorielle et l’analyse de la résilience sanitaire, ainsi que les éléments à étudier dans chacune de ces dimensions.

Figure 2

Modèle tridimensionnel de gestion des crises sanitaires dans les États fragiles (Maltais, 2019 : 222)

Modèle tridimensionnel de gestion des crises sanitaires dans les États fragiles (Maltais, 2019 : 222)

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D’abord, notons que la crise survient toujours dans un environnement influencé par de nombreux éléments, dont l’historique, l’efficacité des institutions, les aspects socioculturels ou politico-légaux ou divers enjeux de développement. L’expérience de la gestion d’Ebola en Guinée a confirmé le rôle essentiel du contexte dans lequel survient une crise, d’où l’importance de bien en connaître les risques et les vulnérabilités, de se préparer et de faire une planification en cas de catastrophe, ainsi que le signalent plusieurs auteurs (Elargoubi et al., 2017; Kieny et al., 2017; Kruk et al., 2015; Maltais, 2019; Matua, Van der Wal et Locsin, 2015; Roca et al., 2015; Thomas et al., 2020; Welsh, 2014).

Ce modèle montre que la crise survient dans un contexte doté d’un historique propre, notamment en matière de santé publique, d’aspects politico-légaux, et de nombreux enjeux de développement (pauvreté, manque de ressources, faiblesses institutionnelles, etc.). Une bonne analyse contextuelle permet de jauger le degré de résilience en amont et de travailler à renforcer chacune des dimensions de la résilience pour mieux se préparer à d’autres crises.

Le cas d’Ebola en Guinée a aussi permis de noter la présence de nombreux acteurs pendant la crise et leurs difficultés à coordonner leurs actions. L’analyse factorielle montre qu’il existe des mécanismes de gestion internes propres à chacune de ces organisations, qui doivent collaborer entre elles (à l’échelle nationale et même internationale, pour la gestion des frontières par exemple). Ce modèle d’analyse aide à mieux saisir les dimensions inter-organisationnelle et intra-organisationnelle qui comprennent des mécanismes de gestion, de prise de décisions et de communication, mais également des ressources, capacités et compétences. Enfin, l’analyse de la résilience sanitaire permet d’analyser et de renforcer les cinq caractéristiques qui la déterminent.

Ce modèle tridimensionnel possède de nombreux avantages, dont celui de schématiser la complexité de la gestion des épidémies, de tenir compte du contexte spécifique où se déroule la crise, comme de l’implication d’un nombre important d’acteurs diversifiés ayant chacun leurs intérêts, valeurs et standards.

Au terme de cette recherche, nous avons pu proposer des recommandations pour une gestion résiliente des épidémies dans les États fragiles, que présente le tableau 4.

Tableau 4

Recommandations pour une gestion résiliente (adapté de Maltais, 2019)

Recommandations pour une gestion résiliente (adapté de Maltais, 2019)

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Si le renforcement des institutions demeure un défi dans les États fragiles en raison d’un grand nombre de facteurs (Benton et al., 2014), nos résultats démontrent néanmoins que le cas d’Ebola en Guinée a permis de renforcer tous les aspects de la gestion des crises. Des améliorations notables sont aujourd’hui clairement visibles dans la gestion de la pandémie de COVID-19 (Delamou et al., 2020). Aussi, il serait intéressant d’utiliser notre modèle d’analyse pour l’appliquer à la gestion de la pandémie actuelle.