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Introduction

En paraphrasant le titre d’un ouvrage publié par Philippe Meirieu en 1987 et resté célèbre dans les sciences de l’éducation comme au sein des professions enseignantes, notamment du fait de son caractère pragmatique et opérationnel, cet article se propose d’aborder, au plus près des savoirs construits et offerts à l’université, la question de la professionnalisation de ses formations. Professionnaliser, oui, mais comment ? La question mérite d’autant plus d’être posée que nombre de voix se sont élevées dans la communauté universitaire pour dénoncer des incitations, voire des injonctions à la professionnalisation, dont la réalité reste à analyser (Doray, Tremblay et Groleau, 2015), ou, plus globalement, des instruments d’action publique (Lascoumes et Le Galès, 2004) tendant à s’imposer sans discussion et sans débat au monde universitaire[1]. Comme d’autres analyseurs, ce thème de la professionnalisation nous permet de rendre compte des tensions identitaires qui traversent les divers systèmes d’enseignement supérieur et de recherche. Les multiples conceptions de la professionnalisation des formations universitaires sont d’ailleurs à saisir en lien avec différents modèles historiques d’organisation des universités (Lessard et Bourdoncle, 2002 ; Bourdoncle et Lessard, 2003). Nous nous intéressons dans ce texte tout particulièrement aux débats et oppositions à l’oeuvre entre les visions « académique » et « professionnalisante » des formations universitaires, et plus globalement aux effets des critiques utilitaristes portées de façon accrue à l’égard des connaissances produites et diffusées dans cet espace.

La mise en place du LMD en France et l’objectif de professionnalisation : un des aspects utilitaristes parmi d’autres attribué à la connaissance produite et diffusée

Face au constat de la mise en place d’instruments d’action publique sans réels débats et concertations en France, cet article ouvre ce que l’on peut considérer comme la « boîte noire » des conceptions et pratiques de production et de diffusion des savoirs universitaires en relation avec cette question de la professionnalisation des formations, laquelle renvoie à un des aspects des transformations récentes de l’université française, depuis la mise en place de la réforme « LMD » (licence-master-doctorat) notamment (Musselin, 2009). Cette politique publique, dont les premiers fondements se mettent en place à la fin des années 1990, a eu de profonds effets sur le travail effectif des enseignants et enseignants-chercheurs. À la suite d’autres recherches (notamment Musselin, 2001 ; Chevaillier et Musselin, 2014), nous considérons que ces transformations sont multiples et touchent aussi bien le domaine des formations, celui de la recherche, que le mode d’administration et de gouvernance des universités. Il s’agit ici moins de considérer la question de la professionnalisation comme une préoccupation spécifiquement attachée à la réforme LMD que de voir comment cette réforme a agi et agit sur la manière dont les acteurs[2] des universités françaises conçoivent la professionnalisation, en mettant la focale sur les conceptions et pratiques de production et de diffusion des savoirs.

En effet, le souci de professionnalisation des formations universitaires est bien antérieur à la réforme LMD, même s’il touche différemment les disciplines universitaires. Songeons par exemple aux formations de droit ou de santé, adossées dès leur origine à l’exercice de professions (juristes, avocats, médecins, dentistes, pharmaciens, etc.). Notre propos s’inscrit dans une perspective plus globale qui vise à montrer que cette préoccupation est associée à un ensemble de transformations plus larges de l’enseignement supérieur que certains qualifient d’institutionnalisation de politiques dites néolibérales (Allouch et Noûs, 2020), caractérisées entre autres par des préoccupations de rationalisation et de réduction de coûts en ce qui concerne notamment l’investissement de l’État français (Vinokur, 2007). Sans nous y attarder, signalons que, du point de vue de la sociologie de l’action publique, ce mouvement ne touche pas que les universités et s’inscrit dans une dynamique plus générale de réforme de l’ensemble des administrations françaises inspirée des idées du New Public Management (Bezès, 2009) et marquée par un processus dit d’« agencification » (Benamouzig et Besançon, 2008) repérable notamment, pour l’enseignement supérieur français, dans la mise en place, par la loi de 2006, de l’ANR (Agence nationale de la recherche) et de l’AERES (Agence de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur), renommée le HCERES (Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur). De notre côté, nous nous sommes intéressés aux liens entre ces conversions d’un certain nombre de politiques et de services publics (en particulier en éducation, en recherche, en santé) et l’évolution des conceptions et pratiques de la production et de la diffusion de savoirs (Terral, 2013). Cela nous a entre autres permis de repérer un accroissement des critiques utilitaristes adressées aux savoirs et de montrer combien était réactivée dans de nombreux contextes, et sous différentes formes, la tension entre validité et utilité des connaissances, interrogeant par là même les modes de validation des savoirs universitaires, lesquels apparaissent par ailleurs davantage pluriels.

C’est depuis ce point de vue que la question de la professionnalisation des formations universitaires, et plus globalement celle de la transformation de l’enseignement supérieur et de la recherche sous l’effet des réformes, nous intéresse. Moins que de considérer en détail le faisceau de réformes interconnectées que nous venons d’évoquer, il s’agit d’envisager leurs effets sur l’activité professionnelle des acteurs universitaires en considérant la façon dont ils gèrent les potentielles tensions entre les missions précédemment assignées à leur travail et l’affichage croissant et récurrent de l’objectif de professionnalisation des formations. On pourrait ainsi dire que la question de la professionnalisation est précisément associée au mouvement de transformation des études universitaires ayant suivi la réforme LMD parce que, comme d’autres mots d’ordre ou injonctions, elle est porteuse d’une certaine idée de la formation et, plus globalement, d’une vision plus utilitariste (pour plus de détails sur cette notion, voir Terral, 2013) de la production et de la diffusion des savoirs. Plutôt que de considérer une rupture globale où un mode 1 du développement des sciences et de la connaissance se substituerait à un mode 2 (Gibbons et al., 1994), plus utilitariste, nous nous intéressons, par le biais de questions précises comme l’interdisciplinarité (Collinet, Terral et Trabal, 2015 ; Terral, Trabal et Collinet, 2017) ou, ici, la professionnalisation des formations, à la façon dont ces questions confrontent diverses visions des relations entre validité et utilité des savoirs, en lien avec différentes fonctions et positions sociales occupées dans l’espace de la recherche et de l’enseignement supérieur français. Nos diverses enquêtes pointent en effet une pluralisation des référentiels (Jobert et Muller, 1987) d’enseignement supérieur et des missions assignées aux acteurs universitaires durant ces vingt dernières années ; pluralité qui engendre potentiellement des tensions identitaires, c’est-à-dire à la fois des difficultés personnelles dans l’évolution du rapport à la profession et des difficultés de coordination, voire des conflits entre les identités collectives en présence. Nous considérons ainsi les diverses formes de l’adhésion ou du rejet aux réformes universitaires et les relations que ces dernières entretiennent pratiquement avec les activités de travail elles-mêmes (Demazière, Lessard et Morrissette, 2014). Il s’agit ainsi de voir comment, depuis cet objectif de professionnalisation, les acteurs universitaires transforment potentiellement les représentations et les pratiques de leur(s) profession(s), recomposant potentiellement ainsi leurs identités professionnelles et leurs modes de reconnaissance (Wittorski, 2008).

Les STAPS, un bon analyseur des controverses et tensions entre les acteurs universitaires au sujet de la professionnalisation des formations

Nous prenons le cas de la discipline STAPS en France, qui a la particularité d’être construite sur un objet de connaissance et non sur une discipline scientifique. La 74e section du CNU (Conseil national des universités) a été créée en 1983. Elle est historiquement exclusivement focalisée sur la formation des enseignants d’EPS en collège et en lycée, et comprend aujourd’hui quatre grands départements de formation : éducation et motricité (le département « historique »), entraînement sportif, management du sport, ainsi qu’activités physiques adaptées et santé. Ses acteurs regroupent une grande diversité de profils et de savoirs : ce sont des enseignants-chercheurs de spécialités extrêmement diverses (physiologie, biomécanique, psychologie, sociologie, histoire, droit, gestion, etc.), mais également des enseignants du second degré dans une proportion assez importante[3]. L’histoire de cette filière est marquée par un souci d’autonomisation par rapport aux savoirs et aux pouvoirs médicaux, qui l’ont historiquement contrôlée, ainsi que par des velléités de reconnaissance universitaire la distinguant des autres filières et disciplines déjà installées (voir notamment Terral, 2003 ; Mierzejewski, 2005).

Cette discipline, portée par les enseignants d’EPS, s’est émancipée de la tutelle médicale en développant des savoirs davantage interdisciplinaires : sciences humaines et sociales, connaissances professionnelles et recherches sur l’intervention, etc. Au milieu des années 1990, cette filière singulière a vécu une massification plus brutale (effectifs étudiants multipliés par quatre en dix ans) que celle de l’ensemble du système universitaire français, effet direct de la suppression du concours d’entrée en première année de DEUG (Diplôme d’études universitaires générales) – procédure illégale depuis la loi de 1984, qui fait suite à plusieurs recours des familles auprès du tribunal administratif. Cette massification a eu des incidences sur les profils des formés et des formateurs, ainsi que sur le contenu et la qualité des formations et de leurs débouchés professionnels (Gojard, 2012).

On peut ainsi considérer la discipline STAPS comme un analyseur pertinent des bouleversements plus généraux qu’a subis l’enseignement supérieur du fait notamment des éléments suivants : forte massification étudiante ; diversification des formations et des débouchés professionnels et augmentation de la productivité, sinon de « l’excellence » de la recherche ; pluralité des parcours et statuts des acteurs universitaires ainsi que des savoirs produits et diffusés. En tant que jeune discipline universitaire fondée initialement sur des préoccupations de formation professionnelle, elle illustre également très bien les tensions entre recherche et formation professionnelle, science et technique, théorie et pratique. En examinant les débats et controverses autour de la professionnalisation de ses formations, l’étude de la discipline STAPS va nous permettre de considérer les tensions entre acteurs (tensions entre les statuts et les disciplines des formateurs), mais aussi au sein d’un même parcours (tensions au sein de chaque statut et discipline), autour de la double mission de recherche et de formation universitaire, et de la contrainte de production et de diffusion de savoirs à la fois valides et utiles socialement : qu’est-ce que professionnaliser ? quels savoirs sont ou seraient plus « professionnalisants » que d’autres ?

Appréhender conjointement la dynamique des carrières individuelles et celle des débats et controverses entre acteurs dans le cadre d’une enquête au long cours

En mobilisant à la fois une sociologie des carrières (Becker, 1985 ; Hughes, 1990 ; Darmon, 2008 et 2016) émanant de la sociologie interactionniste américaine et une sociologie des controverses (pour une vue générale, voir notamment Raynaud, 2018), nous étudions simultanément les dynamiques individuelles et collectives qui entourent la professionnalisation des formations. Nous appréhendons la diversité des représentations de la formation portées par les acteurs en lien avec leurs parcours et profils, ainsi que les débats et controverses permettant de saisir les fondements de leurs positions sociales dans le champ universitaire, suivant le sens donné à cette notion par Bourdieu (1980)[4].

Notre attention aux processus temporels, comme le fait d’inscrire l’enquête dans la durée, nous permet de rendre potentiellement compte d’un certain nombre de changements issus des réformes qu’a subies l’enseignement supérieur français. Ainsi, le début des années 2000 est marqué par des évolutions, voire des bifurcations (« turning points[5] ») (Hughes, 1990) que les acteurs universitaires accepteront et parviendront plus ou moins à intégrer suivant la représentation de la formation qu’ils portent, c’est-à-dire l’ensemble des idées étayant d’un point de vue argumentaire leurs conceptions. En appréhendant cette diversité de représentations, nous tentons de mieux comprendre les fondements des formes de coordination (accords, arrangements, compromis, tensions, oppositions, hiérarchies, etc.) à l’oeuvre entre les différents acteurs universitaires. L’étude des débats et controverses permet ainsi de saisir conjointement les effets des conceptions et des positions dans le champ, les jeux de savoir et de pouvoir (Terral, 2013) se développant autour de l’activité des acteurs considérés.

Le matériau empirique étayant nos analyses est constitué de deux séries d’entretiens relevant d’une enquête longitudinale, menée en deux temps, sur neuf unités de formation et de recherche françaises, ainsi que d’observations ethnographiques participantes (en tant qu’enseignant-chercheur en STAPS : observation de réunions, discussions informelles, échanges de courriels, production d’écrits, etc.) réalisées sur toute la période dans différents espaces universitaires de la discipline. Au total, nous disposons de 54 entretiens (voir l’annexe 1 pour plus de détails sur les profils des enquêtés) : 26 entretiens menés entre 1997 et 2002 avec 8 enseignants du second degré (PRAG EPS) et 18 enseignants-chercheurs se revendiquant « psychologues de la cognition ou du mouvement », « chercheurs en neurosciences », « biomécaniciens », « physiologistes », « historiens », « sociologues », « enseignants-chercheurs en management du sport », « anthropologues », « didacticiens » ; et 28 entretiens menés entre 2015 et 2019 avec 9 enseignants du second degré (PRAG EPS) et 19 enseignants-chercheurs se revendiquant des disciplines précédemment citées. Lors de cette seconde vague d’entretiens, nous n’avons pas pu systématiquement interroger les mêmes personnes que lors de l’enquête 1997-2002 du fait de départs à la retraite ou de mutations, notamment.

Les entretiens visaient à la fois à interroger les différents acteurs sur la nature et le vécu de leurs activités, afin de saisir leurs représentations de la formation, et sur les relations professionnelles entre eux. Nous avons avant tout cherché à recueillir des descriptions concrètes des activités de travail, puis, dans un second temps, des considérations et jugements plus généraux relevant de représentations et visions du monde s’ancrant dans les conceptions de la formation des interviewés.

À partir d’une analyse des conceptions de la professionnalisation et des positions sociales dans le champ, et en considérant les tensions et difficultés de coordination entre acteurs (tensions inter-) tout comme celles jalonnant le parcours individuel (tensions intra-), nous mettons en évidence dans un premier temps une dynamique de spécialisation et de segmentation des activités des acteurs. Étudiant ensuite en détail les arguments des deux grandes conceptions des formations universitaires que nous nommons visions académique et professionnalisante, nous montrons comment s’imbriquent des considérations organisationnelles (effets des positions sociales et des ethos disciplinaires des acteurs dans le champ universitaire, et de la tendance à la spécialisation et à la segmentation des activités professionnelles dans cet espace), axiologiques (le « bon » professionnel pour la « bonne » société) et épistémiques (le « bon » savoir pour professionnaliser). Ce dernier constat nous permettra de souligner combien la question de la professionnalisation des formations fait ressortir la double contrainte de validité et d’utilité des connaissances, participant ainsi d’une critique utilitariste des savoirs universitaires.

Quand la professionnalisation accroît les tensions intra- et inter-individuelles en provoquant une dynamique de spécialisation et de segmentation des activités des acteurs

Notre enquête met en évidence une spécialisation des carrières enseignantes qui renvoie à la sollicitation plus intensive de certaines activités fondant le travail des universitaires parmi leurs trois principales missions : former, chercher, administrer. Les entretiens menés montrent que, pour la période récente, les charges de travail accrues, conséquences des incitations des diverses réformes (recherche de partenariats, de financements, évaluations, recrutement d’emplois temporaires, etc.), tendent à spécialiser et à segmenter cet espace professionnel en différentes catégories d’acteurs, générant par là même des tensions identitaires pour chaque enseignant et entre enseignants autour de la double mission de recherche et de formation universitaire :

Quand je regarde mon parcours professionnel, je vois finalement que je suis passé d’un fort engagement sur la formation des enseignants d’EPS à un investissement plus intense sur la recherche. Les exigences et le temps que prenaient ces deux engagements n’étaient pas compatibles, on ne peut pas être partout. [] Et alors que c’est parfois perçu par certains collègues comme des choix de carrière, voire de l’opportunisme, c’est aussi une certaine frustration pour moi, qui suis un ancien enseignant d’EPS très attaché à la formation de ces professionnels et à la professionnalisation de nos étudiants.

Un MCF en STAPS, docteur en histoire, 56 ans au moment de l’entretien en novembre 2016

Comme on le constate, cette spécialisation est plus ou moins bien vécue par les acteurs en fonction de leur vision de la profession et de leur projet professionnel, qui se voient ainsi plus ou moins modifiés. C’est en ce sens que nous parlons de tensions identitaires, entendues à la fois comme difficultés personnelles dans l’évolution du rapport à la profession et comme conflits entre identités collectives en concurrence pour contrôler le champ des formations universitaires. Nous rejoignons ainsi les travaux s’intéressant aux normes globales qui régissent aujourd’hui le champ éducatif, associées aux exigences croissantes à l’égard des professions enseignantes. Ces dernières exigent des niveaux de formation plus élevés, des compétences attendues multipliées et formalisées par des référentiels nouveaux (Lang, 2004), et ce, au risque souvent de mettre les travailleur·euses « sous tension » (Tardif, 2012).

Il faut être clair, ce qui guide et a toujours guidé les carrières à l’université, ce sont quand même les activités de recherche. Se couper de l’activité et de la productivité en recherche au nom du pilotage des formations est très pénalisant. [] Du coup, c’est effectivement très compliqué, particulièrement avec les contraintes administratives croissantes et le manque de moyens, de s’engager pleinement dans la professionnalisation de nos étudiants et dans une activité de recherche intensive comme on nous le demande par ailleurs au niveau des laboratoires.

Un MCF en STAPS, biomécanicien, 42 ans au moment de l’entretien en avril 2017

Rendant compte de ces tensions dont on voit combien elles peuvent être intra- et inter-individuelles, certains enquêtés ont même été jusqu’à nous parler de deux profils d’acteurs : les formateurs « très formation » ou « très recherche ». Et comme l’évoquent les extraits d’entretiens précédents, ces profils professionnels ne renvoient pas aux mêmes positions sociales dans le champ scientifique (Bourdieu, 1976), ce qui induit des jeux de concurrence et des rapports de domination entre acteurs tant les activités de recherche sont historiquement davantage valorisées dans les carrières universitaires que l’implication dans les formations. Comme a pu le souligner Musselin (2005) en se penchant sur les modes de recrutement dans diverses universités, les activités de recherche sont souvent la dimension la plus facile à apprécier pour les recruteurs et les évaluateurs, car ils ont assez de critères, notamment quantitatifs, pour juger de ce type de compétence. L’équivalent n’existe pas en matière d’évaluation des activités d’enseignement, qui implique de fait souvent des jugements plus subjectifs.

Nous le verrons dans un second temps, ces deux profils d’acteurs « très formation » ou « très recherche » sont souvent liés à des conceptions différenciées de la professionnalisation des formations universitaires que nous qualifions d’« académique » et de « professionnalisante », bien que l’on ne puisse pas établir de correspondance stricte entre positions et conceptions. Par de nombreux aspects, notre analyse fait écho aux travaux de Delès (2017), qui distingue deux régimes d’études dans le système d’enseignement supérieur français en s’intéressant notamment aux formations littéraires et à leur régime d’études généraliste, et en interrogeant les logiques de professionnalisation et la prégnance du modèle adéquationniste.

La dimension longitudinale de notre enquête permet de montrer que, pour la filière STAPS, et depuis les réformes visant à professionnaliser les universités, les acteurs non enseignants-chercheurs (enseignants d’éducation physique et sportive du second degré, autres professionnels, personnels contractuels et vacataires) occupent une place accrue dans les premiers cycles universitaires de licence et dans certains diplômes professionnels (licences, voire masters professionnels). Outre le fait que ces personnels assurent davantage d’heures de formation (384 h par an) que les enseignants-chercheurs, dont le service d’enseignement obligatoire s’élève à 192 heures par an, la professionnalisation des formations universitaires a également valorisé leurs compétences professionnelles comme une des composantes actuellement essentielles des curricula. On peut ainsi s’interroger sur une évolution potentielle des rapports de force dans certains espaces universitaires, qui restent toutefois peu nombreux :

Dans cette licence professionnelle, on a l’impression que l’on est dans un petit village gaulois, car les rapports hiérarchiques sont inversés. Ce sont les PRAG (enseignants du second degré) qui pilotent, et les enseignants-chercheurs sont là en complément.

Un enseignant du second degré en STAPS, responsable d’une licence professionnelle, 32 ans au moment de l’entretien en janvier 2002 ; l’entretien de 2016 avec ce même acteur révèle une configuration similaire

Moi, en tant que PRAG, je travaille très bien avec les enseignants-chercheurs dans les formations professionnelles du département APAS [activités physiques adaptées et santé]. J’ai bien trouvé ma place, et la question des différences de statuts se pose moins qu’ailleurs, je crois, car nous sommes quelque part tous animés par la défense des professionnels et des professions de l’activité physique adaptée.

Une enseignante du second degré en STAPS, très active au sein d’une licence professionnelle en APAS, 28 ans au moment de l’entretien en octobre 2001 ; l’entretien de 2017 avec elle révèle une configuration similaire

Pour autant, on l’a vu, la professionnalisation des formations universitaires est susceptible d’accroître les tensions chez et entre les acteurs du fait de la dynamique de spécialisation et de segmentation de leurs activités, tout particulièrement entre activités d’enseignement et de recherche. Au-delà des statuts et des rapports à la profession, nous souhaitons montrer combien ces tensions sont également étroitement liées à des conceptions du savoir, et notamment à des appréhensions différenciées de la double contrainte de validité et d’utilité sociale des connaissances.

Quand la professionnalisation accroît les tensions intra- et inter-individuelles en renforçant l’opposition entre visions académique et professionnalisante des formations universitaires

Notre enquête a mis en évidence des débats et controverses entre les visions « académique » et « professionnalisante » des formations universitaires se disputant le contrôle du champ des formations. Dans le matériau argumentatif collecté, nous montrons que les propos mêlent des arguments organisationnels (modes de gouvernance des institutions de formation et de recherche, rapports entre les dispositifs d’enseignement et de recherche), axiologiques (valeurs et type d’individu à former en lien avec une vision donnée de la société) et plus strictement épistémiques (concernant la question de la validation des savoirs et du rapport des idées à l’action). Finalement, nous soulignons combien la dynamique de professionnalisation des formations universitaires, comme d’autres facettes des réformes en cours – dont on a vu combien elles étaient portées par des questions « utilitaristes » –, rend compte des tensions identitaires et des controverses accrues qui se développent dans cet espace.

À l’instar de certains de nos enquêtés, dont les propos pointaient, voire dénonçaient les positions asymétriques entre « formateurs-chercheurs » et « formateurs-formateurs », nous défendons l’idée que deux conceptions de la professionnalisation sont en concurrence au sein de l’espace universitaire STAPS, et que cette concurrence s’est accrue avec le développement d’enjeux dits de « professionnalisation ». On pourra se reporter aux travaux de Lessard et Bourdoncle (2002) ainsi que de Bourdoncle et Lessard (2003) pour une réflexion approfondie sur cette question. Notons toutefois que la défense d’une conception « académique » ou « professionnalisante » de la formation universitaire ne dépend pas du seul statut (enseignants-chercheurs/PRAG), mais s’explique en partie par des processus de socialisation que nous ne pouvons détailler ici (pour plus de précisions, voir notamment Terral, 2003 et 2013). Ainsi, des « formateurs-chercheurs » peuvent défendre des visions professionnalisantes de la formation comme des « formateurs-formateurs » sont susceptibles d’en promouvoir une conception plus académique. Notre propos vise donc moins à faire correspondre des profils à des conceptions qu’à montrer combien les tensions identitaires chez et entre les acteurs s’inscrivent également dans ces conceptions différenciées, et vont jusqu’à remettre en question les modes de validité et d’utilité des connaissances produites et diffusées. Comme nous allons le voir, ces deux grandes conceptions de la professionnalisation imbriquent trois lignes d’opposition argumentative : les relations entre les formations universitaires et le monde du travail ou plus largement le monde économique ; une certaine vision de la personne et du citoyen à former ; et les compétences pertinentes à transmettre pour la formation à la profession. Nous montrons ensuite combien, sur un plan plus strictement épistémique, ces deux conceptions interrogent la problématique du double enjeu de validité et d’utilité des connaissances produites et diffusées à l’université.

Les relations entre les formations universitaires et le monde économique : autonomie contre liens étroits

La vision de la formation que nous qualifions d’académique tend à privilégier la production et la diffusion de connaissances dans le cadre d’organisations relativement autonomes par rapport au monde du travail (et tout particulièrement au secteur marchand, qui est le secteur le plus souvent évoqué par les acteurs lors des entretiens pour caractériser le monde du travail) :

Je relie la question de la professionnalisation à la nécessité de produire des connaissances appliquées ou en tout cas directement utiles et utilisables par les entreprises et l’industrie. Moi, j’ai toujours fait de la recherche fondamentale sur le contrôle moteur, mais je vois bien qu’aujourd’hui, ça intéresse moins, c’est plus difficile à faire financer. [] Et sur le terrain des formations et des enseignements, c’est pareil, il faut viser l’employabilité à tout prix, faire monter nos taux de réussite et d’insertion professionnelle pour être bien évalués et attractifs. [] Je me reconnais beaucoup moins dans ce nouveau contexte, je ne suis pas rentré à l’université pour fournir des solutions techniques préétablies ou de la main-d’oeuvre pour les entreprises. 

Un PR en STAPS, en psychologie du mouvement, 57 ans au moment de l’entretien en juin 2018

Les tenants d’une perspective professionnalisante sont au contraire très favorables aux rapprochements du monde universitaire et des milieux de travail (administrations, entreprises, associations, etc.) :

C’est toujours une richesse d’intégrer des professionnels dans nos formations et de travailler avec eux. C’est y compris utile pour moi au niveau de la recherche, qui est ainsi plus ajustée à des besoins concrets. [] Et puis, pour moi, ce n’est pas acceptable par rapport aux étudiants de ne pas se soucier de leur insertion professionnelle. [] Je suis en tout cas plus à l’aise aujourd’hui dans l’espace universitaire qu’à l’époque où l’on produisait en recherche des connaissances très déconnectées du terrain, tout cela pour faire reconnaître les laboratoires en STAPS.

Un MCF en STAPS, en management du sport, 52 ans au moment de l’entretien en décembre 2017

On le voit ici, les activités de formation directement connectées à la question de l’accès à la profession et de son exercice s’opposent à la production et à la diffusion de connaissances plus ou moins utiles au monde du travail. Nous notons également combien, sur un plan individuel, ces deux acteurs sont plus ou moins à l’aise et se retrouvent plus ou moins dans ces évolutions de l’espace universitaire.

La personne à former : un individu polyvalent disposant d’une vision large de la société ou un futur professionnel opérationnel

Cette vision des relations entre les formations universitaires et le monde économique est souvent étroitement liée à une certaine idée de la personne à former. Ainsi, l’idée de l’employabilité et de la formation pour une profession donnée s’oppose parfois à une vision plus globale du citoyen et de l’individu à former :

Moi, ce qui m’importe, c’est que les étudiants, une fois qu’ils arrivent sur le terrain, ils soient un minimum équipés. Or les collègues se plaignent, tant dans le monde de l’entraînement que dans celui de l’EPS (éducation physique et sportive). Ils reprochent à nos étudiants de ne pas savoir faire grand-chose quand ils les ont en stage ou, pire, quand ils sont embauchés.

Un enseignant du second degré en STAPS, 30 ans en novembre 1998 ; l’entretien de décembre 2014 [46 ans] montre peu d’inflexion des représentations de l’interviewé

Quand je fais réfléchir les étudiants, quand je leur apprends à penser, à lire, à écrire, bref, à s’exprimer, eh bien, j’ai vraiment l’impression de les préparer à leur futur métier ; non seulement à l’exercer, mais aussi à y accéder, car nos étudiants ne savent souvent pas bien se présenter, s’exprimer, rédiger des courriers…

Un PR de neurosciences en STAPS, 40 ans, janvier 2002. Il maintient cette position dans l’entretien de mars 2014 [52 ans] tout en précisant que « la question de l’employabilité des étudiants a désormais pris une place centrale »

Une vision académique prône l’idée qu’« il faut former un individu avant de former un professionnel ». Il s’agit ici de « transmettre aux étudiants un esprit critique », « des valeurs citoyennes », et d’ainsi favoriser leur « épanouissement personnel ». Certains fustigent même les « visions trop utilitaristes de la formation et de la recherche », les « options de formation à courte vue ». Nous retrouvons ici la mise à distance des préoccupations liées à l’accès à la profession et à son exercice. Celles-ci ne sont pas pour autant éludées, mais envisagées de façon plus lointaine, en considérant, comme nous allons le détailler, que la formation doit donner des compétences générales que l’individu réinvestira ensuite dans diverses situations de sa vie (professionnelle ou non).

Les compétences pertinentes pour la formation à la profession : compétence à l’adaptabilité et à l’innovation ou « assimilation » d’une culture professionnelle pour une bonne intégration dans l’emploi

Une conception académique valorise les savoirs issus de la recherche avant ceux produits par les professionnels. Cela va de pair avec la défense d’une vision de la recherche souvent qualifiée de « fondamentale ». La plupart des tenants de cette conception ne considèrent pas pour autant les savoirs des professionnels inutiles, mais ils établissent une hiérarchie (même si les savoirs théoriques ne sont pas les « uniques supports de la formation ») :

Notre boulot, en tant que chercheurs, c’est quand même transmettre une hauteur de vue, des démarches, des capacités de généralisation. Les professionnels sont souvent pris dans les contraintes de leurs contextes et ne savent pas prendre ce recul, qui est à mon sens fondamental dans la formation. C’est pour cela que je m’inquiète de la baisse que j’observe en termes d’enseignements scientifiques, tant en termes de théories que de méthodes.

Une PR de sociologie en STAPS, 53 ans, janvier 2018

On voit ici combien la « supériorité » de la démarche scientifique s’appuie sur le caractère transférable des connaissances produites du fait de leur pouvoir de généralisation. Ce fameux recul dont il est question est un gage pour nombre d’académiciens de la capacité des individus à s’adapter à de nombreuses situations (professionnelles ou non) qu’ils seront ensuite amenés à rencontrer. D’autres académiciens ont également insisté sur le potentiel d’innovation que véhicule la formation par les savoirs scientifiques du fait de la capacité de réflexion et d’imagination qu’elle porte. Certains tendent à taxer les formations professionnalisantes de « formations à courte vue », « conformisantes », « manquant de réflexion et de recul critique ». Parmi les tenants de la vision professionnalisante, toutefois, nombreux sont ceux qui ne remettent pas en cause l’intérêt et l’utilité des connaissances et de la démarche scientifiques, alors que d’autres sont plus radicaux, mélangeant d’ailleurs parfois questions épistémiques et enjeux de pouvoir :

Au bout d’un moment, il faut arrêter, les connaissances produites par beaucoup d’enseignants-chercheurs sont tellement éloignées du terrain qu’elles ne sont pas comprises par les étudiants, elles ne servent à rien. Ils nous prennent pour des guignols, nous, les gens de terrain, ceux qui enseignent les APS (activités physiques et sportives), mais, nous, au moins, on sait de quoi on parle parce qu’on vit le concret tous les jours.

Un enseignant du second degré en STAPS, 31 ans en mai 1999. L’entretien de mai 2015 [47 ans] montre peu d’inflexion des représentations de l’interviewé, même si la posture est moins radicale en ce qui concerne les oppositions statutaires

Conclusion : professionnalisation des formations, tensions identitaires et critiques utilitaristes des savoirs

En somme, l’analyse approfondie des argumentaires recueillis montre combien cette controverse entre conceptions académique et professionnalisante de la formation s’ancre dans un débat épistémique de fond touchant à la question de la validité et de la validation des savoirs universitaires, question qui peut être appréhendée différemment en fonction des régimes épistémiques[6] (Terral, 2013) en présence. On voit avec le dernier extrait d’entretien combien, pour cet enseignant du second degré, la validation d’un savoir ou d’une idée est étroitement liée à l’intérêt qu’il porte à ses conséquences pratiques pour ses interventions concrètes. Il en va tout autrement pour un enseignant-chercheur en neurosciences ou en psychologie expérimentale, et le mode de validation des savoirs est encore différent pour un sociologue, un historien, un chercheur en didactique ou en sciences de l’intervention. Notre enquête montre ainsi que l’on gagne à considérer les régimes épistémiques mobilisés et promus par les acteurs (technique ou technologique, sciences expérimentales ou non, fondamentales/appliquées, disciplinaires/interdisciplinaires, approches quantitatives/qualitatives, etc.) pour saisir leurs conceptions de la recherche, mais aussi de la formation et donc de la professionnalisation. Ces éléments viennent croiser la question des statuts des acteurs considérés, ce qui explique que l’on ne puisse établir de correspondance mécanique entre statut (et donc position sociale) et conception. Selon nous, l’analyse gagne à se pencher sur les rapports aux savoirs des individus et leur potentielle évolution au cours de leur parcours et de leurs trajectoires.

Nous considérons que les tensions et les difficultés de coordination que les différents intervenants éducatifs vivent individuellement et entre eux renvoient précisément à des critiques utilitaristes adressées à chaque régime épistémique. Il nous semble que l’invitation à la professionnalisation des formations, tout comme d’autres incitations, voire injonctions des récentes réformes universitaires (valorisation, excellence, productivité, etc.), interroge sous diverses formes l’utilité de ces divers savoirs universitaires. Certains savoirs dits « techniques », « technologiques », « appliqués » sont ainsi souvent jugés « plus utiles » par les acteurs porteurs d’une vision professionnalisante.

D’après l’enquête menée, cette critique utilitariste s’exprime de plusieurs manières. Elle intervient au sein de la relation pédagogique, quand certains acteurs considèrent que les étudiants peinent à s’approprier certains savoirs et sont même rétifs à cette forme de connaissance, la jugeant souvent « trop abstraite » et « loin des réalités du terrain ». La seconde objection concerne la question de l’insertion professionnelle des étudiants et de leur employabilité, qui seraient susceptibles de se réaliser davantage « grâce aux réseaux personnels », « à la connaissance de la culture du milieu », plutôt que par « la maîtrise de connaissances théoriques et abstraites ». La troisième critique, de nature plus strictement épistémique, discute le caractère insuffisamment « situé » et « contextualisé » de certaines formes de connaissances scientifiques. On retrouve là des débats classiques en sociologie de l’expertise, où les savoirs dits « d’usages », « de terrain », voire « profanes » viennent discuter, voire contester un certain nombre de connaissances établies auxquelles est souvent attribué le label de « science ».

À un moment assez central pour nombre de sociétés occidentales, alors que la crise des démocraties semble en partie liée à une crise des savoirs (confiance dans les connaissances et expertises établies, multiplication de l’affirmation de points de vue, désinformation, « complotisme »), il nous semble pertinent de considérer de très près ce qui se joue, notamment en matière de pouvoir et de reconfiguration des rapports de force en présence, derrière ces critiques utilitaristes adressées à un certain nombre de savoirs produits et diffusés dans l’espace universitaire.