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Les évangiles comme littérature ? » En sous-titre à un article qu’il a récemment publié dans l’ouvrage collectif, Bible et littérature : l’homme et Dieu mis en intrigue[1], Jean-Noël Aletti pose cette simple question qui est au coeur du débat concernant le genre évangélique. Comme l’entrelacs entre genre littéraire et qualité littéraire va de soi pour bon nombre des chercheurs qui emploient les techniques de la littérature comparée, Aletti essaie dans ce texte de jauger la valeur littéraire des évangiles à l’aide des canons antiques et d’en déterminer le genre à l’aide des techniques modernes. L’exégète conclut que les évangiles sont des biographies, et cette réponse le place sur une trajectoire déjà explorée au début du xxe siècle par C.W. Votaw[2]. Tout en reconnaissant le caractère spécifique des évangiles, Votaw les considérait comme des exemples de biographie hellénistique, c’est-à-dire des bioi. Plus récemment, Richard Burridge[3] et Charles Talbert[4] ont habilement défendu cette position. Lawrence Wills voit aussi dans cette littérature un genre biographique empruntant à la fois au modèle de biographie que l’on trouve en Israël et à celui du monde gréco-romain. Même si Burridge est convaincant lorsqu’il affirme qu’il n’y a rien dans la forme et le contenu des évangiles que l’on ne repère dans l’un ou l’autre exemple de biographie ancienne, il est clair que la visée première des évangiles ne se retrouve dans aucun des documents antiques qu’il cite. Mt, Mc, Lc et Jn entendent faire plus que louer ou blâmer un homme célèbre, ils entendent faire plus que proposer un modèle à imiter. Ils ne constituent pas non plus des exemples de l’historiographie de l’époque. Les évangiles invitent le lecteur à créer un nouveau monde, c’est-à-dire à renaître dans le monde métamorphosé par une transformation dans la perspective de l’agapè, de l’espérance et de la foi.

J’entends dans cet article proposer une approche pragmatiste[5] de la question du genre et de la valeur littéraire des évangiles, une approche qui ne s’appuie pas sur le milieu de production ou sur les qualités soi-disant objectives des évangiles mais plutôt sur les effets actuels produits par ces textes. Le genre se découvre dans les effets cognitifs, affectifs et comportementaux que le texte produit chez le lecteur. À la différence de tous les autres exemples de biographie ancienne, le genre évangélique exige de la part de son lecteur une poïesis, c’est-à-dire une activité créatrice qui implique un discernement spirituel et une construction imaginative. Beaucoup plus que le simple acte de cognition, cette poïesis pousse le lecteur ou l’auditeur à une transformation radicale de sa Weltanschauung. Ces textes annoncent la fin apocalyptique du monde du pouvoir impérial et la libération des personnes marginalisées par son système de patronage.

Le genre évangélique dans l’histoire de l’interprétation

Le genre est une des conventions clés qui régissent et la composition et l’interprétation de textes. Frank Kermode le décrit comme un état d’attente, « un système de probabilité interne » qui aide la personne à comprendre une phrase, un livre ou même la vie[6]. E.D. Hirsch entend par genre une sorte de contrat ou d’accord, souvent inexprimé sinon inconscient, entre un auteur et un lecteur, qui permet à l’auteur d’écrire selon un ensemble d’attentes et de conventions et au lecteur d’interpréter ce qui a été écrit selon ces mêmes conventions, annonçant du même coup ce qui suivra dans le texte[7]. Par exemple, il n’y a pas d’équivoque quant aux attentes créées par les conventions observées dans un écrit qui commence par « Il était une fois… » et qui se termine par « ils vécurent longtemps et eurent beaucoup d’enfants ». Mais quel état d’attente est créé par un texte qui s’annonce par les mots « Commencement de l’évangile de Jésus Christ, Fils de Dieu » ? Quelles conventions littéraires Marc[8], puis Matthieu, Luc et Jean observent-ils ? Les réponses varient selon le cadre méthodologique dans lequel cette question a été posée. Regardons brièvement les grandes lignes de l’évolution du débat.

Dans l’Antiquité, le genre littéraire remplissait une fonction normative, fixant les paramètres qu’il fallait respecter en écrivant ou en critiquant un texte[9]. Pour être reconnu comme littéraire et surtout pour être lu, une oeuvre devait, en plus de se présenter dans un langage soigné, foisonner de références explicites ou implicites aux philosophes et dramaturges grecs[10]. Puisque les évangiles ne satisfaisaient pas aux critères fondamentaux de la littérarité, il est peu probable que l’intelligentsia de l’époque les eût même lus, encore moins probable qu’elle se fût penchée sur la question de leur genre. Au iie siècle, Justin a déjà qualifié les évangiles de « mémoires des apôtres[11] ». Mais l’imprécision de ces remarques n’aide guère à clarifier la question de leur genre.

L’avènement de la critique biblique créa un vif intérêt pour la question du genre des évangiles. En 1835, D.F. Strauss publia un livre intitulé Das Leben Jesu (La vie de Jésus) où il avançait la thèse que les récits de miracles n’étaient qu’une série de mythes. Cette thèse suscita une opposition féroce et servit à solidifier la position traditionnelle, à savoir que les évangiles sont des biographies donnant un accès privilégié à l’histoire du ministère de Jésus[12]. Mais un doute planait toujours et, au xxe siècle, l’idée que les évangiles puissent être des biographies fut de nouveau remise en question.

En 1908, Adolf Deissmann publia une étude lexicographique établissant le caractère non littéraire du grec du Nouveau Testament. Aussitôt, le regard des exégètes se déplaça de la mission de Jésus vers la vie des communautés qui avaient produit ces évangiles. D’après Deissmann, les évangiles sont une collection d’écrits issue d’une communauté composée de paysans, d’artisans, de soldats, d’esclaves et de mères de famille qui nous parlent de leurs soucis et de leur labeur[13]. Quinze ans plus tard, Karl-Ludwig Schmidt fit époque avec un article sur la place de la Gattung évangélique dans l’histoire de la littérature[14]. Schmidt écrivait : « L’évangile n’est pas de la famille de la grande littérature, mais de la petite littérature ; il n’est pas la réalisation d’un auteur individuel mais plutôt un livre populaire ; il n’est pas de la biographie, mais plutôt de la légende cultuelle[15]. » Selon cette perspective, les évangélistes n’étaient rien de plus que des sténographes qui compilaient des traditions préexistantes[16]. Tout comme Schmidt, Rudolf Bultmann pensait que le « genre » évangélique était une question sociologique et non esthétique[17]. Ce folklore, dont la paternité relève plus de la communauté que d’auteurs individuels, n’incarnerait donc aucune perspective théologique ou littéraire consciente. Outre cela, il donne accès davantage à la vie de l’Église naissante qu’à la mission de Jésus.

Martin Dibelius, qui travaillait lui aussi dans ce sens, exerça une grande influence sur la conception du genre évangélique par le lien qu’il traçait entre la proclamation du kérygme primitif et le développement de l’évangile écrit. Dibelius prétendait que la source de la créativité littéraire chrétienne était à chercher dans la prédication missionnaire et catéchétique. Cette activité missionnaire aurait joué un rôle décisif dans la formation, le développement et la transmission de la tradition de Jésus ainsi que dans la formation du genre évangélique[18]. Encore aujourd’hui, bon nombre d’exégètes comprennent les évangiles avant tout comme une proclamation, un kérygme.

La position des tenants de la Formgeschichte se résume ainsi : les évangiles ont été écrits par des comités pour des communautés à propos de la foi[19]. Dibelius, Bultmann et Schmidt, croyant qu’ils avaient découvert les conditions sociologiques susceptibles d’expliquer les évangiles, étaient convaincus que les évangiles étaient une littérature sui generis, c’est-à-dire unique en son genre. Cette opinion domina l’étude des évangiles pendant près d’un demi-siècle[20].

L’émergence de la critique rédactionnelle remit en cause les conclusions de la Formgeschichte, y compris l’idée que les évangiles étaient une littérature sui generis. Les spécialistes de la Redaktionsgeschichte considéraient les évangélistes non seulement comme des théologiens, mais aussi comme des artistes littéraires[21]. Si Julia Kristeva a raison quand elle dit que tout texte existe au confluent d’autres textes, ces critiques ont sans doute également raison quand ils affirment que les évangélistes se sont appuyés sur des éléments qui existaient déjà dans le monde littéraire de leur époque lorsqu’ils ont cherché à mettre Jésus en intrigue. Mais quels étaient les éléments dont disposaient les auteurs des évangiles ? Si l’on prétend que les évangiles ont des analogues dans l’Antiquité, il faudrait identifier, au-delà des éléments particuliers, une forme générique capable d’expliquer la présence et la fonction de tous les éléments importants figurant dans ces textes. L’existence d’un tel genre permet de prévoir ce que sera un nouveau texte, ce qui est possible pour un écrit en tant qu’unité plutôt que pour ses parties constituantes.

Au xxe siècle, les exégètes ont cherché des textes analogues aux évangiles dans la littérature sémitique, dans la littérature hellénistique et dans les théories de la critique littéraire en général. Afin de mieux cerner ces textes, on a proposé une grande variété de genres littéraires[22].

Plusieurs ont interprété Marc dans le contexte de la littérature apocalyptique sémitique[23]. Robert Guelich a raison quand il dit que ces exégètes travaillent avec Marc comme si cet évangile était une apocalypse, en dépit du fait qu’aucun de ces exégètes ne le classe clairement parmi les apocalypses[24]. Toujours dans le contexte sémitique, Dieter Lührmann a proposé l’idée d’une « biographie idéale d’un homme juste » modelé sur des exemples vétérotestamentaires[25]. Édouard Schweizer voyait un parallèle entre le récit de Jonas et l’évangile de Marc. Klaus Baltzer inclut Marc dans une discussion portant sur les biographies de prophètes[26]. Raymond Brown soupçonne l’existence d’un rapport générique entre le récit de Marc et la saga d’Élisée[27]. Meredith Kline[28] a trouvé le modèle de Marc dans le récit de l’Exode et John Bowman dans la haggadah[29] pascale.

Comme je l’ai mentionné dans l’introduction, on s’intéresse à nouveau aux biographies hellénistiques à titre de source la plus plausible du genre évangélique. Alors qu’en 1982, Guelich défendait la thèse des évangiles comme littérature sui generis, Talbert (1988) et Burridge (1998) ont poursuivi leurs tentatives pour établir un lien entre les biographies gréco-romaines et les évangiles.

Talbert affirme qu’il appartient à la biographie antique d’exposer l’essence d’une figure distinguée ou notoire, comme un roi, un général, un philosophe, un littérateur, un législateur ou un saint[30]. La biographie antique se distingue de l’historiographie antique en ce sens que l’histoire cherche à expliquer des événements en termes de causes et d’effets alors que la biographie cherche à révéler la personne sous-jacente à ces événements[31]. En se référant à des exemples concrets, Talbert dresse une liste des caractéristiques accidentelles de la biographie antique. De ce genre, il dit que :

  1. il peut traiter l’ensemble de la vie d’une personne célèbre comme il peut aussi ne considérer que sa vie adulte ;

  2. il révèle la nature de la personne en se référant non seulement à ses actes mais aussi à des gestes autrement insignifiants ou à des paroles prononcées en passant ;

  3. il ne traite pas la vie de la personne selon l’ordre chronologique ; il est plus thématique que logique dans l’agencement des faits qu’il propose ;

  4. il essaie parfois d’influencer le comportement des lecteurs (imitation du héros, attitudes négatives ou positives à l’égard de la personne louée ou blâmée, etc.) ;

  5. il peut traiter la vie du sujet en termes mythiques — par exemple les fondateurs de villes, d’empire, de religion ou d’école philosophique ;

  6. il peut se présenter sous diverses formes littéraires (mémoires, dialogues, collections de logia, etc.) ;

  7. il peut remplir une fonction didactique comme de produire certains résultats sociaux par la propagande, etc.[32].

Burridge décrit certaines ressemblances formelles entre les biographies gréco-romaines et les évangiles. Il trouve que la longueur et le contenu des évangiles correspondent généralement à la longueur et au contenu des bioi[33]. Comme les bioi, les évangiles ont un sujet, qui est Jésus. Cette impression se confirme par une analyse des verbes employés dans les évangiles — la plupart des verbes dans tous les évangiles se référent à Jésus ou sont dans des phrases prononcées par Jésus[34]. Burridge comprend les évangiles comme une christologie présentée sous forme narrative, un portrait de Jésus qui émerge d’une application des méthodes historiques, littéraires et biographiques[35].

David Moessner répond au dernier article de Talbert (et indirectement à la position de Burridge) dans la revue Semeia[36]. Moessner s’explique mieux les principaux traits de l’évangile de Luc en les comparant à des exemples tirés de l’historiographie antique qu’en les rapportant à des biographies de cette époque. L’accent théocentrique, le but énoncé dans l’introduction de l’évangile et l’emploi d’un narrateur omniscient pointent tous vers l’historiographie biblique, dit Moessner.

La contribution de Morton Smith mérite aussi d’être mentionnée. Smith a suggéré que les évangiles portent les traces de l’arétalogie, une forme spéciale de la biographie hellénistique qui présente la vie d’un thaumaturge[37]. Même si Smith admet qu’aucun des évangiles sous sa forme actuelle ne représente un exemple de ce genre, il croit percevoir les restes d’une arétalogie dans la première moitié de l’évangile de Marc[38].

Daniel Via a suggéré encore une autre approche du problème du genre évangélique, une approche littéraire. Via voit en Marc un exemple de la tragicomédie, le genre qui aurait déterminé la forme qu’a prise l’évangile[39]. Encore une fois, je partage l’opinion de Guelich qui concluait que la simple classification de l’évangile parmi les tragicomédies n’explique en rien la raison pour laquelle Marc aurait employé cette forme littéraire[40]. Le choix d’un genre reflète normalement le but que l’on cherche à atteindre.

Finalement en 1997, Lawrence Wills a publié un livre sur le genre évangélique dans lequel il combine plusieurs des positions déjà énoncées par d’autres exégètes qui ont pris part à ce débat[41]. Il explique le genre évangélique en le faisant dériver du kérygme de l’Église primitive et par de nombreux ajouts empruntés aux littératures gréco-romaine et sémitique de l’époque. Tandis que la biographie gréco-romaine accentuait la vie, les vertus et les réalisations du personnage principal, la biographie israélite accentuait la vocation divine de ce dernier ainsi que la réalisation de la mission qu’il avait reçue.

Le genre dans le lecteur

De prime abord, il paraît tout à fait logique de rechercher parmi les oeuvres de l’Antiquité, des textes de genre littéraire analogue à celui des évangiles. Cette prémisse sous-tend les remarques de Burridge qui ridiculise l’idée que les évangiles puissent être des écrits sui generis :

L’idée de la critique formelle, à savoir que les évangiles sont uniques, est absurde du point de vue du genre. Étant donné que toute communication se produit dans le contexte d’autres communications, quelque chose de totalement nouveau du point de vue du genre ne pourrait pas s’écrire ; de plus, même s’il était possible de composer une chose unique, il serait impossible de la communiquer aux autres, compte tenu du rôle crucial joué par le genre dans l’interprétation du sens[42].

Sans doute Burridge a-t-il raison quand il dit que le genre évangélique ne peut pas être une création ex nihilo. Mais si le genre joue un rôle crucial dans l’interprétation du sens, comment se fait-il que tant de générations successives de lecteurs ont su lire les évangiles sans savoir à quel genre ces textes correspondaient ? Il est ridicule de suggérer que la critique ait pu rétablir un genre perdu. Burridge, Talbert, Aletti savaient à l’avance les composantes génériques qu’il fallait chercher parmi les oeuvres de l’Antiquité. Puisque aucun de ces auteurs n’est tombé sur un manuel décrivant la façon d’écrire une biographie gréco-romaine, ils n’ont eu d’autre choix que d’établir les paramètres du genre par un processus de déduction. Ils ont dressé une liste des exemples de biographie hellénistique, et ont eux-mêmes décidé de l’inclusion ou de l’exclusion des textes limitrophes. Après avoir dressé cette liste, ils ont comparé les composantes des évangiles avec celles qu’ils découvraient dans les ouvrages répertoriés. On peut se demander jusqu’à quel point la sélection des ouvrages antiques a été dictée par le besoin d’établir le maximum de ressemblances entre ces ouvrages et les évangiles canoniques. On peut se demander jusqu’à quel point leurs recherches furent influencées par les résultats qu’ils devaient atteindre, c’est-à-dire la forme et le contenu de Mt, Mc, Lc et Jn. Guelich remarque que ce n’est qu’en définissant la biographie de façon très large comme un ouvrage portant sur des personnes et leur message qu’il pourrait être possible de rassembler sous un même genre littéraire des tracts propagandistes, les Discours d’Épictète et les Dialogues de Platon[43].

Il me semble que le genre littéraire, tout comme la littérature[44] elle-même, représente une catégorie conventionnelle. Les évangiles qui n’auraient pas été considérés comme des oeuvres littéraires à l’époque où ils ont vu le jour jouissent maintenant d’un tout autre statut. Il serait difficile de produire une liste exhaustive de tous les articles, monographies et livres qui exposent l’un ou l’autre aspect du caractère littéraire des évangiles. Dans Le grand code, Northrop Frye souligne la dette de la grande littérature occidentale à l’égard de la Bible et des évangiles[45].

L’identification du genre évangélique n’est pas tributaire des caractéristiques du texte en lui-même, mais dépend plutôt de la sorte d’attention que l’on porte au texte. C’est en portant une certaine sorte d’attention qu’émergent de l’obscurité des traits que l’on reconnaît d’avance comme appartenant à un certain genre littéraire. Ce sont les expériences du lecteur, intellectuelles et autres, qui lui permettent d’accorder une certaine densité et une certaine profondeur au texte. L’histoire de la réception du texte aide aussi le lecteur à déterminer les traits génériques du texte. C’est donc le lecteur qui crée ou recrée le genre et il le crée selon les normes en vigueur au sein de sa communauté interprétative.

L’exégète qui essaie d’établir le genre évangélique dévoile ce qu’il valorise dans le texte. Il n’y a pas un nombre illimité de suggestions portant sur le genre qui peuvent raisonnablement expliquer les traits textuels trouvés dans les évangiles mais quelques propositions ont été bien accueillies. Les tentatives pour décrire définitivement le genre évangélique sont l’histoire d’un échec. Aucune option claire n’a su rallier le support de la majorité des exégètes qui travaillent sur cette question. L’impossibilité d’identifier un genre qui satisfait aux exigences de la discipline n’est pas un signe qu’il faille arrêter de discuter de la question. Cet état de choses met plutôt en relief la polyvalence de ces textes. Les mêmes données textuelles sont ouvertes à plusieurs explications plausibles.

En insistant sur le fait que les évangiles sont des exemples de biographie hellénistique, Talbert, Burridge et Aletti sont en train de dire que Mt, Mc, Lc et Jn fonctionnent pour eux comme des biographies gréco-romaines. Chacun de ces auteurs nuance toutefois sa position en laissant un espace pour le caractère spécifique de ces textes. Ce que je soutiens, c’est que ce caractère spécifique n’est pas une caractéristique inhérente au texte mais plutôt un effet de la réception.

Le genre que l’on cherche habite déjà l’intelligence du chercheur, sinon il ne saurait pas le reconnaître lorsqu’il le rencontre dans son analyse de la littérature antique. Pour que des chercheurs découvrent dans le genre « biographie antique » tout ce que contiennent les évangiles, il leur faut faire une pêche miraculeuse et disposer d’un filet assez grand pour récupérer tous ces poissons.

Le genre évangélique demeure tributaire de la fonction remplie par les évangiles chez ceux et celles qui les lisent. En d’autres termes, la forme littéraire que l’on suppose dépend de la fonction que l’on fait jouer au texte. Ces textes ont servi des fonctions distinctes selon le contexte où ils ont été reçus ; tantôt un texte qui doit se lire dans la tradition catholique, tantôt un lien direct entre Dieu et le croyant, tantôt une fenêtre sur la vie de Jésus, tantôt un témoin de la foi de l’Église primitive, tantôt la vie d’un thaumaturge, tantôt le récit d’un révolutionnaire politique et j’en passe. La description du genre évangélique doit tenir compte des fonctions remplies par ces textes et non seulement des effets hypothétiques associés à tel ou tel genre antique.

Aucune des tentatives actuelles ne réussit à cerner parmi les oeuvres antiques un autre texte ayant produit autant d’effets profonds et variés ; aucun autre texte n’a fait naître une civilisation ou n’a façonné si profondément les vies individuelles. Si l’on oublie ce point crucial, la quête d’un genre évangélique se réduit à un exercice académique stérile, comparable à l’assemblage d’un casse-tête dans le noir. Les évangiles ont une sorte de prévisibilité, mais une prévisibilité qui dépasse les visées associées à la biographie antique dans les recherches de Burridge, Talbert et d’Aletti.

Telle qu’énoncée, la prétention de Burridge que le genre joue une part déterminante dans l’interprétation du sens me semble exagérée. La quête d’un genre normatif ou même descriptif doit céder la place à la quête d’un genre qui remplit une fonction interprétative.

L’évangile et l’histoire

En même temps que C.H. Votaw classe les évangiles parmi les exemples de biographie populaire, il y reconnaît des réminiscences du ministère de Jésus[46]. La grande majorité des exégètes sont d’accord pour dire que les évangélistes s’intéressaient moins à établir des faits vérifiables qu’à convaincre leurs publics. Ces textes véhiculent davantage l’« historisch » que le « geschichtlich », davantage le sens caché des événements que le fait empirique. En décrivant la prose narrative de la Bible hébraïque, Robert Alter parle d’histoire fictionnalisée et de fiction historicisée[47]. Les récits évangéliques constituent, me semble-t-il, un exemple d’histoire fictionnalisée. Bien plus que l’exactitude historiographique, l’écrivain du texte néotestamentaire vise la conversion spirituelle, sociale et politique de son lecteur. La mise en intrigue de l’histoire de Jésus permet justement l’emploi de nombreuses techniques littéraires aptes à convaincre le lecteur.

La critique contemporaine soutient également l’idée que le Jésus des évangiles est cohérent avec l’histoire en général et avec nos connaissances de la situation historique de la Palestine, en particulier celle du ier siècle[48]. Puisque dans les évangiles, on ne distingue pas l’historique de l’empirique, la mémoire créatrice se permet d’entrelacer les faits historiques et une présentation imaginative de leur signification cosmique. J’emploie ici l’adjectif « cosmique » pour désigner la capacité qu’a cette lecture de créer un monde nouveau et de motiver les lecteurs à participer à la construction de ce monde.

Le monde à construire n’est pas un fantôme qui flotte au-dessus de l’histoire sociopolitique du lecteur. Il n’est pas seulement un monde au-delà de l’histoire humaine. La recherche récente sur le Nouveau Testament montre jusqu’à quel point le message évangélique a été formulé en opposition au système impérial romain[49]. Les effets de l’empire moderne sur le tiers-monde ont motivé cette recherche exégétique[50]. Le Nouveau Testament s’oppose clairement à l’oppression romaine sur le monde antique.

Dans toute historiographie, moderne ou antique, il y a des éléments fictifs qui relèvent non pas des événements bruts mais de l’agencement créatif de l’historien ou de sa façon de compléter une information déficiente. Le degré et la sorte de créativité présents dans les évangiles les distinguent de l’historiographie moderne, la vraisemblance des événements qui y sont racontés n’étant pas aussi importante que la communication du sens profond des événements. Le style du discours qui persuadait les auditoires antiques risque de ne pas rencontrer les attentes d’un auditoire moderne qui associe fiabilité et langage scientifique. Mais même l’histoire moderne communique, elle aussi, grâce à des formes empruntées à la littérature. Il serait imprudent d’accentuer outre mesure le caractère positif et objectif des résultats de l’historiographie moderne. Hayden White parle du texte d’histoire comme d’un artefact littéraire[51]. L’histoire n’est pas une simple chronique, une série d’événements ou un ensemble de faits. Pour dépasser la simple chronicité, pour devenir de l’histoire, il faut que les faits soient mis en intrigue. Cette mise en intrigue s’avère essentielle (que le genre choisi soit une tragédie, une comédie ou une farce), puisque c’est grâce à elle que le sens des événements émerge.

Dans le cas des évangiles, cependant, la narration emploie des conventions littéraires inconnues de l’historiographie moderne. Les évangiles n’emploient pas de langage spécifique qui pourrait être associé à l’historiographie et à la biographie de nos jours. Néanmoins, ces textes ont un lien réel et crédible avec l’histoire. Luc et Jean annoncent explicitement leur intention de raconter des faits fiables et dignes de confiance[52].

Pour Aristote, le mythos n’était rien d’autre que la forme narrative, l’intrigue[53]. Toute historiographie assume une forme narrative, un mythos, et reste en partie régie par les exigences de cette forme. Sous forme narrative, les évangiles livrent une version de la réalité qui ne se discerne que spirituellement[54].

Le langage évangélique — les paraboles, les récits de miracles, l’ironie, les métaphores — constitue l’instrument indispensable au discernement, voire à la création de la vision de la vie qui y est véhiculée.

Northrop Frye explique ainsi comment il se fait que les récits bibliques se heurtent à l’incrédulité du lecteur, alors que les doutes de ce lecteur sont liés plus à sa propre capacité d’expérimenter le spirituel qu’au caractère fantaisiste de certains passages évangéliques[55]. Le lecteur qui se demande si les choses ont pu se passer telles qu’elles sont décrites dans ces textes se demande en fait s’il aurait vu la scène telle qu’elle est décrite s’il avait été là. Frye félicite Sir Thomas Browne qui a remercié Dieu de n’avoir vu ni le Christ ni ses disciples, et complète les remarques de son interlocuteur de la façon suivante :

Avoir été dehors sur les collines de Bethléem la nuit de la naissance du Christ, alors que les anges chantaient aux bergers, je pense que je n’aurais pas entendu chanter d’ange. La raison pour laquelle je le pense est que je ne les entends pas maintenant, et que rien ne laisse supposer qu’ils se soient arrêtés[56].

L’apôtre craint que ses interlocuteurs n’aient rien vu s’ils avaient été là, ou qu’ils aient vu quelque chose de parfaitement banal, ou qu’ils aient raté toute la signification de ce qu’ils regardaient[57]. C’est pour cette raison, je crois, qu’il a créé une expérience littéraire analogue à celle expérimentée par les disciples lors de la résurrection de Jésus. À croire l’évangile de Marc, les douze disciples de Jésus étaient d’une stupidité peu commune, au moins du vivant de Jésus. La reconnaissance du ressuscité leur donna la clé herméneutique qui les rendait aptes à relire la vie de leur Maître. Les auteurs des récits bibliques fictionnalisaient l’histoire de Jésus afin d’aider le lecteur à reconnaître ces « vérités » christologiques et cosmiques qui leur avaient échappé lorsqu’ils côtoyaient Jésus. Ils étaient, quant à eux, trop soucieux de l’importance de leur message pour le confier aux singularités du langage biographique ou historique[58]. Ils travaillaient au confluent de l’imperceptible et du vérifiable. Les évangiles ne sont ni des contes ni des poèmes épiques, et ils se rapprochent beaucoup plus des oeuvres littéraires que des ouvrages historiques ou biographiques. Il est à parier que la sorte de réponse intellectuelle que nous apportons pour la poésie devrait l’emporter lorsque nous les interprétons[59].

La référence évangélique

En plus de créer un monde narratif où Jésus passe en vedette, les évangiles interpellent n’importe quel lecteur qui accepte le mandat qu’ils lui confient. Dans le vocabulaire évangélique, on peut dire que ces récits communiquent à celui qui a des oreilles pour entendre tout ce qui est nécessaire pour renaître dans un monde autre. À l’instar de tout discours poétique, les évangiles effectuent une suspension de la référence descriptive ordinaire, et font en sorte qu’une perspective plus radicale sur le monde et l’implication du lecteur puissent émerger. Pour accéder au sens poétique véhiculé par les évangiles, pour apprécier ces livres comme quelque chose de plus qu’une simple collection de récits invraisemblables, il faut que le lecteur suspende sa référence ordinaire et qu’il laisse son imagination projeter de nouvelles possibilités. La référence se scinde en deux pour ainsi dire. La narration réfère au monde narratif en même temps qu’elle restructure ce que le lecteur supposait être le monde réel. Cette double référence créée par l’imagination est une possibilité qui se trouve au coeur même du processus métaphorique[60]. Tout comme la métaphore, les conventions littéraires de l’ironie, de la parabole et des récits de miracles démolissent le sens littéral pour reconstruire un second niveau de signification.

Il y a un va-et-vient entre le langage mythique, c’est-à-dire le langage narratif des évangiles, et le langage logique de l’histoire. La vision des choses telles qu’elles devraient ou pourraient être demeure tributaire de la vision des choses telles qu’elles paraissent effectivement. Dans ces récits, l’oppression impériale sert de repoussoir à la vision évangélique du monde. Le princeps, cet empereur divin qui feint la toute-puissance et exige l’hommage, sert de repoussoir au Christ, l’esclave crucifié, le Fils de l’homme qui vient servir. Par une ironie céleste, le récit évangélique dévoile le véritable tout-puissant qui viendra incessamment juger ce monde corrompu. La vision évangélique est celle d’un monde à l’envers. Luc exprime ce renversement avec grande éloquence. « Il a jeté les puissants à bas de leurs trônes et il a élevé les humbles. Les affamés, il les a comblés de biens et les riches, il les a renvoyés les mains vides » (Lc 1,52-53). La mission de Jésus est d’annoncer la bonne nouvelle aux pauvres, de restituer aux opprimés leur liberté, de proclamer aux captifs la libération, et de redonner aux aveugles l’usage de leurs yeux (cf. Lc 4,18).

Non seulement Jésus daigne-t-il accepter la condition d’un esclave, mais il en demande encore autant à ceux qui veulent le suivre[61]. Cet aspect kénotique de la bonne nouvelle est au coeur du renversement que le texte évangélique entend produire dans la conscience du lecteur. Jésus Christ, le Verbe qui était au commencement avec Dieu, et qui semble être au centre de tout ce qui se passe dans ces textes narratifs, se retire au niveau discursif des évangiles, et cède la place au lecteur, la seule figure qui compte en toute narration. Le texte n’existe que pour la transformation du lecteur. La kénose évangélique ne consiste pas uniquement dans un acte divin qui a lieu sur la croix, mais aussi dans le processus par lequel le protagoniste des évangiles se déplace en faveur de la conversion du lecteur.

Tout en s’opposant à l’idée que les évangiles soient des biographies, Moessner précisait que ce n’était pas Jésus qui était le sujet des évangiles, mais plutôt « Jésus en tant que porteur du plan de Dieu pour Israël[62] ». Il me semble qu’une autre précision se justifie dans ce contexte. Les évangiles concernent le plan de Dieu dans la vie du lecteur, un plan révélé grâce à Jésus dans l’histoire évangélique.

Toute la grandeur de Jésus dans les récits évangéliques sert un seul but, la refonte du monde par la conversion de celui qui lit le texte. Le langage performatif employé par les écrivains du divin, ne cherche pas à instaurer une sorte de christolâtrie, un culte sans conséquences, mais se met au service de la transformation de la vie dans une sorte de culte continuel, témoin d’un monde nouveau.

Les évangiles fournissent la clé herméneutique autant de la vie du lecteur que de la vie de Jésus. Loin d’être secondaire ou aléatoire, cet effet s’avère au contraire la véritable raison d’être de ces textes. S’il accepte le mandat, le lecteur est invité à devenir le héros de ces récits qu’il lit. Mais quelle invitation que de se vider, d’accepter la condition d’esclave, de s’identifier aux épaves du monde ! Celui qui accepte ce mandat, qui accepte de se faire aspirer par le monde projeté par le texte, ne pourra plus rentrer dans son vieux monde, qui n’existera plus. Franchir le seuil du monde évangélique, c’est le sens même des mots « révélation » et « apocalypse ». Les évangiles invitent à lire au-delà de la surface de l’histoire, à découvrir la signification profonde de la vie. L’évangile constitue un exemple d’un genre littéraire qui remplit la fonction décrite par Kermode au début de ce texte, de cette sorte d’écrit qui donne du sens à la vie.

Conclusion

Les évangiles peuvent se lire comme des biographies ou même comme des exemples d’historiographie ancienne. Plusieurs des éléments formels et thématiques justifieraient une telle classification. Mais, dans tout genre littéraire, il y a un lien entre la forme et la fonction. La farce veut faire s’esclaffer l’auditoire, la tragédie veut l’émouvoir. À en juger par les effets qu’il produit, l’évangile entend avant tout convertir son lecteur, lui inspirer une nouvelle vision de Dieu, du monde social et politique, et donc de son prochain. À la conclusion de son article de la revue Semeia, Talbert s’oppose à la position de Werner Kelber et de James Williams qui identifient les évangiles au genre parabole. Talbert entend par là avec raison que les évangiles fonctionnent à la manière des paraboles, c’est-à-dire avec le choc provoqué par la parabole, le renversement, la provocation, et la démolition du monde ancien du lecteur. Il pense toutefois que cette question n’en est pas une qui affecte la notion de genre. Pour Talbert, le genre est le moule préexistant dans lequel on verse un nouveau récit et il n’est aucunement tributaire de sa réception ou des effets qu’il produit. À mon avis, c’est là un concept de genre appauvri.

Le genre dépend de la réception. On peut se divertir à la lecture de l’évangile, comme les anciens égayaient leurs soirées par la lecture des bioi[63], ou on peut risquer d’entrer dans le monde qui éclôt devant la personne qui a des yeux pour voir. Quel est donc le genre des évangiles ? Eh bien ! Cela dépend de chaque lecteur. « Les évangiles comme littérature ? » Cela aussi dépend de chacun.