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Un trait souvent mis en avant pour marquer la culture contemporaine est celui du « bricolage ». Il faudrait vérifier la part d’effet de mode dans cette conception. Il y a peu en effet les notions clés étaient celles de complexité, de système et de holisme. Cependant, l’idée de « bricolage », au moins à première vue, paraît assez pratique pour caractériser la culture contemporaine dans ce qu’elle est en transformation incessante nécessitant par le fait même des ajustements. Le « bricolage » serait alors un moyen employé pour obtenir cette adaptation par recomposition à partir d’éléments auparavant indépendants, en tout cas pas liés tels qu’ils le sont par cet effet de « bricolage ».

Ainsi en est-il, selon cette hypothèse, tant au plan individuel que collectif, des comportements, des valeurs et des idées. L’analyse de l’évolution des sociétés occidentales met en évidence les phénomènes de déstructuration et de recomposition en jeu par exemple dans le domaine du religieux.

La sociologie avait montré depuis les travaux de Durkheim et de Weber qu’il n’existe pas de tissu social sans rapport avec du religieux. Mais, en même temps, elle estimait que le signe majeur de la modernité était la disparition progressive de la religion dans ses formes traditionnelles[1]. La conquête de l’autonomie, aussi bien de l’individu que de la société, supposait la désagrégation des sociétés religieuses antérieures, phénomène appelé sécularisation. Mais, en même temps, les sociétés modernes sont dominées par l’impératif du changement et donc de la prédominance de l’immédiat. Ce phénomène s’oppose évidemment à toute mémoire liée à une tradition, d’où la dévalorisation des institutions de la mémoire que sont la famille, l’école, les Églises, les partis et même les entreprises[2]. Le vide symbolique implique des mémoires de substitutions d’autant plus nécessaires qu’une société a vitalement besoin d’un imaginaire minimal de continuité sans lequel il n’y a pas d’avenir commun possible.

Le renouveau religieux de ces dernières décennies manifeste que la sécularisation ne consiste pas simplement dans l’effacement de la religion dans la société, mais plus fondamentalement dans un processus de recomposition du religieux à l’intérieur d’un mouvement plus ample de redistribution des croyances dans la société. Les traits caractéristiques de cette recomposition sont précisément le « bricolage » généralisé des croyances lié à leur dissémination, la dissociation entre croyances et pratiques tout en maintenant l’appartenance confessionnelle, pour raison d’identification.

On s’intéresse souvent, et ce colloque en est une expression, à la reprise, voire à la récupération, d’éléments de la tradition chrétienne dans divers lieux de la culture contemporaine. La perspective de cette étude est inverse. La question sous-jacente consiste à savoir si la théologie participe de ce bricolage.

Il est intéressant de s’interroger sur l’évolution du discours théologique et de voir comment les théologiens ont construit leurs propos dans une culture qui, malgré ses mutations, demeure massivement dominée par la science et la technologie. Dans ce contexte, le discours théologique n’a généralement que peu de prise. Et pourtant, l’efficacité de la science n’est pas uniquement matérielle, mais elle suscite aussi un espace imaginaire. J. Vernes, H.G. Wells, et d’autres encore, l’ont bien saisi : la science et la technique qui l’accompagne, mobilisant des espaces imaginaires ainsi que d’anciens mythes, trouvent dans la littérature un lieu où se déployer à nouveau. On pourrait dire la même chose pour le cinéma. L’imaginaire scientifique pourrait-il toucher la théologie ? Des théologiens se sont laissés séduire par la puissance du langage scientifique et, pour remédier à la situation de la théologie dans la culture contemporaine, ont repris des éléments de ce langage. Ainsi, certains théologiens utilisent la notion de complémentarité au sens où Niels Bohr l’a définie en physique : exprimer une approche radicalement nouvelle de la réalité physique au moyen d’un langage construit en ordonnant ensemble des éléments appartenant à la tradition scientifique, mais auparavant séparés car contradictoires. Appliquée à la théologie, la complémentarité peut lui apporter, selon ces théologiens, d’une part un moyen de se construire à nouveaux frais par rapport à sa propre tradition et par rapport à l’environnement philosophique actuel et d’autre part une possibilité d’insérer le discours théologique dans la culture.

Cette hypothèse stimulante n’est pas sans poser des questions. Cette « importation » est-elle le signe d’une avancée théologique utilisant intentionnellement un concept étranger à la théologie et à sa tradition ? Ou bien est-elle le signe d’un « bricolage » théologique pour parer de manière opportuniste à l’urgence d’exprimer la foi chrétienne sur de nouvelles bases ? Ou bien encore, ce « bricolage » n’est-il pas simplement le signe d’une certaine vitalité de la théologie qui s’est toujours construite en lien avec les compréhensions profanes du monde et de l’existence[3] ?

Il s’agit de présenter la notion de complémentarité et son application par des théologiens à l’inscription de la théologie dans la culture contemporaine pour mesurer ensuite la portée et les limites d’une telle entreprise. Un premier élément à considérer est la notion de complémentarité telle que Bohr l’a utilisée. Ensuite, nous verrons l’extension de la notion à la théologie.

I. La complémentarité introduite par Bohr

Il faut commencer par écarter le sens habituel de la complémentarité selon lequel deux approches complémentaires concernant la même réalité constituent deux points de vue qui s’ajoutent l’un à l’autre ou deux éléments qui peuvent être mis ensemble. Dans cette perspective, science et théologie sont perçus comme tenant sur le monde des propos complémentaires, même si parfois ils apparaissent inconciliables[4]. La complémentarité selon Niels Bohr est différente.

Pour la comprendre, il faut revenir aux origines de la mécanique quantique dans les années 1900. Les physiciens, dont Bohr, n’arrivaient pas à décrire correctement le comportement des atomes à partir des concepts et des lois de la physique classique[5]. De profonds désaccords apparaissaient en effet entre les résultats expérimentaux concernant les phénomènes atomiques et les prévisions données par les premières tentatives de formulation à partir de la physique classique.

Les observations, pour être interprétées correctement, amenèrent tout d’abord les physiciens à supposer que, contrairement à ce qu’enseigne la physique classique, l’énergie est échangée sous forme de quantités discrètes et indivisibles, appelées quanta. L’interprétation des phénomènes quantiques révéla ensuite qu’un système quantique ne peut pas être appréhendé théoriquement à l’aide d’un seul formalisme tiré de la physique classique, mais que, selon les conditions expérimentales, il fallait recourir tantôt à une formulation ondulatoire, tantôt à une formulation corpusculaire. Ainsi, l’interprétation des observations effectuées sur un même système quantique requiert des formulations théoriques contradictoires[6]. En effet le concept de corpuscule évoque une entité limitée spatialement, voire à un point, alors que celui d’onde renvoie au contraire à celle d’une réalité étendue dans l’espace, éventuellement infinie.

Ainsi, selon le type d’expérience effectué, le formalisme qui permet de l’interpréter est différent. Telle est la leçon de la physique quantique. La possibilité d’utiliser les concepts de la physique classique est à ce prix. Aucun des deux formalismes, « corpuscule » ou « onde », n’est capable à lui seul de rendre compte de toutes les situations expérimentales, les deux sont nécessaires.

Cette situation oblige à mettre en place un nouveau mode de description et de compréhension des phénomènes que Bohr appelle complémentarité[7]. La complémentarité exprime la nécessaire prise en compte de l’interaction qui se produit entre le système observé et l’instrument lors de toute mesure. Ainsi, en physique quantique, la représentation d’un phénomène n’est plus indépendante des moyens d’observation, entraînant « l’impossibilité de toute séparation nette entre le comportement des objets atomiques et leur interaction avec les instruments de mesure servant à définir les conditions sous lesquelles le phénomène se manifeste[8] ». Il s’agit là d’une limitation fondamentale[9]. Des mesures effectuées sur un même système physique dans des conditions expérimentales différentes renvoient à des conceptualisations qui ne peuvent être rassemblées en une seule présentation synthétique du système comme c’est le cas en physique classique. La complémentarité revient « à appliquer alternativement différents concepts classiques qui mèneraient à la contradiction s’ils étaient utilisés simultanément[10] ».

II. Les raisons de la complémentarité : le rapport entre langage, connaissance et réalité

Pour Bohr, la complémentarité introduit un changement fondamental dans la manière dont l’être humain connaît les choses. Analysant la manière dont les physiciens des premières décennies du xxe siècle ont procédé pour rendre compte des processus physiques à l’oeuvre dans la matière et ses constituants, Bohr met en évidence deux faits importants.

Le premier est qu’on part de ce qui est connu pour appréhender ce qui ne l’est pas en transposant du premier domaine au second concepts, instruments et méthodes. C’est ce qu’on appelle le principe de correspondance[11]. Ainsi, des notions comme celles de particule ou d’onde, des grandeurs comme celles de position ou de vitesse, sont reprises de la physique classique pour être appliquées dans le nouveau domaine qu’est la physique de l’atome.

Le second fait porte, on l’a vu, sur l’impossibilité de séparer, à la différence de ce qui se passe en physique classique, l’instrument de mesure du système quantique observé. À cause de la disproportion qui existe entre les deux, on ne peut plus négliger l’interaction entre les deux.

Il y a en fait une double disproportion. L’une qui est matérielle est celle qui existe entre le système observé microscopique et l’instrument d’observation macroscopique. L’autre est conceptuelle. La physique quantique part de concepts construits à l’aide de l’expérience du monde macroscopique pour les appliquer au domaine microscopique. Ainsi, l’irréductibilité du lien entre instrument de mesure et système physique ajoutée à l’obligation d’utiliser des concepts et des méthodes issus du domaine macroscopique fait qu’il faut définir leurs conditions d’utilisation dans ce nouveau domaine[12]. Les observations ne fournissent pas des données sur le système quantique observé, mais sur l’ensemble constitué par le système et l’instrumentation qui opère la mesure et dépend de l’observateur, comme le souligne Bohr :

Il est également important de comprendre que, de ce fait, aucun renseignement sur un phénomène qui se trouve, en principe, hors du champ de la physique classique, ne peut être interprété comme une information sur des propriétés indépendantes des objets : ce renseignement est intrinsèquement lié à une situation définie, dont la description implique essentiellement les appareils de mesure en interaction avec les objets[13].

Les résultats d’observations effectuées dans des conditions expérimentales différentes, et donc selon des conceptualisations différentes, ne peuvent être rassemblés en une image unique, mais regardés comme complémentaires au sens où chaque résultat épuise les informations accessibles concernant le système étudié dans les conditions expérimentales indiquées[14]. Les résultats se complètent, mais ne peuvent être présentés de manière cohérente en un seul tableau. Les concepts ne peuvent plus être utilisés tous en même temps. Le sens des concepts et donc du langage employé dépend des conditions expérimentales. La complémentarité est donc une notion scientifique, mais elle possède aussi des implications sur ce que sont la connaissance, la science et le réel :

Pour désigner la relation qui existe entre les phénomènes observés sous les conditions expérimentales différentes, on a introduit le terme de complémentarité, afin de rappeler que c’est seulement par leur ensemble que de tels phénomènes épuisent la totalité des renseignements définis que l’on peut avoir sur les objets atomiques. […] le point de vue de la complémentarité résulte immédiatement de notre situation d’observateurs dans un domaine de l’expérience où l’application univoque des concepts servant à la description des phénomènes dépend essentiellement des circonstances de l’observation[15].

Si l’on veut connaître la position d’une particule de manière précise, alors la valeur de sa vitesse ne pourra l’être, et inversement. On dit que ces variables sont complémentaires. La description par le moyen du langage de la physique classique des propriétés des systèmes quantiques nécessite la répartition des grandeurs de la physique classique par paires de grandeurs complémentaires. L’une des grandeurs relève du formalisme « corpuscule » et l’autre du formalisme « onde ». L’augmentation de la précision sur un membre de la paire s’accompagne d’une perte correspondante sur la précision de l’autre[16].

La dualité onde-corpuscule exprime à sa manière la complémentarité, c’est-à‑dire le caractère complémentaire des analogies « corpuscule » ou « onde[17] ». Cependant, la dualité introduit, au moins implicitement, un jugement sur ce qu’est un système quantique et sur la permanence de ses propriétés, tandis que la complémentarité porte sur les résultats d’expérience et donc sur la manière dont se manifeste un système quantique. On reste dans l’ordre des phénomènes sans chercher à se prononcer sur ce que serait la réalité en dehors des observations qu’il est possible de faire en physique. C’est d’ailleurs cette réserve, pour ne pas dire cette limite, qu’ont toujours défendue Bohr et les tenants de l’école de Copenhague[18].

III. L’extension de la complémentarité

Bohr a lui-même proposé d’appliquer la notion de complémentarité à d’autres domaines, comme par exemple la biologie, la psychologie, l’éthique[19]. Ces extensions ne sont qu’esquissées par Bohr, mais on peut en dégager le trait principal.

Éclairons ce point par l’exemple de la biologie tel que Bohr lui-même l’a traité[20]. La physique quantique a créé des conditions nouvelles pour l’étude de questions biologiques du point de vue de la physique. Celle-ci apporte la compréhension de phénomènes comme la photosynthèse ou des propriétés de composés compliqués telles la chlorophylle ou l’hémoglobine. Mais, ce que fournit la physique quantique « ne suffit pas pour découvrir une explication d’ensemble des phénomènes biologiques[21] ». La biologie part toujours de l’hypothèse de la vie, le fait que l’organisme est vivant. Or, la science est fondée sur le postulat que dans la nature tout est soumis aux mêmes lois. En poussant l’analyse des processus biologiques aussi loin que celle des phénomènes atomiques, on n’obtiendrait pas pour les organismes un comportement différent de celui des corps inorganiques. Mais, les conditions de la recherche en biologie diffèrent de celles de la physique, car il s’agit de maintenir en vie ce qui est étudié. Cette limite empêche de connaître rigoureusement les processus physiques à l’oeuvre. D’où, l’existence de la vie doit être considérée comme un fait élémentaire qui ne peut être fondé sur aucun autre et doit être pris comme point de départ de la biologie, de même que l’existence du quantum d’action, élément irrationnel du point de vue de la mécanique classique, forme, avec celle des particules élémentaires, la base de la physique atomique[22]. Le développement de la compréhension des structures et des processus chimiques a ouvert des possibilités d’application de ces résultats en biologie. Cela n’implique pas pour autant de ne plus utiliser des arguments de type finaliste. La réponse à cette difficulté tient dans la prise en compte des conditions d’observation dans la définition des concepts physiques. Les perspectives « mécanistes » et « finalistes » utilisées en biologie sont complémentaires parce qu’elles relèvent de deux types d’observations qui s’excluent mutuellement tout en étant indispensables pour décrire le plus complètement la vie[23]. Jusqu’à présent dans la définition des concepts biologiques, il n’y a pas eu prise en considération de l’observateur et des conditions d’observation. C’est là ce qu’apporte la complémentarité. Elle exprime la relation qui existe entre des phénomènes observés dans des conditions expérimentales différentes.

Cependant, la situation n’est pas tout à fait la même en physique et dans des disciplines comme la biologie, la psychologie ou l’éthique. Car, pour ces dernières, les deux conceptualisations utilisées ressortissent au domaine d’expérience ordinaire de l’être humain. Il ne s’agit pas, à l’instar de la physique quantique, de modéliser un domaine inaccessible à l’expérience macroscopique ordinaire à l’aide d’outils théoriques élaborés dans ce dernier champ. Ce qui pousse à utiliser la complémentarité, c’est de ne pas arriver à rendre compte de la totalité phénoménale de la réalité étudiée à l’aide d’une seule théorie, mais qu’il faille recourir à deux points de vue incompatibles l’un avec l’autre. À quelles conditions peut-on alors appliquer le concept de complémentarité dans une telle situation ? L’application du principe consiste à ce que la même réalité puisse être envisagée selon deux perspectives théoriques exclusives, c’est-à‑dire qu’étant précisées les conditions expérimentales une seule s’applique. Les conditions seront que ces deux approches théoriques doivent premièrement se rapporter à la même réalité et être dans des langages de même type et deuxièmement qu’elles doivent avoir été validées dans le domaine envisagé[24]. Autrement dit la pertinence de chacune est supposée déjà prouvée. Alors, le recours à la complémentarité est fondé et n’est pas un pis-aller.

Essayons d’appliquer la notion de complémentarité ainsi précisée en science ou dans un autre domaine. Prenons l’exemple de la biologie. Les formulations « mécaniste » et « organiciste » se rapportent-elles à la même réalité ? Oui et non, car elles parlent toutes les deux du même organisme mais la manière de la faire ne correspond pas à des « réels » identiques à tout point de vue. L’approche « mécaniste » s’attache à décrire les structures et les processus élémentaires et donc se concentre sur les molécules mises en jeu dans ces structures ou par ces processus, alors que l’appréhension « organiciste » voit l’organisme vivant comme un tout y compris dans ses éléments de base que sont les cellules et les tissus, ne séparant pas les éléments du tout mais les considérant au sein de la même unité dans un environnement donné. Les deux formulations « mécaniste » et « organiciste » ne portent donc pas entièrement sur le même réel ou tout au moins sur la même manière de le voir. De plus, on voit bien qu’elles ne constituent pas des langages du même type. Sur ces deux points elles diffèrent des formulations « onde » et « corpuscule » de la physique quantique. On remarque d’ailleurs que le fondement de la différence entre les deux conceptions du vivant illustrées ici tient dans le rapport au réel.

L’extension de la complémentarité dépend ainsi de la portée ontologique du concept de complémentarité. Dans la perspective de Bohr, la notion centrale est celle de phénomène. La complémentarité permet la description et la prédiction de phénomènes, c’est-à‑dire du comportement d’une réalité donnée. Mais, cette approche ne se prononce pas sur cette réalité en elle-même. La perspective philosophique est descriptive et fonctionnelle et pas ontologique, même si elle suppose la réalité de ce qui est décrit et étudié[25]. En effet, un phénomène, selon Bohr, résulte de la réunion de la réalité, de l’instrument d’observation et de leur interaction. Voyons maintenant l’application de la complémentarité à un domaine non scientifique, la théologie.

IV. Complémentarité et théologie

Rappelons les principaux traits de la complémentarité[26]. Une réalité nouvellement observée se révèle inexprimable totalement et de manière convaincante à l’aide des conceptions connues, mais suppose la mise en oeuvre de deux conceptions contradictoires. Ces deux conceptions appartiennent à la même discipline et se rapportent à la même réalité tout en étant incompatibles entre elles. Elles doivent avoir été établies et validées par l’usage auparavant. Notons encore que la relation entre les deux conceptualisations n’est pas symétrique. Il s’agit d’un côté de constater l’existence, c’est-à‑dire d’inscrire dans l’espace et le temps, de l’autre d’expliquer, c’est-à‑dire d’inscrire dans un ordre causal. Dernier point, cette disjonction entre deux conceptualisations est liée à la prise en compte de l’être humain comme observateur de la réalité.

Dans ces conditions, la complémentarité ne peut être appliquée telle quelle à la relation entre deux disciplines différentes, par exemple, pour ce qui nous intéresse ici, entre science et théologie. Car, il s’agit alors de conceptualisations ne relevant pas de la même discipline. Pour étendre la notion de complémentarité dans ce sens, il faut la modifier, ce que certains auteurs ont tenté, comme nous le verrons plus loin.

En revanche, dans les conditions précédemment définies, la complémentarité peut être appliquée en théologie, là où deux jeux de conceptualisations s’avèrent nécessaires pour expliciter la foi chrétienne. C’est le cas, par exemple, du Dieu un et trine, du Christ Jésus, vrai Dieu et vrai homme, de l’accomplissement du dessein divin déjà effectué et pourtant pas encore achevé, etc. Cette situation paradoxale de la théologie chrétienne n’invite-t‑elle pas le théologien à employer à son tour le concept de complémentarité ? Les théologiens qui s’y sont essayés ont surtout appliqué la complémentarité en christologie[27].

La confession du Christ comme vrai Dieu et vrai homme place le croyant dans une situation qui rappelle celle de la physique quantique. En effet, nous avons bien affaire à une réalité nouvelle, le Christ Jésus, qui requiert pour l’approcher deux compréhensions traditionnelles séparées, celle de la divinité et celle de l’humanité. La première rend compte de l’existence du Christ Jésus, la seconde l’insère dans l’espace et le temps, c’est-à‑dire dans le créé. De plus, il y a une asymétrie entre les deux conceptualisations : la divinité du Fils préexiste à son humanité, elle la rend possible et n’a pas de commune mesure avec elle. La complémentarité semble fonctionner à merveille, mais une observation attentive met en évidence des difficultés.

En effet, la réflexion des Pères de l’Église et les conciles qu’elle a suscités apportent des conditions précises quant à l’utilisation de la notion de complémentarité. Cet enseignement, en effet, donne comme condition qu’il y a dans le Christ Jésus simultanéité des deux natures sans séparation ni confusion. Les langages sont conjoints. Ils ne peuvent être confondus, ni séparés. Il y a en plus raccordement entre langage et ontologie. Les conciles affirment clairement que ce qui est dit correspond à ce qui est. Or, la notion de complémentarité implique de ne pas employer simultanément les langages portant sur les aspects complémentaires, c’est-à‑dire ici le langage sur le divin et celui sur l’humain et en plus ne se prononce pas, on l’a vu, quant à l’ontologie.

Une autre voie à explorer consiste à prendre le principe de complémentarité avec le statut heuristique qu’il possède maintenant en physique quantique. C’est la voie retenue par A. McGrath, de formation d’abord scientifique avant de devenir théologien[28]. Dans cette perspective, la complémentarité rend compte de la formulation progressive du dogme christologique et exprime l’impossibilité de réduire le discours sur Jésus à un langage cohérent préexistant, que ce soit celui de l’humain ou celui du divin. Les Écritures et leur interprétation, la pratique de l’Église (liturgie, piété, etc.) ont contraint à juxtaposer les deux approches, humaine et divine, de Jésus selon des règles résultant de débats souvent difficiles et laborieusement définies par les conciles de Nicée 1 (325) à Constantinople 3 (680-681). Qu’apporte alors le principe de complémentarité à la théologie ? Une méthode, c’est-à‑dire comment sous la pression de situations nouvelles, le théologien voyant qu’il n’est pas possible de maintenir tel quel le langage antérieur, portant sur la divinité ou sur l’humain en relation avec le divin, peut entrer dans la construction d’un nouveau langage théologique « en utilisant des modèles qui sont dérivés de situations connues et comprises[29] ». Pour la théologie chrétienne, ces modèles proviennent de la révélation et de son interprétation.

Jusqu’à maintenant, nous avons vu comment la notion de complémentarité a été appliquée en théologie soit à l’élaboration du contenu d’une doctrine donnée, soit à la dynamique ayant abouti à la constitution de cette doctrine. On reste un peu sur sa faim, comme dans l’exemple de la biologie. L’idée est d’élargir la complémentarité. Comment ? Les exemples de la biologie et de la christologie montrent qu’une des limites est constituée par la portée ontologique de la complémentarité comme règles d’utilisation de langages différents et la réalité visée. Il s’agit d’essayer de modifier la notion de complémentarité en lui associant d’emblée une portée ontologique. C’est la démarche de T. Magnin où le concept de complémentarité occupe une place centrale[30].

La réalité quantique combine deux approches complémentaires, ondulatoire et corpusculaire, une seule n’étant observable à la fois[31]. Cette notion de complémentarité ouvre des perspectives, déjà remarquées par Bohr (cf. § 1), mais qu’il n’a pu vraiment exploiter, selon Magnin, faute d’une formulation plus engagée vis-à‑vis de l’ontologie. Pour remédier à ce déficit, des idées nouvelles sont introduites. Ce sont les notions de tiers-inclus et de niveau de réalité, reprises respectivement à S. Lupasco et B. Nicolescu[32]. Pour Magnin, l’état quantique, où prévaut la logique du tiers-inclus, se situe à un autre niveau de réalité que celui des manifestations ondulatoires ou corpusculaires.

Les deux conceptualisations complémentaires issues de la physique classique sont médiatisées et unifiées à un autre niveau de réalité, le niveau quantique. Les « contradictions » relèvent d’un niveau où vaut la logique exclusive du ou bien… ou bien. En revanche, l’état quantique se situe à un autre niveau, celui du tiers unifiant, où opère la logique inclusive du et… et[33]. Le niveau quantique reprend les deux formulations selon des règles définies par la physique quantique, ce qui correspond à une rupture. On le voit, l’élargissement de la notion de complémentarité par celles de tiers-inclus et de niveaux de réalité permet de passer d’une description en termes d’exclusive (ou… ou) à une description où prévaut l’inclusion (et… et). La complémentarité ainsi redéfinie possède dorénavant une portée ontologique et de ce fait dépasse ce que dit la physique quantique pour laquelle un phénomène n’est jamais considéré comme étant à la fois corpuscule et onde. Pour Bohr, en effet, la complémentarité n’implique rien de tel, on l’a vu. En tout cas pas directement, le réel est voilé, pour reprendre l’expression de B. d’Espagnat[34].

Pour appliquer en théologie la complémentarité ainsi revue, la première tâche consiste à définir ce que sont les niveaux de réalité. Ils diffèrent en science et en théologie où la foi et donc la grâce sont supposées (366-370). Le premier niveau correspond à celui de l’expérience et de la connaissance ordinaires. Il s’agit de comprendre la révélation comme donnée par l’intelligence seule. La révélation est alors considérée comme passive. Ce niveau de réalité est identique d’une manière avec celui des sciences. D’une autre manière non. Car, il s’agit de comprendre le monde et la vie, c’est là que les apports des connaissances profanes jouent, en fonction de la révélation. À ce niveau apparaissent les données contradictoires. Le second niveau où se produit l’unification est celui de la foi. À ce niveau la révélation devient active, car l’intelligence est mue par Dieu.

Magnin applique la complémentarité en théologie, à l’aide de plusieurs exemples dont celui de la christologie. La complémentarité telle qu’il l’a élargie, lui donne de traiter de front et le contenu et le développement de la doctrine[35]. La complémentarité est alors une démarche heuristique, elle guide la recherche dans sa compréhension du réel et dans la constitution d’un langage adapté à cet effet. Il s’agit de repérer d’abord les aspects contradictoires d’une réalité, ici le Christ Jésus tel que le Nouveau Testament le présente. Le premier niveau de réalité est celui du créé terrestre. Selon la révélation judéo-chrétienne en effet Dieu intervient dans le créé et ces interventions appartiennent au créé. Jésus est homme. En même temps il diffère des autres êtres humains par sa relation à Dieu. Il représente l’intervention dernière et suprême de Dieu en vue d’accomplir son dessein. Dans cette ligne, Jésus est présenté par la révélation comme à la fois humain et divin. Or, les propriétés de l’humain et du divin s’opposent en particulier dans la tradition culturelle gréco-latine. Nous avons donc bien deux modes de compréhension contradictoires concernant le Christ Jésus avec leurs langages propres.

Ces deux modes, et les langages qui leur sont associés, sont à utiliser pour parler de Jésus, puisqu’il est reconnu comme étant une seule réalité. Il s’agit ensuite d’éprouver ces modes et de vérifier par la révélation et sa tradition interprétative qu’on n’a pas affaire à un phénomène déjà connu mais à un degré inobservé jusque-là. Tel n’est pas le cas. Aucun être humain n’est présenté dans la révélation de la manière dont l’est Jésus. Il n’existe pas non plus de moyen d’unifier ces modes de compréhension et leurs langages à ce niveau. On ne peut pas davantage réduire un des modes à l’autre.

Puisque nous avons affaire à deux modes de compréhension contradictoires, il s’agit en une nouvelle étape de la réflexion de rechercher le principe d’unification à un autre niveau de réalité, celui de la foi, c’est-à‑dire celui de Dieu. Ce fut le travail des conciles de Nicée 1 (325) à Constantinople 2 (553). La durée mesure les enjeux et les difficultés à résoudre. À ce niveau de réalité, Jésus est en effet confessé comme étant Dieu le Fils, différent du Père, mais Dieu au même titre que le Père. Sa divinité est identique à celle du Père et ne résulte pas d’une participation à la sienne qu’il aurait par grâce, ce qui reviendrait à dire qu’il est une créature. En même temps son humanité est bien comme la nôtre et donc Jésus n’est pas un être intermédiaire, Dieu animant lui-même un corps humain. Il n’est pas non plus Dieu habitant dans un homme, ce qui introduirait une dualité de sujets. Il possède réellement les deux natures, divine et humaine. Le principe d’unification est à chercher en Dieu lui-même. Les conciles affirmeront que Jésus est la personne du Fils qui prend une nature humaine.

Mais, apparaît alors une nouvelle contradiction dans l’approche, car Jésus, le Père et l’Esprit sont réellement un tout en étant différents. Dieu se révèle alors comme un et trine à un autre niveau, celui de Dieu en lui-même, Trinité de personnes. Le discours de foi concernant Dieu est lui-même marqué par une forme de contradiction qui tient aux langages descriptifs utilisés et qui se résument dans les deux affirmations : Dieu est un et Dieu est trine. À son niveau de réalité, celui de la foi, Dieu ne peut être appréhendé tel quel par l’intelligence humaine aidée pourtant par son Créateur. Pour l’être humain, cette réalité se dédouble selon deux modes de compréhension rendus nécessaires pour rendre compte dans la foi du mystère de Dieu, deux niveaux de compréhension complémentaires concernant la divinité. Ils sont complémentaires mais toujours associés, et ne peuvent être utilisés l’un sans l’autre. Ils correspondent à la distinction de deux langages, celui de la personne et celui de la nature, qui sont par conséquent complémentaires mais doivent être employés ensemble.

Ce fait constitue une différence radicale avec la notion de complémentarité au sens où l’a retravaillée Magnin (encore plus bien sûr avec celle de Bohr). Car, recourir à la complémentarité telle que Magnin la définit, revient à emprunter la voie du modalisme selon lequel le Père, le Fils et l’Esprit sont trois modes de manifestation de l’unique Dieu, voie qui fut rejetée par les Pères et les conciles. Dieu est réellement un et trine.

La complémentarité, au sens de Magnin, réussit aux plans heuristique et noétique à montrer comment une recherche doit être guidée. Elle rend compte de la réalité duelle du Christ Jésus et respecte la dissymétrie entre ses deux natures. Elle conduit en revanche à une aporie au plan ontologique concernant la question de Dieu, tout en manifestant clairement, et c’est déjà un avantage important, l’enchevêtrement des questions concernant l’incréé dans son rapport au créé et l’incréé en lui-même. La complémentarité oblige en effet à introduire des niveaux de compréhension de la réalité sans qu’ils disposent de portée ontologique[36].

En conclusion, deux points apparaissent quant à l’application de la complémentarité, tant en science qu’en théologie. Le premier est la fonction heuristique de cette notion. Le second est qu’elle conduit, sans donner de réponse, à poser la question du rapport entre langage et réalité. Une remarque le confirme. La physique quantique s’est constituée dans les dernières décennies selon d’autres formalismes où les principes de complémentarité et de correspondance se déduisent des points de vue formels employés.

Un seul essai tente une formulation de la complémentarité utilisable dans tous les domaines, celui de T. Magnin. La complémentarité, telle qu’il la redéfinit, explique l’élaboration doctrinale et son sens, mais finalement n’apporte pas vraiment quelque chose de plus que d’autres approches théologiques.

V. Complémentarité et bricolage

La complémentarité en physique a été intégrée dans le formalisme et ne sert plus même au plan heuristique. On l’utilise surtout pour présenter la physique quantique et introduire au formalisme[37]. Empruntée en théologie, sous l’impulsion de Bohr lui-même, elle n’a pas connu là non plus un grand succès. Elle a pourtant aidé à éclairer la dynamique du travail théologique et doctrinal. On l’a vu à partir de l’élaboration du dogme christologique. Il reste néanmoins que la greffe n’a pas pris. L’échec de l’entreprise tient peut-être dans la perspective globale de la complémentarité[38].

Cependant, le point intéressant à noter ici tient dans le fait d’avoir recouru en théologie à une notion qui ne relève pas de la théologie. Il ne s’agit pas de la légitimité d’un tel procédé. L’intérêt est ailleurs. Il est dans l’exercice du travail théologique qui prend des concepts et des modèles dans d’autres systèmes rationnels que le sien. Car, la complémentarité n’est pas la seule notion scientifique qui fut importée en théologie. D’autres le furent, comme celles de complexité, de système, d’évolution, etc. D’autres encore, appartenant au patrimoine théologique, ont connu un regain de vitalité parce qu’on les a retrouvées en science, bien qu’elles n’y aient pas toujours la même portée ni la même signification, je pense par exemple à la notion de chaos[39]. Je soulignais à cette occasion qu’il fallait se méfier des importations sans contrôle préalable engageant à le faire de manière critique. Cette réserve doit être maintenue, mais en même temps il faut reconnaître que pour celui qui veut bien voir, cette manière de faire n’a pas été la méthode généralement employée. En effet, à toute époque, science, philosophie et théologie, avec des relations et des équilibres divers entre elles, ont emprunté « sans réfléchir ». Tout cela pour dire que le bricolage apparaît comme un élément structurant de toute pensée en (re)construction permanente. Ce qui n’implique nécessairement pas le succès, comme l’illustre l’exemple de la complémentarité. Mais, le rôle du bricolage apparaît incontournable. Certains bricolages resteront, la plupart d’entre eux seront éliminés.

La construction des discours rationnels procède par bricolage. Et, ce faisant, nous nous retrouvons dans la situation de Monsieur Jourdain qui faisait de la prose sans le savoir. Cette manière de voir ne rejoint-elle pas celle de la vie elle-même, la biologie évolutive montrant que l’évolution est un « bricolage » permanent[40] ? N’est-ce pas aussi un sens possible de la formule de l’Évangile parlant du disciple avisé qui est « comparable à un maître de maison qui tire de son trésor du neuf et du vieux » (Mt 13,52), c’est-à‑dire qui trouve ce qui lui faut à partir de ce qu’il a ?