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D’où nous vient la philosophie de l’histoire et en quoi consiste-t‑elle ? C’est Voltaire, dit-on, qui aurait employé l’expression le premier[1], même si l’on en retrouve des formes chez saint Augustin et Vico, entre autres. Simplement dit, il s’agit d’élucider le sens de l’histoire à la condition, bien sûr, qu’elle en ait un. Telle avait été l’intention de Hegel. Son étude sur les civilisations mondiales[2] place au coeur de l’histoire universelle une logique, la présence d’une raison qui ne laisse pas les événements évoluer au hasard, mais qui les conduit, comme de l’intérieur, sur une voie tracée à l’avance. Une théorie aussi impérative a suscité de nombreuses réactions au xixe siècle, dont celle de Burckhardt. Il en fait une critique sévère qui contribuera pour beaucoup à la dépréciation de la philosophie de l’histoire. Dans ses travaux, écrit-il, il n’a pas

[…] la prétention de dégager des idées générales de l’histoire universelle […], voulant éviter surtout de donner une philosophie de l’histoire. Celle-ci est un monstre hybride, une contradictio in adjecto, car l’histoire qui coordonne est la négation de la philosophie, tandis que la philosophie, qui subordonne, est la négation de l’histoire[3].

Il n’en finit pas de soulever des objections aux philosophies de l’histoire.

Ce qui est grave, ajoute-t‑il, c’est que celles-ci prétendent en général retracer les phases d’un dessein universel et, comme de telles philosophies ne peuvent s’affranchir des théories préconçues, elles sont totalement déformées par les idées dont leurs auteurs ont été imprégnés dès l’enfance[4].

Il vaut mieux alors s’en éloigner.

Qu’en est-il de nos jours ? On s’interroge certes encore sur le statut de la philosophie de l’histoire et sur la valeur des modèles qu’elle peut produire. Ainsi les synthèses de Toynbee et de Spengler déçoivent plus qu’elles n’inspirent. En quoi l’histoire des peuples serait-elle comparable au rythme des saisons ? En même temps, on a l’impression d’être emporté par un vaste devenir, de vivre à une époque de progrès indéfini de la science et de la technologie, donnant crédit à l’idée que l’histoire a une destination. Mais c’est la manière d’appréhender ce mouvement qui a changé.

Si la pensée post-moderne, écrit Roulet, semble mettre au rancart les philosophes de l’histoire, c’est en tout cas parce qu’un morcellement généralisé rend indiscernable le fil directeur d’un sens orienté selon le temps et substitue l’éparpillement spatial à toute convergence temporelle[5].

C’est la loi de la discontinuité qui semble prévaloir sur celle de la continuité, comme le disait Foucault :

Les notions fondamentales qui s’imposent maintenant ne sont plus celles de la conscience et de la continuité, […] ce ne sont pas celles non plus du signe et de la structure. Ce sont celles de l’événement et de la série, avec le jeu des notions qui leur sont liées ; régularité, aléa, discontinuité, dépendance, transformation[6].

Or, déjà au début du xxe siècle, ces questions avaient été abordées par le théologien allemand Ernst Troeltsch (1865‑1923), qui consacra les dernières années de sa vie à des études de philosophie de l’histoire. Dans l’une de ses premières conférences, il avait lancé : « Messieurs, tout est chancelant[7] », pour indiquer l’emprise qu’exerçait le relativisme des valeurs sur la culture de son temps. S’il a fait la critique des dogmatismes, c’est qu’il se sentait porté par l’irrésistible poussée de la pensée historique, qui, comme un levain dans la pâte, disait-il, fait éclater toute chose. Une nouvelle forme de devenir était en train de naître : il fallait examiner ses sources dans le courant historiciste, sans abandonner la recherche du sens de l’histoire. Nous verrons donc comment Troeltsch a construit sa philosophie de l’histoire, réunissant à la fois des analyses de la connaissance historique et des considérations toutes spéculatives. Et on peut trouver l’essentiel de sa réflexion dans un ouvrage monumental qu’il a publié en 1922 et qui portait sur L’historicisme et ses problèmes[8].

I. Genèse et formation du programme

Essayons, pour commencer, de donner un aperçu du cheminement de Troeltsch qui l’a conduit à la philosophie de l’histoire. Sans doute faudra-t‑il revoir dans quelle mesure les thèmes de réflexion du Die Absolutheit (1902[9]) ont été repris et approfondis dans le Der Historismus plus tardif (1922). On peut se demander alors si ses préoccupations ont changé à ce point que de théologien qu’il était il soit devenu philosophe de l’histoire. Sur cela, un rappel du contexte dans lequel a pris forme son oeuvre nous apparaît nécessaire.

1. Le successeur de Hegel

Après avoir enseigné la théologie à l’Université de Heidelberg pendant plus de 20 ans, Troeltsch accepte, en 1915, un poste à la Faculté de philosophie de l’Université de Berlin. C’est là qu’il donnera un cours sur la philosophie de l’histoire. Cet événement l’a profondément marqué, raconte Tillich : « Il l’a ressenti comme un moment historique […]. Il y avait presque cent ans qu’on avait annoncé, pour la dernière fois, un cours semblable à l’Université de Berlin[10] ». Et, à l’époque, c’était Hegel qui en était le titulaire, enseignement qui a été abandonné par la suite. On comprend ce qui a incité Troeltsch à intituler le premier chapitre du Der Historismus : « Le réveil de la philosophie de l’histoire[11] ». À travers lui, cette philosophie fera à nouveau partie du programme des études universitaires. À sa mort, en évoquant la portée de son oeuvre, Harnack le rattachera à cette tradition. Troeltsch, dit-il, « était incontestablement le philosophe allemand de l’histoire pour notre temps, oui, après Hegel, le premier grand philosophe de l’histoire que l’Allemagne ait connu[12] ». C’est ce souvenir-là que ses contemporains ont dû ultimement conserver de lui.

2. Teneur et composition du Der Historismus

Troeltsch a écrit le Der Historismus dans le but de présenter le problème logique de la philosophie de l’histoire. Ce sont les aspects formels, dit-il, qui ont retenu son attention. Il a compilé une somme impressionnante de connaissances, rédigé un texte de 772 pages qui prévoit en conclusion une suite, un autre ouvrage de contenu plus pratique qui devait porter sur la philosophie matérielle de l’histoire[13]. Voyons d’abord comment un livre aussi volumineux a été composé. Il semble qu’il ait procédé comme il l’avait fait pour la rédaction des Soziallehren[14]. Il traite du sujet dans des conférences, publie des articles pour des revues scientifiques, puis regroupe tous ces écrits sous forme de livre. Le procédé offre incontestablement des avantages : le public a pu prendre connaissance de parties importantes du Der Historismus avant sa parution, et Troeltsch, de son côté, disposait des premières réactions de ses lecteurs lorsqu’il en a préparé la rédaction finale[15].

Quels sont les grands thèmes autour desquels Troeltsch a construit le Der Historismus ? Il aurait eu une double intention : d’abord passer en revue, d’une manière critique, les théories de l’histoire qui avaient cours depuis un siècle, et, à partir de là, édifier son propre système sur les bases épistémologiques qu’avaient laissées Rickert et Windelband[16]. À vrai dire, il s’agit d’un projet de philosophie de l’histoire aux contours presque illimités : il comprend une longue suite d’auteurs, Dilthey, Eucken, les néo-kantiens, Bergson et Simmel pour ne nommer que ceux-là et donne une vue d’ensemble du discours philosophique européen du début du xxe siècle, dont le marxisme et la phénoménologie de Husserl sont les principaux représentants. On peut imaginer que, dans un cadre pareil, il n’était pas facile de maintenir un équilibre entre des points de vue philosophiques aussi nombreux et surtout différents, comme l’indique d’ailleurs Troeltsch lui-même en plaçant son livre sous la dédicace de Dilthey et de Windelband[17]. Autrement dit, dans quelle mesure a-t‑il cherché à créer une synthèse qui surplomberait ou concilierait des positions souvent contraires ? C’est une entreprise, comme on le voit, qui s’est avérée très complexe. Et quand on sait qu’il traite du débat philosophique contemporain dans toute son étendue, on ne s’étonne guère que, à l’époque déjà, le Der Historismus ait été considéré comme « étant très difficile à consommer[18] ». Il vient, à son tour, donner du poids à « la vieille conviction allemande que, s’il vaut la peine d’écrire un livre, il vaut la peine d’en rendre la lecture ardue[19] » !

3. Les sources théologiques et le Die Absolutheit

Tout ce que Troeltsch nous présente dans le Der Historismus n’en fait pas pour autant une oeuvre que l’on peut détacher de l’ensemble. Elle reprend indéniablement des interrogations, des préoccupations qui remontent jusqu’à ses premiers écrits. Ainsi l’idée de la philosophie de l’histoire apparaît déjà dans le Die Absolutheit de 1902.

Je devais alors, dit-il, en venir à la discussion du relatif historique et de l’absolu objectif, donc au problème central de toute philosophie de l’histoire, tel que m’en avait donné la compréhension que j’avais acquise à travers la recherche exacte en histoire[20].

Ruddies a comparé les deux textes et affirme que tous les mots clés du Der Historismus se trouvent dans le Die Absolutheit. Ce sont : « individualité et développement, relativité et normativité, formation de normes et synthèse, foi métaphysique et acte axiomatique[21] ». Autre point de comparaison, pourrait-on ajouter, c’est que le Der Historismus prolonge et vient donner plus d’ampleur à la thématique exposée en 1902. Dans le Die Absolutheit, en effet, Troeltsch s’en tient à la critique du christianisme comme religion absolue, tandis que, dans le Der Historismus, il l’étendra à tout le champ des valeurs culturelles. Il se demande, dit-il,

[…] quelle voie il fallait prendre pour passer de la recherche empirique historique à la philosophie de l’histoire, ou, en d’autres termes, quelle voie il fallait trouver pour aller du relatif en histoire aux valeurs culturelles. C’est le vieux problème de l’absoluité, pris dans des dimensions beaucoup plus larges, orienté vers l’ensemble des valeurs culturelles et non plus seulement vers la position religieuse[22].

Il faut voir là une continuité de la réflexion plus qu’une rupture. D’après Graf et Ruddies, Troeltsch en serait arrivé presque logiquement à la philosophie de l’histoire de par le dialogue qu’il avait engagé avec Hegel. D’une part, disent-ils, dans le Die Absolutheit, il prend ses distances d’une conception évolutionniste qui fait de l’histoire le lieu de l’« auto-réalisation progressive de la raison[23] » qu’il qualifie, dans les circonstances, de constructivisme non historique. D’autre part, il ne peut se détacher totalement « de figures de pensée encore hégéliennes, puisqu’il prévoit pour toute réalité historique une finalité normative valable universellement[24] ». Troeltsch aurait ainsi développé une forme d’« hégélianisme historiquement brisé[25] », et c’est cette antinomie, entre autres, qu’il aurait voulu surmonter à travers sa philosophie de l’histoire. En effet, le Der Historismus repose la question du « comment on peut acquérir, devant la diversité infinie de l’historique, un critère objectif et valable universellement[26] ». C’est dire à quel point, même en 1922, le problème du normatif est toujours posé sur un fond de pensée théologique et de religion chrétienne. On sait, par ailleurs, que Troeltsch a considéré sa philosophie de l’histoire comme une étape en vue d’une philosophie de la religion et que, de ce point de vue, il n’avait pas abandonné ses préoccupations théologiques. Voici de quelle façon Ruddies juge nécessaire de clore ce débat.

Une fois de plus, écrit-il, il convient donc de faire un sort à la légende, d’origine théologique, qui voudrait qu’à la fin de sa vie, dans une sorte d’obscurcissement historiciste, le théologien de Heidelberg eût fait de la misère du théologien la vertu du philosophe de l’histoire[27].

II. Critique ou dépassement de l’historicisme

Essayons maintenant de dégager les grandes lignes de la philosophie de l’histoire de Troeltsch. Vue dans son ensemble, elle apparaît comme une vaste prise de position sur un mode de pensée qui a imprégné la culture de l’époque et que l’on a appelé l’historicisme. Il nous faudra examiner la nature de ce paradigme et les conceptions que Troeltsch s’en est faites. Comment l’a-t‑il reçu ? quels correctifs a-t‑il tenté de lui apporter ? Car c’est à partir de là que Troeltsch a entrevu son projet d’une philosophie de l’histoire, comme solution à la crise que l’historicisme avait déclenchée.

1. Des diverses manières de concevoir l’historicisme

Dans un texte[28] publié la même année que le Der Historismus, Troeltsch donne une idée du climat culturel qui régnait alors en Allemagne. La culture, le savoir, la pensée allemande, disait-il, se sont historicisés :

Toute notre vision est portée par le fleuve du devenir, par un processus d’individualisation ininterrompu et toujours renouvelé […]. L’État, le droit, la morale, la religion, l’art, tout est dissous dans le fleuve du devenir historique[29].

Cet état des choses conduit à un ébranlement des valeurs, à une absence d’ancrage des normes et des croyances. C’est ce que Troeltsch appelle la crise de l’historicisme, « une profonde crise intérieure de l’époque elle-même. Il ne s’agit pas d’un problème simplement scientifique, mais d’un problème pratique d’existence[30] ». Il faut donc trouver une issue à cette situation, esquisser une solution. Et Troeltsch ajoute : « Je vais tenter de le faire dans un livre sur l’historisme moderne, que j’espère publier cette année encore[31] ». Ce qu’il annonce ici, c’est bien sûr le Der Historismus.

Mais plus précisément, quelle définition donner de l’historicisme ? Troeltsch y voit d’abord un sens péjoratif.

De nos jours, dit-il, le mot « historisme » fait partie avant tout du vocabulaire des injures, c’est une décharge de mauvaise humeur contre la surcharge historique, la complication de la pensée des historiens et une culture historique qui inhibe la capacité de décision[32].

C’est ce que dénonçait Nietzsche dans sa tentative de liquider l’histoire. Troeltsch n’ira pas aussi loin que ce dernier, bien qu’il éprouve le même malaise devant les excès de la mentalité historiciste. Tillich d’ailleurs l’a fait remarquer :

Pour l’historicisme qui l’aborde dans une perspective totalement relativiste, l’histoire se réduit à la simple observation : elle n’a ni à adopter une attitude de participation ni à prendre des décisions susceptibles d’influencer le cours de l’histoire […]. Je connais des gens qui ont gardé cette attitude au xxe siècle et qui sont restés, à cet égard, historicistes. Troeltsch, lui, essaya d’aller contre ce courant en lui opposant une conception, qui n’est pas sans intérêt[33].

Et, un peu plus loin, il ajoute : « Troeltsch n’était pas seulement observateur : il voulait aussi transformer l’histoire[34] ». Nous reviendrons sur cette orientation pratique de la philosophie de l’histoire, sur cette conscience d’être dans l’histoire et d’en être responsable.

Restons-en pour le moment aux différentes conceptions de l’historicisme que Troeltsch aurait retenues ou même prolongées pour l’élaboration de sa philosophie de l’histoire. Graf et Ruddies en mentionnent trois dans leur étude du Der Historismus. Troeltsch reconnaîtrait d’abord « un historicisme empirique pour lequel l’histoire ne présente rien d’autre qu’un ensemble diffus de faits atomistes[35] ». Cela permettrait d’expliquer pourquoi il a accordé autant d’importance à l’individualité historique ou à ce que Rickert appelait « l’autonomie constitutive de l’historique[36] ». En revanche, Troeltsch développerait aussi

[…] un historicisme spéculatif qui, en se centrant sur la construction métahistorique d’une unité préalable de la raison et de la facticité historique, fait disparaître l’individualité des phénomènes historiques[37].

C’est l’instance privilégiée de la réflexion philosophique, là où se définit le normatif ou même les théories de l’histoire. Enfin, Troeltsch ferait appel à un troisième type, que l’on pourrait qualifier

[…] d’historicisme esthétique qui ramène au sujet individuel la construction des ensembles significatifs de l’histoire à un point tel que chaque individu […] peut inventer sa propre histoire du monde[38].

C’est un ensemble de conceptions de l’historicisme qui étaient largement répandues au début du xxe siècle, mais l’originalité de Troeltsch, disent les auteurs, c’est d’avoir voulu les utiliser simultanément dans son projet de philosophie de l’histoire[39].

2. Les solutions théoriques envisagées

Comme nous venons de le voir, Troeltsch n’a certainement pas rejeté en bloc l’historicisme. On trouve plutôt chez lui les signes « d’une acceptation réfléchie qui visait à délimiter sa dynamique relativiste et les effets dévastateurs que cela avait sur le plan éthique et culturel[40] ». Autrement dit, Troeltsch a voulu surmonter la crise que suscitait l’historicisme et cela théoriquement d’au moins deux façons : la première où il montre la nécessité d’un rapprochement entre l’histoire et la philosophie, et la seconde où il engage une réflexion sur la nature du devenir historique à partir de l’idée hégélienne d’histoire universelle, tout cela devant constituer les bases mêmes de sa philosophie de l’histoire.

2.1. L’histoire et la philosophie

Troeltsch part d’une constatation : l’histoire, dit-il, s’est beaucoup rétrécie, ces derniers temps ; elle « a rompu totalement ses attaches avec la philosophie[41] » ; elle a laissé « échapper le gouvernail à l’aide duquel elle naviguait sur l’immense fleuve de la vie[42] ». Elle est devenue une science de spécialités où les synthèses n’ont plus leur place. Cette tâche est devenue l’affaire des dilettantes. La solution est simple : il faut remettre en contact l’histoire et la philosophie. Cette vue des choses a imprégné toute sa démarche si l’on en juge par l’impression qu’il a créée chez ses contemporains. Simmel, entre autres, dira de lui :

Troeltsch est à peine un philosophe, ce pour quoi bien des personnes semblent le tenir. Mais il maîtrise exactement ce qu’il faut de philosophie pour être un véritable historien[43].

Cette jonction aurait été tellement bien réussie qu’elle a contribué au rayonnement de sa pensée, comme l’indique Ruddies :

La réflexion sur l’historiographie empirique que Troeltsch entreprend à l’enseigne de la philosophie de l’histoire est aujourd’hui encore reconnue comme un modèle de « théorie critique » de l’histoire[44] […].

Aux yeux de Troeltsch, il n’y avait pas d’autre issue : historiens et philosophes, disait-il,

[…] sont condamnés à collaborer. [Car] […] l’historisme exige des idées, la philosophie exige de la vie. Ce n’est qu’en les mettant en relation, que l’on peut aider l’un et l’autre[45].

2.2. La nature du devenir historique

Troeltsch est bien conscient qu’un projet de philosophie de l’histoire n’a des chances de réussir que dans la mesure où il prend en considération la question de l’unité de l’histoire. Il faut être capable, en effet, de montrer ce qui relie le présent au passé, de faire pressentir, de quelque manière, le long cheminement qu’a suivi l’histoire. Les événements n’arrivent pas indistinctement, mais s’alignent selon un certain tracé, et c’est précisément le rôle du philosophe de l’histoire d’en découvrir le fil conducteur qui a passé à travers les âges et qui est parvenu jusqu’à nous.

Pour résoudre cette question, Hegel avait imaginé que l’histoire est universelle et que, la dialectique aidant, son parcours est prévisible. Troeltsch commence par mettre en doute cette conception uniforme du devenir.

En toutes circonstances, dit-il, l’humanité en tant qu’objet historique homogène n’existe pas. Il est tout à fait impossible de saisir ou de réaliser l’idée monstrueuse d’une histoire du développement de l’humanité comme un tout[46].

Une telle vue d’ensemble « sur la totalité de l’histoire, renchérit-il, […] n’existe que pour Dieu[47] », et ce serait tenter de L’instrumentaliser que d’en transférer la tâche au philosophe de l’histoire. Il préfère restreindre de beaucoup le propos, « fondre dans une forme nouvelle la tension entre l’historiquement individuel et l’unité de l’histoire[48] […] ». Mais comment cela allait-il se réaliser ?

À vrai dire, dans sa philosophie de l’histoire, Troeltsch ne fait pas disparaître totalement l’idée de l’histoire universelle, mais il tente de la ramener aux dimensions de son propre enracinement historique. « Il faut, disait-il, avoir le courage de confesser notre appartenance à la communauté de destin historique qui est la nôtre[49] […] ». S’appuyant en particulier sur l’enseignement de Dilthey, il en arrive à la conclusion restrictive : « En vérité, nous ne connaissons que nous-mêmes et ne comprenons que notre être propre et par conséquent aussi que notre propre développement seulement[50] ». Sans doute la connaissance de cultures étrangères est possible, voire nécessaire, mais elle doit conduire à une meilleure connaissance de soi. Ainsi, écrit Troeltsch, « il se peut qu’un voyage autour du monde soit le chemin le plus court pour parvenir à soi-même[51] ». C’est dans cette optique que l’idée de l’histoire universelle est encore applicable, mais réduite à un espace particulier, ce qu’il confirme en ces mots :

Pour nous, il n’y a que l’histoire universelle de la culture européenne, à laquelle […] la comparaison avec les autres civilisations est naturellement indispensable pour comprendre ce qu’elle est […]. Notre histoire universelle est donc une autocompréhension de l’Europe[52] […].

Et à la manière de Max Weber, son collègue et ami, il proclame la singularité de la culture occidentale, comparée aux autres cultures.

Seul l’Européen, dit-il, s’est fait philosophe de l’histoire au lieu de rester chroniste, poète épique, prophète, mystique, collecteur de documents ou politicien, parce que lui seul s’efforce, à partir d’un passé consciemment conservé, de maîtriser consciemment l’avenir[53].

Comme par rebondissement, le particulier coïncide ici avec l’universel.

Enfin, sur le devenir historique, on ne peut éluder aussi la question de la périodisation. Troeltsch en fait l’examen dans la dernière partie du Der Historismus. Sa position est connue : il introduit la notion de totalités individuelles, que les historiens utilisaient déjà en parlant, par exemple, du Moyen Âge, de la Renaissance ou de la Réforme, autant d’ensembles qui révèlent les divisions ou les changements qui sont venus marquer le cours de l’histoire. Troeltsch en rappelle l’exercice :

L’édification [de l’histoire de la culture européenne] exige que nous ne dégagions et ne soulignions que les grandes périodes où sont nés des éléments décisifs pour notre vie d’aujourd’hui[54].

Mais sur quoi reposent ces formes de découpage à travers le développement même de l’histoire, la succession irréversible des événements ? Sur des idées ou sur des facteurs idéologiques, comme le prétendait Hegel ? Ou bien la périodisation serait-elle déterminée par des facteurs économiques et sociologiques ? Fasciné qu’il était par les travaux de Weber et de Marx, Troeltsch retient ici leur fondement sociologique même si, de son point de vue, il présente encore des insuffisances. Sa philosophie de l’histoire devra pousser plus loin la réflexion.

Ainsi de Weber, il dira :

L’histoire universelle comme sociologie : il n’y a rien à objecter à cela. Mais une telle sociologie n’est précisément ni de l’histoire, ni de la philosophie de l’histoire[55].

De même, pour Marx, il fait cette critique :

Qui veut pénétrer jusqu’aux ultimes forces qui façonnent l’histoire et saisir par elles quelque chose du flux du devenir, doit s’avancer bien plus profondément dans les arcanes complexes de la doctrine de l’infrastructure et de la superstructure[56].

Nous verrons quel complément il entendait apporter à ces théories pour mieux rendre compte du devenir historique.

3. À propos de l’idée de dépassement

On peut se demander si la réflexion que Troeltsch a menée sur la philosophie de l’histoire lui a permis de surmonter la crise de l’historicisme ou de parvenir à un certain dépassement. Aurait-il inauguré une ère nouvelle, celle d’un post-historicisme, comme le suggèrent certains commentateurs ? C’est une question qui revient sans cesse à la lecture de son oeuvre. Il y répond brièvement dans une conférence qu’il a faite en 1922 :

Le dépassement [de l’historicisme] ne pourra consister en un retour à la théologie ou au rationalisme, mais en une théorie plus complexe de l’essence de la réalité historique et des possibilités d’une prise de position qui lui serait intérieure tout en la surplombant[57].

Et il ajoute dans une note en bas de page : « C’est une théorie dont je tente la présentation dans mon ouvrage en cours de parution L’historisme et ses problèmes[58] […] ». Déjà, à la fin de ce livre, alors qu’il se propose de revoir en ses fondements toute la culture européenne, il avait écrit : « L’idée d’une édification signifie surmonter l’histoire par l’histoire et aplanir le terrain pour un nouvel agir créateur[59] ». Ce passage renferme, au dire de Harnack, « le testament scientifique de Troeltsch[60] ». Il s’agit là, bien sûr, de la poursuite d’un projet ou d’un programme que la philosophie matérielle de l’histoire devait achever. Ainsi, comme l’indique Ruddies, la veuve de Troeltsch et son éditeur ont-ils trop précipité les choses en donnant comme titre : L’historicisme et son dépassement aux textes publiés des conférences que Troeltsch avait préparées pour sa visite en Angleterre, mais qu’il n’a pu faire[61]. Des réserves s’imposent, dira Ruddies :

Il convient donc de n’user qu’avec la prudence de rigueur du terme de « dépassement de l’historicisme » qui, indépendamment de Troeltsch, s’est attaché à ses écrits posthumes et, conséquemment, à l’évaluation d’ensemble de sa philosophie de l’histoire[62].

Même si Troeltsch avait entrevu la nécessité de ce dépassement, tout ce que l’on peut dire c’est qu’il prévoyait y travailler si la mort ne l’avait pas surpris.

III. Vers une forme d’engagement politique

Troeltsch n’a pas conçu sa philosophie de l’histoire comme une pure spéculation. On se souvient du commentaire de Tillich sur la volonté de transformer l’histoire qui, à ses yeux, avait animé cette démarche. Si l’on examine attentivement le Der Historismus, le contraste est frappant : l’exposé sur les théories de l’histoire du début fait place, dans la dernière partie, à des considérations beaucoup plus concrètes. La philosophie de l’histoire devient presque une praxis. Essayons de comprendre les raisons de cet aboutissement qui met au coeur de la philosophie de l’histoire des orientations pratiques, voire une éthique.

1. Au milieu de la tourmente

Par souci de compréhension, voyons d’abord dans quel contexte Troeltsch a élaboré sa philosophie de l’histoire. Nous serons ainsi plus en mesure de saisir les orientations qu’il lui a données, les objectifs qu’il s’était fixés. Il nous met d’ailleurs sur une piste lorsqu’il écrit dans le Der Historismus que la philosophie de l’histoire ne peut être la même en temps de guerre qu’en temps de paix. Les questions sur la finalité de l’histoire et sur son destin prennent une tout autre acuité. C’est ce qu’a évoqué un des étudiants de Troeltsch lors de la parution du Der Historismus.

En Allemagne, disait-il, on n’a pas écrit de livre de philosophie (même pas celui d’Oswald Spengler) qui respire autant un esprit souffrant plus profondément de la Guerre mondiale et de la révolution, mais qui soit porté en même temps par un sentiment de révolte plus profond contre la contrainte qu’a exercée cet instant du monde[63].

C’est une réaction que Troeltsch n’a pu s’empêcher d’avoir. Dans les milieux intellectuels qu’il fréquentait, il est naturel qu’il ait souhaité une maîtrise théorique de cette crise. Mais elle était tellement insupportable qu’il a voulu aussi la résoudre sur un plan pratique. C’est la situation qu’il décrit au début du Der Historismus et à laquelle son étudiant a fait référence.

La théorie et la construction, nous ne les entreprenons plus sous la protection d’un ordre qui porte tout et qui rend inoffensives même les théories les plus téméraires et les plus hardies, mais au milieu de la tempête de la réorganisation du monde […]. Là le sol vacille sous les pieds et les possibilités les plus diverses d’un devenir futur dansent une ronde affolée autour de nous ; et naturellement, c’est le cas tout particulièrement où la Guerre mondiale a provoqué un bouleversement total en Allemagne et en Russie[64].

2. Une philosophie de l’action

On ne pourrait remédier à une situation aussi grave sans une mobilisation des esprits, disait Troeltsch. Et c’est en écrivant le Der Historismus qu’il a ressenti

[…] la nécessité d’une philosophie de l’histoire qui ne soit pas simplement contemplative et panoramique, mais au contraire qui prenne activement position. La dernière partie du livre propose justement le passage vers la création d’une philosophie de l’histoire orientée sur l’action[65].

Elle est en effet une recherche, une connaissance des « buts de la vie à partir de l’histoire[66] », aussi désastreuse que soit celle-ci. Pour s’engager dans un exercice ou mieux dans une tâche pareille, on doit posséder des aptitudes particulières qui facilitent sa réussite. Il revient, poursuit Troeltsch, à

[…] ceux qui croient à l’avenir, qui ne se laissent endormir ni briser par le présent […]. Il faut pour cela des hommes de foi et de courage. Ce ne sera l’oeuvre ni des sceptiques, ni des mystiques, ni de rationalistes fanatiques ni d’historiens qui-savent-tout[67].

S’impose ainsi une prise en compte des questions axiologiques, une volonté, écrit Médevielle, d’« articuler le problème de l’histoire aux systèmes de valeurs[68] ». C’est manifestement ici une philosophie de l’histoire qui se transforme en philosophie de l’action, mettant au premier plan « l’importance de la conscience (Gewissen), de la force de décision et de l’acte de l’individu, mais aussi l’importance du compromis[69] ». C’est dans ce sens que le Der Historismus développe « l’idée d’une science historico-éthique[70] ».

3. En vue d’une synthèse culturelle

Tout le propos du Der Historismus converge vers une proposition concrète, une solution aux problèmes de l’époque. Troeltsch place son espoir dans la reconstruction de la synthèse de la culture européenne. Un concept bien large et au contenu encore imprécis. Schüssler nous en donne une idée.

Selon lui [Troeltsch], dit-elle, cette synthèse doit se composer à partir des différentes valeurs, telles qu’elles sont déjà déposées dans les totalitésSinntotalitäten — différentes de l’histoire occidentale et ce, par une redisposition de leurs couches originelles (Umschichtung) conforme aux temps actuels[71].

Il n’est pas question évidemment de reproduire en leur intégralité les contenus spirituels et culturels qu’a transmis le passé. Troeltsch insiste sur le caractère de nouveauté de cette synthèse. Il faudra, dit-il,

[…] donner à ce nouveau contenu idéologique un corps sociologique nouveau et […] donner une âme à ce corps sociologique par la fraîcheur d’un esprit nouveau, d’une nouvelle synthèse, de l’adaptation et de la transformation des grands contenus historiques[72].

Mais, en même temps, la synthèse ne peut ignorer les acquis de la tradition occidentale. Elle devra s’appuyer sur les forces historiques qui ont marqué son développement : à un âge plus lointain, le prophétisme hébraïque et l’hellénisme classique, puis l’impérialisme antique et le Moyen Âge, considérés comme autant de couches qui sédimentent encore la culture européenne[73]. La religion chrétienne aura aussi sa place dans cette synthèse, bien qu’elle soit appelée à partager l’influence qu’elle avait jadis avec d’autres facteurs culturels. En un mot, le projet que Troeltsch a ici en tête s’inscrit dans une philosophie de l’histoire de la continuité.

4. Pour une prise de conscience politique

L’idée de refaire la synthèse de la culture européenne n’est pas sans incidences politiques. Ce n’est rien de nouveau dans le cours des activités de Troeltsch. Non seulement il était perçu comme théologien politique, mais il a lui-même, à diverses occasions, participé à la vie publique[74]. On connaît ses efforts avec Walther Rathenau, entre autres, pour engager l’Allemagne sur la voie de la démocratie. Vue dans ce contexte, la synthèse culturelle aurait, semble-t‑il, permis de « surmonter le gouffre qui sépare l’Allemagne de l’Europe occidentale[75] […] ». Pour être plus explicite, on a suggéré que Troeltsch voulait ainsi contribuer

[…] à l’édification d’une conscience politique et culturelle européenne commune qui insistait […] sur la différence entre la culture politique de l’Europe occidentale et celle de la voie allemande[76].

Et cela avec l’intention non pas d’isoler l’Allemagne encore davantage, mais

[…] de relativiser les particularités nationales dans une tradition culturelle de l’ensemble de l’Europe et de poser un fondement théorique en vue d’un équilibre politique et d’une médiation des différences[77].

Avant l’heure, Troeltsch croyait à la prévalence de l’Europe sur chacun des pays qui la composent, une philosophie de l’histoire, comme on sait, qui a repris, ces derniers temps, une actualité certaine.

IV. Les fondements de la philosophie de l’histoire

Entreprenons la dernière étape de notre parcours. Elle consistera dans l’examen des problèmes épistémologiques que soulève la philosophie de l’histoire de Troeltsch. Sur quoi repose ultimement la saisie du sens que l’on attribue à l’histoire au-delà de tous ses non-sens ? Troeltsch propose un certain nombre de solutions qui tiennent à la fois de convictions de croyant et de réflexions métaphysiques. En voici un aperçu.

1. À la lumière de la foi

À la fin du Der Historismus, Troeltsch donne la clé qui pourrait servir à la compréhension ultime de l’histoire. Déjà, lorsqu’il a évoqué l’idée d’une synthèse de la culture européenne, il prévoyait y faire une place à la religion, car « sans elle, disait-il, il n’y a ni spontanéité, ni fraîcheur[78] ». C’est dans ce sens que la philosophie de l’histoire devait conduire à la philosophie de la religion. Troeltsch, semble-t‑il, tente d’opérer une sorte de rapprochement entre le relatif et l’Absolu, entre l’histoire qui suit son cours et la révélation divine. Il a parlé effectivement d’« une percée de l’esprit dans la vie historique[79] », comme s’il s’agissait de chemins qui se croisent. Toujours pour dénouer l’énigme de l’histoire, il a suggéré le recours à une métalogique « dans laquelle nos moyens logiques anthropologiquement conditionnés coïncident d’une manière parfaitement inconnue avec la totalité de la vie divine[80] ». Notons qu’il n’hésite pas à s’aventurer sur le terrain du mystère ou du mystérieux, que le point de vue avancé n’est finalement compréhensible qu’à la lumière de la foi. Il le dit lui-même : « C’est la foi en ce qu’elle apporte de surplus qui peut voir dans l’histoire une révélation de Dieu[81] ».

Or, fait remarquer Tillich, c’est là un grand moment de la pensée de Troeltsch, moment « où il ne pouvait être […] plus fécond […], alors qu’il fait jaillir, de la tension devenue insupportable entre la loi et le hasard, une solution[82] […] ». Et c’est à travers la conception protestante de la justification qu’il aurait perçu la signification religieuse de cette solution. Grâce à la foi, en effet, l’histoire malgré son lot d’atrocités et de méfaits se trouve justifiée[83]. Cette volonté de donner un fondement religieux à l’histoire, cette « pensée consciente de l’histoire[84] » se retrouvent prolongées ou développées dans l’oeuvre de Tillich. Comme symbole, n’est-ce pas ce que révèle l’idée de kairos ? Un lieu d’irruption d’une nouvelle vitalité « dans les moments les plus élevés de la conception créatrice du monde[85] ». Au fond, Tillich ne propose-t‑il pas lui aussi une compréhension de l’histoire à la lumière de la foi ?

La proclamation d’une conscience historique dans le sens du kairos, écrit Tillich, la lutte pour une interprétation de l’histoire à partir du concept de kairos, l’exigence d’une conscience du présent et d’un agir du présent dans l’esprit du kairos, c’est ce que nous voulons ici[86].

2. Une réflexion d’ordre métaphysique

Certains ont vu dans la philosophie de l’histoire de Troeltsch une « renaissance de la métaphysique[87] ». Il est vrai que toute sa démarche y conduit, même si cela se ramène à quelques passages tirés des travaux de Malebranche ou de Leibniz. Quand on connaît l’intérêt qu’avait suscité chez Troeltsch, alors étudiant à Erlangen, la tentative de Claß, un de ses professeurs, de renouveler la monadologie de Leibniz, on ne s’étonne guère d’en retrouver des traces dans le Der Historismus. Troeltsch reprend nommément l’idée « d’une totalité de vie divine à laquelle les individus connaissants ont part à titre de monades[88] ». La monade consiste dans « l’identité de l’esprit fini et de l’Esprit infini, tout en maintenant le caractère fini et individuel de l’esprit fini[89] ». Si sa philosophie de l’histoire, comme il disait, est une reprise du vieux problème de l’absoluité, cela suppose que « l’Absolu est capable de communiquer avec l’univers relatif de l’histoire[90] » sans l’absorber pour autant. Et cette ouverture, ce respect des libertés, une métaphysique des monades le lui permettait.

Que Troeltsch n’ait pas suffisamment explicité sa position métaphysique, cela est évident à la lecture du Der Historismus. Ce n’est pas, affirment Graf et Ruddies, en qualifiant « le système dont il rêve d’ouvert ou de modifiable qu’il peut cacher cette faiblesse[91] ». Bien plus, on peut se demander s’il ne se résigne pas lui aussi « devant les difficultés de l’histoire (Geschichte) en fuyant dans des propositions de foi relevant de la métaphysique[92] ». De quoi procède effectivement cette union du fini et de l’Absolu qui permet, grâce à une « participation intuitive[93] », dit-il, de reconnaître le sens historique ? D’une théorie de la connaissance plus que d’une position métaphysique, répond Tillich[94]. Ce dernier a des doutes sur la solidité de l’argumentation de Troeltsch. La métaphysique, à vrai dire, ne lui fait pas peur, poursuit Tillich, mais si c’est le surplus de foi qui est la clé de la compréhension de l’histoire, la métaphysique devient secondaire. Or, celle-ci, conclut Tillich,

[…] n’est jamais un « surplus » ; ou bien elle est le fondement, ou bien elle n’est rien. Et si elle manque, c’est toute la construction qui reste suspendue en l’air[95].

Cela étant dit, Tillich ne croit pas que Troeltsch ait renoncé à la métaphysique dans sa compréhension de l’histoire. Sauf qu’il n’en a pas tiré tout le profit qu’il aurait pu, alors que c’est là « le sens le plus profond de l’oeuvre de sa vie[96] ». Sans ce fondement, que serait devenue la synthèse culturelle qu’il envisageait de construire pour le présent ? D’après Tillich, la métaphysique, dans ce cas, est une symbolique de l’histoire, une sorte de valeur ajoutée, conception dont il a découvert des éléments, dit-il, dans la logique de l’histoire de Troeltsch : l’idée, entre autres, que « les concepts historiques sont des symboles[97] », qui renvoient à une réalité dont le sens est à découvrir. Cette manière de représenter le cours de l’histoire comme au-delà des apparences permettrait « une saisie plus directe du sens de tout événement […], s’unifiant autour d’un Ethos, lui-même enraciné dans l’inconditionné[98] ». Troeltsch n’aurait certes pas osé franchir ce pas. Tillich se demande, en effet,

[…] si Troeltsch a pleinement réalisé cette intention fondamentale, si dans la réalisation concrète s’exprime vraiment cet élément d’absoluité qui rend possible une interprétation du sens de l’histoire, ou s’il n’est pas à nouveau submergé par le flot de la relativité[99].

Son oeuvre est grande et nécessaire, mais elle ne serait pas parvenue à « trouver l’inconditionné dans le conditionné[100] ». Mais si cela s’était produit, la philosophie de l’histoire de Troeltsch risquait aussi de devenir une forme de panthéisme.

Pour conclure

Après examen, quelle idée peut-on se faire de la philosophie de l’histoire de Troeltsch ? Des interrogations qui remontent, de toute évidence, à ses premiers écrits, comme L’Absoluité, où déjà se manifestent la tension, l’inquiétude qu’avait introduites la pensée historique dans la foi chrétienne. Mais, plus tardivement, surtout après la Première Guerre mondiale et avec la révolution de Berlin, le propos s’élargit, il devient plus politique. La nécessité de participer au devenir de l’histoire se fait plus pressante. La figure publique de Troeltsch comme philosophe de l’histoire prend le pas sur ses fonctions de théologien, jamais reniées par ailleurs.

Cet ensemble de réflexions se structure autour de deux axes qu’illustre admirablement le volumineux ouvrage du Der Historismus : des considérations théoriques, un approfondissement de la logique de l’histoire, d’une part, et la recherche de solutions concrètes aux problèmes du temps, d’autre part. Troeltsch se situe, depuis Marx, dans une tradition qui rapproche la connaissance du champ de la pratique plutôt que de l’en éloigner. Cela signifie aussi le refus de se laisser assujettir aux déterminismes du passé et ouvre la voie à une prise en charge de l’histoire, à une redéfinition constante de ses finalités. C’est tout l’intérêt que représente aux yeux de Troeltsch la construction d’une nouvelle synthèse de la culture européenne, une tâche que devait assumer la philosophie de l’histoire.

Troeltsch est aussi croyant, et sa foi lui interdit de ne voir dans l’histoire que contradictions et absurdités. L’histoire a un sens, qu’elle dissimule sans doute, mais qui sera révélé un jour. Comment démêler cette nouvelle ruse de la raison ? À la différence de Weber qui ne mettait pas de logique dans le développement à venir de l’histoire et le laissait au hasard des volontés, Troeltsch croit pouvoir en maîtriser le cours, découvrir le lieu où l’immanence et la transcendance se rejoindraient. Est-il arrivé à une impasse ou à une solution qui a des chances de se réaliser ? Quel qu’en soit le résultat, c’est dans l’effort même de réflexion qu’il fait oeuvre de philosophe de l’histoire.