Article body

C’est dans le cadre du fameux débat sur la réforme en milieu scolaire américain — débat qui date de quelques décennies déjà — que s’inscrit le récent ouvrage de Peter Temes, Against School Reform. Celui-ci doit se lire comme un plaidoyer en faveur de l’enseignant que l’auteur estime constamment décrié et mis à mal par l’industrie de la réforme scolaire et le solipsisme technocratique. De l’avis de Temes, seuls de bons maîtres sont capables de redonner à l’école ses lettres de noblesse conformément au principe de l’égalité des chances tel qu’il est inscrit depuis toujours dans la constitution américaine (p. 14, 18, 29, 34, 37 et passim). Dans des termes qui ne sont pas sans rappeler à certains égards ceux d’Ivan Illich dans sa Société sans école, l’auteur considère qu’il n’y a plus de temps à perdre ni d’argent à dépenser pour toutes sortes de projets de réforme bidon et destructeurs de l’intention avouée d’améliorer l’école (p. 15‑18, 33‑35 et passim). L’affirmation n’est pas une boutade, loin s’en faut. Déjà en son temps, Hegel disait qu’à force de vouloir innover, transformer et réformer sans cesse, on en arrive à une désorganisation qui annule toute possibilité d’amélioration ou de solution des problèmes initiaux.

Quelques mots tout d’abord au sujet du plan et de la forme de l’ouvrage. Against School Reform est composé de sept chapitres — dont l’un introductif (p. 13‑51) et l’autre en forme de conclusion (p. 201‑203) —, ainsi que d’une annexe (p. 205‑211) comprenant une liste de 27 ouvrages publiés entre 1838 et 2001 — au nombre desquels figurent ceux de H. Mann, de J. Dewey et d’I. Illich —, et d’un index des noms et des mots clés (p. 213‑220). Ordonné, bien construit, le livre est en outre écrit dans un style clair, quand bien même de longues citations et de nombreux passages anecdotiques peuvent en exaspérer plus d’un. Son contenu s’articule en deux temps : 1) au niveau théorique tout d’abord, P. Temes s’emploie à grand renfort à mettre le doigt sur ce que représente à ses yeux un enseignement doté de qualité et de sens (chap. 2 et 3, p. 53‑106) ; 2) au point de vue pratique, il indique, dans un premier temps, ce qui incombe à l’école en matière de « recrutement » et de « rétention » des meilleurs enseignants (chap. 4 et 5, p. 107‑160) ; puis, dans un deuxième temps, il soumet au jugement des parents, des administrateurs et des éducateurs eux-mêmes, de même qu’à tous ceux qui tiennent à coeur l’école une série d’avis et de conseils pratiques (chap. 6, p. 161‑199) destinés à décentrer le milieu scolaire du pathos de la réforme et surtout remettre à l’ordre du jour la fonction d’enseignant — peut-être faudrait-il aussi ajouter l’enfant, dans la mesure où l’éducation vise également une complicité entre le maître et ses élèves (p. 14, 38, 39 et 174). Oui, le maître et sa capacité à faire de sa classe ce que Dewey lui-même, dont l’heureux pragmatisme s’est répandu pendant très longtemps comme une traînée de poudre dans tout le système scolaire américain, appelait un « embryon de vie communautaire » (p. 42). Car c’est une autre conviction de ce livre que le savoir et la culture ne sont pas l’évocation de choses mortes, pour reprendre ici Gaston Berger, mais le produit de l’« émerveillement » et de la « découverte » que tout éducateur se doit d’entretenir (p. 20, 40, 43 et passim). Ainsi à la question : « How can my class be a lot better ? » (p. 49), Temes rétorque qu’il n’est pas besoin d’augmenter les évaluations ou de suivre scrupuleusement les programmes de fonctionnaires tiraillés par les procédures et les conventions (p. 16, 17, 45 et passim). Il s’agit seulement d’exceller dans sa matière : à la manière de cette « sage-femme » que Platon propose à son lecteur au nom de Socrate, pratiquer l’art de faire accoucher les idées en posant correctement les questions qui interpellent les élèves, et cela avec toujours le même souci d’« intégrité », de « respect » et d’« écoute » (p. 39‑43, 61 et passim).

Or à regarder de plus près ces aspects essentiels de l’ouvrage, force est d’admettre que ceux-ci débordent très largement le contexte de l’école américaine. Il suffit de lire en filigrane la philosophe H. Arendt pour prendre acte que la crise dans l’éducation ne se limite plus à telle ou telle culture en particulier. Certes existe-t‑il une problématique scolaire américaine — au même titre d’ailleurs qu’il y a une problématique scolaire anglaise, québécoise, française, allemande, etc. —, mais elle ne saurait être dissociée de la crise générale de la modernité marquée par une rupture avec les repères de pensée traditionnels. Et cette crise nous renvoie tous aujourd’hui à une seule et même question : pour paraphraser Kant dans ses Réflexions sur l’éducation, la question du sens de ce pourquoi une vie vaut la peine d’être vécue. P. Temes souscrit-il vraiment à cette exigence du sens ? C’est justement pour y voir plus clair qu’il nous faut maintenant réviser les principaux temps forts de Against School Reform.

1. Qu’en est-il tout d’abord duplaidoyer en faveur de l’enseignant ? À première vue, certains auront, peut-être, le sentiment que l’auteur cède à l’irénisme naïf des partisans d’une école libérée — par conséquent, au piège des inconditionnels idéologues et réformateurs qu’il dénonce —, tandis que d’autres y verront une démarche autoritaire, conservatrice et réactionnaire… deux tendances qui, à vrai dire, sont complémentaires, toutes deux étant motivées par l’intention d’organiser la société. Cela étant dit, d’aucuns conviendront, après relecture, sans pour cela avoir besoin de la cautionner, que l’approche préconisée par P. Temes vise, tant bien que mal, à concilier le minimum d’exigence morale du monde — d’où l’importance grave et décisive du maître d’école — avec la « spontanéité » et l’« esprit de découverte » qui anime tout enfant (p. 39, 40, 43 et passim). À en croire notre auteur, cela est possible si l’on admet que l’autorité peut se transmettre par le dialogue, par cette belle dialectique platonicienne rigoureuse, et non pas à la manière d’Aristote, que tout l’Occident a pourtant suivi pendant plusieurs siècles, sous la forme d’un raisonnement grammatico-logique, indiscutable et opposé au monde vécu (p. 39, 40 et 53‑56). Or quiconque connaît moindrement les dialogues de Platon et l’importance que revêt pour lui le creuset de la paideia (en particulier l’enseignement des mathématiques) en tant que tekhnê destinée à affranchir l’esprit du sensible (cf. à ce sujet, outre le classique de W. Jaeger, Paideia, vol. 3, Oxford, 1986 ; H.‑I. Marrou, Histoire de l’éducation dans l’Antiquité, vol. 1, Paris, Seuil, 1948, p. 81, 109‑126 et 153) objectera aussitôt que la lecture qu’en fait Temes est pour le moins obscure. Une certaine approche scolaire de la philosophie a tendance à opposer le réalisme d’Aristote à l’idéalisme de Platon. Si dangereuse qu’elle soit pour comprendre les liens entre les deux philosophes cette manière de voir n’est cependant pas tout à fait erronée. On a beau dire que l’éducation platonicienne se donne pour objectif la préparation de l’individu au monde, mais qu’elle n’est pas, comme chez les sophistes, qu’un simple instrument destiné à verser une foule de connaissances dans l’âme, il n’en reste pas moins que, étrangement, pour Platon, et pour certains de ses disciples — songeons par exemple à Alain —, elle doit, pour y parvenir, tourner le dos au sensible. Inutile d’exposer les passages célèbres de La République et des Lois — dont l’argumentaire est toutefois plus nuancé — où Platon fait état de son tournant espistémologico-pédagogique, lequel procède par gradation ontologique en vue d’ériger l’Idée en réalité à rebours de la doxa. Certes on dira qu’il se propose une finalité éthique et politique. Seulement reste-t‑il vrai qu’une telle finalité est tributaire d’un idéal autoritaire et dogmatique de la vérité, qui plus est sectaire et aristocratique, rebelle à toute utilité immédiate. Nous sommes les héritiers de Platon — qui procède systématiquement d’un renversement de la poésie homérique et de la pédagogie sophistique, ainsi que d’une transposition pseudonymique, sinon hagiographique, des enseignements de son maître Socrate. C’est de lui que nous vient l’hostilité entre éducation et savoir (voir H.‑I. Marrou, Histoire de l’éducation dans l’Antiquité, vol. 1, p. 117 ; et E. Garin, L’éducation de l’homme moderne, Paris, Fayard, 1968, p. 35), hostilité que l’auteur de l’Émile, Rousseau, a de même très bien saisie, lui qui fonde son entreprise sur une « éducation négative » destinée moins à gagner du temps qu’à en perdre. Bien évidemment, si l’on estime, comme les sophistes, que les jeunes doivent obtenir une formation ouverte sur la vie, leur culture risque effectivement d’être superficielle et de vaine apparence ; mais si l’on juge, comme Platon, grand réaliste de l’intelligible et policier des âmes, qu’ils doivent se consacrer comme des ouvriers au progrès de la Science qui, elle, mère de tout intellectualisme moral, tire les ficelles de leur existence, n’est-ce pas leur humanité qui risque d’en souffrir ? La question mérite très certainement d’être posée.

Temes persiste et signe. Selon lui, il faudra attendre J. Dewey, théoricien de l’instrumentalisme, père de l’éducation progressive et aussi grand admirateur de F. Bacon, pour que l’école américaine pense sa rupture avec le modèle aristotélicien (p. 56). À ses yeux, l’influence de Dewey est notable du fait que l’école deviendra par son entremise un véritable « laboratoire d’expérimentation et de modelage de la réalité sociale » propre au vécu de l’élève (p. 58). De fait, pour Dewey, c’est la curiosité qui est censée au premier chef amener l’enfant à construire et à apprendre par lui-même à l’infini, par-delà réussite ou échec (p. 57, 91, 92, 102‑104). C’est, dans son Credo pédagogique notamment, l’identification, par l’action, du moi à un objet ou à une idée, celle d’humanité, qui transcende la tyrannie de l’utilité tout en lui conférant un sens. En vérité, et sans que cela soit dit aussi clairement dans son livre, Temes voit dans la pédagogie deweydienne l’union platonicienne du jeu et du sacré (p. 44, 57, 58, 85 et passim). Mais n’est-ce pas là un piège tout autant redoutable ? L’auteur ne pèche-t‑il pas, une fois de plus, par ignorance ou par indulgence ? Car sous prétexte cette fois de respecter de l’autonomie de l’enfant, ce type d’enseignement n’est-il pas susceptible, lui aussi, d’engendrer un conformisme dogmatique qui asphyxie la liberté qu’il prétend valoriser ? Qu’à cela ne tienne, Temes fait remarquer que c’est le même virage pédagogique qu’emprunteront des hommes comme R.W. Emerson et L. Kohlberg (p. 58‑60). Dans ce contexte, l’enseignant a pour rôle de guider, d’éveiller et de maintenir éveillé (p. 65, 71 et 72), d’« introduire l’enfant dans le Royaume de Dieu », comme l’affirme Dewey, bref, lui apprendre à distinguer ce qu’Einstein appelait pour sa part « le bon grain de l’ivraie ». Si bien que la prescription peut même servir, selon Temes, d’antidote contre la violence scolaire, lors même qu’elle implique de toujours traiter l’élève comme une fin en soi (p. 98). Du reste, pas plus qu’elle ne met en péril le rôle du maître d’école (p. 65), le professeur et président de la Great Books Foundation of America qu’est P. Temes estime que sa pédagogie d’inspiration platonico-deweydienne ne pose guère plus d’obstacle à l’étude des grandes oeuvres de culture… pour la simple raison qu’elle permet de distinguer la quête du sens et l’esprit critique de la simple « adhésion aveugle » (p. 66‑71). En clair, non seulement cet idéal de l’école paraît-il à même, aux yeux de l’auteur, d’harmoniser le couple éducateur/élève et d’équilibrer la relation entre faire et savoir, mais il est de plus capable d’instaurer une vraie dialectique entre la tradition et la modernité.

Voilà pour la partie théorique de l’ouvrage. Passons maintenant à ses aspects plus pratiques. 2. En premier lieu, sur quels critères recruter de bons enseignants ? Bien évidemment : i) en fonction de l’excellence et du dossier académique ; ii) et surtout — point sur lequel il faut entièrement donner raison à Temes, tout simplement parce que la qualité du cursus ne suffit pas pour devenir un bon enseignant — selon la capacité à communiquer et à transmettre ; iii) ainsi que d’après le dévouement aux élèves. En outre, Temes suggère un stage préparatoire de deux ans au cours duquel les candidats apprendraient le métier sur le terrain. Passée cette période, seuls les meilleurs seraient retenus moyennant une formation continue. Sur ce point également l’orientation est incontestablement « élitiste », « compétitive », « méritocratique ». Pour autant, Temes n’en démord pas. D’après lui, ce n’est pas tant le revenu ni la quantité de travail qui aliène l’enseignant et incite de bons candidats à déserter l’école que la « médiocrité » entretenue par l’inertie bureaucratique (p. 107‑119, 125, 131, 135, 153 et suiv.). Seules l’« excellence » et la « culture du résultat », ajoute-t‑il, sont susceptibles de revaloriser l’école publique et capables d’assurer que l’avenir des enfants l’emporte sur les idiosyncrasies des uns et des autres (p. 115, 116, 119, 120, 199 et passim). En fait, ce sur quoi l’auteur veut insister, en s’appropriant curieusement des personnages historiques fort différents les uns des autres, tels que Périclès, Platon, Hayek et Mao, c’est que l’éducation est, a toujours été et doit rester un « acte de foi » et de « citoyenneté », une marque d’attachement au « bien commun », un intérêt pour les problèmes de base et pour l’avenir des générations futures (p. 146‑153, 159, 160 et 201).

3. Pour finir, en guise d’appui à une démarche qui se veut constructive et éthiquement fondée, passons aux diverses propositions — cinq pour être exact — visant à améliorer l’école dans son ensemble, supplément que nous nous contenterons de n’indiquer ici que très brièvement : i) à titre de rappel (des p. 41 à 51), pour ce qui concerne le maître d’école : intégrité, dialogue, pragmatisme et concentration sur les problèmes de classe (d’où la devise : « think globally, [but] act locally ») (p. 42, 161‑166) ; ii) soutien et supervision des maîtres par les directeurs d’établissement (p. 166-178) ; iii) exiger que la formation des maîtres d’école dans les collèges et dans les universités soit prise avec autant de considération, sinon plus, que certains travaux de recherche spécialisés et farcis d’indifférence à la réalité scolaire (p. 178‑189) ; iv) obligation morale de la part des parents à l’égard de leurs enfants ; v) finalement, une participation accrue des comités de parents et des citoyens dans le recrutement des enseignants et dans les activités scolaires (p. 189‑199).

Le lecteur pourra toujours considérer Against School Reform comme un simple petit manuel de pédagogie enfantine, dépourvu d’originalité, moralisateur, voire polémique, contradictoire et, comble de l’absurde, exigeant du maître une responsabilité immensément sacrificielle. À titre d’exemple, on voit mal — mis à part de très vagues indications (voir p. 59) — comment l’auteur parvient réellement à mettre sur un même plan l’élitisme pédagogique platonicien avec le pragmatisme deweydien et son concept démocratique de l’enfant-roi sans courir le risque d’être en porte-à‑faux. D’autre part, si certains n’hésiteront pas à lui concéder sa condamnation du culturellement moins exigeant au sein du corps enseignant et de l’establishment scolaire, d’autres en revanche pourraient très bien lui reprocher d’aligner insidieusement l’école sur le modèle de l’entreprise et d’exiger du maître une pédagogie comptable, platement matérialiste et tout à fait contraire à l’humanisme dont lui-même prétend se réclamer (p. 15, 183 et 199). Malgré cela, il faut tout de même saluer Against School Reform, en ce que cet ouvrage ose dire tout haut et contre vents et marées ce que plusieurs pensent tout bas. Tous ceux qui, comme nous, réfléchissent à une philosophie de l’école autrement qu’en termes de réformes, de rapports, de comités et de symposiums, au demeurant « pauvres d’esprit » et sans lendemain, comme dirait Nietzsche, trouveront dans le livre de P. Temes quelques pistes de réflexions décapantes et utiles et admettront que, tout bien pesé, Platon reste d’une agréable compagnie — indépendamment de la difficulté de savoir si la cure d’idéalisme qu’offre son sanctuaire est encore d’utilité pour l’école publique d’aujourd’hui —, ne serait-ce que parce qu’il a su reconnaître que l’exigence métahistorique et universelle du sens ne se laisse jamais facilement écarter de quelque considération pratique que ce soit sur l’éducation. Car si l’éducation a parfois besoin de réformes, les réformes, quant à elles, doivent reposer sur des principes qui transcendent les objectifs immédiats de la société. C’est cette même prise en compte du sens, de la destination de l’homme et de son autonomie qui, à peu de choses près, taraude et imprègne les plus grands penseurs modernes de l’éducation : outre Rousseau, Dewey et Alain, citons également Rabelais, Montaigne et Comenius, puis Descartes, Locke, Kant, Lessing, Fichte, Hegel et surtout, et non le moindre d’entre eux, Whitehead qui affirmait que toute l’histoire de la philosophie occidentale peut se résumer à quelques notes de bas page ajoutées à l’oeuvre de Platon. N’exagérons rien. Mais n’est-il pas juste de se demander si, pour échapper au suivisme technocratique et se donner les moyens de préparer les enfants à la responsabilité pour le monde, la formation des enseignants ne devrait pas être fondamentalement philosophique ? Cette question mérite également d’être posée, et ce même si de nombreux responsables feignent de ne pas l’entendre.