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Je remercie très vivement Marc Pelchat et François Nault d’avoir organisé ce colloque autour de ce que je n’ose à peine appeler mon « oeuvre ». Et je dois avouer dès le départ que j’ai beaucoup de mal à retracer un itinéraire intellectuel qui s’étend sur près d’un demi-siècle. Je manque du recul nécessaire et des observateurs extérieurs seraient certainement beaucoup plus habilités que moi-même pour tenter d’établir un bilan.

Sans fausse modestie, j’ai le sentiment que le personnage que l’on célèbre aujourd’hui est un personnage un peu mythique. C’est le théologien idéal que j’aurais souhaité être et que je n’ai pas été du fait de mes propres limites et d’une vie beaucoup trop éclatée. En tout cas, puisqu’on veut bien m’accorder le titre de théologien-herméneute, il va de soi que je ne puis dissocier l’interprétation de mes écrits et celle de ma vie. Ainsi m’est-il très difficile de faire abstraction de ce que je suis devenu quand je veux interpréter certains de mes textes passés. En termes plus savants, disons que ma tentative d’autobiographie intellectuelle est plus de l’ordre de la paraphrase que du commentaire. Je n’ai pas l’extériorité nécessaire pour une réappropriation de mes propres écrits sous forme de commentaire.

J’ajoute encore en introduction à cette tentative risquée que je m’efforce d’être fidèle au double sens du mot « profession » que j’évoquais à l’occasion de mon livre d’entretiens publié sous le titre Profession théologien[1]. Profession désigne la rigueur d’un métier. Mais en français et surtout quand il s’agit de ce métier très spécial qu’est la théologie, profession renvoie aussi à l’idée de vocation et même de confession. Dit en d’autres termes, s’il y a une idée-force qui m’a toujours habité tout au long de ma vie de théologien, c’est qu’il est impossible de dissocier sa responsabilité académique dans une institution d’Église comme une Faculté de théologie de cette responsabilité que j’oserai appeler une responsabilité théologale, c’est-à-dire la manière dont on répond devant Dieu de l’attente des hommes.

I. À l’origine de ma vocation théologienne

Je ne puis séparer mon itinéraire intellectuel comme théologien de ma vocation religieuse. En fait, j’ai longtemps hésité avant de rejoindre la famille dominicaine. Ma première idée était de partir comme missionnaire en Afrique et d’entrer chez les Pères Blancs. On imagine difficilement aujourd’hui l’importance de la figure presque iconique de Charles de Foucauld au cours des années qui ont suivi la Deuxième Guerre mondiale. C’est à lui que je dois ma vocation : à la fois la quête mystique de Dieu au sein du désert et la proximité auprès des plus pauvres. Il m’en est resté une passion pour le désert et une attirance indéniable pour la civilisation arabo-musulmane que j’ai pu vérifier au cours d’un long service militaire en Tunisie et en Algérie. Pour des raisons diverses, je me suis donné deux années de réflexion en entrant au séminaire d’Issy-les-Moulineaux à Paris. C’est d’ailleurs là que j’ai découvert l’importance de la vie intellectuelle auprès de quelques professeurs de grande qualité. Je me souviens encore de mon premier vrai travail écrit qui portait sur L’Action de Blondel. Et c’est à Issy que j’ai rencontré Michel de Certeau qui est devenu mon ami. Cette amitié, même si elle a connu des parenthèses de silence et d’incompréhension, a duré jusqu’à sa mort en 1986. Nous avions ensemble deux passions communes, la volonté d’aller aux frontières, vers l’inconnu, l’étranger, et le désir bien arrêté de ne pas faire une carrière ecclésiastique. Il est entré chez les Jésuites avec l’espoir d’aller en Chine. Je suis rentré chez les Dominicains avec le désir secret d’aller dans l’Afrique du Maghreb.

Faire le choix de l’Ordre de saint Dominique, c’était pour moi faire le choix d’une vie évangélique et donner la priorité à une mission auprès de ceux qui sont les plus loin de l’Église, qu’il s’agisse des incroyants ou des membres des autres religions du monde. Ce qui m’a toujours attiré chez les grands témoins de la tradition dominicaine, c’est d’une part la volonté de réconcilier la foi et l’intelligence critique et d’autre part la sensibilité au régime historique nouveau de l’esprit humain. C’est le seul moyen d’inventer des outres nouvelles pour le vin toujours nouveau de l’Évangile. Thomas d’Aquin par exemple a fait du neuf parce qu’il a pris au sérieux les questions posées à la foi chrétienne par Aristote et la raison grecque.

II. À l’école de Thomas d’Aquin

Depuis mon entrée chez les Dominicains en 1948, j’ai coutume de dire en plaisantant que j’ai connu quatre vies. Je suis actuellement dans ma quatrième, comme professeur honoraire de l’Institut Catholique de Paris et ancien Directeur de l’École biblique et archéologique française de Jérusalem.

Ma première vie, religieuse et professionnelle, qui a duré près de vingt ans jusqu’en 1968, se situe dans le cadre des Facultés dominicaines du Saulchoir où je fus successivement étudiant, enseignant, maître des études et finalement régent des études à partir de 1965. J’appartiens à une génération qui a vécu en quelques années, tant du point de vue religieux qu’intellectuel, le passage du Moyen Âge à la Modernité. Ce fut à la fois passionnant et redoutable. Et comme Recteur des Facultés entre 1965 et 1968, j’ai vécu les fermentations multiples qui provenaient à la fois de l’après-concile et de ce qui a éclaté en mai 68 en France. Le Saulchoir lui-même fut un lieu de prise de parole et de contestation contre un certain type d’enseignement magistral et un certain type de vie religieuse.

Quand je me retourne sur ce passé déjà très lointain, je discerne mieux les graves limites de cette vie quasi monastique où la base de l’enseignement théologique était le commentaire de la Somme théologique. Mais en même temps, sans reconstruire un passé mythique, je dois bien reconnaître que le Saulchoir a été un haut lieu de vie liturgique et intellectuelle dont l’influence a été décisive pour toute ma vie ultérieure. J’y ai rencontré des figures admirables de passion religieuse et intellectuelle. Durant mes années d’étude, je citerai seulement le Père Geiger en philosophie et le Père Hyacinthe Dondaine en théologie. J’ai eu aussi la chance de suivre l’enseignement du Père Congar en ecclésiologie et du Père Féret en histoire de l’Église jusqu’à ce qu’ils soient écartés de l’enseignement à la suite de l’affaire des prêtres-ouvriers en 1954. Je n’ai jamais été l’élève du Père Chenu qui avait connu l’exil dès 1942. Mais c’est lui qui m’a marqué le plus profondément du point de vue de ma conception de la théologie à partir de son discours-programme contenu dans son petit livre Une École de théologie : le Saulchoir[2]. Et surtout quand je suis devenu moi-même régent des études, j’ai toujours entretenu une amicale complicité avec lui. J’ai d’ailleurs eu la joie beaucoup plus tard de l’inviter à donner un séminaire de doctorat dans le cadre de la Faculté de théologie de l’Institut Catholique de Paris.

J’ai commencé mon enseignement en 1957, l’année même où mon compagnon d’armes du Saulchoir, Jean-Marie Tillard, inaugurait son enseignement au Collège dominicain d’Ottawa. Très vite, j’ai eu en charge l’enseignement de l’Introduction à la théologie qui avait pour base le commentaire de la fameuse première question de la Somme théologique et l’enseignement du traité de Dieu De Deo uno. Cet enseignement m’a procuré de grandes joies intellectuelles. Dans la fidélité à mon maître, Marie-Dominique Chenu, je n’identifiais pas la Doctrina sacra avec la Sacra pagina. Elle incluait vraiment la cogitatio fidei et on sait que la fides quaerens intellectum d’Anselme avait l’ambition chez Thomas d’Aquin d’aller jusqu’à mettre la foi in statu scientiae. On trouvera un écho de cet enseignement dans mon commentaire de la question 1 dans la grande édition de la traduction française de la Somme théologique publiée en quatre volumes aux Éditions du Cerf en 1984[3]. De même, dans la continuité avec Étienne Gilson, j’ai toujours considéré le traité du Dieu Un chez Thomas d’Aquin comme une vraie théologie chrétienne et non comme une théodicée préalable à l’étude du Dieu Trinité révélé en Jésus-Christ. Il convenait pour cela de comprendre les fameux praeambula fidei comme des préalables à l’acte de foi et non comme des préambules aux articles de foi comme s’il était nécessaire de démontrer rationnellement l’existence de Dieu avant d’adhérer dans la foi au Dieu de la Révélation. C’était l’époque où Henri Bouillard dans son grand livre sur Karl Barth interprétait la connaissance naturelle de Dieu affirmée par le concile de Vatican I comme une condition transcendantale de la foi[4].

On sait comment j’ai pris progressivement mes distances à l’égard de la théologie métaphysique de Thomas d’Aquin. J’aurai l’occasion de revenir là-dessus. Mais surtout à l’attention de mes jeunes contradicteurs surtout dominicains, je tiens à rappeler que je suis toujours resté fidèle à la posture théologique de saint Thomas. Si je devais résumer ce que je dois à l’exemple de saint Thomas dans ma pratique de la théologie, je ferais état de trois convictions.

La première, c’est que, à propos de Dieu, nous savons mieux ce qu’Il n’est pas que ce qu’Il est. Et même quand nous confessons le Dieu chrétien comme le Dieu Trine, nous bénéficions d’un plus par rapport au Dieu de l’Ancienne Alliance, mais nous ignorons toujours son essence intime, son quid. Ma deuxième conviction, c’est que la foi théologale ne doit l’hommage de son obéissance qu’à l’autorité de la Vérité même de Dieu qui s’atteste au-dedans de notre esprit. Ce fut là le secret de ma liberté intérieure dans les moments les plus difficiles de ma carrière de théologien catholique quand je ne parvenais pas à voir le lien nécessaire entre certaines vérités enseignées comme définitives par le magistère récent de l’Église et les vérités révélées elles-mêmes. Enfin, j’ai appris à l’école de Thomas d’Aquin que la lucidité critique ne compromet pas la spontanéité de la foi. En continuité avec l’interprétation magnanime de l’intellectus fidei par le Père Chenu, j’ai été convaincu une fois pour toutes que la foi ne supprime pas le régime humain de l’esprit. Pour utiliser le vocabulaire plus récent de Paul Ricoeur, c’est là tout le prix de cette naïveté seconde d’une foi religieuse qui est passée par l’épreuve critique la plus exigeante.

Cela étant dit, c’est précisément parce que j’ai longtemps médité sur le mystère de Dieu à l’école de saint Thomas que j’en suis venu à me poser de très sérieuses questions sur l’audace de sa tentative théologique. Je ne pouvais ignorer la critique heideggérienne de l’onto-théologie et, par ailleurs, une théologie catholique vivante se devait de méditer sur la critique radicale de la théologie naturelle par Karl Barth et sur le mouvement général de la théologie surtout protestante qui revendiquait l’inouï du Dieu révélé en Jésus-Christ, le Dieu crucifié, dans sa différence avec le bien connu de Dieu du théisme théologique. Qu’il suffise de nommer des théologiens comme Moltmann et Jüngel.

Cette interrogation fondamentale fut stimulée par un trimestre sabbatique passé à Freiburg en Allemagne où j’ai pu approfondir ma connaissance de Heidegger et où j’ai pu bénéficier de l’enseignement d’Eugen Fink et de Bernhard Welte. L’essence cachée de la métaphysique, c’est l’onto-théologie, c’est-à-dire l’explication de l’étant par son être et de l’être par un Étant suprême. La métaphysique n’est pas devenue « onto-théologie » parce qu’elle a été assumée par la théologie chrétienne. Elle était onto-théologie depuis l’origine. Quoi qu’il en soit de la pertinence historique de son interprétation du destin de la métaphysique occidentale, j’ai été de plus en plus convaincu que Heidegger inaugurait un nouvel âge pour la théologie chrétienne. Celle-ci se voit ébranlée dans ses fondements métaphysiques et elle est invitée à un discernement plus critique du théologique qui provient de la Révélation et du théologique de nature et de niveau proprement ontologique. Je renvoie à mon livre Un nouvel âge de la théologie[5] où je plaide pour une théologie « non métaphysique » et aussi à mon article « Théologie » dans l’Encyclopaedia Universalis[6]. C’est Heidegger qui a rappelé aux théologiens la parole de Paul pour qui la philosophie n’est pour la foi que folie (1 Co 1,18-20). On sait que pour lui, la théologie est une science positive absolument différente de la philosophie. Il s’agit d’une science ontique qui se rapporte à un domaine régional de l’étant alors que la philosophie comme science ontologique est science de l’être dans sa généralité[7].

Faut-il donc dénoncer le pacte séculaire que la théologie classique a toujours entretenu avec la métaphysique sous les espèces de l’ontologie ? À la différence d’Étienne Gilson qui pense que la métaphysique de l’Exode est au coeur de toute pensée philosophique et théologique, un penseur juif comme Lévinas s’emploie à décontaminer Dieu de l’être. Il parlera d’un Dieu autrement qu’Être. Et de nos jours, Jean-Luc Marion va jusqu’à penser que l’être non seulement dans sa conception métaphysique traditionnelle, mais même sous la figure de l’Ereignis heideggérien est une idole conceptuelle[8].

La question toujours débattue qui demeure, c’est de savoir si la théologie de Thomas d’Aquin échappe au destin de la métaphysique occidentale telle que la comprend Heidegger. Avec beaucoup d’autres, j’admets volontiers que saint Thomas n’ignore pas la différence ontologique de l’Être et de l’étant et qu’il n’identifie pas Dieu avec l’Étant cause suprême des étants ou avec le Dieu causa sui de Descartes. Si on comprend l’être comme actus essendi, alors il faut reconnaître que nous ne pouvons pas connaître l’être de Dieu. Thomas lui-même nous assure que Dieu n’est pas dans un genre et que nous ne pouvons pas connaître l’être de Dieu. On peut conclure provisoirement qu’il y a chez Thomas d’Aquin une appartenance à la métaphysique et un germe de dépassement de la métaphysique[9]. Mais en tout cas, même si Thomas d’Aquin a eu une perception très vive de l’au-delà conceptuel de l’Ipsum Esse, je suis convaincu depuis de nombreuses années que son projet théologique s’inscrit dans le projet de la métaphysique comme pensée de la représentation. La convertibilité de Dieu avec l’Ipsum esse subsistens devient le principe d’intelligibilité de tous les noms que la Révélation biblique attribue à Dieu. Il y a donc le risque d’une réduction du Dieu le plus divin de la Révélation à l’Être absolu de la pensée métaphysique et le danger d’une fausse objectivation de Dieu qui exprime une tentative de mainmise de l’homme sur Dieu par la pensée de la représentation.

Je n’ai pas à m’excuser de cette longue digression sur ma prise de distance à l’égard du thomisme théologique. C’est le seul moyen de comprendre la suite de mon cheminement théologique. On ne saurait sous-estimer l’importance de la critique de l’onto-théologie sur le destin de la théologie chrétienne au xxe siècle et au début du siècle présent. On peut discerner, me semble-t-il au moins trois issues.

Il y a d’abord eu le procès de la pensée objectivante de Dieu dans la ligne de la théologie existentiale de Bultmann. La Révélation est de l’ordre de l’événement et la foi est une décision absolue. La théologie n’est pas un discours sur Dieu mais une réponse à Dieu. Comme autre issue possible, on peut désigner les théologies postmodernes surtout américaines qui se livrent à une déconstruction radicale de la théologie au sens où l’entend Jacques Derrida. On peut évoquer par exemple la théologie postmoderne d’un auteur américain comme Mark C. Taylor qui s’interroge sur l’avenir de la théologie après la mort de Dieu, après la dissolution du sujet, après la fin de l’histoire et la clôture du texte[10]. Enfin, il y a tout le courant de la théologie herméneutique qui se veut une théologie non métaphysique mais qui ne renonce pas à la portée ontologique de ses affirmations. Je pense à David Tracy aux États-Unis et au Père Schillebeeckx en Europe. Je me rattache moi-même à ce courant. C’est une théologie qui cherche à exploiter les ressources de l’ontologie du langage qui se trouve esquissée chez le dernier Heidegger. Dans son souci de chercher à penser ce qui lui est confié dans la révélation, le théologien doit méditer sur « l’appartenance du dire à l’être » ou encore « la revendication du dire par l’être » pour utiliser les termes de Ricoeur. Je me situe moi-même dans cette tradition de pensée et je réfléchis en théologie sur le concept de vérité comme manifestation d’être en cherchant à mettre à profit les discernements de Paul Ricoeur et aussi de Jean Ladrière. On devrait également évoquer ici la théologie de Jüngel qui médite sur la différence propre d’un Dieu qui se raconte dans l’histoire. Il est lui aussi un postheideggérien[11].

III. Le tournant herméneutique de la théologie

En juin 1968, ayant terminé mon mandat comme régent des études au Saulchoir, j’ai demandé qu’il ne soit pas renouvelé et j’ai souhaité rejoindre à Paris la communauté dominicaine en charge des Éditions du Cerf. En même temps, grâce à la confiance du futur cardinal Daniélou, qui était alors doyen de la Faculté de théologie de Paris, j’ai été nommé professeur ordinaire de cette Faculté et très vite j’ai remplacé le Père Henri Bouillard dans la chaire de théologie fondamentale. Je m’honore même d’avoir été le premier dominicain à occuper une chaire de la Faculté de théologie de l’Institut Catholique de Paris qui, depuis la crise moderniste, était un fief de la Compagnie de Jésus.

C’est à l’occasion de cette nouvelle responsabilité que j’ai progressivement cherché à comprendre la théologie fondamentale comme une herméneutique théologique. Avant de m’expliquer sur mon projet d’une théologie herméneutique, je dois exprimer ma dette à l’égard d’Henri Bouillard à la fois pour sa théologie historique telle qu’elle apparaît dans son livre Conversion et grâcechez saint Thomas d’Aquin[12] et pour sa conception de la théologie fondamentale.

Tout comme le Père Chenu avant lui, il cherchait à penser l’histoire non seulement comme un lieu théologique mais comme une dimension consubstantielle à l’acte théologique lui-même. Il voulait donc dépasser la distinction héritée de Melchior Cano entre théologie positive et théologie spéculative, qui dominait toute la théologie antimoderniste, comme s’il y avait d’un côté un donné dont on pourrait connaître le sens en faisant abstraction de notre compréhension actuelle et puis un construit purement spéculatif qui n’aurait qu’un rapport lointain avec le donné. Il pouvait déclarer — ce qui avait fait scandale à l’époque : « Une théologie qui ne serait pas actuelle serait une théologie fausse ». Il avait en effet le souci de distinguer l’absolu d’une proposition de foi et la variété des représentations, notions, méthodes et systèmes dans lesquels cette affirmation s’incarne. La grande leçon que j’ai toujours retenue dans mon propre travail théologique, c’est qu’il est possible de réconcilier la vérité et l’histoire sans tomber dans le relativisme.

Prenant d’autre part ses distances à l’égard du projet d’une apologétique comme science objective, il a compris tout le parti que l’on pouvait tirer de la méthode d’immanence de Maurice Blondel pour une théologie fondamentale qui cherche à manifester le lien entre le dogme et l’histoire. Le christianisme a une signification pour l’homme et la tâche d’une théologie fondamentale est de manifester le caractère raisonnable de l’acte de foi en manifestant la convergence entre le christianisme et l’existence humaine considérée dans toutes ses dimensions. De même qu’il y a une logique de la foi, il y a une logique de l’existence humaine. On a donc pu définir la théologie fondamentale de Bouillard comme « une herméneutique de la Parole de Dieu et de l’existence humaine[13] ».

Succédant à Henri Bouillard dans la chaire de théologie fondamentale, j’acceptais volontiers cette définition. Mais de plus en plus clairement, je me suis demandé si on pouvait pratiquer cette herméneutique de l’existence à partir des ressources d’une philosophie réflexive comme celle de Blondel à un âge où la philosophie vivante prenait ses distances non seulement vis-à-vis de la métaphysique classique mais par rapport aux philosophies du sujet pour considérer plutôt l’être dans sa réalité langagière[14]. En théologie comme dans les autres domaines du savoir, nous partageons la conviction commune selon laquelle il n’y a pas de vérité en dehors du langage. Nous ne possédons la vérité que dans une certaine interprétation. Cela nous invite à prendre nos distances à l’égard des prétentions de la modernité qui réduit le vrai au vérifiable et au certain et qui demeure sous le signe d’une opposition insurmontable entre le savoir et le croire. Paul Ricoeur a pu écrire qu’« entre la philosophie du savoir absolu et l’herméneutique du témoignage, il faut choisir ». Sa philosophie herméneutique renonce à la transparence du sujet à lui-même et estime qu’il n’y a pas de compréhension de soi qui ne soit médiatisée par des signes, des symboles, des textes.

En dépit de tout ce qui les distingue, j’en suis donc venu à me demander si le danger commun à la théologie transcendantale de Karl Rahner comme à la théologie fondamentale d’Henri Bouillard, ce n’est pas une certaine dérive anthropocentrique qui risque de réduire le mystère de Dieu à un postulat de l’homme dans son ouverture à l’Absolu et à ne pas prendre assez au sérieux le monde comme histoire. J’étais par ailleurs sensible à l’avertissement salutaire d’auteurs comme Jürgen Moltmann et Jean-Baptiste Metz qui cherchaient plutôt à nous convaincre que le thème privilégié d’une théologie fondamentale n’est plus seulement celui du rapport entre foi et raison mais de la relation entre théorie et pratique.

Dans Le christianisme au risque de l’interprétation[15] et dans d’autres travaux dispersés, je me suis efforcé de montrer la différence entre un modèle herméneutique et un modèle dogmatique ou mieux dogmatiste en théologie. Il y a là une vraie rupture épistémologique, celle qui existe entre une compréhension métaphysique et une compréhension historique de la réalité. Je ne veux pas faire un commentaire fastidieux de moi-même. J’insisterai seulement sur l’identification de la raison théologique avec une raison historique et sur les conséquences d’un paradigme herméneutique quant à notre lecture de l’Écriture et de la tradition[16].

1. La raison théologique comme raison historique

Dans la théologie classique, telle qu’elle existe depuis le Moyen Âge, la raison théologique a été comprise comme raison spéculative au sens aristotélicien. Il est permis aujourd’hui — me semble-t-il — d’identifier la raison théologique à un comprendre au sens de Heidegger et de Gadamer. C’est-à-dire un mode d’être et pas seulement un acte de la connaissance théorétique. En d’autres termes, il n’y a pas de connaissance d’un texte passé sans précompréhension et sans interprétation vivante de soi. Et selon Gadamer, c’est parce que je m’inscris dans la même tradition qui a suscité le texte que j’ai quelque chance de le comprendre. Nous sommes toujours inscrits dans une certaine tradition de langage qui nous précède. La théologie est un discours toujours recommencé qui s’inscrit dans une longue chaîne de témoignages interprétatifs.

Une théologie comprise comme herméneutique prend acte des limites de la pensée métaphysique comme pensée de la représentation conceptuelle, mais contrairement à certains de mes contradicteurs, elle ne renonce pas à la portée ontologique des énoncés théologiques. Ce qui est vrai, c’est qu’elle prend au sérieux l’ontologie du langage dans la ligne du dernier Heidegger et du Ricoeur de Temps et récit. Avant d’être l’instrument de la communication entre les hommes, le langage pour Heidegger est un certain dire du monde. La pratique théologique coïncide avec une écoute, une audition de ce qui nous est dit non seulement dans le langage du monde mais dans ce grand code qu’est le récit biblique. Une théologie de la Parole de Dieu a comme présupposé la fonction ontophanique du langage : c’est parce que le langage humain a déjà une portée ostensive quant à l’être du monde qu’il peut être repris par le théologien pour être une manifestation du sens du mot Dieu qui dit plus qu’être.

2. Les conséquences d’un modèle herméneutique en théologie

Il convient de distinguer la lecture de nos Écritures fondatrices et la lecture de la tradition doctrinale de l’Église.

1) Quant à notre approche de l’Écriture, il m’a semblé que l’herméneutique textuelle de Ricoeur pouvait nous aider grandement à renouveler notre intelligence de la notion de révélation et à dépasser une lecture fondamentaliste de l’Écriture.

Une approche herméneutique qui s’attache au « monde du texte » et non à l’idée d’un sens déjà là qu’on pourrait déchiffrer en rejoignant le vouloir dire de l’auteur nous aide à ne pas en rester à une conception imaginaire de la révélation conçue comme insufflation de sens par un auteur divin. On serait autorisé à dire que la Bible est révélation d’un message religieux parce qu’elle est déjà révélatrice d’un certain monde, le « monde biblique » qui déploie un « être nouveau » par rapport à notre expérience ordinaire du monde. Et cet être nouveau, en rupture avec la réalité quotidienne, qu’il soit désigné comme « Nouvelle Alliance » ou « Royaume de Dieu », va engendrer en tout être humain un « être nouveau », à savoir cette nouvelle possibilité d’existence qu’est la foi en Dieu et avec elle, la volonté de faire exister un monde nouveau.

En second lieu, une herméneutique centrée sur le texte est mieux à même de respecter l’équilibre entre parole et écriture alors que la tentation de la théologie depuis Karl Barth est de magnifier la Parole de Dieu en oubliant la situation herméneutique qui est congénitale à la naissance du christianisme. Contrairement à tous les fondamentalismes qui ont l’obsession d’une parole originelle qui soit l’ipsissima vox du fondateur, il est toujours opportun de rappeler qu’à l’origine du christianisme, il n’y a pas la voix même du fondateur mais un texte, étant entendu que nous ne pouvons rejoindre la chose dont il s’agit dans le texte que par la foi sous l’action de l’Esprit[17].

Je tiens à ajouter qu’ayant assumé pendant trois ans la direction de la vénérable École biblique de Jérusalem, j’ai essayé de réagir contre une certaine schizophrénie des exégètes croyants qui répugnent souvent à mettre au service d’une meilleure intelligence de la Parole de Dieu pour aujourd’hui leur fantastique travail historique et littéraire sur le texte même des Écritures. Je veux dire qu’au-delà de la méthode historico-critique, de la critique textuelle, de l’analyse littéraire, il y a place pour une approche herméneutique qui tende à la compréhension actualisante de l’Écriture pour la foi de l’Église d’aujourd’hui. J’ai introduit en tout cas là-bas un cours d’herméneutique dans le cursus des études et beaucoup d’étudiants m’en ont été reconnaissants.

2) À propos de la tradition ou mieux de l’histoire des traditions chrétiennes, je crois que toute la question est de forger la bonne situation herméneutique. Pour ce faire, on doit avoir recours à la « fusion des horizons », au sens de Gadamer. Il s’agit de la fusion entre l’horizon de tel ou tel texte et de notre présent historique pour conquérir un horizon nouveau. L’intelligence du message chrétien pour aujourd’hui repose sur une corrélation critique entre l’expérience chrétienne de la première communauté chrétienne et notre expérience historique d’aujourd’hui. Après avoir déterminé les structures constantes de l’expérience chrétienne-source, il s’agit donc de faire un bon diagnostic de notre expérience historique. Il n’y a de tradition vivante que pour autant qu’il y a actualisation de l’expérience chrétienne fondamentale en fonction de notre monde d’expérience. Ainsi, il n’y a pas de transmission de la foi sans réinterprétation créatrice.

J’ai essayé d’approfondir le mécanisme de la transmission à l’aide de ce que Ricoeur appelle la traditionalité et qui est au coeur de toute expérience historique[18]. Nous subissons le passé en même temps que nous le recevons et que nous l’interprétons. C’est dire assez que nous rencontrons nécessairement le « conflit des interprétations » qui est bien la preuve que la vérité est une vérité visée et non possédée une fois pour toutes. À l’intérieur de la tradition catholique, notre relecture des définitions dogmatiques de la foi chrétienne doit montrer qu’elles ne peuvent être comprises qu’à la lumière des questions historiques qui les ont provoquées. Elles ne sont pas devenues fausses, mais elles exercent une fonction différente dans la totalité de la foi quand elles sont devenues l’objet d’une possession tranquille par l’ensemble de la communauté chrétienne.

J’ai plusieurs fois plaidé pour une herméneutique conciliaire qui jouisse de la même liberté que l’herméneutique biblique et qui soit capable de rendre compte de sa méthode et de ses critères[19]. C’est d’un enjeu oecuménique considérable puisque nous pouvons parvenir à des consensus différenciés qui sauvegardent l’unanimité dans la foi au-delà de formulations différentes. Nous sommes donc invités à reconnaître des différences qui ne sont pas nécessairement séparatrices. Et nous ne sommes pas condamnés au jeu infini des interprétations car nous disposons d’un certain nombre de critères. Il y a d’abord les textes canoniques du Nouveau Testament comme témoignage de l’expérience chrétienne fondamentale qui délimitent un champ herméneutique. Il y a ensuite le témoignage de la tradition théologique, dogmatique et liturgique de l’Église qui manifeste la cohérence entre la foi vécue et la foi confessée. Et puis, il y a le critère de la réception active par l’ensemble de la communauté chrétienne d’une nouvelle traduction du message chrétien pour aujourd’hui. Il s’agit du sensus fidei ou mieux du sensus fidelium.

Mais il convient de préciser en terminant ces quelques remarques sur la lecture de la tradition, que celle-ci comme processus de transmission ne relève pas seulement d’une herméneutique intratextuelle. Elle doit tenir compte des pratiques sociales dans le monde et dans l’Église. C’est la limite d’une pure herméneutique du sens qui prétendrait dire la vérité sans se soumettre à la critique des idéologies. Habermas nous a rendus sensibles au caractère communicationnel de la vérité. C’est dire que la raison théologique comme raison historique est aussi en même temps une raison pratique qui s’interroge sur les intérêts en jeu dans la production des textes du patrimoine chrétien. On devine l’enjeu pour la théologie de cette reconnaissance du statut social ou mieux « communicationnel » de la vérité. Une des tâches essentielles d’une théologie herméneutique est de discerner les intérêts puissants qui conduisent à telle détermination doctrinale ou à telle décision disciplinaire alors même que l’on cherche à les justifier au nom de l’Écriture ou de la tradition. Un meilleur discernement entre monde objectif, monde social et monde vécu nous aide à établir les critères de validité de la communication de la vérité. Dans le travail toujours risqué de la transmission de la foi, l’Église hiérarchique aurait tout intérêt à ne pas confondre la vérité d’une proposition de foi, la justesse d’un enseignement moral qui se veut normatif et l’authenticité d’un témoignage.

IV. Le pluralisme religieux comme nouveau paradigme de la théologie

Depuis déjà près de vingt ans, je suis reconnu comme « théologien des religions » et c’est vrai que je suis souvent intervenu en France et à l’étranger dans ce domaine et que j’ai dû répondre à de nombreuses demandes d’articles. Ce n’est pas par concession à une certaine mode de la théologie contemporaine. C’est en profonde continuité avec mon projet herméneutique, c’est-à-dire la volonté d’interpréter le message chrétien en fonction de notre expérience historique. S’il est vrai que l’horizon de la théologie fondamentale du dernier tiers du xxe siècle fut surtout l’athéisme et l’indifférence religieuse, l’horizon actuel d’une théologie comprise comme herméneutique sera de plus en plus un pluralisme religieux quasiment insurmontable. Cela correspond à un nouvel âge dans l’ordre du pensable, à savoir le passage de la modernité à la postmodernité. Il s’agit là pour la pensée chrétienne d’un défi plus redoutable que celui de l’athéisme. Comment honorer la singularité chrétienne à l’âge de la pluralité des vérités religieuses ? Ce sont tous les chapitres de notre dogmatique chrétienne qui doivent être revisités en tenant compte des ressources de pensée et d’expérience des autres grandes traditions religieuses[20].

Il reste vrai que cette évolution dans mon parcours théologique a été grandement facilitée par diverses circonstances. En 1985, j’ai dû accepter tout en continuant mon enseignement d’herméneutique théologique pour les étudiants de maîtrise d’assurer le cours de théologie des religions dans le cadre de l’Institut de théologie et de sciences des religions de l’Institut Catholique de Paris. Cela m’a conduit à faire un gros investissement en histoire des religions. J’avais déjà un rapport privilégié avec l’islam car j’appartenais depuis 1975 au GRIC, c’est-à-dire le Groupe de recherches islamo-chrétien, qui m’avait permis de nouer des relations d’amitié exigeante avec un certain nombre d’intellectuels musulmans, en particulier Mohammed Arkoun. J’avais participé aussi à la création de la section française de la Conférence mondiale des Religions pour la Paix (WCRP) qui tenait tous les cinq ans de grandes assemblées générales dans les divers continents. Dois-je ajouter que j’ai eu la chance de faire partie durant presque trente ans du Comité de direction de la revue Concilium, qui me permettait chaque année de rencontrer des théologiens du monde entier au contact d’autres cultures et de grandes religions non chrétiennes. Enfin, ayant vécu durant trois ans à Jérusalem comme Directeur de l’École biblique et archéologique française de Jérusalem, j’ai eu le loisir de méditer sur le mystère des trois religions monothéistes sous le patronage de l’hospitalité d’Abraham.

Je n’ai plus le temps de résumer ma propre position dans le chantier toujours ouvert de la théologie des religions. Même si je suis toujours moi-même en recherche, je voudrais seulement faire état de mes options les plus profondes qui sont en cohérence avec l’orientation herméneutique de ma théologie.

1) J’opte résolument pour une théologie du pluralisme religieux qui prend ses distances à l’égard de la problématique d’une théologie du salut des infidèles. Vatican II a inauguré une ère nouvelle en théologie du seul fait de porter un jugement positif sur les religions non chrétiennes[21]. Mais le concile n’a pas été jusqu’à les considérer comme des voies possibles de salut et il s’est bien gardé de porter un jugement théologique sur la signification du pluralisme religieux. C’est justement la tâche d’une théologie herméneutique de partir de l’expérience historique actuelle de l’Église et de chercher à réinterpréter le plan de salut de Dieu. L’Église fait l’expérience d’un pluralisme religieux qui, à vues humaines, semble insurmontable et cela, au moment même où, au début du troisième millénaire, elle se trouve de plus en plus confrontée à d’autres cultures très anciennes, qui sont indissociables de grandes traditions religieuses. Il n’est donc pas étonnant qu’un certain nombre de théologiens se demandent très sérieusement si ce pluralisme de fait ne nous renvoie pas à un pluralisme de principe ou de droit qui correspondrait à un vouloir mystérieux de Dieu.

Même si la déclaration Dominus Jesus a condamné les théologiens qui acceptent de distinguer un pluralisme de fait et un pluralisme de jure, je pense qu’il s’agit là d’une distinction légitime qui peut être d’une grande fécondité théologique dans la mesure où elle nous invite à dépasser un christianocentrisme abstrait et naïf. La position du texte signé par le cardinal Ratzinger n’est pas surprenante dans la mesure où tout le document obéit à une logique d’absolutisation et comprend le pluralisme comme une idéologie qui désespère de toute vérité et conduit fatalement au relativisme. Or, les théologiens comme E. Schillebeeckx, Jacques Dupuis et moi-même, sont très surpris de découvrir qu’en acceptant cette distinction, ils considéreraient comme dépassées un certain nombre de vérités fondamentales de la foi chrétienne qui sont énumérées dans la suite du numéro 4 de Dominus Jesus[22].

Sans prétendre connaître le pourquoi de la pluralité des voies vers Dieu, ils cherchent simplement à réinterpréter le pluralisme dont nous sommes les témoins à la lumière de ce que nous savons de la volonté universelle de salut de Dieu. Ce pluralisme ne peut être seulement la conséquence de l’aveuglement coupable des hommes au long des siècles, encore moins le signe de l’échec de la mission de l’Église depuis vingt siècles. Il est sans doute maladroit de parler d’un pluralisme de droit. Mais il faut au moins reconnaître le mystère du pluralisme religieux.

Finalement, le fondement théologique du pluralisme religieux tient au fait que l’économie du Verbe incarné est le sacrement d’une économie plus vaste qui coïncide avec l’histoire religieuse de l’humanité. L’histoire universelle est à la fois l’histoire de la quête par l’homme de cet absolu que nous nommons Dieu et l’histoire de la recherche de l’homme par Dieu. L’histoire des hommes n’est jamais abandonnée à elle-même. Elle est toujours déjà une histoire du salut. À l’adage trop connu, « Hors de l’Église point de salut », je préfère la formule audacieuse de Schillebeeckx : « Hors du monde point de salut ». Le texte Nostra Aetate du concile fait discrètement référence à la doctrine patristique des semina Verbi. Quarante ans après le concile, il me semble légitime de dire que les Pères du concile de Vatican II ont appliqué aux religions non chrétiennes de notre temps l’enseignement des Pères grecs concernant les trésors de la philosophie grecque. Il ne s’agit donc pas seulement des semences de vérité, de bonté et même de sainteté qui peuvent habiter le coeur des hommes et des femmes de bonne volonté, mais des richesses positives qui peuvent se trouver dans les éléments constitutifs des religions non chrétiennes, qu’il s’agisse de doctrines, de symboles, de rites ou de pratiques spirituelles.

2) En faisant du pluralisme religieux un nouveau paradigme pour la théologie, je n’adopte pas pour autant une option pluraliste. Au risque de passer pour trop traditionnel aux yeux des théologiens dits « postmodernes », je crois possible de concilier un véritable pluralisme inclusif avec une christologie constitutive pour tous les hommes et pas seulement normative pour les seuls chrétiens. En un mot, je ne suis pas prêt à sacrifier le christocentrisme à un théocentrisme indéterminé[23]. Une opposition entre christocentrisme et théocentrisme n’a pas de sens en théologie chrétienne. C’est justement la tâche d’une théologie des religions de nous conduire à un approfondissement de la christologie de telle sorte que celle-ci ne conduise pas à un absolutisme chrétien qui ne respecte pas l’altérité des autres traditions religieuses. Plus je réfléchis à ces difficiles questions et plus je suis convaincu que c’est le paradoxe même de l’incarnation qui nous conduit à désabsolutiser le christianisme comme religion historique et l’Église comme moyen de salut.

Je cherche donc à dépasser une théologie dite de l’accomplissement, qui est encore sous-jacente à plusieurs textes de Vatican II, pour endurer intellectuellement l’énigme de l’altérité des autres traditions religieuses dans leur différence irréductible. C’est pourquoi je renonce à considérer les positivités des autres religions comme des valeurs chrétiennes implicites qui trouveraient leur accomplissement dans le christianisme. Je préfère parler de valeurs christiques en lien secret avec le mystère du Christ comme paradigme de tout être humain authentique et qui trouveront leur accomplissement dans un au-delà de l’histoire.

3) La théologie des religions est devenue une théologie du pluralisme religieux qui s’interroge sur la signification des voies différentes vers Dieu à l’intérieur de l’unique dessein de Dieu comme dessein à la fois créateur et sauveur. Elle doit encore tendre — me semble-t-il — à devenir une véritable théologie interreligieuse qui réinterprète la singularité chrétienne à partir des éléments de vérité inhérents aux autres traditions religieuses[24]. Ces semences de vérité peuvent en effet avoir été suscitées par l’Esprit de Dieu. Autant il serait illusoire de prétendre compléter la plénitude de la révélation chrétienne à partir des vérités partielles des autres religions, autant il est urgent d’enrichir notre intelligence du mystère de Dieu et de notre relation à Dieu à partir des multiples lumières dont témoignent les autres religions alors même qu’elles peuvent être des reflets du Verbe même de Dieu.

Cette orientation nouvelle et risquée soulève des problèmes épistémologiques délicats car il convient d’éviter d’aboutir à une théologie comparée des religions qui n’ose pas dire son nom et qui retient comme seul critère de discernement le religieux chrétien. Je ne puis en traiter ici. Je veux seulement souligner qu’une telle théologie interreligieuse nous invite à revoir la conception de la vérité qui est le plus souvent sous-jacente à notre théologie. Quelles sont les conséquences pour la théologie d’une approche de la vérité à l’âge du pluralisme ? La déclaration Dominus Jesus demeure prisonnière d’un dilemme quasi insurmontable entre absolutisme et relativisme. Et pourtant, la théologie de l’avenir devrait pouvoir faire la preuve que la vérité dont elle témoigne n’est ni exclusive, ni inclusive des autres vérités dont les autres religions peuvent témoigner. Parce que nous concevons toujours le relatif comme le contraire de l’absolu, les mots nous manquent pour désigner une vérité relative, au sens de relationnelle, à la part de vérité inhérente à telle ou telle autre religion.

C’est en rester à une conception aristotélicienne de la vérité de penser que l’opposé du vrai ne peut être que le faux. Il est souhaitable de faire appel à une vérité plus originaire, la vérité-manifestation, dans sa différence avec une plénitude de vérité qui demeure encore occultée. À l’âge du pluralisme religieux, la vocation historique de la théologie chrétienne, c’est de souligner la dimension proprement eschatologique de son propre langage comme langage de vérité. Alors, en dépit de différences difficilement surmontables, le dialogue interreligieux pourrait conduire chaque partenaire du dialogue à la célébration d’une vérité plus haute ou plus profonde que l’approche partielle que chacun peut avoir de sa propre vérité.

En conclusion, je voudrais seulement dire que si Dieu m’accorde encore quelque délai, je voudrais publier dans la collection Cogitatio Fidei dont j’assume la direction depuis plus de vingt-cinq ans, un gros livre, qui sous le titre DeBabel à Pentecôte. Essais de théologie interreligieuse[25], reprendrait avec les aménagements nécessaires un certain nombre d’articles dispersés dans de nombreuses revues concernant le dialogue interreligieux, la rencontre des cultures et l’inculturation, le style nouveau de la mission de l’Église à l’âge du pluralisme religieux et de la mondialisation.