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Comment la question du sens de l’être se joue-t-elle dans l’œuvre de Ricœur ? La formulation de cette interrogation relie indissociablement herméneutique et ontologie : il s’agit d’entrer sur les terres arides de la question de l’être par le truchement du sens. S’immiscer dans l’œuvre de Ricœur sous cet angle est tout sauf évident. Si le philosophe a écrit des ouvrages majeurs d’herméneutique, unanimement salués aujourd’hui, force est de constater que l’on ne trouve pas trace dans ses écrits publiés de traités ou d’ouvrages consacrés exclusivement à l’ontologie. Il n’y a pas dans la bibliographie de Paul Ricœur de livre d’ontologie pure, si l’on peut dire, qui aurait pour équivalent la Métaphysique d’Aristote, l’Éthique de Spinoza, Êtreettemps de Heidegger, ou Différence et répétition de G. Deleuze. Force est ainsi de reconnaître que la réflexion ricœurienne sur l’ontologie est dispersée dans plusieurs ouvrages sans que cela ait donné lieu à une étude globale et systématique sur cette question. Second constat : la question du sens de l’être est abordée dans des ouvrages thématiques qui n’ont pas nécessairement de liens directs entre eux. Outre quelques textes republiés dans les deux essais d’herméneutique du philosophe, il faut compter surtout sur trois ouvrages pour qu’apparaisse clairement la question ontologique : La métaphore vive, Tempsetrécit, Soi-mêmecommeunautre. Troisième constat : la question du sens de l’être dans chacun de ces ouvrages est comme différée, repoussée en fin d’études : au cours de la dernière étude de La métaphore vive, dans le troisième tome de Temps et récit, à la dernière étude de Soi-même comme un autre.

Ces trois observations nous incitent à penser qu’il y a une certaine prudence chez Ricœur à affronter des questions d’ontologie : il ne les aborde pas frontalement et directement mais après une longue traversée, comme étape ultime de sa réflexion. Cette démarche n’est pas sans rappeler le style de « la voie longue » qui singularise au mieux son herméneutique. Cette prudence se manifeste également dans le caractère fragmentaire et dispersé de son questionnement ontologique. Nous avons plutôt affaire à des ontologies régionales qui s’attardent sur le soubassement ontologique de tel ou tel être rencontré au gré de ses méditations philosophiques. Il peut donc y avoir une certaine gageure dans notre démarche : rassembler dans une même étude thématique ce qui se présente à l’état dispersé et fragmentaire dans le corpus textuel de Ricœur. Notre ambition, sous peine de tomber dans un contre-sens, ne consiste pas à faire de son ontologie un système. Notre démarche vise davantage à pointer les jonctions et les articulations entre ces fragments d’ontologie. Nous nous risquons néanmoins à dégager deux trames ontologiques sur lesquelles on peut reconstruire ces fragments d’ontologie herméneutique : une trame onto-poétique et une trame onto-anthropologique.

I. La trame onto-poétique

L’expression onto-poétique est de notre fait et non de notre auteur, mais, au risque de verser dans le jargon philosophique, cette expression permet, nous semble-t-il, de caractériser au mieux cette première trame dans la mesure où la question ontologique est enrôlée initialement dans une réflexion, moins sur la poétique au sens rigoureusement aristotélicien, que sur le poème, et plus précisément sur un trope en particulier, la métaphore. Quel lien la métaphore entretient-elle avec la question du sens de l’être ? À lire les six premières études de Lamétaphore vive, le rapport entre métaphore et sens de l’être est plus que ténu, voire occulté. Cette occultation délibérée tient dans le fait que Ricœur envisage d’abord la métaphore à l’aide de la rhétorique comme trope par ressemblance, comme « dénomination déviante », en prenant pour unité de base le mot. Puis à l’aide de la sémantique, Ricœur envisage la métaphore comme « prédication impertinente » en prenant pour unité de base la phrase.

C’est seulement lorsque la métaphore est conduite de la phrase au discours (au niveau du poème ou du récit), c’est-à-dire une fois que l’on passe, selon Ricœur, d’une sémantique à une herméneutique des textes que se pose la question du sens de l’être. En d’autres termes, l’herméneutique est envisagée ici non comme théorie de l’interprétation de l’être, mais comme théorie et comme technique de l’interprétation des textes. Notons ici que l’herméneutique comme méthode n’abolit pas le point de vue rhétorique ou sémantique, mais en libère des potentialités latentes. C’est que la métaphore, à travers même la transformation du langage, l’innovation sémantique qu’elle occasionne comme impertinence ou distorsion du langage courant, vise quelque chose de l’être, dit quelque chose de l’être. Cette proposition peut surprendre. La métaphore comme mot ou comme poème n’est-elle pas par excellence un voile, une mystification de l’être ? Ricœur ne dispose pas encore — au moment où il publie Lamétaphorevive (livre issu de séminaires dispensés à l’Université de Toronto au début des années 1970) — d’une herméneutique des textes enrichie de la philosophie de Gadamer. Si Ricœur a déjà lu Vérité et méthode à cette époque, Gadamer n’est cité que trois fois dans les denses 400 pages qui scandent ce volume. Ricœur ne dispose à cette époque que de la première mouture de son herméneutique centrée sur les symboles à double sens, herméneutique qui se construit pour une large part avec et contre le structuralisme. Et recourir à cette herméneutique lui permet ici de sortir de la clôture du sens imposée par la linguistique structurale. Sortir de la clôture du sens, où les signes se renvoient inlassablement les uns aux autres, débouche sur le sens de l’être. La métaphore a précisément ce pouvoir de re-décrire la réalité. Puissance créatrice du langage, la métaphore développe le pouvoir de dire autrement l’être. Dire autrement l’être signifie suspendre la référence littérale, latérale à l’être, « pour que soit libéré un pouvoir de référence de second degré, qui est proprement la référence poétique. Il ne faut donc pas seulement parler de double sens, mais de “référence dédoublée” ; selon une expression empruntée à Jakobson[1]. »

En forgeant le concept de vérité métaphorique, Ricœur entend maintenir ce premier mouvement, cette véhémence ontologique de la métaphore, comme il l’appelle, c’est-à-dire la capacité de la métaphore à dire quelque chose de l’être et à transcender le langage (mais toujours paradoxalement à travers le langage[2]). Dans la métaphore, il y a un « cela est ». Ce premier mouvement doit être, non pas aboli, mais corrigé par un second mouvement dit critique qui nous avertit précisément que la métaphore est un faire-croire ou un faire-semblant. À la faveur de ce moment critique, nous prenons conscience que, dans la métaphore, il y a un « cela n’est pas », nous prenons nos distances à l’égard du poète qui croit que ses figures de style sont des assertions vraies au sens de la vérité-adéquation. Mais ce moment critique n’abolit pas le premier moment de la véhémence ontologique. Il s’agit seulement de dire que, sur le plan du langage, le voir-comme de la métaphore correspond, sur le plan ontologique, à un être-comme, sachant que dans l’être-comme se tiennent le est et le n’est pas.

La notion de vérité métaphorique, par opposition à la notion traditionnelle de vérité-adéquation, permet à Ricœur de penser un autre rapport des énoncés à la réalité — autre que les énoncés ordinaires ou les assertions scientifiques. Cette notion tisse une parenté profonde avec le concept heideggérien de vérité comme alêthèia, « ce qui se dévoilant voile le dévoilement même ». Si Ricœur ne s’est pas encore franchement réapproprié, à l’époque de La métaphorevive, l’herméneutique de Gadamer, force est de reconnaître son affinité élective avec celle de Heidegger. Toutes les dernières pages de Lamétaphorevive sont ponctuées de longues discussions avec le second Heidegger. Cette affinité élective avec l’onto-poétique du second Heidegger n’empêche pas Ricœur, au cours de cette longue discussion, de manifester au moins deux réserves ou deux résistances. D’une part, Ricœur s’élève contre la réduction heideggérienne de la métaphysique occidentale à une entreprise de voilement ou d’occultation de la question de l’être. L’onto-poétique heideggérienne, loin d’opérer une rupture radicale, s’inscrit elle-même dans une longue chaîne qui remonte au moins jusqu’à Platon et Aristote. D’autre part, Ricœur résiste à la tentation qu’il y a parfois dans le second Heidegger de dissoudre le discours philosophique dans le discours poétique. Ricœur milite ainsi pour maintenir une différence entre les deux registres discursifs. D’un côté, « la poésie en elle-même et par elle-même, donne à penser l’esquisse d’une conception tensionnelle de la vérité […]. » Mais d’un autre côté, « la pensée spéculative appuie son travail sur la dynamique de l’énonciation métaphorique et l’ordonne à son propre espace de sens[3] ».

Ce que nous avons appelé la trame onto-poétique ne s’épuise pas, dans l’œuvre de Ricœur, dans une réflexion sur la métaphore et la poésie : Ricœur redéploie cette trame dans le cadre de deux autres ontologies régionales, l’une que l’on peut qualifier d’onto-théologique, l’autre que l’on peut appeler onto-historique.

Parler d’onto-théologie pourrait créer une confusion si l’on entend ici l’ensemble des discours rationnels sur Dieu comme Être suprême ou fondement de l’être. Confusion dans la mesure où la voie recherchée par Ricœur, dans certains de ses textes d’herméneutique religieuse[4], puise davantage dans les ressources de la poésie que du logos pour nommer Dieu. Dans le texte « Nommer Dieu », publié initialement en 1977, la première herméneutique de Ricœur, centrée initialement sur les symboles à double sens et les références dédoublées, s’enrichit désormais plus franchement de sa seconde herméneutique axée sur les textes. L’influence de Gadamer se fait ici grandissante. D’un côté, Ricœur conserve de la trame onto-poétique l’idée que nommer Dieu relève en un sens d’une activité poétique, que les discours sur Dieu peuvent se donner à penser comme vérité métaphorique, comme révélation, comme alêthèia : « […] je n’hésite pas à dire, écrit-il, […] que cette fonction référentielle du discours poétique recèle à mes yeux une dimension de révélation en un sens non religieux, non théiste, non biblique du mot, mais en un sens capable de fournir une première approximation de ce que peut signifier la Révélation au sens biblique[5]. » C’est donc considérer le texte biblique non comme un discours descriptif, vrai au sens de la vérité-adéquation sur le monde et sur Dieu, mais comme un poème, comme un immense poème sur Dieu et sur le monde, comme une onto-poétique de Dieu — loin de tout savoir onto-théologique, de toute théologie rationnelle. C’est en ce sens que l’on peut dire que Ricœur s’est servi d’une onto-poétique, inspirée pour partie du second Heidegger, pour fonder une onto-poétique religieuse. Cette première herméneutique s’articule heureusement avec la seconde, une fois la traversée de l’œuvre de Gadamer accomplie. Cette seconde herméneutique permet d’opérer une double rupture en fondant autrement le discours onto-théologique. La première rupture s’opère en direction d’une herméneutique religieuse psychologisante qui identifie révélation et inspiration, qui « subjective » la nomination de Dieu à travers la figure du prophète. La seconde rupture s’opère à l’encontre d’une conception du texte biblique comme hypostase du texte en soi. Le texte biblique vise quelque chose de l’être et de Dieu qui excède son intratextualité : « Dieu, que nomment les textes que mon désir d’écouter tient ouverts, est, d’une façon qui reste à dire, le référent ultime de ces textes. Il est en quelque manière impliqué par la chose de ces textes, par le monde — le monde biblique ! — que ces textes déploient[6]. » En d’autres termes, la « chose du texte » biblique, ou ce que Ricœur appellera ultérieurement le monde du texte, ne se situe ni en amont du côté de l’auteur présumé, ni dans le texte dans sa structure, mais se déploie en aval devant lui.

La trame onto-poétique, initialement élaborée dans La métaphore vive, laisse des résidus essentiels dans la manière dont Ricœur cherche à penser une seconde ontologie régionale, à savoir la réalité du passé historique. Comment l’onto-poétique pourrait-elle servir de fondement ou de modèle pour penser l’onto-historique ? On peut en effet être surpris par cette démarche dès lors que l’histoire savante vise un être qui peut difficilement relever du même ordre ontologique que celui visé par le poème ou le récit de fiction. C’est pourtant à partir de ses réflexions ontologiques sur l’être-comme de la métaphore que Ricœur entreprend de penser l’être du passé historique. En reprenant la théorie platonicienne des grands genres (le Même, l’Autre, l’Analogue), Ricœur renoue avec une démarche proche de celle que l’on rencontre dans l’avant-dernière étude de La métaphore vive. Considérer la réalité du passé historique sous la catégorie du Même est parent du premier mouvement, la véhémence ontologique, attenant à la visée de la métaphore. Premier mouvement qui nous porte à croire que la métaphore vise simplement un « cela est ». Dans le cadre de l’opération historique, ce mouvement s’assimile à ce que Ricœur appelle avec Collingwood « la réeffectuation du passé dans le présent », opération rendue possible par une annulation en imagination de la distance temporelle qui sépare le présent de l’historien de l’avoir-été des événements. La naïveté ontologique consiste ici à croire que, à la faveur de la puissance de l’imagination historique de l’historien, l’avoir-été peut purement et simplement être reproduit dans le présent. En mettant à l’épreuve le genre de l’Autre, Ricœur reprend finalement à son compte ce qu’il appelle le moment de distance critique dans La métaphore vive. Ce moment critique se traduit dans Temps et récit sous le mode d’une ontologie négative du passé. En restituant toute la profondeur de la distance temporelle, voire en faisant l’éloge de la différence inéluctable qui sépare le présent de l’historien du passé historique, c’est la réalité même de ce passé qui risque d’être perdue de vue : « […] le réel au passé reste l’énigme dont la notion de différence-écart, fruit du travail sur la limite, n’offre qu’une sorte de négatif, dépouillé en outre de sa visée proprement temporelle[7] ». C’est donc sous le signe de l’Analogue que Ricœur espère résoudre ou mieux dépasser tout en conservant l’ontologie naïve du Même et l’ontologie négative de l’Autre. En puisant dans les ressources d’une théorie des tropes (métaphore, métonymie…) reprise d’Hayden White, Ricœur pense ainsi la réalité du passé historique comme être-comme : « Dans la chasse à l’avoir-été, l’analogie n’opère pas isolément, mais en liaison avec l’identité et l’altérité. Le passé est bien ce qui, d’abord, est à réeffectuer sur le mode identitaire : mais il n’est tel que pour autant qu’il est aussi l’absent de nos constructions. L’analogue, précisément, retient en lui la force de la réeffectuation et de la mise à distance, dans la mesure où être comme, c’est être et n’être pas[8]. » Le concept de représentance, forgé à cette occasion par Ricœur, par opposition à l’illusion d’une représentation pure et simple du passé historique, témoigne au mieux du mode de restitution historienne de l’avoir-été comme être-comme. C’est à partir d’une interprétation des traces, des représentances du passé qui persistent dans le présent que l’historien peut reconstruire le passé comme un Analogue, comme un être-comme.

II. La trame onto-anthropologique

Le sort de l’ontologie chez Ricœur ne touche pas à sa fin avec cette trame poétique, fût-elle déployée à l’horizon d’une onto-théologie et d’une onto-historique. On peut repérer une seconde trame que l’on se propose d’appeler onto-anthropologique. Par onto-anthropologie, il faut entendre une réflexion sur l’homme en tant qu’homme, sur l’être de l’homme. Il s’agit certes, au regard de l’ontologie fondamentale qui s’intéresse à l’être en tant qu’être, d’une ontologie régionale qui porte sur un être en particulier. Mais dans la mesure où cet être en particulier est le seul à pouvoir questionner le sens de l’être, et d’abord celui de son être même, cette ontologie régionale est en même temps centrale.

La trame onto-anthropologique prend sa source dans l’œuvre de Ricœur dès les années 1960 sans faire l’objet cependant d’une étude systématique. C’est au cours d’une discussion avec Heidegger, mais ici plutôt le Heidegger d’Être et temps, que Ricœur a forgé les premiers linéaments de cette trame qui apparaissent dans des articles épars dont certains ont été republiés dans Le conflit des interprétations. Le plus important à nos yeux étant un article paru en 1965 : « Existence et herméneutique[9] ».

Il faudra surtout attendre la publication de Soi-même comme un autre pour que Ricœur rassemble ses réflexions onto-anthropologiques dans une étude plus globale. Et c’est de nouveau en fin de parcours de ses méditations, au cours de la dernière étude intitulée « vers quelle ontologie ? », que le philosophe s’intéresse plus frontalement au soubassement ontologique de son herméneutique du soi. Cette position particulière dans l’architecture de l’ouvrage confirme le style typiquement ricœurien de la voie longue de l’herméneutique. C’est une fois que Ricœur a traversé les problèmes attenants à la sémantique de l’action, aux formes plurielles de l’identité personnelle, aux formes plurielles des capacités de l’agir humain, à la constitution d’une « petite éthique » qu’il daigne s’affronter in fine au soubassement ontologique de l’être humain[10].

L’une des interrogations centrales qui parcourt cette dixième étude, dont il faut rappeler le caractère exploratoire, interrogatif, voire aporétique, est de savoir comment s’articulent ontologie fondamentale et onto-anthropologie. Tout l’effort de Ricœur consiste à montrer, en d’autres termes, comment l’être de l’homme se détache et se singularise de l’être en général. Pour étayer sa démonstration, Ricœur se tourne d’abord du côté de la Métaphysique d’Aristote. Parmi les significations multiples qu’Aristote donne à l’être en général, c’est surtout le couple acte/puissance qui attire l’attention de Ricœur. Certes, ce dernier insiste largement sur les difficultés, voire les apories, ressortissant à l’ontologie aristotélicienne : notamment la détermination circulaire de l’acte et de la puissance et le primat de l’acte sur la puissance. Mais l’essentiel, qui est aussi source de perplexité pour Ricœur, c’est que l’être de l’homme occupe une position singulière dans le cadre de cette ontologie. Il s’agit à la fois d’un être en particulier qui partage avec les autres êtres les mêmes caractéristiques ontologiques dont l’acte et la puissance. Mais en même temps, il s’agit d’un être central :

Il apparaît […] important que l’agir humain soit le lieu de lisibilité par excellence de cette acception de l’être en tant que distincte de toutes les autres (y compris celles que la substance entraîne à sa suite) et que l’être comme acte et comme puissance ait d’autres champs d’application de l’agir humain. Centralité de l’agir et décentrement en direction d’un fond d’acte et de puissance, ces deux traits sont également et conjointement constitutifs d’une ipséité en termes d’acte et de puissance[11].

Pour résoudre les difficultés relatives à l’ontologie aristotélicienne, Ricœur engage un dialogue à la fois avec Spinoza et Heidegger. De l’Éthique, Ricœur trouve une issue à la définition circulaire de l’acte et de la puissance sur le plan de l’ontologie fondamentale. C’est que le conatus, censé caractériser tout être en tant qu’il s’efforce de persévérer en lui-même, n’est pas défini comme puissance au sens de potentialité opposée à l’acte, mais comme productivité. En d’autres termes, puissance et acte ne représentent que des degrés dans l’effort pour exister du conatus. C’est à partir de ce concept que Ricœur forge l’expression de fond d’être à la fois effectif et puissant censé constituer tout être en général sans aller plus avant cependant dans la formulation de cette ontologie fondamentale. Reste le problème de l’articulation de ce fond d’être à la fois effectif et puissant avec l’être de l’homme. Si l’être humain est aussi un conatus, s’il s’efforce de persévérer dans son être, est-il cependant un conatus comme les autres ? Comment le conatus humain se détache-t-il de la dynamique générale de l’être ? Ricœur trouve une première réponse dans l’Éthique elle-même. Seul le conatus humain a la possibilité de s’élever aux idées adéquates, au second et au troisième genre de connaissance : « En ce sens, nous sommes puissants lorsque nous comprenons adéquatement notre dépendance en quelque sorte horizontale et externe à l’égard de toutes choses, et notre dépendance verticale et immanente à l’égard du pouvoir primordial que Spinoza nomme encore Dieu[12]. » Ricœur semble regretter au cours de ce passage de ne pouvoir en dire plus sur cette issue spinoziste. Le lecteur en attend également davantage pour savoir comment s’articulent notamment l’accès aux connaissances adéquates et à la question de l’herméneutique de soi.

Paul Ricœur ouvre une seconde perspective avec Heidegger, sans que l’on sache toujours précisément comment se conjuguent ici l’Éthique de Spinoza et l’onto-anthropologie déployée dans Être et temps. L’aspect fragmentaire de l’ontologie de Ricœur, qui construit ses concepts en passant d’un philosophe à l’autre, peut parfois désorienter le lecteur. Avec Heidegger, c’est moins la constitution d’une ontologie fondamentale que l’articulation de celle-ci avec l’onto-anthropologie qui attire l’attention de Ricœur. Puisque c’est bien dans le cadre d’une anthropologie philosophique que Ricœur inscrit l’ensemble du projet de Sein und Zeit. En quel sens peut-on dire que le concept d’herméneutique de soi est parent du Dasein heideggérien ? La parenté vient du fait qu’il s’agit précisément de concepts d’anthropologie herméneutique et phénoménologique. En d’autres termes, c’est par le milieu du sens, de la compréhension, de l’interprétation qu’ils se définissent. C’est par la question du sens, de la faculté de poser la question du sens de l’être, de l’être du soi que l’être de l’homme se détache des autres êtres en général. Pourtant, Heidegger lui-même aurait refusé l’assimilation d’Être et temps à un projet d’anthropologie philosophique et s’il parle du Dasein, c’est précisément pour ne pas parler de l’homme ou du sujet, concepts qu’il relègue du côté de la métaphysique humaniste moderne. Pourtant, en dépit de divergences lexicales, Heidegger et Ricœur visent bien la même chose et partagent, au moins à ce stade, des présupposés communs. Soi-même comme un autre et Être et temps sont bien des ouvrages d’onto-anthropologie dans la mesure où ils interrogent les fondamentaux de l’être de l’homme. Ainsi est-il présupposé que l’être de l’homme dispose d’une centralité et d’une position singulière au regard des autres êtres, même si cette centralité est relative du fait de l’enracinement de l’être de l’homme dans un « fond à la fois effectif et puissant ». En revanche, cette position de relative centralité de l’homme n’implique aucunement une position de centralité de soi par rapport à soi. Centralité relative de l’être du soi humain au regard des autres êtres, décentrement en soi-même, tels sont les présupposés communs aux deux anthropologies philosophiques. Ni le Dasein, si le soi ricœurien ne sont définis comme les maîtres du sens, mais davantage comme les disciples d’un sens qui les précède toujours déjà. Aussi s’agit-il d’une anthropologie non cartésienne, d’une anthropologie de facture phénoménologique et herméneutique. Et ce n’est pas un hasard si Ricœur et Heidegger préfèrent parler de soi que de moi ou de substance.

La parenté entre les deux onto-anthropologies s’arrête là cependant. Bien que caractérisés fondamentalement par l’ouverture et le souci, le Dasein et le soi ricœurien ne connaissent pas le même sort. C’est moins le souci du sens de l’être en général qui définit le soi ricœurien que le souci de l’être du soi, de l’être de l’autre, des institutions justes. Certes, le Dasein est également tourné vers lui-même, vers ses possibles les plus propres, vers l’horizon de sa propre mort. Mais le mit-sein est plutôt envisagé comme un obstacle à cette quête héroïque de soi-même. C’est dire que l’onto-anthropologie de Heidegger débouche difficilement sur une éthique et une politique, alors que celles-ci constituent pour ainsi dire le chemin obligé de l’onto-anthropologie déployée dans Soi-même comme un autre. Certes, on peut encore parler d’éthique dans un sens quasi stoïcien ou nietzschéen pour singulariser le projet d’un être qui a à conquérir ses pouvoirs propres, à se libérer de l’angoisse de la mort et de l’empire du on-même. Mais la question du souci de l’autre, de sa vulnérabilité, de sa nudité, de la justice des institutions ne fait pas partie du trajet d’effectuation du Dasein. Elle est constitutive en revanche du parcours entier de l’herméneutique ricœurienne du soi, celle-ci ayant subi l’épreuve de l’éthique lévinassienne et de la politique arendtienne. Le soi ricœurien est un être pour lequel il y va non seulement de son être même, mais également de l’être de l’autre, de la pluralité humaine et du sens du vivre-ensemble.

Conclusion

On serait tenté au prime abord d’opposer les deux trames ontologiques qui ponctuent l’œuvre de Ricœur en les renvoyant à deux traditions antagonistes d’herméneutique. La trame poétique ne s’inscrit-elle pas au mieux dans le cadre de l’herméneutique définie comme méthode, comme technique d’interprétation appliquée aux symboles et aux textes ? N’est-ce pas la tradition méthodologique et épistémologique de l’herméneutique forgée notamment par Dilthey qui est au cœur de cette trame poétique ? Réciproquement, la trame onto-anthropologique n’est-elle pas parente de l’herméneutique ontologique dans le style heideggérien ? Cette opposition entre les deux voies herméneutiques, si elle a un sens dans l’histoire de la philosophie, est peu pertinente dans le cas qui nous occupe dans la mesure même où Ricœur aspire à dépasser cette opposition. Si nous avons appelé la première trame onto-poétique, c’est dans le but de montrer justement que la question du sens de l’être se pose au niveau de la poétique ricœurienne. Si les questions méthodologiques et épistémologiques impliquées par l’herméneutique et les sciences exégétiques sont au cœur des réflexions de Ricœur sur la métaphore, les textes de fiction, les textes religieux, les récits d’histoire, la question du sens de l’être, loin d’être occultée, constitue bien la fin dernière de ce parcours de l’herméneutique : qu’il s’agisse de l’être-comme visé par la métaphore, de l’être-Dieu nommé dans le discours religieux, de l’être-comme du passé historique construit par les récits d’histoire.

Réciproquement, la transition vers une onto-anthropologie n’équivaut aucunement à épouser la voie courte de l’herméneutique sur le mode heideggérien. L’élaboration d’une onto-anthropologie est certes l’occasion pour Ricœur de désocculter le soubassement ontologique de son herméneutique de soi, mais sans s’engager directement dans une analytique du Dasein. La justification de la voie longue de l’herméneutique traverse l’œuvre de Ricœur comme une ligne directrice fondamentale, et ce, de ses textes d’herméneutique des années 1960 jusqu’à Soi-même comme un autre. Cette voie longue de l’herméneutique, on la rencontre donc aussi bien sur la trame onto-poétique que sur la trame onto-anthropologique.