Article body

J’ai connu Gérard Siegwalt dans les cercles Tillich de France et du Québec, et ce qui m’a toujours intéressé chez lui, c’est son rapport très original à Paul Tillich. Siegwalt ne fait pas mystère du fait que, eu égard aux deux grandes orientations théologiques du xxe siècle, il se range du côté de Tillich plutôt que de Barth[1]. C’est que, à l’instar de Tillich, il refuse le « supranaturalisme », qui voit Dieu comme extérieur au monde, et la révélation divine comme extrinsèque à l’expérience de ce monde. Avec Tillich, Siegwalt reconnaît donc une corrélation entre le message biblique et la situation du monde présent. Il en parle lui-même en termes de « démarche sapientiale » (expérientielle), de bas en haut, et de « démarche prophétique » (révélationnelle), de haut en bas.

On peut affirmer alors que la Dogmatique de Siegwalt s’élabore dans l’esprit de Tillich. Mais il faut dire également que le travail théologique s’effectue chez lui de façon tout à fait indépendante et originale. Siegwalt puise à son propre puits, à sa propre expérience spirituelle, chrétienne et théologique. S’il partage avec Tillich l’inspiration de la tradition luthérienne, il s’en distingue par d’autres traits, entre autres, une démarche plus étroitement biblique, de même qu’une grande sympathie pour l’orthodoxie grecque et russe.

La comparaison avec Tillich, qui, implicitement et tacitement du moins, accompagne constamment ma lecture de Siegwalt, s’est donc toujours avérée fort utile, pour autant que ces deux théologies se complètent, tout en pouvant être considérées comme mutuellement critiques. C’est dans cet esprit que j’aborde aujourd’hui l’oeuvre de Siegwalt. Voilà pourquoi j’ai choisi un thème central autant pour la Théologiesystématique de Paul Tillich que pour la Dogmatique de Gérard Siegwalt, soit la corrélation entre l’expérience de l’existence humaine et l’expérience de la révélation chrétienne.

Il me faut encore ajouter une précision concernant la délimitation de mon sujet. J’examinerai ce thème de la corrélation plus particulièrement dans le neuvième volume de la Dogmatique, intitulé : De la transcendance au Dieu vivant. Trois raisons pour ce choix. (1) D’abord, il y a tout juste vingt ans, à l’occasion d’un premier Colloque Siegwalt tenu à Québec, j’ai eu l’opportunité de produire une étude sur ce thème de la méthode théologique de Siegwalt, tel qu’il venait de l’élaborer dans les deux premiers volumes (les Prolégomènes) de la Dogmatique. Il m’a paru intéressant de revenir sur le sujet aujourd’hui, pour voir comment se trouve appliquée et réalisée cette méthode au terme de l’entreprise. (2) C’est d’autant plus intéressant que, dans cette cinquième partie de la Dogmatique, portant sur Dieu, la question est posée et traitée dans le même contexte que la deuxième partie de la Théologie systématique de Tillich, qui porte elle-même sur la corrélation entre l’être et Dieu. (3) Je dois mentionner enfin une troisième raison, plus pragmatique. C’est que, ce volume m’ayant semblé d’un accès plus facile pour des lecteurs non initiés, je l’ai choisi comme texte de mes cours cette année (2008-2009). Et j’ai eu alors le grand privilège d’avoir, chaque fois, la réaction de Gérard Siegwalt à mes notes de cours, ce en quoi je lui suis très reconnaissant.

I. L’ébranlement des fondations

On ne peut, cependant, aborder la question méthodologique sans considérer d’abord le problème qui se présente et qu’on doit affronter à l’aide de la méthode. Il s’agirait autrement d’un exercice purement formel, purement scolaire. Or la théologie de Siegwalt est tout autre chose que formalisme et scolastique. Quand on l’interroge sur la motivation qui l’a poussé à entreprendre et à mener jusqu’au bout une oeuvre de telle envergure, il évoque un choc existentiel qui ébranle jusqu’en ses fondements le sens de la réalité et de la foi en Dieu : « La présente Dogmatique procède de ce que je ne peux pas appeler autrement qu’un choc ontologique ou théologique, c’est-à-dire un choc concernant les fondements (et les fins) du réel et ainsi concernant Dieu[2]. »

Il y a déjà vingt ans, dans un article où il présentait les deux premiers volumes de sa Dogmatique, Gérard Siegwalt expliquait de la même façon le sous-titre du premier volume : La quête des fondements. Les fondements alors ne sont pas tant le point de départ que l’objet de la recherche. Nous vivons à notre époque une crise des fondements. Tillich parlait déjà d’un « ébranlement des fondations » (The Shaking of the Foundations). Siegwalt précise que « cet ébranlement concerne aussi bien les fondements des sciences et de la culture […] que les fondements de l’Église et de la foi[3] ». Face à une telle crise, deux attitudes sont possibles. Il y a l’attitude de restauration, qui s’efforce de maintenir les fondements, sans les soumettre à la crise, en tentant de s’y soustraire. À l’inverse, « il y a l’attitude qui consiste à endurer la crise, en y pressentant une visitation […] de Dieu par le jugement et pour le salut[4] ». C’est la voie qu’entend suivre Siegwalt dans l’esprit de Luther : « Théologie de l’épreuve de la foi. On sait la place centrale de la “Anfechtung”, de l’épreuve, dans la théologie de Luther. Il n’y a pas ici la volonté d’être luthérien ; il y a la constatation que ce qui se vit dans l’ébranlement des fondements de toutes choses, confirme la theologiacrucis du Réformateur [5]. »

On voit ainsi comment il faut comprendre le « contexte culturel » qu’analyse Siegwalt au « point de départ » du neuvième volume de sa Dogmatique[6]. Il ne s’agit pas simplement de présenter les caractéristiques de notre époque, pour en faire le cadre d’interprétation du message évangélique en notre temps. Bien sûr, devons-nous, à chaque époque, réinterpréter l’évangile dans le langage du temps présent. Mais le problème aujourd’hui est beaucoup plus profond et la tâche beaucoup plus ardue. Car ce n’est pas seulement une forme de religiosité, une interprétation du christianisme qui est en cause ; ce sont les fondements mêmes de la culture et de la religion qui s’effondrent. Tel est le sens du « choc ontologique et théologique » dont parle Siegwalt. Cette crise des fondements commande un travail de refondation et de reconstruction. Pas surprenant alors que Siegwalt utilise constamment des termes en « -isme » pour caractériser notre époque, ce suffixe comportant toujours chez lui une valence négative. Ainsi sera-t-il question de « sécularisme », de « pluralisme religieux », d’« athéisme », ce à quoi on pourrait ajouter le « nihilisme » des valeurs morales.

Le sécularisme se présente comme la forme négative de la sécularité. En elle-même, celle-ci n’a rien de négatif, de destructeur. Elle est la marque de l’humanité devenue adulte (Man come of age ; Mündige Welt). C’est « l’âge de raison » de l’humanité et, partant, l’accès à l’autonomie. Celle-ci comporte, bien sûr, une attitude critique face à la religion, mais cette critique est tout à fait légitime pour autant qu’elle s’attaque à l’hétéronomie religieuse : « Ce n’est pas l’autonomie du temporel qui est en cause dans le sécularisme. Cette autonomie tient à celle de la raison […]. Toute mainmise de la religion, quelle qu’elle soit, sur la raison ainsi entendue est une intrusion illégitime ; elle l’est tant vis-à-vis de la raison autonome qu’en ce qui concerne l’essence en vérité de la religion qui ne saurait que respecter cette autonomie » (24). Cette protestation de la raison autonome ne peut être que bénéfique pour la religion ; elle la remet à sa place.

Il en va autrement du sécularisme, qui constitue la radicalisation de la sécularité. Se trouve alors rejetées non seulement l’hétéronomie religieuse, mais la transcendance elle-même. Le passage de la sécularité au sécularisme signifie donc le passage de l’autonomie à l’autosuffisance : « [Le sécularisme] est la conception, qui s’est progressivement imposée à l’époque moderne et qui est la caractéristique de l’époque contemporaine issue d’elle, [la conception] de l’autosuffisance du monde, du réel cosmique et humain » (23). La raison devient alors seul maître à bord ; elle s’absolutise refusant toute dépendance, toute responsabilité devant un absolu qui la dépasse. L’être humain occupe la place de Dieu, imposant sa volonté à la nature comme à ses semblables. Il s’ensuit la rechute dans une nouvelle hétéronomie, pire encore que la première, comme l’ont bien montré les totalitarismes du siècle dernier, tant du côté communiste que nazi (24-25). On comprend dès lors l’insistance que met Siegwalt à ouvrir l’autonomie sur l’horizon de la transcendance, autrement dit, à ouvrir l’autonomie à la théonomie.

L’effondrement des repères éthiques, ce qu’on pourrait aussi bien appeler le nihilisme desvaleurs morales, est la conséquence de l’autonomie autosuffisante. À l’absolutisme de l’hétéronomie religieuse d’autrefois, s’oppose maintenant le relativisme moral. Mais alors, « en rejetant représentations et repères passés sans discernement, ne rejette-t-on pas l’enfant avec l’eau du bain, ne rejette-t-on pas la conscience de la dimension de transcendance du réel avec une compréhension datée de celle-ci ? » (34). Bien sûr, l’émancipation par rapport à la tutelle religieuse s’imposait, mais sa radicalisation a amené la perte de toute responsabilité morale tant face à la nature qu’à ses semblables. Siegwalt déplore les ravages d’un tel sécularisme moral : « C’est une culture qui […] engloutit, avec les victimes humaines physiques et les destructions environnementales, les “valeurs” dites humanistes […] ; elle engloutit fondamentalement ce qui est à la base de ces valeurs, à savoir la dignité humaine considérée non seulement dans les victimes mais aussi dans les acteurs » (35). On voit bien, là encore, le discernement qui doit s’opérer pour trouver un fondement plus profond, transcendant, au-delà du système éthique qui s’est effondré : « S’il faut certes des lois, des règles, pour canaliser les énergies personnelles et collectives, elles sont par essence révisables. Le droit qui est le code de ces lois n’a pas sa norme en lui-même. Les normes sont toujours en deçà ou au-delà du droit, en avant de lui » (36).

Le sécularisme engendre un athéisme qu’on pourrait appeler « triomphant », puisqu’il est vécu comme la libération d’un pouvoir asservissant, celui de la religion. Il en va tout autrement de l’athéisme douloureux que produit l’expérience du mal radical. C’est un mal irrémédiable, qui menace de tout emporter, de tout détruire. Ce qui est en cause alors, ce n’est plus la présence d’un Dieu inutile, dont on peut bien se passer puisque l’humanité désormais prend elle-même en charge ses propres besoins. Ce qu’on déplore, ce dont on souffre, c’est plutôt de l’absence d’un Dieu nécessaire qui ne répond plus à l’appel. Aux prises avec le mal radical, on sent bien l’impuissance des moyens humains. Le mal nous dépasse ; il ne peut être vaincu que par une puissance transcendante, infinie, telle qu’on a toujours conçu la toute-puissance divine. Mais voilà précisément ce qui fait défaut au moment le plus urgent : « L’athéisme du mal radical est celui de l’impuissance de Dieu, de son impuissance vis-à-vis des forces du mal […] ; le Dieu confessé comme le tout-puissant est un Dieu impuissant » (32). La représentation la plus traditionnelle de Dieu s’écroule alors, et la foi ne peut subsister qu’en s’ouvrant au paradoxe de la Croix, « lorsque la crucifixion, pour ainsi dire, de la toute-puissance de Dieu dans l’impuissance humaine devient la matrice, telle la Croix du Vendredi Saint, d’une aube pascale » (32-33).

Pour rendre compte adéquatement du contexte culturel d’aujourd’hui, il nous faut, d’une autre façon encore, dépasser le sécularisme dans toutes ses ramifications. Il nous faut considérer aussi le phénomène contraire, celui du pluralisme religieux. Il s’agit, bien concrètement, de la rencontre des religions, chez nous, aujourd’hui. Dans un premier temps, on est porté à se cabrer dans sa propre religion, en l’absolutisant et en l’opposant aux autres comme la seule vraie. Mais une telle position ne peut tenir longtemps au contact quotidien des adeptes des autres religions. Car on doit bien se rendre compte qu’ils ne sont pas plus bêtes ni plus mauvais que nous. On risque alors de verser dans l’autre extrême, celui du relativisme religieux : « Pour le relativisme, la coexistence des religions dans la même société les relativise ; elles y sont quelque chose de purement folklorique, utiles certes à ce qui fait la diversité de la société mais sans portée dernière et donc déterminante pour elle » (28). Nous voyons là l’ébranlement des fondements de la religion (de l’Église et de la foi), après avoir montré l’ébranlement des fondements de la culture. Et le choc (religieux) est d’autant plus grave et profond que la religion entend exprimer l’absolu au fondement des différentes sphères de la culture. Le discernement, l’ouverture à la transcendance dans le cas du phénomène religieux s’impose donc avec plus d’urgence encore. Il faut alors « placer la transcendance plus haut ou plus profond, par conséquent au-delà ou en deçà de ce qui s’en exprime différemment […] dans les différentes religions » (28).

En tout cela, il s’agit, chaque fois, de creuser plus profondément dans le sens de la transcendance, pour découvrir un nouveau fondement à la culture comme à la religion. En somme, on repousse toujours plus loin l’affirmation de l’absolu à la base de toutes nos constructions culturelles et religieuses, en étant toujours plus conscient que l’absolu se situe lui-même au-delà de toutes les affirmations le concernant. Le fondement nouveau qu’on entend poser est donc aussi bien un abîme, un fondement abyssal, indicible autrement que par les symboles qui l’indiquent de loin. C’est là tout le sens de la méthodologie que propose Siegwalt, méthodologie qui doit nous conduire « de la transcendance au Dieu vivant ».

II. La démarche sapientiale et la démarche prophétique

De prime abord, cette méthodologie apparaît tout à fait simple, tout à fait traditionnelle aussi. Elle comporte une double démarche, indiquant deux voies vers Dieu, deux sources de la connaissance de Dieu. La démarche sapientiale procède de bas en haut : elle part de la réalité du monde pour aller jusqu’à Dieu. Son point de départ est la réalité cosmique et humaine, telle que perçue par les sens et analysée par les sciences, pour y découvrir une dimension divine de transcendance : « La manière philosophique de le dire [Dieu] correspond à ce que nous nommons la démarche sapientiale, de bas en haut : elle consiste à déceler la dimension […] de transcendance dans l’immanence du réel » (15). Cette démarche est donc de nature philosophique, plus précisément ontologique, pour autant qu’elle porte sur l’Être de tout ce qui est, l’Être du réel, l’Être des étants : « [La démarche sapientiale est] appelée aussi ontologique parce qu’elle a trait à ce que la philosophie entend par l’Être, celui-ci étant pris comme l’Être des étants, donc de ce qui est » (15).

La démarche prophétique se distingue de la précédente pour autant qu’elle prend son point de départ dans la révélation divine. À l’inverse de la première, elle procède de haut en bas. Elle est de nature théologique plutôt que philosophique :

Quant à la manière théologique de dire Dieu, de le dire par conséquent non simplement en tant qu’Être de pensée mais en tant que Dieu de la foi, elle correspond à la démarcheprophétique, de haut en bas : prenant appui sur les religions et ce qui s’y atteste de la révélation particulière de Dieu […], la démarche prophétique, qui est la démarche théologique proprement dite, tient à l’irruption, dans la conscience, du Dieu révélé et attesté comme tel (16).

Jusqu’ici, cette distinction des deux démarches de la connaissance de Dieu ne semble que présenter sous une forme nouvelle la distinction traditionnelle entre la théologie naturelle et la théologie de la révélation. Siegwalt écrit lui-même à ce propos :

Dans la ligne de la tendance majeure de la théologie précédente depuis les Pères apologètes du second siècle […], la théologie médiévale dominante, celle de saint Thomas d’Aquin, avait effectué une alliance avec la philosophie, en l’occurrence (chez saint Thomas) celle d’Aristote, y voyant une « théologie naturelle », à la portée de la raison naturelle, différente certes de la théologie spéciale ou « révélée » […], à savoir la théologie de la foi, mais annonciatrice d’elle et trouvant en elle son accomplissement (51-52).

Sans doute, y a-t-il continuité entre la distinction des deux démarches (sapientiale et prophétique) que propose Siegwalt et celle des deux types de théologie communément reçue dans la tradition chrétienne. Mais la rupture est tout aussi évidente. Comme chez Tillich, elle s’exprime par une critique radicale du supranaturalisme. La pensée supranaturaliste se structure autour de la distinction du naturel et du surnaturel : le monde naturel et le monde surnaturel. Poser cette distinction suppose par ailleurs qu’on a une certaine connaissance de ces deux ordres de la réalité. S’ensuit donc la distinction d’une connaissance naturelle, qui est celle de notre monde, une connaissance acquise par nos propres moyens, et une connaissance surnaturelle, qui nous est communiquée d’en haut et qui nous donne accès aux réalités d’en haut. La critique que fait Siegwalt d’un tel supranaturalisme est tout à fait radicale. Elle s’attaque à l’un comme à l’autre des deux termes de la distinction.

La tradition de la théologie naturelle procède du monde jusqu’à Dieu par le moyen des preuves de l’existence de Dieu. Dieu est ainsi conçu comme un « existant », un être parmi les autres, supérieur aux autres, un Être suprême, cause première de tous les êtres : « La philosophie traditionnelle […] pose […] la question proprement métaphysique du fondement et de la fin du réel, ainsi que de la réalité (ou existence) d’un Être suprême garant du réel. Il en résulte les preuves de l’existence de Dieu » (54). Ce concept (onto-théologique) de Dieu comme Être suprême ne tient plus devant la vision moderne du monde. C’est d’abord la conscience de l’autonomie du monde qui s’y refuse. Le monde s’explique par les lois de la nature ; pas besoin d’une cause « sur-naturelle », extérieure. De même, la nouvelle épistémologie ne reconnaît comme vraiment rationnelle qu’une connaissance dans les limites de l’expérience humaine : « Traditionnellement, l’ontologie a trait à l’Être suprême, à la transcendance ainsi entendue ; elle équivaut à la métaphysique. Mais cette compréhension (supranaturaliste) de la transcendance a été récusée à l’époque moderne » (51).

Ce qui par là se trouve rejeté, ce n’est pas la transcendance elle-même, mais la conception supranaturaliste qui en est proposée. Il s’agit donc de dissocier la métaphysique (ou l’ontologie) de son supranaturalisme et de la réinterpréter « dans le sens de la quête de la dimension de transcendance de l’immanence elle-même » (55). En reprenant l’expression de Luther (in, cum et sub), Siegwalt dira : « La transcendance est donnée “dans, avec et à travers” l’immanence » (147). L’ontologie se trouve alors réinterprétée dans son vrai sens : « Elle rend compte de l’inhérence de la transcendance (Être) dans l’immanence (les étants) et, partant, de l’ouverture de l’immanence à la transcendance » (56). Gérard Siegwalt désignera donc le Dieu non supranaturaliste par l’expression « Dieu du réel », entendant par là le Dieu immanent au réel, dans le sens du panenthéisme : « Contenu positif de la critique philosophique de la théologie, le panenthéisme est une exigence pour la foi, au nom de la transcendance comme dimension dernière du réel lui-même. Une foi qui n’est pas panenthéiste n’est pas une foi en Dieu en tant que Dieu du réel » (63).

La transcendance ainsi conçue de façon non supranaturaliste n’est pourtant pas réduite à un niveau inférieur ; elle est plutôt rehaussée à son véritable niveau, qui est celui du mystère de l’Être. Il ne peut pas y avoir de preuves de la transcendance du réel, car la perception de la transcendance n’est pas le produit de la raison raisonnante qui maîtrise, qui « com-prend » son objet. Elle est d’un autre ordre, celui de la raison ontologique, qui est perception du mystère de l’Être. Or il y a là un véritable aspect de révélation. Car dans cette intuition de la transcendance, ce n’est plus la raison qui saisit, qui comprend. C’est plutôt elle qui est saisie, ravie par quelque chose qui la dépasse. Telle est la « connaissance naturelle » de Dieu, qu’on pourrait aussi bien appeler « révélation naturelle », c’est-à-dire révélation et connaissance de Dieu dans et par la nature (cosmique et humaine), au sens où en parle saint Paul en Rm 1,19-20.

Le refus du supranaturalisme implique donc un rehaussement de la théologie naturelle, de la connaissance naturelle de Dieu. Mais il implique aussi une réduction du surnaturel : de la connaissance surnaturelle et de la révélation surnaturelle. Il s’agit alors de la révélation biblique, qu’on peut aussi bien appeler « prophétique », comme le fait Siegwalt. Dire qu’une telle révélation vient d’en haut peut cependant prêter à malentendu. Dès qu’on exclut le concept d’un Être suprême, on ne peut plus concevoir la révélation biblique comme la communication de nouvelles connaissances de la part de cet Être suprême. Si les prophètes sont « inspirés », comme on a toujours dit, cette inspiration leur vient du Dieu du réel, immanent au réel : « Le supranaturalisme théologique est cassé par la foi prophétique dans le Dieu vivant en tant que Dieu du réel » (67). C’est donc la profondeur transcendante du réel qui fait irruption dans l’esprit du prophète.

Mais alors comment distinguer révélation naturelle et révélation biblique, démarche sapientiale et démarche prophétique, si les deux proviennent de la profondeur du réel ? Je propose ici une réponse qui me semble être dans l’esprit de Gérard Siegwalt, même si elle ne se trouve pas explicitée comme telle chez lui. Le propre de la révélation biblique, c’est son caractère historique. La Bible raconte une histoire sainte, c’est-à-dire une histoire humaine où transparaît un projet divin, une action divine. Les prophètes sont les visionnaires qui décèlent le sens divin de l’histoire : « Le Seigneur Yahvé ne fait rien qu’il n’en ait révélé le secret à ses serviteurs les prophètes », écrit le prophète Amos (3,7). La révélation biblique n’est donc pas plus surnaturelle que la révélation naturelle. C’est la révélation du sens profond (divin) de l’histoire, tout comme la révélation naturelle est la révélation du sens profond (divin) de la nature.

Il s’ensuit qu’on peut alors parler d’équivalence et de corrélation entre les deux démarches. Équivalence d’abord, car toutes deux aboutissent à un point commun qui est Dieu lui-même. Au terme de la démarche sapientiale, il y a équivalence entre l’intuition de l’Être et la foi en Dieu, entre l’affirmation philosophique de l’Être et l’affirmation théologique de Dieu. Ce que confirme Siegwalt en faisant l’équation entre l’Être et Dieu dans le titre de la deuxième partie de ce volume : « L’Être, ou Dieu, comme dimension de transcendance du réel » (97). Il y a par ailleurs équivalence, identité même, entre le Dieu de la révélation naturelle et le Dieu de la révélation biblique. Il s’agit de l’équivalence-identité, dans la Bible elle-même, entre le Dieu de la création et le Seigneur de l’histoire.

Chacune de ces représentations de Dieu possède pourtant son caractère propre. Le Dieu de l’histoire est un Dieu personnel, car l’histoire est l’oeuvre d’agents personnels avec leurs projets et leurs décisions politiques. La révélation dans et par l’histoire est une révélation particulière, comme le dit bien Siegwalt, puisque chaque peuple a son histoire particulière. Quant à la révélation dans et par la nature, elle est en principe universelle, puisque tous les humains habitent le même univers et partagent la même nature. Mais le Dieu de la révélation naturelle ne possède pas les traits personnels du Seigneur de l’histoire. Le Dieu cosmique est un Dieu transpersonnel, un Dieu sans nom, indicible. On pourrait aussi bien dire, dans les termes de Tillich, qu’il s’agit du « Dieu au-dessus de Dieu ».

L’idée d’une corrélation entre les deux démarches devient alors tout à fait pertinente, elle s’impose même. Car les deux exercent une fonction critique l’une par rapport à l’autre. La démarche prophétique éclaire la démarche de la pensée sapientiale, en la précisant et en la rectifiant au besoin. Par ailleurs, la démarche sapientiale permet à la démarche prophétique de se vérifier et de se légitimer en lui fournissant un point d’ancrage dans le réel (16). On peut dès lors parler avec Siegwalt d’une corrélation entre les deux démarches, sapientiale et prophétique :

Cela conduit à vérifier la vérité religieuse dans la réalité humaine et à ouvrir celle-ci à celle-là. Du coup, une corrélation s’affirme entre les deux […]. Cette corrélation implique celle entre la philosophie d’un côté dans son effort de dire la vérité, ou la dimension dernière […] du réel […], et la théologie de la révélation spéciale de l’autre côté, ou entre ce que nous nommons la démarche sapientiale et la démarche prophétique (53).

Je dois cependant signaler ici une difficulté et apporter une nuance qui modifiera la conception qu’on se fait de la corrélation des deux démarches. Ce qui fait difficulté, ce n’est pas la distinction des deux démarches, sapientiale et prophétique, mais la détermination selon laquelle la première est une démarche « de bas en haut » et la seconde, une démarche « de haut en bas ». S’il en est bien comme j’ai dit, la démarche prophétique n’est pas plus surnaturelle, pas plus « de haut en bas » que l’autre. L’unique différence est que la démarche sapientiale entrevoit Dieu dans la profondeur de la nature (cosmique et humaine), tandis que la démarche prophétique l’intuitionne dans la profondeur de l’histoire.

Cette différence implique une conséquence importante quant à la représentation de Dieu. La démarche sapientiale aboutit à la transcendance de l’Être, que le croyant identifie lui-même au Dieu de la révélation prophétique. Mais on peut aussi en rester à ce sentiment cosmique de la transcendance. Telle est la religiosité cosmique, celle d’Einstein par exemple[7]. Chez le croyant, le Dieu cosmique prend les traits personnels du Seigneur de l’histoire. La corrélation s’instaure alors, comme dit bien Siegwalt, entre le Dieu personnel de la révélation prophétique et le Dieu transpersonnel (le Dieu au-dessus de Dieu) de la démarche sapientiale, ontologique : « La révélation théologique, prophétique, c’est la révélation de Dieu, non comme Être anonyme mais comme le coeur personnel de l’Être, comme un “Je” divin à un “tu” humain ; elle est la révélation du pôle personnel de Dieu, dont nous avons dit plus haut qu’il est lié à son pôle transpersonnel » (170).

III. De la transcendance au Dieu vivant

Voyons maintenant comment s’effectue la démarche sapientiale et comment s’arrime la corrélation avec la démarche prophétique. Mon exposé de la démarche sapientiale suivra de près la pensée de Siegwalt ; par contre, je proposerai une version légèrement modifiée de la corrélation des deux démarches, en raison de la version différente que j’ai proposée de la démarche prophétique.

De façon générale, on peut dire que la conscience de la transcendance consiste en la perception de l’infini dans (sous, à travers) la finitude. Cette perception se réalise quand le fini pose la question de son fondement : « La finitude […] à la fois pose la question de son fondement et de sa finalité et est à ce titre, pour l’être humain le “lieu” du pressentiment de l’infinitude comme sa dimension de transcendance » (164). En effet, la finitude du réel consiste dans « le fait qu’il n’a pas son fondement en lui-même, qu’il est essentiellement dépendant » (163). Mais l’être humain n’est pas toujours conscient de sa finitude, de sa dépendance. Dans le cours ordinaire de la vie, il a plutôt le sentiment de reposer sur lui-même, d’avoir en lui-même son propre fondement. Telle est, plus spécialement, l’attitude d’autonomie autosuffisante caractéristique de l’époque moderne. On voit que Siegwalt ne présente pas ici des notions purement abstraites, des catégories valables pour tous les temps et tous les lieux. C’est de notre époque qu’il parle, la situation spirituelle de notre époque qu’il décrit. Voilà pourquoi il a insisté, au début de ce volume, sur le contexte culturel de sa réflexion théologique.

Au Moyen Âge, la démarche philosophique vers Dieu pouvait s’effectuer comme une simple réflexion rationnelle sur la conscience toujours présente de l’infini. Il n’en va plus de même aujourd’hui, où l’esprit demeure le plus souvent enfermé dans l’horizon de la raison instrumentale. Pour que l’ouverture sur l’infini se produise, il faut alors une rupture, une faille dans la structure de l’existence. Ainsi, la question de l’infini se pose sous le choc d’une remise en question, sous le choc de l’ébranlement des fondations.

Cela se présente sous deux aspects. Le choc ontologique est d’abord celui de la prise de conscience de la contingence de l’être : de notre être et de l’être du monde. Est contingent ce qui n’est pas nécessaire, ce qui peut être ou ne pas être. Nous prenons conscience de notre contingence quand nous nous rendons compte subitement de la fragilité de notre être et de celle du monde qui nous porte. La question qui se pose alors est l’expression typique du choc ontologique : « Pourquoi y a-t-il quelque chose et non pas rien ? »

Siegwalt, quant à lui, insiste plutôt sur l’aspect existentiel du choc ontologique. Ce n’est plus tant la question (la remise en question) du réel extérieur qui nous permet d’exister, que celle de la réalité intérieure, celle de l’esprit et du sens qui nous permet de vivre, non seulement d’exister. Bien concrètement, la question se pose à l’occasion de l’échec : « L’être humain s’éveille à la pensée dans l’expérience de l’échec » (59). On a mis toutes ses énergies, tous ses efforts, dans un projet de vie et voilà que tout s’écroule. C’est le sens de la vie qui semble perdu :

L’être humain n’est pas simplement renvoyé au réel, mais à lui-même ; l’échec est existentiel, concerne non quelque chose, mais quelqu’un, est l’échec de quelqu’un, mon échec. Il peut être dû à ce qu’on nomme un coup du destin […] ; il peut aussi être dû à une faute, à un fourvoiement dont les conséquences […] me dépassent, aliénant ma liberté. […] L’échec est perçu comme un choc. Nous parlons de choc ontologique, parce qu’il est un choc, un ébranlement, des fondations en soi, qu’il soit lié ou non à un ébranlement des fondations du monde extérieur (59).

Toute la démarche sapientiale en est donc une d’ouverture à la transcendance. Nous venons de voir que cette ouverture se produit non pas d’abord sous la mouvance d’une réflexion plus approfondie, mais sous le coup d’un choc ontologique, donnant lieu à une nouvelle prise de conscience. Celle-ci s’exprime d’abord sous la forme d’une question, au sens fort d’une remise en question fondamentale : « La raison ontologique, où l’esprit pose la question du “pourquoi” et du “en vue de quoi” du réel, autrement dit, de son fondement et de sa fin, la question de sa dimension de profondeur, de sa vérité. La philosophie comme ontologie est caractérisée par cette question, par la conscience que le réel pose à l’esprit, à la pensée, cette question » (58).

Mais qu’en est-il alors de la réponse ? Il faut bien voir ici que la réponse à la question ontologique ne vient pas de l’extérieur ; elle est déjà contenue dans la question. En effet, ce questionnement, cette ouverture de la conscience à la transcendance, est déjà l’effet d’une révélation, d’une irruption de la transcendance dans l’esprit humain. Le « choc » et l’« irruption » sont les deux éléments, les deux aspects, négatif et positif, d’un même phénomène spirituel : « Non seulement il y a dans la conscience de la finitude le questionnement de l’infinitude mais il y a […] des irruptions d’infinitude, autrement dit de transcendance, dans l’immanence finie ; déjà le questionnement de l’infinitude est, dans son inéluctabilité, le signe de la dimension de transcendance de la finitude » (164). Plus directement encore, Siegwalt dira que la réponse se trouve déjà implicitement dans la question ontologique, la question de l’Être : « La réponse donnée par l’ontologie à cette question, à savoir que le réel est porté par l’Être, est en fait moins une réponse qu’une explicitation, un approfondissement de la question elle-même, car l’Être est un autre mot pour mystère : l’Être en tant qu’Être, l’Être dans les étants, l’Être du réel, c’est ce qui, dans le réel le transcende et ainsi l’ouvre au-delà de lui » (58).

Dans l’horizon de l’ontologie, cette réponse demeure cependant inexprimée, aussi indicible que le mystère de l’Être. Voilà pourquoi Siegwalt parle de la question ontologique comme du « pressentiment de l’infinitude », ou encore comme du « signe de la dimension de transcendance de la finitude » (164). La réponse pressentie s’exprimera clairement quand on prononcera le nom de « Dieu ». C’est là, on l’a vu, le sens du titre de la deuxième partie du volume : « L’Être, ou Dieu, comme dimension de transcendance du réel » (97). Siegwalt peut dire « l’Être ou Dieu », puisqu’il y a équivalence entre les deux termes, comme il y a équivalence entre la démarche sapientiale (qui aboutit à l’Être) et la démarche prophétique (qui aboutit à Dieu).

Il y a pourtant passage d’un terme à l’autre, passage de l’ontologie à la théologie. Et c’est à ce point précis que s’effectue l’arrimage de ces deux discours (celui de l’Être et celui de Dieu) sous la forme de la corrélation, de l’interdépendance qui les relie. L’ontologie dépend de la théologie (entendue au sens large de discours religieux), pour autant que c’est dans le discours de la religion, dans le discours sur Dieu, que s’exprime plus explicitement la réponse à la question ontologique. En ce sens seulement peut-on dire que la théologie explicite la réponse à la question formulée par la philosophie. Par ailleurs, la théologie (tout le discours religieux) dépend de l’ontologie, pour autant qu’elle y trouve sa base réelle. Car si on refuse la conception supranaturaliste de Dieu, si on tient au « Dieu du réel », à Dieu comme transcendance au coeur du réel, on doit montrer comment la pensée du réel comporte une dimension de transcendance, une ouverture sur la transcendance. Et c’est là précisément l’oeuvre de l’élaboration philosophique du choc ontologique.

Siegwalt exprime lui-même cette corrélation par la métaphore de l’amont et de l’aval. La démarche sapientiale se trouve en amont de la démarche prophétique, celle-ci la présuppose pour autant qu’elle la détermine, qu’elle l’explicite et la précise. En ce sens, il y a dépendance de la première par rapport à la seconde. Par ailleurs, la démarche prophétique dépend de la démarche sapientiale, car elle a besoin d’elle pour être vérifiée dans le réel, pour que soit manifesté son enracinement dans le réel. En ce sens, on peut dire avec Siegwalt que la démarche prophétique implique en aval la démarche sapientiale qui va lui donner son point d’ancrage :

Elle [la démarche prophétique] se réfère à la démarche sapientiale que, en définitive, elle présuppose et implique. À moins d’être prise dans un sens supranaturaliste comme conférant une doctrine à croire, elle la présuppose en amont, puisque la démarche prophétique et donc la révélation particulière de Dieu viennent éclairer critiquement la démarche sapientiale et donc la pensée déjà à l’oeuvre d’une manière ou d’une autre ; elle l’implique en aval, en ce sens que la révélation particulière de Dieu détermine l’esprit humain, autrement dit la pensée, à vérifier critiquement dans le réel la foi fondée dans la révélation de Dieu (16).

La démarche prophétique vient donc déterminer la démarche sapientiale pour autant qu’elle confère à la transcendance un nom, un visage personnel (64). Ce nom est celui de « Dieu », selon tous ses vocables. Cela rend possible un rapport personnel avec la transcendance. Le réel cosmique et humain apparaît alors comme l’expression et la réalisation d’un projet personnel bienveillant ; il apparaît comme création de Dieu. Ainsi, la contingence du réel se présente sous un jour nouveau, non plus seulement avec le caractère de la précarité, mais avec l’aspect du don libre et gratuit : « La contingence de la finitude, c’est sa gratuité, à savoir que le fini est donné » (164). Quant au fondement transcendant du réel, il prend lui-même figure de Créateur. Avec lui désormais la communication devient possible, dans la prière et dans la religion en général.

Il importe de rappeler ici d’où vient ce caractère personnaliste de la révélation prophétique. C’est qu’elle est révélation de la transcendance au coeur de l’histoire, tout comme la révélation sapientiale est révélation de la transcendance au coeur de la nature (cosmique et humaine). Or l’histoire est l’oeuvre de la liberté humaine. Toute conscience historique voit donc la nature (le monde en général) à partir de l’histoire, dans la perspective de l’histoire ; elle le voit ainsi sous le signe de la liberté, au-delà du simple fonctionnement des lois de la nature. La révélation biblique est plus que typique à cet égard, puisque c’est, pour une bonne part, sous son influence qu’a surgi en Occident la conscience historique. Ainsi, en Genèse 1, l’origine du monde est-elle racontée comme une histoire. Il en va de même, pour l’origine de l’humanité, en Genèse 2-3. Cette vision de la nature comme « création » (création du monde et création de l’humanité) apporte un éclairage précieux, pour autant qu’elle fait voir, en l’exprimant concrètement, la profondeur transcendante et mystérieuse de la nature. On doit reconnaître cependant que cela se fait au moyen du langage mythique, qu’on pourrait définir ici comme une projection (une extrapolation) sur la nature de la conscience historique.

On comprend alors le sens de « l’ontologie comme critique philosophique de la théologie » dont parle Siegwalt (56-65). Il s’agit, en fait, de la critique qu’exerce la démarche sapientiale en regard de la démarche prophétique. Dépouillée de son caractère supranaturaliste, celle-ci ne porte plus un jugement péremptoire sur la première ; elle n’est plus sa norme. Il y a vraiment corrélation critique entre les deux. La critique philosophique (sapientiale) porte d’abord sur un langage mythique qui ne se reconnaît pas comme tel, qui prétend s’imposer comme littéralement historique. On pense ici aux différents fondamentalismes, créationnistes ou autres.

Mais cette critique philosophique a une portée beaucoup plus large ; elle atteint la religion comme telle, dans toutes ses expressions. Et elle s’effectue au nom de la transcendance, car « l’ontologie est, selon sa vérité, quête de la transcendance » (65). On voit dès lors ce que signifie une telle critique philosophique de la religion. C’est une revendication de la transcendance, du mystère de l’Être, contre une religion qui tend à le voiler plutôt qu’à le révéler. En effet, la religion porte sur le mystère qu’elle a pour fonction d’exprimer, de porter à la lumière de la conscience. Car toutes les religions sont « fondées dans une révélation : c’est elles qui attestent dans l’histoire Dieu se révélant. […] Elles donnent toutes, chacune à sa manière, un visage (ou des visages) à la transcendance » (64). Elles expriment la transcendance, oui, elles la rendent visible dans le langage des croyances, des cérémonies, des institutions. Mais la tentation des religions, c’est d’enfermer Dieu dans ce langage. L’enfermement se produit quand le langage religieux est interprété littéralement plutôt que symboliquement. Alors la religion s’absolutise elle-même. Elle ne s’ouvre plus sur l’absolu qu’elle doit désigner, elle ne se soumet plus à sa critique : « Il y a une positivité religieuse : les religions contiennent une théologie positive [elles affirment Dieu]. Pour autant que celle-ci [la théologie positive] enferme Dieu dans son affirmation telle qu’elle est faite dans la religion donnée, elle relève de la critique philosophique » (64).

Nous sommes partis du problème de la religion à notre époque séculière, et nous y revenons pour terminer. Le schéma de la corrélation des deux démarches (sapientiale et prophétique), tel que le propose Gérard Siegwalt, éclaire bien la situation religieuse d’aujourd’hui. Il y a corrélation entre les deux, l’une a besoin de l’autre. La démarche sapientiale (philosophique) a besoin de la démarche prophétique (religieuse) pour trouver une expression concrète et pouvoir ainsi inspirer la vie quotidienne. Par ailleurs, la démarche prophétique a besoin de la démarche sapientiale pour lui rappeler l’absolu transcendant, qui est le sens, le contenu (Gehalt) de toute expression religieuse.

Mais la question se pose en bout de course : l’une ne peut-elle pas être donnée sans l’autre ? La religion ne peut-elle pas se vivre sans philosophie (ontologie) ? Par ailleurs, la conscience ontologique de la transcendance ne peut-elle pas subsister sans expression religieuse ? Ce sont là effectivement deux situations spirituelles opposées qui se retrouvent aujourd’hui souvent côte à côte. À cela, on peut répondre sommairement que la personne religieuse qui vit pleinement à l’intérieur de la symbolique religieuse peut fort bien se dispenser d’une démarche sapientiale d’ordre ontologique. Mais quand ce langage symbolique de la religion se heurte à celui de la sécularité moderne, quand arrive le choc théologique, quand les fondations de l’édifice religieux sont ébranlées, une réflexion s’impose concernant le fondement transcendant auquel se réfère le langage religieux.

L’autre cas mérite une attention plus grande encore, car il est typique de notre temps. C’est celui d’une démarche spirituelle qui se fait en marge de toute démarche religieuse. D’où la distinction qui s’impose de plus en plus entre le « religieux » et le « spirituel ». La démarche spirituelle peut être authentiquement sapientiale, mais elle ne se reconnaît pas dans la symbolique religieuse. Elle cherche alors pour elle-même une expression plus adéquate. Sans doute, la réflexion de Siegwalt se fait-elle dans la perspective religieuse-théologique de la corrélation des deux démarches, sapientiale et prophétique. Mais ce qui est dit dans ce volume de la démarche sapientiale-philosophique comporte beaucoup d’éléments pouvant servir de matériaux pour l’élaboration d’une spiritualité sans religion. On peut trouver là, en tout cas, les éléments requis pour un dialogue fructueux entre personnes « spirituelles » et personnes « religieuses ». La corrélation dont nous avons parlé deviendrait alors celle du rapport réciproque entre spiritualité et religion.

Réponse de Gérard Siegwalt

D’abord ce mot personnel : sans Jean Richard, nous ne serions pas là ! C’est lui qui, dès 1988, a organisé, à l’Université Laval, un premier Colloque sur la Dogmatique pour la catholicité évangélique (DCE), dont venaient de paraître les deux volumes du premier tome. Nous nous étions connus auparavant dans le cadre de l’Association francophone Paul Tillich dont il a été depuis le début et continue à être jusqu’à aujourd’hui un membre particulièrement actif. J’ai été invité par lui depuis lors à l’une ou l’autre reprise, tantôt pour un enseignement de plusieurs semaines, tantôt pour un Séminaire de travail sur Paul Tillich. Son cours de l’an passé sur le premier volume du dernier tome de la DCE a été l’occasion d’échanges quasi hebdomadaires entre nous. Deux choses caractérisent Jean Richard, en plus de la constance de son amitié : la pertinence de sa lecture, qui est toujours d’une grande objectivité et qui est servie par une réelle capacité d’empathie, et puis la pénétration de sa critique, qui se doit à sa grande culture dont m’apparaissent, outre son pôle biblique, les trois références suivantes : thomiste, tillichienne et la critique contemporaine de la religion.

Mes remarques porteront successivement sur chacune de ces trois références.

1. Concernant Tillich. Jean Richard a noté ma dette envers lui dont la Théologie systématique a été en son temps comme un catalyseur. Tillich m’a aidé à devenir moi-même en me renvoyant au réel comme vrai maître à penser de la théologie. Le maître à penser de la théologie : le réel, mais précisément le réel placé dans la lumière de la révélation spéciale de Dieu, grâce à la méthode de corrélation. Tout l’essentiel a été dit à ce sujet, et avec clarté, dans la communication qui vient d’être donnée. Tillich m’apparaît comme un initiateur à la théologie dans le sens indiqué. Un initiateur ne lie pas à lui-même mais au réel et à ce qui éclaire le réel. Est théologien celui/celle qui tend à rendre compte du réel dans sa dimension de profondeur ; celle-ci devient « nommable » grâce à la révélation spéciale telle qu’attestée par les différentes religions et centralement, pour le théologien chrétien, par les saintes Écritures de l’Ancien et du Nouveau Testament. Les théologiens ont à s’aider et à se laisser aider les uns les autres dans cette tâche jamais achevée, toujours en cours, à l’instar du réel qui est toujours en cours et du Dieu du réel, le Dieu vivant.

2. Concernant saint Thomas d’Aquin et le thomisme. Je rappellerai avec un brin d’humour que Regin Prenter, théologien luthérien danois, qui a été membre du jury de ma thèse de doctorat sur Nature et histoire, m’a qualifié à l’époque de « luthérien thomiste ». L’expression, cependant, peut prêter à malentendu en ce qui concerne la compréhension en particulier de la théologie naturelle ou encore de la révélation naturelle. Jean Richard m’impute celle de saint Thomas, alors que je définis le « naturel » par rapport au « surnaturel » du supranaturalisme ; celui-ci vaut tant vis-à-vis de l’histoire que de la nature. Le « naturel » (dans l’expression « théologie naturelle »), c’est par conséquent le réel créé ou immanent, qu’il soit proprement naturel ou historique. Aussi bien la nature que l’histoire ont une dimension de transcendance, et la dimension de transcendance de ce qui est historique n’est pas déjà comme telle la révélation spéciale ; elle ressortit à ce qu’on nomme la révélation universelle (révélation naturelle = révélation universelle) ou, philosophiquement, l’ontologie. Jean Richard a raison de dire qu’on reste dans les deux cas (celui de la nature et celui de l’histoire) « en bas » et que la démarche est « de bas en haut ». Mais avec cela on ne prend pas en compte la spécificité des religions. Elles sont le fruit, ou les fruits, d’histoires différentes, avec des événements fondateurs et/ou des personnalités fondatrices chaque fois particuliers ; sans ces personnalités, parfois individuelles parfois collectives, interprètes ou porte-parole de ce qui est perçu comme fondement et fin du réel, il n’y aurait pas de religions, lesquelles s’affirment toutes fondées dans une révélation. S’il en résulte la nécessité du dialogue inter-religieux, il en appert surtout que les religions, une fois constituées ou en voie de constitution, sont des entités extrinsèques qui se proposent comme telles : elles sont pré-données pour nous, avec leur attestation de la transcendance, qui n’est donc pas à induire « d’en bas » mais qui s’atteste « de haut en bas ».

3. Concernant la critique contemporaine de la religion. Jean Richard se réfère (dans son cours) en particulier à Comte-Sponville ; il y a d’autres noms encore qu’on pourrait citer. Le thème est celui d’une spiritualité sans religion particulière. Ce phénomène de l’émergence, en pleine époque de sécularisme, d’une spiritualité qui n’est pas un vague spiritualisme et n’a rien d’un supranaturalisme mais qui est liée au réel, se vivant au ras du réel et étant source d’une éthique, donne en effet à penser. Nous sommes là dans la démarche de bas en haut, et sa résurgence actualisée et explicite dans le contexte présent de la crise des fondements de la civilisation moderne et contemporaine est un signe de dépassement du dualisme et de changement de paradigme. L’importance du phénomène ne saurait par conséquent être sous-estimée. En même temps il appelle une double remarque critique :

a) La première est soulevée par Jean Richard lui-même qui pose la question de l’équivalence des deux démarches (sapientiale ou de bas en haut, et prophétique ou de haut en bas) et donc de l’Être et de Dieu : est-ce que la démarche prophétique ajoute quelque chose à la démarche sapientiale, ne s’agit-il pas au fond d’une seule et même démarche ? Ma réponse : les deux démarches sont mystagogiques ; il s’agit les deux fois d’un même mystère mais qui est appréhendé différemment : une fois avec les yeux de la raison ontologique, l’autre fois avec les yeux de la foi et donc à partir d’une expérience de ce mystère du réel tel que les religions, chacune à sa façon, en rendent compte. Cette dualité (qui n’est pas un dualisme) ou cette polarité « raison-foi » se constate empiriquement : les religions existent tout comme la spiritualité a-religieuse existe (et aussi l’athéisme). On ne peut pas, sauf à absolutiser une démarche par rapport à l’autre, décréter soit (au nom de la spiritualité a-religieuse) le caractère caduc des religions soit (au nom des religions ou de telle religion donnée) le caractère sinon aberrant du moins inutile de la spiritualité a-religieuse. Une telle absolutisation conduirait à deux idéologies — chacune auto-suffisante — opposées : quel progrès par rapport au dualisme ? La méthode de corrélation invite en tout cas à ne pas tomber dans une telle polarisation. Elle fait place à l’une et l’autre démarche.

b) Le bien-fondé de cette mise en relation des deux démarches l’une avec l’autre apparaît grâce à une double considération :

  • Concernant le spirituel (de la spiritualité a-religieuse). De quoi ce spirituel se nourrit‑il ? Car il a aussi besoin de se nourrir, sinon il dépérit : peut-il se nourrir seulement à sa propre source, mais comment délimiter celle-ci, et comment justifier cette délimitation ? Et, partant, quelle est la norme du spirituel, alors que les esprits sont nombreux, c’est-à-dire comment se vérifie-t-il comme spirituel en vérité ?

  • Concernant les religions. Sont-elles simplement « religieuses », ou plutôt leur caractère « religieux » (au sens de représentations particulières) n’est-il pas le « texte » d’un esprit et au service de cet esprit (pour le chrétien : l’Esprit Saint) ? Dans ce dernier cas, le rejet du « religieux » ne reviendrait-il pas à rejeter le bébé (le spirituel) avec l’eau du bain ?

Ces différents points évoqués, suscités par l’éclairante contribution de Jean Richard, pourraient assurément nourrir encore nos réflexions pendant un bon moment.

Réponse de Jean Richard à Gérard Siegwalt

Je suis très reconnaissant à Gérard Siegwalt pour la lecture attentive qu’il a faite de mon texte. Ses commentaires sont éclairants et ils incitent à poursuivre la recherche. Je suis substantiellement d’accord avec le premier et le troisième de ses commentaires. Quand il dit de Tillich qu’il « [renvoie] au réel comme vrai maître à penser de la théologie », j’entends par là son refus du supranaturalisme, l’orientation vers « le Dieu du réel ». Je suis tout à fait d’accord avec Gérard Siegwalt là-dessus.

Nous sommes de même substantiellement d’accord sur le troisième point, concernant la différence entre les personnes « religieuses » et les personnes « spirituelles », non religieuses. Les deux questions que pose alors Gérard Siegwalt sont tout à fait pertinentes. D’abord, « de quoi ce spirituel se nourrit-il », s’il ne peut s’alimenter aux sources de la religion ? André Comte-Sponville, un cas typique de spiritualité sans religion, répond lui-même : à partir des sources philosophiques, comme la pensée de Spinoza, et des sources mystiques orientales, comme la pensée de Prajnânpad. Ensuite, deuxième question, qu’en est-il des religions ? Ce serait évidemment une lourde méprise de les considérer comme de simples institutions légales, dépourvues d’esprit et de spiritualité. Tout au contraire, elles sont des expressions symboliques du spirituel. Malheureusement, tous n’ont pas la sensibilité religieuse nécessaire pour percevoir ce contenu spirituel de la symbolique religieuse.

Le deuxième commentaire de Gérard Siegwalt appelle, par contre, quelques remarques pour éviter les malentendus. D’autant plus qu’il s’agit là d’un point où se manifeste la principale différence entre nous. Il importe donc de préciser où se situe cette différence. Concernant saint Thomas d’abord, je tiens à préciser que je n’identifie pas Gérard Siegwalt avec le thomisme. Je dis plutôt qu’il reprend une distinction classique en théologie, celle de la théologie naturelle et de la théologie de la révélation, mais qu’il en donne une interprétation originale, substantiellement différente. La ressemblance avec saint Thomas est donc plus apparente que réelle. La différence réside justement dans le refus du supranaturalisme, qui constitue l’horizon de toute la théologie ancienne et médiévale.

Reste cependant la question névralgique, celle de la révélation dans (avec et à travers) l’histoire, par opposition à la révélation dans (avec et à travers) la nature (cosmique et humaine). Pour moi, telle est la distinction fondamentale. Je l’ai suffisamment expliquée dans mon texte, je n’ai pas à y revenir. Mais Gérard Siegwalt conçoit les choses autrement. Il distingue, d’une part, une révélation universelle, dans et par l’histoire tout autant que dans et par la nature, et d’autre part, des révélations particulières, qui sont celles des religions particulières.

C’est donc là-dessus que porte notre désaccord. Pour moi, la différence fondamentale n’est pas celle de la pensée philosophique et de la pensée religieuse, mais celle de la pensée cosmique et de la pensée historique. La première (la pensée cosmique) est universelle, puisque la nature (cosmique et humaine) est commune à tous les peuples de la terre ; mais l’histoire est particulière, propre à chacun d’eux. Et tout comme les sages inspirés sont aptes à percevoir et à exprimer la dimension transcendante de la nature, ainsi les prophètes inspirés perçoivent-ils le mystère divin, l’action divine présente et agissante au coeur de l’histoire.

Bien sûr, ce sont là deux types bien différents de conscience religieuse et de révélation : la révélation à partir de la nature et la révélation à partir de l’histoire. Mais l’une n’est pas plus naturelle (d’en bas) ou surnaturelle (d’en haut) que l’autre. Ce qui signifie aussi que l’histoire d’Israël n’est pas plus surnaturelle et divine que l’histoire de toute autre nation. La différence est qu’Israël a eu des prophètes, qui ont explicité et exprimé en termes religieux le sens profond de leur histoire, en tant que dessein de Dieu, en tant qu’histoire du salut. L’histoire biblique est ainsi devenue paradigmatique pour toute autre histoire nationale. Par ailleurs, découvrir le sens divin de son histoire nationale, c’est par là même l’ouvrir (universellement) au salut de tout le monde. Dans le contexte biblique, cette ouverture se produit tout spécialement avec la venue du Christ et du christianisme. Est-ce à dire que la révélation chrétienne n’a plus d’assise nationale, régionale ? On a pu penser ainsi l’universalité du christianisme (d’autres ont pensé de la même façon l’universalité de l’islam). Mais le risque est grand alors d’une perversion, dans le sens d’une domination universelle. Par contre, la multiplicité des religions montre bien leur particularité, comment elles sont toutes enracinées dans le terreau d’une région particulière.

Qu’en est-il alors de ces religions et des révélations qu’elles contiennent ? À cela, je réponds, en me référant à la typologie religieuse de Tillich, qu’il y a des religions de type mystique (desquelles se rapproche la religiosité cosmique) et des religions de type prophétique, telles les religions juive et chrétienne. La distinction entre révélation universelle et révélation spéciale apparaît ainsi comme une distinction interne, intrinsèque à la religion. Ce sont comme les deux pôles qui constituent l’horizon de toute religion ; une polarité qui permet de caractériser chaque religion d’après sa proximité plus ou moins grande de l’un ou l’autre de ces deux pôles, mystique (cosmique) et prophétique.

Je serais par ailleurs d’accord avec Gérard Siegwalt pour dire que les religions (et la révélation qu’elles apportent) viennent d’en haut, pour autant qu’elles nous précèdent dans le temps et que nous les recevons par la tradition comme déjà constituées.