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Instrumenta studiorum

1. Hans-Josef Klauck, Bernard McGinn, Paul Mendes-Flohr, Choon-Leong Seow, Hermann Spieckermann, Barry Dov Walfish, Eric Ziolkowski, éd., Encyclopedia of the Bible and its Reception. 1. Aaron-Aniconism. 2. Anim-Atheism. Berlin, New York, Walter de Gruyter, 2009, xxxiv-1 223 col. et xxvi-1 207 col.

Alors que paraissaient les derniers volumes de la Theologische Realenzyklopädie[1], ses éditeurs discutaient déjà du besoin d’un tout nouveau projet d’encyclopédie biblique. On fit valoir qu’une encyclopédie documentant tant les origines et le développement des bibles chrétienne et juive, que leur grande influence et leur vaste réception, serait une contribution novatrice pour la recherche. C’est ainsi que naquit « l’encyclopédie de la Bible et de sa réception » (Encyclopedia of the Bible and its Reception ; ci-après EBR), dont l’éditeur Walter de Gruyter nous offre ici les deux premiers des trente volumes prévus.

L’EBR poursuit un double objectif : 1) d’abord, présenter de façon exhaustive, et par le fait même faire avancer, nos connaissances des origines et du développement des bibles juive et chrétienne dans leur forme « canonique » ; 2) ensuite, documenter l’histoire de la réception de la Bible dans le judaïsme et le christianisme, telle qu’exprimée non seulement dans la littérature exégétique et dans les écrits théologiques et philosophiques, mais aussi dans la littérature en général, la liturgie, la musique, les arts visuels, la danse, le cinéma, de même que dans l’islam, dans les autres traditions religieuses et dans les mouvements contemporains. L’EBR se situe ainsi comme un témoin important d’une tendance en vogue dans les études bibliques, qui reconnaît non seulement que les textes bibliques ont des arrière-plans et des paramètres qui leur sont propres, mais qu’ils ont aussi continué à être reçus, à être interprétés et à exercer une influence bien au-delà de leur contexte de production.

Les deux centres d’intérêt de l’EBR, à savoir la Bible et sa réception, se trouvent reflétés dans les cinq principales sections des articles dont l’encyclopédie se compose. Une section est réservée pour la formation de la Bible hébraïque/Ancien Testament et une autre pour celle du Nouveau Testament. Chacune de ces deux sections inclut l’histoire contextuelle et archéologique entourant événements, société, religion, culture et économie. Deux autres sections couvrent l’influence de la Bible dans les traditions respectivement juives et chrétiennes. La cinquième et dernière section des articles comprend la réception de la Bible et son influence dans la littérature, l’art, la musique et le cinéma, de même que dans l’islam et dans d’autres religions qui ne se fondent pas uniquement sur l’autorité de la Bible, mais qui, en quelques façons, tirent parti de ses traditions. Chacune des sections est suivie d’une bibliographie qui lui est propre et de renvois à d’autres articles pertinents.

Parmi les articles à signaler dans le premier volume, Aaron-Aniconism, mentionnons ceux touchant aux figures d’Aaron, d’Abel, d’Abraham, d’Adam, d’Alexandre le Grand, d’André ou des Anges ; ceux relatifs à des lieux géographiques, comme l’Achaïe ou Alexandrie, ou encore ceux qui se penchent sur la nature et la réception de divers concepts, pratiques ou doctrines, tels que l’Avortement, l’Abstinence, l’Adoption et l’Adoptianisme, l’Adoration, l’Adultère, l’Avent, les Éons, la Vie après la mort (Afterlife), l’Agriculture, l’Alchimie, l’Exégèse alexandrine, l’Allégorie, l’Aumône, l’Alphabet ou encore l’Androgynie.

Le second volume, Anim-Atheism, n’a rien à envier au premier, avec des articles qui traitent des figures de l’Antéchrist, d’Antiochos, d’Apollonius, des Apôtres, des Archontes, d’Aristote, d’Arius ou d’Athanase ; qui explorent Antioche, l’Arabie, le mont Ararat, l’Asie Mineure ou l’Assyrie ; et qui analysent le développement et la réception de motifs, pratiques ou doctrines comme l’Annonciation, l’Onction (Annointing), l’Anthropologie, l’Exégèse antiochienne, l’Antisémitisme, l’Antipaulinisme, la Pomme (Apple), l’Apocalypse et l’Apocalyptique, l’Apocryphe et les Écrits apocryphes, l’Apologétique, l’Apostasie, la Succession apostolique, l’Araméen, l’Arche d’alliance, l’Arianisme, l’Archéologie, l’Art dans la Bible, l’Ascension, les Ascètes et l’Ascétisme, l’Astronomie et l’Astrologie, ainsi que l’Athéisme.

Les éditeurs de l’EBR nous offrent un outil d’une grande qualité et d’une grande utilité pour tous les chercheurs qui s’intéressent non seulement à l’origine des personnages, lieux et concepts vitaux pour notre connaissance du judaïsme et du christianisme, mais aussi à l’histoire de leur réception et aux développements que leur interprétation a pu connaître au fil du temps dans différents milieux.

Eric Crégheur

2. Claire Le Feuvre, Le vieux slave. Louvain, Paris, Peeters (coll. « Les langues du monde », 2), 2009, vi-242 p.

La nouvelle collection « Les langues du monde », publiée « avec la garantie de la Société de linguistique de Paris », propose « une série de descriptions de langues, groupes ou dialectes, vivants ou éteints, à tradition écrite ou orale […] : sans exclusive d’école, elle introduit le public francophone au résultat de recherches avancées sous la forme de synthèses informées et autorisées, ouvertes aux prolongements, à la comparaison et au débat » (4e de couverture). Après un premier volume consacré à l’arabe yéménite de Sanaa, le deuxième présente le vieux slave, c’est-à-dire « la langue slave la plus anciennement attestée, dans laquelle les textes liturgiques ont été traduits au ixe siècle pour les besoins de l’évangélisation des Slaves » (ibid.) et qui peut, de ce fait, être comptée au nombre des langues orientales chrétiennes. À partir du onzième siècle, le vieux slave se diversifiera dans les différents slavons dans lesquels un nombre important de textes chrétiens — et même juifs, comme le deuxième Livre d’Hénoch ou l’Apocalypse d’Abraham — sera traduit et transmis. L’ouvrage de Claire Le Feuvre, maître de conférences en linguistique grecque et grammaire comparée à l’Université de Strasbourg, ne fait pas double emploi avec les nombreux manuels du vieux slave qui existent. Il s’agit en fait davantage d’une description raisonnée de la langue que d’une grammaire au sens strict du terme, dans laquelle on trouvera l’état le plus à jour des recherches sur le vieux slave, dans une perspective essentiellement comparative.

Le premier chapitre de l’ouvrage offre une « description externe » de la langue : sa situation historique et géographique, ses graphies (glagolitique et cyrillique), les documents qui l’attestent (soit le « canon classique », les textes vieux-slaves tardifs et les inscriptions). Le deuxième chapitre est une « fiche d’identité linguistique » qui replace le vieux slave en synchronie dans l’ensemble slave. Des éléments de phonétique historique sont également fournis dans le but d’esquisser une histoire de la langue. Les chapitres trois, quatre et cinq présentent respectivement la phonologie, la morphologie et la syntaxe du vieux slave. On appréciera la clarté de l’exposé, illustré par plus de 300 exemples empruntés aux documents vieux-slaves et reproduits en translittération avec, la plupart du temps, le texte grec original. Le sixième et dernier chapitre est dévolu au lexique et à la sémantique structurale de la langue. Une « liste lexicale » figurant en annexe donne une bonne idée du vocabulaire du vieux slave. L’ouvrage comporte également 33 tableaux qui rassemblent les données phonologiques ou morphologiques. L’A. insiste à juste titre sur la difficulté particulière que posent la description et l’étude du vieux slave, dont les monuments écrits qui l’attestent, tous traduits du grec, n’offrent qu’un témoignage indirect sur la réalité de la langue. Pour les utilisateurs francophones, l’ouvrage de C. Le Feuvre complète le Manuel du vieux slave d’André Vaillant, qui demeure indispensable mais qui, à plusieurs points de vue, est vieilli.

Paul-Hubert Poirier

3. Giulio Maspero, Lucas Francisco Mateo-Seco, éd., The Brill Dictionary of Gregory of Nyssa. Leiden, Boston, Koninklijke Brill NV (coll. « Supplements to Vigiliae Christianae », 99), 2009, xxv-811 p.

Publié d’abord en espagnol et en italien, ce dictionnaire consacré à Grégoire de Nysse paraît dans une édition anglaise révisée et augmentée. Il prend place à côté d’un autre important instrument de travail pour cet auteur, le Lexicon Gregorianum édité par F. Mann (Leiden, Brill, 2000-2008). Réalisé par 43 auteurs qui ont rédigé quelque 240 articles, ce dictionnaire servira non seulement à l’étude de Grégoire de Nysse mais également à celle de la théologie et de l’exégèse du quatrième siècle, comme aussi de l’arrière-plan philosophique et culturel des Cappadociens. Il se compare de ce fait, même s’il est de dimensions plus modestes, à l’Augustinus-Lexikon en cours de parution (Schwabe). À défaut de pouvoir les passer tous en revue, mentionnons quelques-uns des articles qui figurent dans le dictionnaire. Un certain nombre est consacré à Grégoire lui-même, sa famille et ses amis (« Biography », « Basil », « Macrina », « Gregory Nazianzen », « Chronology of works »), ou à des théologiens, contemporains ou non, qui sont importants dans l’oeuvre de Grégoire (« Arius », « Eunomius », « Apollinarius of Laodicea », « Gregory Thaumaturgus », « Marcellus of Ancyra ») ou qui ont été influencés par lui (« Gregory of Palamas »). Pour la philosophie, on notera les articles consacrés à Aristote, Platon, Plotin, Porphyre et Philon d’Alexandrie ou au stoïcisme et au néo-platonisme. Toutes les oeuvres de Grégoire de Nysse font l’objet d’une notice particulière. Les lemmes de ces notices reproduisent les abréviations des ouvrages de Grégoire retenues pour le Lexicon Gregorianum ; c’est ainsi que le Discours catéchétique, ou Oratio catechetica magna, figure sous « Or Cat ». De nombreux thèmes théologiques, spirituels ou scripturaires font l’objet d’un article, comme « Anthropology », « Akolouthia », « Allegory », « Apophatic Theology », « Creation », « Philanthropy », « Plêrôma », « Christology », « Trinity », « Rhetoric ». Le vocabulaire technique n’a pas été négligé non plus : « Agennesia », « Ousia », « Homoousios », « Hypostasis », « Prosôpon », « Telos », « Epektasis ». Une liste de renvois (p. xviii) permet d’ailleurs de passer d’un certain nombre de termes techniques grecs aux articles qui en traitent. La réception de Grégoire de Nysse fait l’objet de deux articles, « Contemporary Interpretations » et « Influence of Gregory ». Tous les articles présentent la même facture, une notice, parfois subdivisée, suivie d’une bibliographie. Le corps du dictionnaire est suivi de deux index, des noms (p. 792, classer « Aubinau » sous « Aubineau ») et des citations bibliques, ainsi que d’un classement thématique des notices, sous une vingtaine de catégories, qui facilitera l’utilisation de l’ouvrage.

Paul-Hubert Poirier

4. Takamitsu Muraoka, A Greek ≈ Hebrew/Aramaic Two-Way Index to the Septuagint. Louvain, Paris, Walpole, Mass., Peeters, 2010, xi-383 p.

Cet index bilingue du vocabulaire grec de la Septante et du vocabulaire hébreu ou araméen des modèles traduits peut être considéré comme un Companion Volume du lexique grec-anglais de la Septante que le professeur émérite de l’Université de Leiden a fait paraître en 2009[2]. L’index comporte deux sections, conçues de façon relativement semblable. La première inventorie le vocabulaire grec de la Septante, y compris les deutérocanoniques, en donnant pour chaque lexème ses équivalents hébreux ou araméens. Cet inventaire reprend, dans le même ordre, les données qui figurent déjà dans la grande concordance de Hatch-Redpath (Cambridge, 1897-1906), mais celles-ci ont été révisées, précisées et complétées. La seconde section constitue la seconde édition de l’index hébreu/araméen-grec de la Septante publié par T. Muraoka, en 1998[3]. Là aussi, les données de Hatch-Redpath, qui formaient la base de l’inventaire, ont été soigneusement contrôlées et leur présentation a été affinée au moyen d’un jeu de symboles qui accompagnent les termes grecs ou les références scripturaires. Chacun des lexèmes grecs est suivi de l’indication de la page et de la colonne où il figure dans Hatch-Redpath. Ce nouvel instrument de travail rendra de grands services non seulement aux septantistes mais aussi à tous ceux qui s’intéressent à la littérature judéo-hellénistique, au Nouveau Testament ou à la patristique grecque. Comme pour le lexique publié en 2009, on appréciera la lisibilité de l’ouvrage et la qualité de la présentation typographique.

Paul-Hubert Poirier

Bible et histoire de l’exégèse

5. Hanneke Reuling, After Eden. Church Fathers and Rabbis on Genesis 3:16-21. Leiden, Boston, Koninklijke Brill NV (coll. « Jewish and Christian Perspectives Series », 10), 2006, xx-371 p.

Chef de bureau et coordonnatrice des programmes à la Netherlands School for Advanced Studies in Theology and Religion, Hanneke Reuling nous propose, avec ce livre, une version révisée de sa thèse de doctorat soumise à l’Université d’Utrecht. Il s’agit d’une étude comparative de l’histoire de la réception du passage de Genèse 3,16-21 chez les Pères de l’Église et dans la littérature rabbinique au quatrième siècle et dans la première moitié du cinquième siècle. Reuling cherche à comprendre dans quelle mesure et comment les Pères de l’Église et les rabbins diffèrent et se rejoignent dans leur interprétation de ce passage qui aborde des thèmes importants dans les traditions juive et chrétienne, notamment le travail, la sexualité, les relations homme/femme et la mortalité.

Le livre se divise en huit parties. Après avoir consacré le premier chapitre à l’état de la question et à la méthodologie privilégiée dans son étude, Reuling s’emploie, dans le second chapitre, à analyser les différentes versions du texte de la Genèse : celles de la Bible hébraïque, de la Septante, des autres versions grecques (Aquila, Symmachus, Théodotion), de la Vulgate, des versions de la Vetus Latina, ainsi que celles des Targums (Onqelos, Neofiti et Pseudo-Jonathan). Reuling conclut le chapitre en soutenant qu’il y a des différences notables dans la façon dont les traducteurs ont traité les incertitudes textuelles, ouvrant ainsi la voie à des interprétations divergentes. Cette conclusion prépare à l’argumentation qui sera développée dans l’ouvrage.

Dans les chapitres 3 à 7, l’A. se concentre sur l’analyse des sources, plus particulièrement sur six interprétations de Gn 3,16-21 : quatre interprétations par les Pères de l’Église, dans les chapitres 3 à 5, et deux interprétations par les rabbins, dans les chapitres 6 et 7. Pour la littérature patristique, elle se concentre sur le travail de Didyme l’aveugle, d’Ambroise de Milan, de Jean Chrysostome et d’Augustin. En ce qui concerne la littérature rabbinique, elle analyse deux textes, le Genesis Rabbah et les Abot de-Rabbi Nathan.

Le choix de ces textes est représentatif des diverses approches de la littérature patristique et de la littérature rabbinique. L’école d’Alexandrie est représentée par Didyme l’aveugle et Ambroise de Milan, celle d’Antioche par Jean Chrysostome, et la tradition latine par Augustin. Du côté de la littérature rabbinique, le Genesis Rabbah constitue une importante collection de midrashim sur le texte de la Genèse, que les Abot de-Rabbi Nathan complètent. L’A. débute d’ailleurs chacun de ses chapitres avec une introduction sur l’auteur, son approche et l’école qu’il représente. Ce renvoi constant au contexte de l’auteur situe les différentes interprétations dans des traditions spécifiques et permet à Reuling d’étudier d’abord les similitudes et les différences des interprétations proposées par les Pères, pour ensuite les comparer avec celles des rabbins.

Dans le chapitre 8, l’A. rassemble les résultats de son analyse et montre que les Pères et les rabbins ont interprété différemment ce passage : chez les premiers, le texte est central, alors qu’il l’est moins chez les seconds, la doctrine du péché originel étant absente de la théologie rabbinique. La lecture rabbinique se fait dans la perspective d’Israël et de la loi de Moïse, et non dans la perspective de l’histoire humaine universelle.

Dans l’ensemble, il s’agit d’un travail très bien structuré. La lecture aurait pu devenir lourde, puisqu’il s’agit d’un ouvrage très dense, mais la façon dont l’A. présente l’information permet d’en faire une lecture continue. Chaque chapitre débute par une introduction et se termine par une conclusion. Il est donc aisé, dans le dernier chapitre, de comprendre les résultats de l’analyse. De plus, l’A. a pris bien soin de comparer les interprètes d’une même tradition, avant de comparer les traditions entre elles. Il serait en revanche intéressant de poursuivre l’étude en considérant un nombre plus important de sources.

Marie Chantal

6. Serge Ruzer, Mapping the New Testament. Early Christian Writings as a Witness for Jewish Biblical Exegesis. Leiden, Boston, Koninklijke Brill NV (coll. « Jewish and Christian Perspectives Series », 13), 2007, xiv-254 p.

Lorsqu’on parle de construction d’identité dans le domaine « juif et chrétien » de l’Antiquité tardive, l’exégèse scripturaire est vue comme une des façons de se définir et de s’exprimer. Le point de vue de l’autre constitue un point de référence pour établir sa propre « orthodoxie ». Cependant, les groupes du judaïsme de la période du second Temple, dont font partie les premiers chrétiens, voyaient les écritures à travers les lentilles des interprètes précédents. On peut alors s’attendre à ce que son exégèse reflète les traditions exégétiques des groupes rivaux. Dans cette optique, le Nouveau Testament constitue un témoin de l’exégèse juive de la période du second Temple. À partir de ce constat, Serge Ruzer, qui est professeur au Department of Comparative Religion à l’Université hébraïque de Jérusalem, construit son étude en considérant les écrits du christianisme primitif comme témoins de l’exégèse biblique juive, alors que l’approche traditionnelle de ces textes met plutôt l’accent sur ce qui est unique dans le christianisme, sur ce qui le différencie du judaïsme[4].

Le chapitre 1 porte sur l’analyse de cinq extraits de discours antithétiques, quatre passages tirés du Sermon sur la montagne et un de Mt 19. L’A. montre que les techniques exégétiques qui sont employées dans ces passages sont caractéristiques de l’exégèse juive de la période du second Temple. Ces mêmes techniques exégétiques se trouvent d’ailleurs dans d’autres textes, notamment dans les manuscrits de la mer Morte et dans les sources rabbiniques. Le même genre d’analyse est repris dans les chapitres 2 et 3, qui portent respectivement sur le précepte « aimez vos ennemis » (Mt 5,44 ; Lc 6,35), analysé en regard de Lv 19,18 (« Tu ne te vengeras pas et tu ne garderas pas de rancune envers les enfants de ton peuple. Tu aimeras ton prochain comme toi-même[5] »), et sur l’analyse des passages des évangiles synoptiques portant sur le plus grand commandement de la Torah (Dt 6,5 ; Lv 19,18).

Dans le chapitre 4, l’attention est déplacée vers l’exégèse messianique. L’A. analyse des passages des Actes des Apôtres en lien avec le kérygme chrétien. S’appuyant sur les travaux de David Flusser sur le messianisme, Ruzer soutient que les sources chrétiennes reflètent la multiplicité des attentes messianiques juives. Dans le chapitre 5, l’A. poursuit la réflexion qui avait été amorcée dans les chapitres 3 et 4 en s’attardant aux liens entre les traditions exégétiques présentes dans les manuscrits de la mer Morte et dans le Nouveau Testament. Il aborde les thèmes du divorce, de l’adultère et du luxe. L’A. soutient que les lettres de Paul contribuent à la compréhension de l’exégèse juive de la période du second Temple, argumentation qu’il poursuit dans le chapitre 6, portant sur la notion de péché.

Le chapitre 7 se concentre sur le problème de la justification exégétique de la mort du Messie, tel qu’il est reflété dans les Actes des Apôtres et dans l’Évangile de Luc. Selon l’A., les auteurs chrétiens ont réutilisé, de façon originale, des traditions exégétiques déjà présentes dans l’exégèse juive de la période du second Temple afin de justifier la mort de Jésus. Le chapitre 8 étudie les liens entre le christianisme primitif et les traditions exégétiques du judaïsme du second Temple à travers les thèmes du messie et de la « nouvelle alliance », en référence au prophète Jérémie. Ce dernier chapitre est suivi d’une brève conclusion dans laquelle l’A. reprend les objectifs de son étude. Il aurait été intéressant, dans cette dernière partie, de lire une synthèse plus complète des résultats obtenus.

En somme, ce livre constitue un ouvrage technique et l’A. aurait eu intérêt à définir, dans l’introduction, les concepts utilisés aux fins de l’analyse. En général, il s’agit d’un ouvrage bien structuré, et toute l’argumentation s’articule autour du même objectif. Le sujet traité est original et marque une rupture avec la façon traditionnelle d’étudier le judaïsme et le christianisme ; en proposant d’utiliser le Nouveau Testament pour dresser le tableau de l’exégèse juive de la période du second Temple, l’A. apporte une contribution originale à la recherche. Il reste cependant beaucoup de travail à faire et son livre ne constitue qu’une introduction au sujet.

Marie Chantal

7. Tuomas Rasimus, éd., The Legacy of John. Second-Century Reception of the Fourth Gospel. Leiden, Boston, Koninklijke Brill NV (coll. « Supplements to Novum Testamentum », 132), 2010, xi-406 p.

Comme l’indique le sous-titre de l’ouvrage, ce collectif rassemble douze articles qui abordent la question de la réception de l’Évangile de Jean au deuxième siècle de notre ère. La perspective d’ensemble de ce recueil est le désir de corriger un biais de l’histoire de la recherche sur la réception de l’Évangile johannique, qui considère généralement que ce sont des groupes hétérodoxes, tels que les gnostiques, qui se sont intéressés les premiers à cet évangile. Certains auteurs ont cependant démontré récemment qu’il exista assez tôt une réception « orthodoxe » du quatrième Évangile, bien avant Irénée de Lyon[6]. En réalité, ces théories de la réception reposent sur une conception anachronique de l’histoire qui suppose une division entre une forme de christianisme « orthodoxe » et une forme « hérétique », alors que, avec les progrès de la recherche dans le domaine de l’histoire du christianisme ancien, nous sommes maintenant en mesure de constater que le christianisme du deuxième siècle était très diversifié et qu’il revêtait plusieurs formes concurrentes[7]. Ce n’est que progressivement que les premiers chrétiens se sont dotés de mécanismes de régulation leur permettant d’uniformiser leurs doctrines et leurs pratiques.

Étant donné son petit nombre de contributions, le recueil n’est pas divisé en thématiques particulières, mais suit plutôt une certaine logique. Les deux premiers articles proposent une investigation des plus anciennes réceptions du quatrième Évangile par une analyse du développement de la tradition johannique dans les trois épîtres de Jean (R. Hakola) et dans l’« Évangile » (chapitres 87-105) des Actes de Jean (I. Czachesz). Le troisième article présente les différentes identités proposées du « disciple bien-aimé » dans la littérature chrétienne des deux premiers siècles (M. Meyer). Les cinq contributions suivantes s’intéressent à la réception de l’Évangile johannique dans la littérature chrétienne « gnostique ». Nous sommes d’abord plongés au coeur des discussions concernant les relations entre la Prôtennoia trimorphe (P.-H. Poirier)[8], l’Apocryphon de Jean (J.D. Turner) et le prologue johannique. Le lecteur est ensuite amené à explorer l’univers de l’exégèse valentinienne de l’Évangile de Jean, en passant par deux des auteurs valentiniens les plus importants, Ptolémée (T. Rasimus) et Héracléon (E. Thomassen). La question de l’évolution parallèle du mythe véhiculé par l’auteur d’Eugnoste et du quatrième Évangile est l’objet du dernier article de cette série de contributions (A. Pasquier). Le neuvième article tente de présenter un portrait de l’utilisation de l’Évangile johannique chez les prédécesseurs « proto-orthodoxes » d’Irénée (C.E. Hill)[9]. Dans le même ordre d’idées, l’A. de la contribution suivante entend démontrer que le Diatessaron de Tatien nous livre de précieux renseignements sur la réception de l’Évangile de Jean avant Irénée (N. Perrin). Cette analyse nous amène ensuite logiquement à la présentation des perspectives de la recherche actuelle sur la réception de Jean et de son Évangile dans les oeuvres d’Irénée de Lyon, d’un point de vue historique, littéraire et théologique (B. Mutschler)[10]. Quant à la dernière contribution, elle propose d’évaluer la portée de l’influence johannique dans l’élaboration de la doctrine de la « nouvelle prophétie », le montanisme (T.K. Seim). Il faut ajouter que l’ouvrage contient des bibliographies spécifiques à chaque article, ainsi que plusieurs index (auteurs modernes, sources anciennes, sujets) qui permettent au lecteur de naviguer facilement à l’intérieur du volume.

Ce recueil de textes est d’une très grande qualité, ce qui n’est guère surprenant lorsque nous prenons connaissance des auteurs qui y ont contribué. Le but de l’ouvrage, qui est de porter un regard plus à jour sur la réception de l’Évangile de Jean au deuxième siècle, est respecté même si sa réception dans le christianisme de type gnostique est peut-être surreprésentée. En effet, les cinq articles y étant consacrés représentent environ 45 % du livre. Cette surreprésentation peut cependant se défendre en raison du développement des études gnostiques durant les cinquante dernières années. De plus, les sources chrétiennes qui peuvent remonter au deuxième siècle et qui témoignent de la réception de l’Évangile de Jean sont principalement gnostiques. Si on ne peut pas dire que les chrétiens gnostiques furent les premiers à s’intéresser au quatrième Évangile, on peut certainement dire qu’il joua un rôle considérable dans l’élaboration de leur pensée. À notre avis, il aurait été justifié de trouver une contribution consacrée à l’analyse des liens entre l’Évangile johannique et l’Apocalypse de Jean pour compléter le portrait d’ensemble. Cet ouvrage donne néanmoins un très bon aperçu de l’étendue de l’influence du quatrième Évangile au deuxième siècle.

Steve Johnston

8. Thierry Victoria, Un livre de feu dans un siècle de fer. Les lectures de l’Apocalypse dans la littérature française de la Renaissance. Louvain, Paris, Walpole, Mass., Peeters (coll. « Bibliotheca Ephemeridum Theologicarum Lovaniensium », 220), 2009, xxx-608 p.

Au confluent de l’histoire des mentalités, de l’histoire littéraire et de l’histoire de l’exégèse, ce livre propose de la réception de l’Apocalypse de Jean de Patmos à la Renaissance un vaste tableau qui se décline en quatre volets. Le premier, intitulé « L’Apocalypse, des Pères à la Renaissance : jalons exégétiques en Occident » (p. 5-122), aborde d’abord l’Apocalypse dans le christianisme ancien et deux problèmes essentiels qui ont occupé ses premiers commentateurs, le millénarisme et la récapitulation, de même que la synthèse augustinienne qui permet le passage vers la période médiévale, avec Bède le vénérable, Joachim de Flore et Nicolas de Lyre. Après une évocation des débats renaissants sur les problèmes de paternité et de canonicité du livre inaugurés par Denys d’Alexandrie, le dernier chapitre de cette première partie est consacré à l’exégèse spirituelle et historico-chronologique. La deuxième partie (p. 123-236) est tout entière consacrée à l’utilisation de l’Apocalypse dans la littérature de controverse religieuse de la Renaissance. Ce sont d’abord les motifs utilisés qui sont répertoriés, Babylone, la femme céleste et le dragon rouge feu, et enfin tout le bestiaire apocalyptique. L’A. expose ensuite les méthodes herméneutiques déployées par les utilisateurs et enfin leurs démarches créatrices. La troisième partie, intitulée « L’Apocalypse et la fin du monde : la Renaissance, ce temps comme apocalypse ? » (p. 237-382), aborde plutôt l’Apocalypse comme grille de lecture de l’histoire, que ce soit dans la Nef des fous, chez Nostradamus, Rabelais ou Du Bellay. La quatrième partie est consacrée à l’Apocalypse et à la littérature spirituelle (p. 383-526). Elle aborde successivement la littérature spirituelle didactique ou catéchétique, le combat puis l’écriture spirituels. Une brève conclusion (p. 527-540) propose une synthèse de l’ouvrage et est suivie de plusieurs annexes. Une bibliographie, un index biblique et un index général complètent utilement l’ensemble.

Louis Painchaud

9. Stéphane Beauboeuf, La montée à Jérusalem. Le dernier voyage de Jésus selon Luc (9,51—19,48). Paris, Les Éditions du Cerf (coll. « Lire la Bible », 161), 2010, 146 p.

Ce petit livre offre un commentaire suivi de la montée de Jésus à Jérusalem selon l’Évangile de Luc. L’introduction justifie l’unité et la structure de ce vaste ensemble littéraire qui couvre 40 % du troisième évangile. Trois notices géographiques, en 9,51.53 ; 13,22.33 et 17,11, divisent le récit de la montée en autant de parties de longueur comparable, qui correspondent aux étapes de l’itinéraire menant à Jérusalem : 9,51—13,21 ; 13,22—17,10 ; 17,11—19,48. Les différents chapitres de chacune de ces sections permettent de suivre pas à pas le déroulement du texte évangélique. Les péricopes évangéliques sont d’abord traduites avant d’être expliquées. Sans être surchargé de notes érudites, ce commentaire est manifestement au fait de la recherche récente. Le lecteur y trouvera une interprétation du texte attentive à sa dimension dramatique et à son message théologique, qui met bien en valeur l’originalité de la réécriture lucanienne de l’épisode de la montée à Jérusalem. En particulier, l’A. montre bien comment Luc a exploité la figure prophétique d’Élie dans sa reprise de Mc 10,1-52. Ainsi conçu et malgré ses dimensions modestes, cet ouvrage aura sa place à côté des grands commentaires de Luc, comme celui de François Bovon.

Paul-Hubert Poirier

10. Denis Fricker, Nathalie Siffer, « Q » ou la source des paroles de Jésus. Paris, Les Éditions du Cerf (coll. « Lire la Bible », 162), 2010, 215 p.

Même si elle demeure hypothétique, on n’a encore trouvé rien de mieux pour résoudre le problème synoptique que de postuler l’existence d’un recueil de paroles de Jésus qui aurait servi de source à laquelle Matthieu et Luc auraient puisé pour compléter ce qu’ils empruntaient à Marc et ce qui leur est propre en fait de traditions (leur « Sondergut »). Désignée par le sigle Q (d’après l’allemand « Quelle », ou source), cette « source » a connu un regain d’intérêt depuis la découverte de l’Évangile selon Thomas dans la collection des papyri coptes retrouvés à Nag Hammadi, en Haute-Égypte, en 1945. Depuis lors, on ne compte plus le nombre d’études — articles, monographies ou contributions à des colloques spécialisés — que la source Q a suscitées. Cette collection de paroles, ou logia, que l’on a pris l’habitude de référencer selon les chapitres et versets de Luc, a même fait l’objet, ces dernières années, d’une édition critique, suivie par une traduction française[11]. Le but de l’ouvrage que viennent de publier N. Siffer et D. Fricker, tous deux enseignants à la Faculté de théologie catholique de l’Université de Strasbourg, est de procurer au lectorat francophone une introduction à la source Q, à l’histoire de la recherche qui lui a été consacrée, à sa reconstitution et à sa théologie.

L’ouvrage se divise en six chapitres. Le premier (« De l’Évangile aux évangiles : le cadre historique ») retrace le parcours qui mène de la bonne nouvelle reçue, à savoir l’annonce de la résurrection de Jésus, aux quatre livrets que l’on intitulera « évangiles » et aux nombreux autres « évangiles », parasynoptiques, apocryphes ou gnostiques, qui verront le jour aux deuxième et troisième siècles. En conclusion de ce chapitre, on rappelle que les évangiles constituent un genre littéraire propre au christianisme, même s’il s’avère difficile de formuler « des critères précis et intangibles qui permettraient de déterminer le genre évangile » (p. 25). Le deuxième chapitre (« Du problème synoptique à Q : un aperçu de l’histoire de la recherche ») présente le status quaestionis du problème dit synoptique en montrant, sur la base de données factuelles empruntées à l’introduction de la TOB, les accords et les différences entre les trois premiers évangiles. Les travaux critiques consacrés à la question synoptiques depuis la seconde moitié du dix-huitième siècle font l’objet d’une présentation brève mais claire (Herder, Gieseler, Schleiermacher, Lessing, Griesbach, Lachmann). Produit de la théorie des deux sources, la source Q doit avoir été, en raison des ressemblances verbales qui caractérisent les deux versions de Matthieu et de Luc, un document écrit rédigé en grec. Toute la question est dès lors de la reconstituer. C’est à cet « exercice particulièrement délicat » qu’est consacré le troisième chapitre. Les auteurs présentent tout d’abord la méthodologie adoptée pour la restitution du texte, dont la pierre de touche est le critère de la double tradition, qui « consiste à considérer comme faisant partie de la source Q tous les textes attestés à la fois chez Matthieu et Luc mais ignorés de Marc » (p. 48). Même si son application ne va pas sans difficulté, ce critère permet d’aboutir à un texte assez sûr. Celui qui est reproduit aux p. 55-72, dans la traduction de Frédéric Amsler, repose sur l’édition critique de l’International Q Project. À défaut d’un appareil critique, les principaux éléments incertains de la restitution ont été mis en italique. Les pages qui suivent dégagent la structure et le contenu de Q : le plan d’ensemble, les éléments omis, les thèmes. La fin de ce chapitre évoque les hypothèses qui ont été avancées sur la genèse de Q (Kloppenborg, Sato, Schulz). Il en ressort que Q est un document qui a dû être rédigé progressivement mais sans qu’on puisse en restituer les étapes.

Les deux chapitres suivants proposent une analyse de la source Q centrée sur les figures de Jésus (chap. 4) et de Dieu (chap. 5), en fonction des titres et désignations qu’ils reçoivent (Seigneur, Fils de Dieu, Fils de l’homme, Celui qui vient ; Dieu, Seigneur, Père), et du portrait qu’en trace la source (l’Envoyé de Dieu revêtu de son autorité, le thaumaturge ; le Dieu transcendant, bon et miséricordieux, créateur et sauveur). Le dernier chapitre de l’ouvrage essaie de caractériser le milieu de rédaction de Q, sur les plans théologique et ecclésiologique. La théologie de Q se distingue par la place qu’y prennent les affirmations eschatologiques. Sur le plan ecclésial, on devine derrière la Source une communauté partagée entre Israël et les nations, mais il reste difficile, pour dire le moins, de situer Q dans un milieu historique concret. Pour les auteurs, le milieu de rédaction de la Source est d’origine juive : « Il pourrait s’agir d’un courant issu de ce qu’on appellera le judéo-christianisme, une branche du christianisme primitif formée essentiellement de juifs adeptes de Jésus qui ne voyaient pas d’opposition entre leur fidélité à la tradition juive et l’adhésion à Jésus » (p. 194-195). La source Q serait un témoin de l’existence d’un tel milieu.

Clair et bien informé, cet ouvrage constitue une excellente introduction à la source Q et aux recherches dont elle continue de faire l’objet. Plusieurs encadrés ont été consacrés à des sujets particulièrement importants ou discutés : l’Évangile selon Thomas (p. 26-28) ; la structure générale de Q (p. 73-74) ; les principaux thèmes apparaissant dans la source Q (p. 79-80) ; le Fils de l’homme (p. 100-102) ; les puissances démoniaques dans Q (p. 128-130) ; le Notre Père (p. 143-145) ; les passages de Q mentionnant un jugement (p. 163-164)[12].

Paul-Hubert Poirier

Jésus et les origines chrétiennes

11. William R. Herzog II, Prophet and Teacher. An Introduction to the Historical Jesus. Louisville, Ky., Westminster John Knox Press, 2005, xii-243 p.

L’A., qui est détenteur de la chaire Sallie Knowles Crozer, est professeur d’interprétation du Nouveau Testament à la Colgate Rochester Crozer Divinity School à Rochester, dans l’État de New York. L’ouvrage s’intéresse principalement à la carrière publique du Jésus historique et a pour objectif de mieux comprendre comment celle-ci l’aurait conduit à son show trial et à sa crucifixion. L’A. considère important de revisiter la conception historique du personnage de Jésus en passant par un chemin moins emprunté. Il utilise les deux premiers chapitres pour situer son oeuvre par rapport aux autres études du même type, avant d’établir quelles sont, selon lui, les certitudes que l’on peut avoir sur la vie de Jésus et celles que l’on peut dégager de son interprétation par les évangiles. Au chapitre trois, Jésus est replacé dans le contexte politique, économique et social de son époque. Dans les quatre chapitres suivants, l’enseignement de Jésus, sa relation avec la Loi, de même que le Temple sont largement traités, une insistance particulière étant mise sur les deux derniers sujets. Puis, l’A. développe un point abordé au début du livre, à savoir les villages, et plus précisément leur situation sur le plan politique et la culture du silence souvent associée à ce type de communautés. Sans surprise, le tout se termine sur la mort de Jésus et sa crucifixion qui, selon l’A., constitue le sceau d’approbation de Dieu sur la carrière publique de Jésus.

Avec ce livre, l’A. choisit de traiter son sujet de façon peu orthodoxe : il ne suit pas une chronologie linéaire entièrement calquée sur les évangiles. L’A. répond ainsi à moins de questions qu’il n’en soulève. Il apporte grandement à la connaissance de Jésus en couplant les sources littéraires avec une approche qui gagne en histoire des religions, à savoir une approche plus anthropologique, comme lorsqu’il compare le cas de Jésus avec celui de la figure moderne de Paulo Freire. De cette façon, il associe Jésus à ce qu’il nomme la « Little Tradition » qu’il oppose à la « Great Tradition », très bien expliquée. De plus, le texte est très clair, très élaboré. De nombreux termes sont expliqués en notes de bas de page tels que le mot « évangéliste », ou bien la différence entre les synoptiques et Jean, ou encore le choix du système de datation. L’étude se veut aussi objective que possible et riche en sources (anciennes et modernes), ce qui est certainement un atout. On perçoit bien que l’A. a voulu écrire ce livre pour des étudiants. Ce qui expliquerait pourquoi certains concepts, qui auraient demandé une explication, n’en ont pas eu : des expressions comme « royaumes clients de Rome » ne sont pas expliquées, ce qui à mon avis devrait l’être si l’on précise ce qu’est un évangéliste.

Cathelyne Duchesne

12. David Gowler, Petite histoire de la recherche du Jésus de l’Histoire. Du xviiie siècle à nos jours. Paris, Les Éditions du Cerf (coll. « Lire la Bible », 160), 2009, 231 p.

La recherche sur le Jésus de l’histoire a littéralement explosé depuis la fin des années 1960 et même les spécialistes n’arrivent guère à dominer tout ce qui continue de paraître sur le sujet. Il faut dire qu’il y a là à boire et à manger, et que tout ne mérite pas la même attention, il s’en faut. On ne peut dès lors qu’être reconnaissant à ceux qui se risquent à faire une synthèse des recherches passées et présentes, et à baliser ainsi le terrain pour ceux qui sont moins familiers de ce vaste domaine. C’est justement ce que l’on trouvera dans cet ouvrage aux dimensions modestes, paru d’abord en anglais, en 2007, sous le titre What are they saying about the Historical Jesus ? (Paulist Press). Le but que s’est fixé l’A. est « de faire le point sur ce qui a été acquis — et peut-être perdu — dans la recherche sur le sujet au cours de ces dernières années », mais aussi « de remettre en question un certain nombre de conceptions (erronées) de la recherche actuelle » (p. 7). Mais l’A. veut également conjurer, sur certains points, « l’amnésie exégétique » (p. 8) qu’il a observée au cours de rencontres avec des collègues à la Studiorum Novi Testamenti Societas ou à la Society of Biblical Literature. Il veut enfin attirer l’attention sur « la continuelle “domestication” de Jésus — l’apprivoisement de son message qui masque sa critique radicale de la société — [qui] est un phénomène encore plus affligeant » (p. 8-9). L’éditeur anglophone avait imposé à l’A. de respecter une certaine « brièveté », ce qui eut pour effet, au grand bénéfice des lecteurs, de l’obliger à aller à l’essentiel dans la présentation des grandes étapes de l’histoire du Jésus de l’Histoire.

Le parcours retenu est à la fois chronologique et thématique. Le premier chapitre (« La quête moderne du Jésus de l’Histoire ») nous fait remonter aux grands ancêtres, Reimarus, Strauss et Renan, avec la quête libérale de Jésus, et nous mène à Albert Schweitzer, dont l’Histoire de la recherche sur la vie de Jésus (parue en allemand en 1906) a inauguré en quelque sorte la recherche moderne, même si elle fut suivie d’une « éclipse partielle du Jésus historique » (p. 32), provoquée, entre autres, par les travaux de Bultmann. Le deuxième chapitre (« La quête du Jésus historique continue ») montre comment, malgré le scepticisme de leur maître, les disciples de Bultmann furent à l’origine d’une « nouvelle quête ». Celle-ci sera le fait d’Ernst Käsemann, Ernst Fuchs, Günther Bornkamm, Hans Conzelmann et James M. Robinson, mais aussi de Joachim Jeremias et de Norman Perrin. La recherche sur le Jésus historique entrera dans une nouvelle phase en 1985, avec la parution d’un ouvrage marquant, le Jesus and Judaism d’E.P. Sanders, et la première rencontre du « Jesus Seminar », autour de Robert Funk. Le troisième chapitre du livre (« Le prophète eschatologique et la restauration d’Israël ») est en bonne partie consacré à l’entreprise de Sanders qui, dans son Jesus, a cherché à comprendre « comment il [avait été] possible à Jésus de vivre totalement au sein du judaïsme tout en étant, en un certain sens, à l’origine d’un mouvement qui s’est séparé du judaïsme » (p. 56). Les dernières pages de ce chapitre font état des réactions qu’a suscitées l’approche de Sanders, et des travaux d’autres exégètes, comme Dale Allison ou Paula Fredriksen.

Lieu important de la discussion sur le Jésus de l’Histoire, le « Jesus Seminar » et ses critiques font l’objet du quatrième chapitre. Gowler présente les principales thèses du Seminar ainsi que la contribution personnelle de certains de ses membres. Les débats suscités par le Seminar, sur les sources, la méthodologie et les perspectives historiques, sont évoqués à travers les publications de L.T. Johnson, B. Witherington et N.T. Wright. La publication des quatre volumes — en attendant un cinquième et dernier — du Marginal Jew (en français Un certain Juif, Jésus) de John P. Meier, a sûrement été un événement majeur de la recherche sur le Jésus de l’Histoire des deux dernières décennies. Il n’est pas étonnant que Gowler lui consacre son cinquième chapitre (« Le prophète eschatologique à la manière d’Élie »). Les deux derniers chapitres de l’ouvrage (VI. « Le paysan juif méditerranéen et le royaume sans médiateur » ; VII. « Le prophète eschatologique du changement social ») rendent compte de la contribution de deux figures imposantes de la recherche contemporaine sur le Jésus de l’Histoire, John Dominic Crossan et Gerd Theissen.

En conclusion de l’ouvrage, l’A. pose la question suivante : « Pourquoi faire l’effort de partir à la recherche de Jésus et de reconstruire son message ? », et il y répond en ces termes :

D’un point de vue purement historique, c’est un effort passionnant, mais Charles Hedrick propose aux chrétiens une autre raison très importante de s’interroger : « Le sauveur que l’on célèbre dans le chant et la prière semble tellement facile à comprendre… [mais] étudier Jésus au lieu de simplement réciter des professions de foi apprises pendant l’enfance peut nous conduire à de nouvelles découvertes, à une compréhension plus large, à une perception plus profonde de la relation complémentaire existant entre la foi et l’histoire » (p. 216).

Ces propos de Hedrick, mais aussi le livre de Gowler dans son ensemble, montrent que la recherche du/sur le Jésus de l’Histoire n’obéit pas seulement à une mode. Elle répond à une nécessité scientifique et épistémologique aussi bien sur le plan théologique qu’historique. Ses avancées et ses reculs incessants peuvent déconcerter, mais il en va ainsi de toute entreprise intellectuelle. Une bibliographie raisonnée et un complément pour les ouvrages en langue française permettront au lecteur intéressé de poursuivre la quête et l’enquête.

Paul-Hubert Poirier

Histoire littéraire et doctrinale

13. Marie-Anne Vannier, Les Confessions de saint Augustin. Paris, Les Éditions du Cerf (coll. « Classiques du christianisme »), 2007, 173 p.

L’A., qui est professeur à l’Université de Metz, est une des grandes spécialistes contemporaines d’Augustin et de son oeuvre. Le titre de ce volume pourrait laisser croire qu’il contient une traduction des Confessions. Il s’agit en fait d’une invitation à lire ce classique qui, comme le propose l’A., devrait faire partie intégrante du patrimoine mondial de l’humanité. Afin d’illustrer ce qu’est un classique, l’A. s’inspire de la pensée de David Tracy qui « se fonde sur la mise en corrélation critique des investigations relatives aux deux sources de la théologie », c’est-àdire l’existence, d’une part, de textes chrétiens fondateurs et, d’autre part, d’une expérience humaine commune et de son langage (p. 7). Lire l’expérience de Dieu qu’Augustin livre dans ses Confessions devient alors en quelque sorte un appel à vivre une expérience de Dieu. Le lecteur est invité à suivre l’itinéraire d’Augustin et à se connaître devant Dieu (p. 161) à la suite de, pour ne pas dire en communion avec, son auteur. Il ne s’agit plus de lire l’histoire d’un autre, mais la sienne, comme le confessera à son tour Pétrarque (p. 11).

Une première partie intitulée « Perspectives sur les Confessions » précise ce que sont les Confessions : il ne s’agit pas d’une autobiographie au sens strict (puisqu’Augustin n’aborde que quelques épisodes d’une partie de sa vie), ni d’un roman, mais plutôt d’une lettre ouverte dans laquelle Augustin dialogue avec Dieu et s’adresse à lui à la deuxième personne du singulier. Cette confession n’a donc rien à voir avec des aveux, mais consiste plutôt en une louange de l’être créé célébrant et cherchant son repos en celui qui l’a créé. C’est ce dernier point qui constituerait la clé de lecture de l’oeuvre selon l’A. (p. 32 et 69). Le deuxième chapitre de cette section s’intéresse à la structure possible des Confessions. Évoquant certains épisodes de son passé et de son parcours spirituel, Augustin passe de sujet créé à sujet qui développe sa conscience d’être créé apte à dialoguer avec son créateur qui prend l’initiative de le recréer et de le convertir. Il termine son oeuvre par une exégèse d’une partie du premier chapitre du livre de la Genèse où il devient alors un sujet transformé et façonné par l’Écriture. Dans une deuxième partie intitulée « Lecture des Confessions », l’A. propose une lecture, sa lecture parmi les nombreuses lectures possibles, voire infinies nous précisera-t-elle, du classique d’Augustin. On y retrouve une quarantaine d’extraits commentés qui mettent en évidence les trois étapes du cheminement augustinien : création et déconstruction du sujet Augustin, conversion et réunification du sujet et réunification du sujet au miroir de l’Écriture.

Ce beau petit livre est tout à fait indiqué pour servir d’introduction à la lecture des Confessions d’Augustin dans le cadre d’un programme universitaire de premier cycle. Le lecteur non initié, qui n’a pas l’habitude d’un certain vocabulaire en usage dans les facultés, le trouvera cependant peut-être un peu trop spécialisé, malgré sa dimension réduite.

Serge Cazelais

14. William E. Klingshirn, Linda Safran, éd., The Early Christian Book. Washington, D.C., The Catholic University of America Press (coll. « CUA Studies in Early Christianity »), 2007, xi-314 p.

Le présent ouvrage rassemble douze contributions qui ont comme origine une conférence tenue à la Catholic University of America du 6 au 9 juin 2002. Le thème de la conférence était alors : « Christianity is assuredly a “Religion of the Book.” It is also quintessentially a religion of books ». Les participants étaient appelés à considérer la production et l’emploi des livres dans le monde chrétien, y compris la Bible, entre le troisième et le septième siècle.

Les douze contributions sont réparties en six sections thématiques (deux articles pour chacune des six sections). Dans la première, « Making of the Book », John Lowden (« The World Made Visible : The Exterior of the Early Christian Book as Visual Argument ») s’intéresse aux livres de luxe et à leurs couvertures (cuir, bois, argent, or, ivoire) ; alors que Chrysi Kotsifou (« Books and Book Production in the Monastic Communities of Byzantine Egypt ») se penche plutôt sur les livres et leurs productions dans le contexte des communautés monastiques de l’Égypte byzantine.

Dans la deuxième section, « Constructing Texts », Daniel Boyarin (« Talmud and “Fathers of the Church” : Theologies and the Making of Books ») met en lumière les différences entre les textes produits par les Pères de l’Église pour le christianisme et le Talmud pour le judaïsme ; quant à Catherine Burris (« The Syriac Book of Women : Text and Metatext »), elle propose de prendre comme un tout, et pas comme la somme de ses différentes parties, un manuscrit qui rassemble les histoires de cinq femmes, quatre femmes juives des Écritures, Ruth, Esther, Suzanne et Judith, en plus de Thècle, disciple de Paul.

La troisième section, « Passages and Places », rassemble les contributions de Catherine M. Chin (« Through the Looking Glass Darkly : Jerome Inside the Book ») sur la correspondance entre Jérôme et Paulin de Nole ; et de Gillian Clark (« City of Books : Augustine and the World as Text »), qui voit dans la Cité de Dieu d’Augustin le premier vrai « livre » chrétien.

La quatrième section, « Ceremony and the Law », voit d’abord Caroline Humphreys (« Judging by the Book : Christian Codices and Late Antique Legal Culture ») s’intéresser aux livres de lois chrétiens ; et Daniel Sarefield (« The Symbolics of Book Burning : The Establishment of a Christian Ritual of Persecution ») se pencher sur l’évolution du « Book Burning », ou destruction des livres par le feu, de ses racines dans la République romaine jusqu’au cinquième siècle de notre ère.

Dans la cinquième section, « Texts and the Body », Kim Haines-Eitzen (« Engendering Palimpsests : Reading the Textual Tradition of the Acts of Paul and Thecla ») approfondie la tradition textuelle des Actes de Paul et de Thècle ; tandis que Claudia Rapp (« Holy Texts, Holy Men, and Holy Scribes : Aspects of Scriptural Holiness in Late Antiquity ») nous expose le pouvoir « surnaturel » que peuvent exercer les livres sacrés sur ceux qui les lisent, que ce soit en raison de la sainteté du texte ou de celle du scribe, ou d’une combinaison des deux.

Dans la sixième et dernière section, « Theory and the Book », Catherine Conybeare (« Sanctum, Lector, Percense Volumen : Snakes, Readers, and the Whole Text in Prudentius’s Hamartigenia ») s’intéresse à la « construction » du livre par son lecteur, en étudiant de plus près l’Hamartigenia de Prudence, un poète chrétien ayant vécu à la fin du quatrième siècle ; et enfin Mark Vessey (« Theory, or the Dream of the Book [Mallarmé to Blanchot] ») explore, du point de vue de la théorie littéraire (surtout poststructuraliste), l’expérience du texte ou de la textualité au temps où la littérature classique tardive entre en contact avec les Écritures juives et chrétiennes. Une bibliographie générale et un très court index des noms, lieux et thèmes ferment le collectif.

Sans rien fracasser, les contributions de ce volume sont pour la plupart intéressantes, touchant à des sujets et à une période, à savoir l’Antiquité tardive, souvent peu étudiés. Elles intéresseront certainement étudiants et chercheurs qui ont un intérêt marqué pour l’importance des livres dans le christianisme de cette époque.

Eric Crégheur

15. François Bovon, New Testament and Christian Apocrypha. Collected Studies II. Tübingen, Mohr Siebeck (coll. « Wissenschaftliche Untersuchungen zum Neuen Testament », 237), 2009, viii-381 p.

Ce volume est la deuxième collection d’articles de l’A. publiée dans cette série, la première ayant paru en 2003 sous le titre Studies in Early Christianity (WUNT 161). Il contient 22 articles — dont dix sont des traductions anglaises[13] de contributions d’abord publiées en français entre 1970 et 2007 — qui sont rangés sous quatre catégories : « Early Transitions », « The Gospel of Luke and the Book of the Acts of the Apostle », « Noncanonical Gospels and the Apocryphal Acts of the Apostles » et, finalement, « Later Transitions ». Si les deux catégories centrales se passent d’explication, « Early » and « Later Transitions » regroupent des contributions qui concernent les premières générations chrétiennes pour la première, questions d’éthique, pratiques missionnaires, Apocalypse de Jean ; pour la seconde, la réception de Luc au deuxième siècle, questions relatives au canon, Paul. Les différentes études réunies ne sont pas mises à jour sauf quelques rares ajouts en notes de bas de page.

Cette nouvelle compilation, comme celle qui l’a précédée, donne un riche aperçu de l’ampleur et de la diversité du domaine couvert par les travaux de l’A. On rappellera seulement leur très grande qualité qui se signale toujours, chez François Bovon, par la richesse de l’information et la finesse de l’analyse. En outre, un des grands intérêts de ces travaux est qu’ils reposent toujours sur une excellente connaissance de l’histoire de la recherche, qu’elle soit publiée en français, en allemand, en anglais ou en italien, de l’un ou l’autre côté de l’Atlantique. À cette richesse de la documentation, Bovon ajoute la finesse d’analyses nuancées, qui considèrent avec le même sérieux et le même respect toutes les sources étudiées, quel que soit leur statut normatif, canonique ou non canonique. Enfin, le propos est toujours formulé avec clarté et précision.

Concernant l’histoire de la réception de Luc-Actes qui se trouve directement ou indirectement abordée par plusieurs des essais, je m’en voudrais de ne pas mentionner que l’Évangile de Judas[14], dont l’étude à cet égard reste à faire, nous procure désormais un témoin majeur de la réception de Luc-Actes avant Irénée et de son influence particulière dans les milieux gnostiques.

Louis Painchaud

Gnose et manichéisme

16. Tuomas Rasimus, Paradise Reconsidered in Gnostic Mythmaking. Rethinking Sethianism in Light of the Ophite Evidence. Leiden, Boston, Koninklijke Brill NV (coll. « Nag Hammadi and Manichaean Studies », 68), 2009, xx-355 p.

Cet ouvrage constitue une version révisée d’une thèse de doctorat complétée en 2006 à l’Université d’Helsinki et à l’Université Laval[15]. L’A. propose une déconstruction de la théorie du gnosticisme séthien élaborée par Hans-Martin Schenke entre 1974 et 1987[16]. Selon T. Rasimus, le corpus de textes séthiens retenus par H.-M. Schenke laisse de côté trop de documents gnostiques importants et ne tient pas compte de la diversité des matériaux gnostiques rencontrés dans les textes qu’il considère comme les vestiges de la « gnose séthienne ». À partir de la critique littéraire, l’A. suggère donc de remplacer la catégorie séthienne par une catégorie plus large, celle du « gnosticisme classique », qui comprend trois ensembles de mythologie à distinguer : ophite, barbéliote et séthien. La mythologie ophite aurait été élaborée vers la fin du ier siècle et aurait ensuite été transformée et adaptée par des auteurs barbéliotes et séthiens. Certains textes, comme l’Apocryphon de Jean par exemple, illustrent le processus de séthianisation qu’a pu subir la mythologie ophite et barbéliote.

Cette solution alternative est présentée dans le premier chapitre de l’ouvrage intitulé « Rethinking Sethianism ». À partir d’une courte présentation des principaux textes analysés dans son livre, l’A. expose les grandes lignes de sa théorie. Selon lui, la mythologie ophite se caractérise par 1) son évaluation positive de l’invitation du serpent à manger du fruit de l’arbre de la connaissance, 2) la présence de sept archontes thériomorphes, 3) l’importance et le rôle salvifique des figures de Sophia et d’Ève en tant que représentation de l’aspect féminin du Dieu véritable et 4) l’importance des figures de l’Homme céleste et d’Adam comme représentation de l’aspect masculin du Dieu véritable. Il définit la mythologie barbéliote comme un ensemble de spéculations concernant la hiérarchie du monde divin inspirées principalement de théories néopythagoriciennes et néoplatoniciennes. La triade du Père, de la Mère Barbélô et du Fils Autogène est très importante pour la mythologie barbéliote, tout comme les quatre luminaires, Armozel, Oroïael, Daveïthé et Éléleth. Quant à la mythologie séthienne, elle consiste en un ensemble de spéculations concentrées sur la figure de Seth, considéré comme le dispensateur d’une connaissance salvifique, et propose une réécriture des chapitres 4 à 19 de la Genèse.

Les chapitres 2 à 5 contiennent une analyse détaillée et méthodique des quatre caractéristiques de la mythologie ophite, où l’A. prend soin de distinguer cette mythologie des deux autres ensembles mythologiques qu’il a délimités. Ainsi, le chapitre 2 porte sur l’interprétation positive du message du serpent de Gn 3, le chapitre 3 sur les sept archontes thériomorphes et l’origine de ces représentations, le chapitre 4 sur le rôle salvifique et positif des figures de Sophia et d’Ève dans les textes qui utilisent des matériaux ophites, mis en contraste avec l’interprétation négative de la Sophia des textes qui font usage de la mythologie barbéliote et séthienne, et le chapitre 5 sur la représentation du divin sous la forme d’une triade d’Hommes célestes, dans laquelle le second principe, le Fils de l’Homme peut être identifié à Adam et au Christ à partir d’une lecture philonienne des Écritures.

Les quatre chapitres suivants tentent de préciser davantage le portrait de ces ophites. Le chapitre 6, « The Pillars of Seth : Sethianization of Ophite and Barbeloite Myths », démontre d’abord que les textes identifiés comme ophites ne s’intéressent pas à la figure de Seth et que les textes qui ont un penchant pour la figure Seth accordent très peu d’importance aux récits du paradis (Gn 1—3), mais procède plutôt à une réécriture de Gn 4—19. Dans le chapitre 7, l’A. établit que les allégations hérésiologiques à propos du culte que les ophites vouaient au serpent sont douteuses. Selon lui, elles semblent reposer sur une induction arbitraire inspirée d’une exégèse positive de Gn 3, de Nb 21,6-9 et de Jn 3,14-15, et de l’interprétation positive de l’invitation du serpent qu’on rencontre dans la notice sur les ophites de l’Adv. Haer. I, 30. Le chapitre 8 tente de déterminer si les ophites dénoncés dans le Contre Celse d’Origène ont réellement une perception négative de Jésus, comme le suggère Origène. Le neuvième et dernier chapitre s’intéresse aux rituels de l’onction et du baptême et de l’ascension post-mortem de l’âme de la littérature ophite, en comparaison avec les pratiques séthiennes et le prologue johannique. Le livre se termine par une bibliographie exhaustive, trois index (auteurs modernes, sources, thèmes) et vingt tables qui reproduisent principalement les reconstructions modernes du diagramme ophite décrit dans le Contre Celse.

Ce livre s’adresse principalement à des spécialistes, mais aussi à tous ceux et celles qui s’intéressent au gnosticisme et aux problèmes de classification que pose la diversité des textes de Nag Hammadi et des aléas des constructions polémiques des hérésiologues. La nouvelle classification proposée par T. Rasimus est beaucoup plus représentative de la diversité littéraire des sources gnostiques et permet de mieux mesurer l’importance capitale des écrits dits « ophites », qui étaient pratiquement absents du corpus séthien constitué par H.-M. Schenke. En plus de rendre compte de la diversité des sources gnostiques, cette nouvelle classification considère aussi la disparité des matériaux qu’on rencontre souvent au sein d’un seul écrit (cf. Fig. 4 : « The Main Components of the Classic Gnostic Mythology », p. 62). En d’autres mots, la catégorie séthienne délimitée par H.M. Schenke paraît aujourd’hui désuète. Cet ouvrage démontre cependant que les travaux de H.M. Schenke et ceux de John D. Turner sur le gnosticisme séthien ne sont pas demeurés sans fruits.

D’un autre côté, l’hypothèse de la démonisation du Dieu des Juifs comme la conséquence d’un conflit entre Juifs et chrétiens à propos du monothéisme mériterait à notre avis d’être nuancée. En effet, l’argumentation repose sur l’analyse d’un passage de l’Adv. Haer. (I, 30,1-14) où le Dieu des Juifs n’est justement pas démonisé, comme l’A. le note lui-même (p. 187). Il semble plutôt que l’enjeu de cette notice concerne la véritable identité du Dieu Juif et du Dieu suprême, qui, lui seul, est le Père. Ainsi, les motifs mythologiques du blasphème de l’Archonte et de la réprimande céleste pourraient être aussi le résultat d’un conflit entre chrétiens, portant sur l’identité du Dieu des Juifs, inspiré de l’évangile johannique. La démonisation du Dieu des Juifs que nous pouvons observer dans d’autres textes gnostiques est peut-être aussi une des conséquences de l’exclusion des chrétiens des synagogues et non pas nécessairement le résultat d’un conflit entre Juifs et chrétiens sur la question du monothéisme. Il y a possiblement plus d’une solution à cette question. La diversité des représentations de l’Archonte des textes gnostiques semble démontrer que la question de la démonisation du Dieu des Juifs est complexe et qu’elle n’est pas le résultat d’un processus dont l’origine peut être identifiée avec certitude. Les raisons qui ont conduit à la démonisation du Dieu des Juifs sont probablement aussi diverses que le nombre des textes gnostiques eux-mêmes. Par ailleurs, il semble un peu forcé de relier la rédaction de la recension courte de l’Apocryphon de Jean à la communauté johannique étant donné le caractère très élaboré des conceptions mythologiques de ce texte, qui est un parfait mélange de matériaux barbéliotes, ophites et séthiens, dans sa forme copte actuelle du moins. L’A. propose en effet de situer la séthianisation de la mythologie ophite présupposée dans l’Apocryphon de Jean entre la dernière décennie du premier siècle et le premier quart du deuxième siècle (p. 279), ce qui est très tôt, surtout que l’existence des « séthiens » et de leurs écrits n’est pas attestée avant le troisième siècle. Sous sa forme actuelle, la recension courte l’Apocryphon de Jean semble faire état d’un processus rédactionnel complexe qu’il est difficile de faire remonter au début du deuxième siècle. Selon nous, la fin du deuxième siècle rendrait mieux compte des propres hypothèses de l’A. Quoi qu’il en soit, nous ne pouvons que saluer la parution de ce livre qui deviendra très rapidement un incontournable pour les spécialistes du gnosticisme. L’inspiration de l’A. est contagieuse et son érudition conduit le lecteur aventureux d’une main sûre au travers les méandres de l’univers mythologique des gnostiques.

Steve Johnston

17. Timothy Pettipiece, Pentadic Redaction in the Manichaean Kephalaia. Leiden, Boston, Koninklijke Brill NV (coll. « Nag Hammadi and Manichaean Studies », 66), 2009, xi-242 p.

Ce livre, à l’origine une thèse de doctorat en sciences des religions soutenue à l’Université Laval en 2006, porte sur un des textes majeurs de la littérature manichéenne. Il s’agit de l’ouvrage intitulé Chapitres ou Kephalaia, dont une version copte a été découverte en novembre 1929 à Medinet Madi, en Égypte. Il s’agit en fait d’un ouvrage en deux volets, répartis en deux manuscrits et pourvus de titres distincts : « Les Kephalaia du Maître » et « Les Kephalaia de la sagesse de mon Seigneur Mani ». Conservée aujourd’hui dans les musées d’État de Berlin, pour le premier codex, et à la Chester Beatty Library de Dublin, pour le second, cette oeuvre n’est que partiellement éditée : seule la partie berlinoise a fait l’objet d’une édition, encore incomplète[17], alors que la partie dublinoise n’est accessible que par une reproduction photographique[18]. Les Kephalaia berlinois ont été néanmoins accessibles dans leur totalité à l’A., puisqu’il a pu travailler avec leur éditeur, Wolf-Peter Funk, attaché de recherche à l’Université Laval. Il a eu accès également aux Addenda & Corrigenda aux éditions de Polotsky-Böhlig et de Böhlig préparés par W.-P. Funk, ainsi qu’aux éditions provisoires d’autres textes manichéens coptes transcrits par celui-ci et aux outils lexicographiques (concordances) qu’il a produits. Timothy Pettipiece a donc pu utiliser la documentation textuelle la plus complète possible, compte tenu de l’état de conservation et de la difficulté de lecture du manuscrit. Aux fins de son étude, il a choisi d’examiner un aspect caractéristique surtout des Kephalaia berlinois, dont l’importance a été reconnue, mais qui n’avait jusqu’ici fait l’objet d’aucune investigation, à savoir, le recours constant qui y est fait aux énumérations ou aux schémas numériques (« numeric patterning »). L’omniprésence de ce procédé soulève la question de la fonction qu’il remplit dans l’oeuvre. Or, on ne saurait apporter une réponse à cette question en renvoyant simplement à la symbolique des nombres telle qu’on la connaît dans l’Antiquité gréco-romaine et orientale, et dont plusieurs ouvrages anciens nous ont conservé des éléments. Pour expliquer la présence des schémas numériques dans les Kephalaia, il ne suffisait donc pas de leur appliquer des modèles contemporains grecs ou latins, mais il fallait, au terme d’une analyse approfondie de l’oeuvre, découvrir la fonction qu’y jouent les nombres. C’est cet aspect des Kephalaia, non élucidé jusqu’à maintenant, qu’examine cet ouvrage.

L’ouvrage comprend deux parties. La première, l’étude proprement dite de la « rédaction pentadique » des Kephalaia, s’ouvre par une introduction qui souligne tout d’abord le rôle joué par les nombres dans les religions et, en particulier, dans celles de l’Antiquité. Rôle important encore que très peu étudié, sans doute parce qu’aussi bien les croyants que les spécialistes le considèrent comme allant de soi. Les spéculations sur les nombres n’en occupent pas moins une grande place dans certains courants considérés comme plus ou moins marginaux par rapport aux « grandes religions », comme la kabbale pour le judaïsme, le courant ismaélite pour l’islam ou la gnose pour le christianisme. Mais le manichéisme est peut-être la seule religion au sein de laquelle les nombres et les schèmes numériques figurent au premier plan dans les productions littéraires. Parmi celles-ci, les Kephalaia se distinguent par leur recours systématique aux nombres et tout particulièrement au chiffre cinq. L’A. présente ensuite les Kephalaia et critique au passage certaines idées reçues sur la nature de cet ouvrage. Il ne s’agit en l’occurrence ni d’une summa theologica manichéenne ni d’une collection des ipsissima verba de Mani, mais plutôt d’une composition se rapprochant, par le genre, de la Capitaliteratur, ou collection de « chapitres » (κεφάλαια), comme le Manuel d’Épictète ou encore les Kephalaia gnostica d’Évagre le Pontique, ou, plus encore, des erotapokriseis, quaestiones et responsiones. « Genre très élastique », comme on l’a qualifié (p. 10), les « questions-et-réponses » permettaient d’aborder une grande diversité de sujets sans la contrainte d’un cadre strict. On n’y cherchera donc pas, dans le cas de nos Kephalaia, un exposé systématique de la théologie manichéenne, mais on y verra plutôt des compléments apportés en fonction des besoins, apologétiques ou missionnaires, à l’enseignement du fondateur, dont la révélation, pourtant présentée comme définitive, était loin d’apporter des réponses à toutes les questions. Pour ce qui est du thème du travail de Pettipiece, la lecture des sources qui transmettent des extraits des écrits de Mani — les ouvrages dits « canoniques » et le Shābuhragān — montre que celui-ci fit explicitement très peu usage des schèmes pentadiques. Mais ces attestations suffisent pour illustrer deux aspects essentiels de la mythographie manichéenne : d’une part, l’attribution de cinq qualités ou caractéristiques aux êtres, bons ou mauvais, et la présentation de ceux-ci en groupe de cinq, et d’autre part, le fait que certaines pentades apparaissent sous diverses appellations. Les auteurs ou les compilateurs — comme préfère les désigner Pettipiece — des Kephalaia entreprendront de leur côté de reformuler la structure mythologique de la cosmologie manichéenne sur la base d’un modèle pentadique, même si le témoignage de Théodore bar Koni montre qu’elle était à l’origine triadique. Ils opèrent donc ce que Pettipiece appelle une « rédaction pentadique » et proposent ainsi de l’ensemble de la réalité une vision typiquement manichéenne fondée sur la pentade.

Le premier chapitre expose le modèle ontologique fondamental, emprunté à la parabole évangélique, des deux arbres, symboles des deux natures, dotés chacun de « cinq membres » marquant autant d’étapes dans le processus de libération de la lumière, pour le bon arbre, ou de condamnation et de destruction, pour le mauvais. Il en résulte un contraste symétrique entre les deux arbres qui les fait paraître jusqu’à un certain point semblables l’un à l’autre alors que leur nature les oppose.

Les chapitres II et III portent un titre symétrique : « Theological Patterning I : Light-Realm » et « Theological Patterning II : Dark-Realm ». Dans le premier, l’A. étudie les représentations du royaume de la lumière et, tout d’abord, les « visages du Père ». Le Kephalaion 21 présente le Père de la grandeur comme un être doté de cinq caractéristiques ou facultés, appelées « membres lumineux », alors que les autres sources manichéennes, dans leur grande majorité, s’accordent pour dire qu’il présente un aspect tétramorphe (τετραπρόσωπος, dans les formulaires grecs d’abjuration), conception probablement d’origine iranienne, sinon zurvanite. Le passage d’un modèle tétradique à un modèle pentadique illustre bien la détermination des compilateurs manichéens à poser le principe que les entités supérieures manichéennes devaient être conçues comme possédant cinq qualités. Il en va ainsi des « cinq fils de l’Homme primordial » (forme: 5003098n.jpg), dont la présentation est compliquée par le nombre d’équivalences qu’ils reçoivent dans les Kephalaia : éléments, dieux lumineux, vêtements, homme de lumière, etc. La situation est particulièrement embrouillée en ce qui concerne les cinq entités noétiques ou intellectuelles (forme: 5003099n.jpg, p. 20,1). Le modèle pentadique sert aussi à établir un parallèle entre macrocosme et microcosme, en l’occurrence le corps humain, et à regrouper diverses entités du royaume de la lumière en séries de « cinq pères » ou de « cinq grandeurs ».

Le chapitre troisième montre comment les compilateurs des Kephalaia déploieront le même effort pour établir, en parfaite symétrie, la structure pentadique du royaume des ténèbres, qu’il s’agisse de l’apparition ou de l’évolution du mal, des habitants du royaume des ténèbres, ou des conceptions astrologiques/astronomiques. Ce dernier point est particulièrement révélateur du « révisionnisme » pentadique appliqué par les compilateurs des Kephalaia à presque tous les aspects du mythe manichéen. C’est ainsi qu’ils réduiront à cinq le nombre des planètes, par soustraction du soleil et de la lune, considérés comme bienfaisants, contrairement aux autres, et qu’ils leur substitueront les deux ἀναβιβάζοντες, les « deux ascendants », alors qu’en astronomie ancienne, il n’y a qu’un seul « ascendant », opposé au καταβιβάζων συνδέσμος, ou noeud descendant, l’un et l’autre désignant les deux points d’intersection mensuels des orbites du soleil et de la lune[19]. De même, les rédacteurs répartiront entre les cinq planètes les douze signes du zodiaque.

Outre ceux qui servent à la description des deux royaumes rivaux de la lumière et des ténèbres, les compilateurs des Kephalaia auront recours à des formulations pentadiques pour présenter divers thèmes de la théologie manichéenne, sotériologiques, éthiques, ecclésiologiques, polémiques[20] et étiologiques (pour rendre compte de certains phénomènes naturels ou biologiques).

Un dernier chapitre dégage les conclusions et les implications de cette recherche. Il apparaît que l’important effort de « rédaction pentadique » consenti par les compilateurs des Kephalaia traduit une perspective scolastique ayant pour but de pallier le caractère trop peu systématique à leur goût de l’enseignement et des écrits de Mani. Il s’agit d’une conclusion extrêmement importante pour comprendre la nature des Kephalaia, qui bat en brèches quelques idées reçues, à savoir que Mani aurait élaboré jusque dans ses moindres détails un système théologique complet, que celui-ci se serait transmis sans modification dans les différents milieux culturels et linguistiques où la religion de lumière s’est implantée, et que ce système se laisserait reconstruire à partir des sources diverses mais essentiellement uniformes qui l’attestent (p. 83). D’où la nécessité de distinguer des phases ou des étapes dans l’évolution de la théologie manichéenne, et de renoncer à la quête mythique des paroles authentiques de Mani. Il apparaît aussi que le processus de rédaction et de révision que l’on observe dans les Kephalaia a été motivé par des facteurs à la fois internes et externes — controverses, persécutions — comme aussi par les impératifs de la mission. D’avoir pu systématiser d’aussi nombreuses composantes de la doctrine manichéenne sur la base d’un modèle pentadique se révélait sans aucun doute, dans ce contexte, d’une grande efficacité mnémonique et pédagogique, tout en véhiculant l’image rassurante d’un univers régi de haut en bas par un même paradigme pentadique, ce qui servira en outre « to reinforce the Manichaean claim to truth and, thereby, support the typical Manichaean boast to have an explanation for everything », selon la belle formule de Pettipiece (p. 87-88). L’ouvrage se referme sur deux questions : « Why five ? », et « Who was responsible ? ». À la première, Pettipiece répond en recourant au principe manichéen de la correspondance stricte du microcosme — le corps humain — et du macrocosme, l’un et l’autre dotés de cinq sens, cinq membres, cinq doigts. Il se peut fort bien que Mani ou ses premiers disciples l’aient emprunté à Bardesane qui, au témoignage d’Éphrem le Syrien, professait que toutes les réalités existantes possédaient cinq aspects correspondant aux cinq sens. Quant à savoir qui fut, chez les manichéens, l’initiateur de cette révision pentadique, Pettipiece cite (p. 90) un fragment sogdien du Tourfan, où on lit que Mar Adda, le premier missionnaire manichéen vers l’Occident, aurait été gratifié d’une vision de Mani dont il aurait appris que toute chose s’explique par les nombres. On pourrait y voir la justification providentielle de l’entreprise des rédacteurs des Kephalaia.

La seconde partie de l’ouvrage de Pettipiece est réservée à la traduction des Kephalaia qui ont été exploités dans la première partie : 2-4, 6-7, 9-10, 12-16, 18-21, 24-25, 27, 33, 37-39, 48, 57, 65B, 68-70, 91, 95, 100, 103-104, 107, 111, 112B, 137, 146, 148, 165, 176, 189, 191, 193. Cette traduction intégrale de quarante-cinq Kephalaia est, sur le plan textuel, la plus à jour qui existe en quelque langue que ce soit. Pettipiece a en effet pu profiter des Addenda & Corrigenda que W.P. Funk a préparés en marge de son édition des Kephalaia de Berlin. On trouvera enfin dans un appendice une traduction nouvelle et annotée de la notice que Théodore bar Koni a consacrée à Mani dans son Liber scholiorum.

La dimension modeste du livre de Pettipiece ne doit pas faire illusion. Il représente en effet une très importante contribution aux études manichéennes, pour la bonne et simple raison que tout, ou presque, y est neuf. Le lecteur appréciera aussi la précision et la clarté avec lesquelles les résultats de la recherche sont présentés.

Paul-Hubert Poirier

18. Jacob Albert Van den Berg, Biblical Argument in Manichaean Missionary Practice. The Case of Adimantus and Augustine. Leiden, Boston, Koninklijke Brill NV (coll. « Nag Hammadi and Manichaean Studies », 70), 2010, xii-239 p.

Malgré la découverte de sources manichéennes originales tout au long du vingtième siècle, le témoignage d’Augustin sur la Religion de lumière demeure de première importance. Non seulement fut-il lui-même un adhérant de l’Église manichéenne pendant une dizaine d’années (de 373 à 384), mais il entretint une controverse nourrie à l’endroit de ses anciens coreligionnaires. Même s’il s’inscrivit alors dans une tradition hérésiologique et polémique déjà longue, la comparaison de ses écrits antimanichéens, sur le plan de la documentation à laquelle il recourt, avec les sources manichéennes directes, montre qu’il était particulièrement bien informé. Mais on ne pourra vraiment mettre à profit la production antimanichéenne d’Augustin qu’à la condition d’en faire une évaluation critique qui la confronte à la documentation originale, en particulier celle qui est devenue disponible dans les dernières décennies du vingtième siècle, comme le Codex manichéen de Cologne, les papyri de Kellis ou même ceux de Medinet Madi qui, bien que découverts en 1939, attendent encore d’être rendus complètement accessibles aux spécialistes. De ce point de vue, la monographie de J.A. Van den Berg, à l’origine une thèse de doctorat préparée sous la direction du Prof. J. Van Oort, constitue une belle contribution à la recherche manichéenne et augustinienne. L’objectif de ce travail est de reconstituer l’argumentation biblique d’un « missionnaire » manichéen nommé Adimantus, qu’Augustin prit à partie dans son Contra Adimantum, mais qui apparaît aussi dans d’autres ouvrages d’Augustin. Celui-ci présente Adimantus comme un disciple de Mani et l’identifie à Addas, l’un des premiers adeptes du fondateur. La polémique d’Augustin contre Adimantus vise essentiellement les « controverses » (disputationes) que celui-ci avait rédigées contre la Loi et les Prophètes, et dans lesquelles il s’efforçait de montrer qu’ils contredisent les écrits évangéliques et apostoliques. Après un premier chapitre d’introduction, le Dr Van den Berg trace, au chap. II, un portrait d’Adimantus comme missionnaire manichéen. Il admet l’identification d’Adimantus avec Addas, ou Adda(i), suggérée par Augustin lui-même et par plusieurs sources manichéennes. Il esquisse ensuite une biographie d’Adimantus, dont il fait un marcionite converti au manichéisme. Il est vrai que l’argumentation biblique développée dans les Disputationes est à peu près la même que celle des Antithèses marcionites, mais il n’est guère d’autres éléments en faveur d’une telle hypothèse.

Le troisième chapitre de l’ouvrage est consacré à une reconstitution des Disputationes d’Adimantus à travers le Contra Adimantum d’Augustin, dont la structure fait l’objet d’une analyse qui montre qu’avec ses 28 capitula, cet ouvrage est une « collection d’arguments dépourvue d’introduction et de conclusion, une sorte d’opus imperfectum » (p. 70-71) dirigé contre les Disputationes d’Adimantus. L’A. retrouve aussi des attestations des Disputationes dans d’autres oeuvres d’Augustin, qu’il s’agisse des sermons, du Contra Faustum ou des deux commentaires sur la Genèse, adversus Manichaeos et ad litteram. Ce chapitre se termine par la reconstruction proprement dite du contenu des Disputationes d’Adimantus, soit les 28 « controverses » du Contra Adimantum et six autres, reconstituées à partir de bribes tirées de différents ouvrages d’Augustin. Ces matériaux fournissent la base documentaire du chapitre IV, dans lequel on trouvera une analyse des Disputationes : méthode, contenu et but. Une liste des 34 Disputationes indique les textes de l’Ancien et du Nouveau Testament qui sont confrontés l’un à l’autre et les sujets traités (p. 150151). L’analyse des arguments d’Adimantus suggère que les Disputationes seraient la mise par écrit, sous forme d’anthologie ou de résumé, de controverses orales destinées à stigmatiser l’attitude contradictoire des chrétiens catholiques qui s’obstinent à admettre l’autorité des Écritures juives à côté du Nouveau Testament.

Intitulé « The literary Context of the Disputationes », le cinquième chapitre de ce livre cherche à retrouver le legs littéraire (« the literary output ») d’Adimantus, qui, outre les Disputationes, aurait écrit des ouvrages dirigés contre le canon scripturaire catholique (p. 213). Les arguments de l’A. pour élargir le corpus littéraire d’Adimantus ne sont pas nouveaux. Il se base essentiellement sur la haute estime que porte le manichéen Faustus à Adimantus, sur le témoignage d’Héraclianus de Chalcédoine (apud Photius, Bibliothèque, cod. 85), selon lequel Titus de Bostra et Diodore de Tarse, croyant réfuter Mani, auraient de fait écrit, l’un contre les ouvrages d’Addas (= Adimantus), l’autre contre le Modion du même Addas, et sur l’attribution hypothétique des Kephalaia coptes à Addas. Les quelques pages du sixième chapitre présentent les conclusions de l’ouvrage et formulent des suggestions pour la recherche future. On accordera à l’A. que la reconstitution des Disputationes fournit une base solide pour l’étude du recours aux Écritures juives et chrétiennes par les manichéens. Une comparaison avec les livres III et IV du Contra Manichaeos de Titus de Bostra s’avérera sans aucun doute fructueuse de ce point de vue. Cette monographie constitue une synthèse très utile de ce que l’on peut savoir sur le manichéen Adimantus même s’il est parfois difficile d’en tirer des conclusions fermes tant l’A. a eu le (louable) souci de faire place à toutes les hypothèses, parfois contradictoires, suscitées par ce personnage[21].

Paul-Hubert Poirier

Éditions et traductions

19. Marius Victorinus, Explanationes in Ciceronis Rhetoricam. Édité par Antonella Ippolito. Turnhout, Brepols Publishers (coll. « Corpus Christianorum », « Series Latina », CXXXII), 2006, xcii-305 p.

Titulaire de la chaire de rhétorique de la ville de Rome sous le règne de l’empereur Constance, Marius Victorinus s’est converti au christianisme au milieu du quatrième siècle, alors que sa carrière était déjà florissante. Il composa ses Explanationes in Ciceronis Rhetoricam avant sa conversion. La présence de cette oeuvre dans une collection consacrée à la littérature chrétienne a ainsi de quoi surprendre. Mais quoi qu’il en soit, il convient de souligner la qualité du travail d’Antonella Ippolito qui nous en procure la première édition critique. Celle-ci remplace avantageusement celle de Halm incluse dans les Rhetores Latini Minores qui datait de la fin du dix-neuvième siècle[22]. Les nombreuses améliorations au texte sont manifestes. En effet, Halm n’avait utilisé que trois manuscrits, alors que cette édition en dénombre plus d’une quarantaine, sans compter les fragments et les éditions anciennes, dont certaines datent d’avant 1500. De plus, Ippolito respecte l’orthographe et la syntaxe propres du quatrième siècle plutôt que de chercher à les standardiser. Enfin, les lemmes du De Inventione de Cicéron sont clairement identifiés et imprimés en petites majuscules dans le corps du commentaire. L’éditrice a respecté l’état du texte cicéronien transmis par les manuscrits des Explanationes et nous présente donc le texte que Marius Victorinus avait sous les yeux au quatrième siècle de notre ère, plutôt que de chercher à le reconstituer tel qu’il avait pu être publié par Cicéron au premier siècle avant l’ère commune. Notons que la pagination de l’édition de Halm est indiquée dans les marges du texte édité.

La préface, l’introduction et les notes sont rédigées en italien. Le premier chapitre de l’introduction s’intéresse à l’histoire du texte et de sa réception. Le chapitre suivant donne un inventaire des témoins du texte et fait l’histoire de la tradition manuscrite. Six manuscrits importants qui ont servi de base à cette édition sont alors identifiés et décrits. Les notes, qui occupent une quarantaine de pages à la fin du volume, sont de nature éditoriale et discutent des caractéristiques du texte et de certaines variantes.

Quant au contenu de l’oeuvre elle-même, il consiste en un commentaire philosophique et systématique du De Inventione de Cicéron. Il s’agit vraisemblablement d’un reflet des leçons de rhétorique que donnait Victorinus. Il s’intéresse à la langue, au style et à l’articulation de la pensée de Cicéron. Afin de développer ses propres idées, Victorinus tire notamment des exemples de la littérature classique et de la mythologie. Fidèle à une habitude qu’il conservera dans ses oeuvres chrétiennes, il parsème le tout de mots, voire de phrases entières, en grec.

Tant pour la qualité du travail d’Ippolito que pour le contenu et la valeur de l’oeuvre de Victorinus, il est à souhaiter que cette belle édition attire l’attention des chercheurs sur le plus long commentaire d’une oeuvre rhétorique de Cicéron qui nous soit parvenu de l’Antiquité tardive.

Serge Cazelais

20. Hans-Gebhard Bethge, Johanna Brankaer, éd., Codex Tchacos. Texte und Analysen. Berlin, New York, Walter de Gruyter (coll. « Texte und Untersuchungen zur Geschichte der altchristlichen Literatur », 161), 2007, vii-485 p.

Est parue en 2007 dans la série « Texte und Untersuchungen » la première édition critique et traduction allemande des quatre traités préservés du codex Tchacos (ci-après CT), traités parmi lesquels se trouve le désormais célèbre Évangile de Judas.

Le volume s’ouvre sur une très brève introduction générale (p. 1-3), dans laquelle les éditeurs discutent sommairement du plan général du volume. Viennent ensuite les quatre traités du CT, La lettre de Pierre à Philippe, (La première apocalypse de) Jacques, L’Évangile de Judas et Le livre d’Allogène, pour chacun desquels on trouve 1) une courte introduction (voulue succincte par les éditeurs) ; 2) le texte copte (basé sur l’édition fac-similée de 2007[23] et pour lequel les éditeurs admettent avoir pris quelques libertés dans la restauration des lacunes) et sa traduction allemande (plus littérale que littéraire) ; 3) des index (mots coptes, mots grecs et noms propres) ; et enfin 4) des « observations » ou « notes détaillées » (Beobachtungen), qui ne sont pas, aux dires des éditeurs, des « commentaires » à proprement parler. Les éditeurs laissent plutôt la réalisation de tels commentaires à la recherche ultérieure.

La présentation, l’édition, la traduction, les index et les observations notées pour les quatre traités sont suivis d’un court essai (p. 419-442), qui cherche à voir dans le CT une « collection » (Der Codex Tchacos als « Sammlung »). Une liste des abréviations utilisées, une bibliographie et un index général (textes anciens, noms et thèmes) terminent l’ouvrage.

Le volume a certainement ses mérites : les éditeurs offrent au lectorat germanophone la première présentation et traduction allemande des quatre traités préservés dans le CT. Pour les deux traités pour lesquels il existe une copie à Nag Hammadi, à savoir La lettre de Pierre à Philippe (NH VIII,1) et La première apocalypse de Jacques (NH V,3), le volume donne une version synoptique fort utile des textes coptes et de leurs traductions allemandes. Les éditeurs sont également les premiers à avoir, dans un seul volume, fourni un commentaire, quoique limité, non seulement des traités pris individuellement, mais aussi du codex dans son ensemble. Dans cet essai, Brankaer analyse et approfondit la trame narrative, la protologie, la cosmogonie et l’anthropogonie, le thème de « l’existence dans le monde » et les éléments polémiques des quatre traités pris comme un tout. Elle voit dans les quatre traités du CT, et surtout dans la séquence qu’ils suivent, une compilation qui n’est pas le fruit du hasard.

Malgré leur bonne volonté, les éditeurs sont toutefois victimes de la date de leur entreprise. En 2007, ce qu’on savait des traités du CT était encore assez limité et embryonnaire, y compris d’un point de vue matériel. En effet, en 2009-2010 furent publiés plusieurs fragments de l’Évangile de Judas, certains assez longs, qui étaient restés entre les mains de l’antiquaire Bruce Ferrini[24]. Le travail d’édition et de traduction de ces fragments du CT, qui est toujours en cours, rend donc incomplètes, sinon obsolètes, les études parues avant cette date. Le volume intéressera néanmoins les chercheurs impliqués dans la recherche sur le CT en général, et sur l’Évangile de Judas en particulier, si ce n’est que par la qualité du travail accompli par Brankaer et Bethge.

Eric Crégheur

21. Katell Berthelot, Thierry Legrand, André Paul, éd., La Bibliothèque de Qumrân. 1. Torah. Genèse. Édition bilingue des manuscrits. Paris, Les Éditions du Cerf, 2008, xxxii589 p.

L’ouvrage que nous présentons ici est le premier volume des neufs volumes prévus d’une nouvelle collection. À l’origine de ce grand projet se trouve André Paul, spécialiste de la Bible et du judaïsme ancien et rabbinique, qui proposa aux Éditions du Cerf en 2003 de réaliser une édition de la totalité des manuscrits de Qumrân, avec textes originaux (hébreux, araméens et grecs) et nouvelle traduction française. L’initiative d’André Paul cherchait à combler un besoin de la recherche, puisqu’aucune édition française complète, avec introduction et notes, n’était encore disponible avant l’amorce de ce projet. Pour l’aider dans sa tâche, Paul recruta deux collaborateurs, Katell Berthelot, du CNRS, et Thierry Legrand, de l’Université Marc-Bloch de Strasbourg. Les trois responsables n’hésitèrent pas, nous dit-on, à faire appel à de jeunes chercheurs, certains encore doctorants, pour collaborer à l’entreprise. Il est intéressant de noter qu’une équipe québécoise travaille aussi activement au projet d’édition, sous la supervision de Jean Duhaime de l’Université de Montréal.

La brève introduction à la collection contient quatre parties : 1) « Une bibliothèque dissimulée dans des grottes », qui nous met en contexte[25] ; 2) « Une collection à la fois sélective et diversifiée », qui présente de façon générale le contenu des manuscrits de Qumrân ; 3) « Le chantier éditorial “La Bibliothèque de Qumrân” », où on nous expose les détails du projet. On y précise, entre autres, que le présent projet se distingue de ceux qui l’ont précédé dans la mesure où il entend présenter tant les textes bibliques (dans les cas où ils s’éloignent de manière significative du texte massorétique) que les autres textes, alors que la majorité des éditions antérieures ne se sont souvent limitées qu’aux textes non bibliques. On y explique aussi ce qui fait l’originalité de cette édition, à savoir le principe de classement retenu. Alors que les manuscrits de la mer Morte ont été traditionnellement classés par numéro de grotte ou par genre littéraire, les éditeurs de la Bibliothèque de Qumrân ont plutôt choisi d’organiser les textes par le lien qu’ils entretiennent avec les livres de la Bible hébraïque, de la Genèse aux Chroniques. 4) Dans la dernière partie de l’introduction, « Une publication selon trois ensembles : “La Loi, les écrits prophétiques, les autres écrits” », les éditeurs nous présentent la façon dont seront répartis les textes, à savoir en suivant le modèle de la Bible hébraïque. Pour chacun des volumes sont d’abord présentés les manuscrits bibliques du ou des livres traités par le volume, puis viennent les textes non bibliques qui se rattachent de manière thématique ou formelle à ce livre.

Les éditions des textes retenus sont celles parues dans la collection Discoveries in the Judean Desert, publiée à Oxford depuis 1955. Toutefois, si des publications ultérieures ont permis de corriger ou d’améliorer une lecture, les éditeurs nous assurent en avoir tenu compte. Dans le cas où un texte n’a jamais été édité dans la collection Discoveries in the Judean Desert, on a alors suivi l’editio princeps ou bien celle qui a semblé la meilleure aux yeux des éditeurs.

Le premier volume rassemble des textes qui évoquent des épisodes ou des personnages de la Genèse, le tout classé selon les chapitres du livre ou l’ordre d’apparition des personnages. Un des avantages du système de classification retenu pour la collection, c’est qu’il permet de constater rapidement certains faits intéressants, comme la place prédominante dans les manuscrits de Qumrân des traditions qui tournent autour d’Hénoch, de Noé, de Lévi et de Joseph, ou bien le fait qu’environ 50 % des compositions liées à la Genèse sont en araméen. Parmi les textes les plus importants de ce premier volume, mentionnons la Prière d’Énosh, le Livre d’Hénoch, le Livre des Géants ou la Naissance de Noé. Pour chaque texte, un titre explicite en français est donné, comme Histoire des Patriarches ou Histoire des Géants et de Noé, titres qui sont beaucoup plus éloquents que les titres courants donnés dans les éditions classiques, tels que 1QapGen/1Q20 ou 1QNoah. Ces derniers titres sont plutôt indiqués entre parenthèses après le titre français. Chaque texte a sa propre introduction, qui précise la ou les éditions utilisées, décrit le ou les manuscrits (nombre, état des fragments, problèmes de reconstitution, datation), fait l’histoire de la recherche (lorsque cela s’applique), présente les enjeux et tente de fournir des clés de compréhension. Quand cela est possible, on touche aussi aux questions relatives au genre littéraire, à la date de composition et aux relations avec les écrits bibliques ou de Qumrân. L’introduction propre à chaque texte est également accompagnée d’une fort utile, quoique courte, bibliographie. Après l’introduction, le texte est présenté sur deux pages, avec le texte original annoté à gauche, et la traduction française à droite, traduction qu’on a voulue fluide sans pour autant qu’elle ne masque les étrangetés de la syntaxe qumrânienne. La traduction est aussi accompagnée de notes, qui touchent essentiellement à des points de traductions.

Le volume se clôt avec un index des sources anciennes (Ancien et Nouveau Testament, Pseudépigraphes de l’Ancien Testament, Manuscrits de Qumrân, Littérature rabbinique et Autres sources anciennes) et un très utile « index des manuscrits », qui présente dans un tableau a) la référence au manuscrit, b) le titre français, c) le titre courant et d) la page à laquelle on trouve le texte dans le volume, par exemple : 1Q19 — Histoire des Géants et de Noé — 1QNoah — 249.

Nul n’est besoin de rappeler ici l’importance des manuscrits de la mer Morte, non seulement pour notre connaissance de la Bible hébraïque, mais aussi pour celle du contexte juif dans lequel le christianisme a vu le jour. Saluons donc la publication de cette nouvelle collection et l’énorme travail accompli par ses éditeurs. Au terme des neuf volumes projetés, étudiants et chercheurs francophones auront entre les mains un recueil exhaustif d’éditions et de traductions françaises de textes cruciaux pour notre connaissance non seulement du judaïsme du premier siècle, mais aussi du christianisme naissant.

Eric Crégheur

22. Tertullien, Le manteau (De pallio). Introduction, texte critique, traduction, commentaire et index par Marie Turcan. Paris, Les Éditions du Cerf (coll. « Sources Chrétiennes », 513), 2007, 254 p.

Avec ce volume, nous retrouvons toute la qualité scientifique propre aux livres de la collection « Sources Chrétiennes ». Le texte, très bien édité, est présenté par Marie Turcan, agrégée des Lettres et ancienne membre de l’École française de Rome. L’éditrice du texte commence son introduction en mettant l’accent sur le fait que Le manteau est généralement considéré comme l’ouvrage le plus énigmatique et le plus obscur de Tertullien. En fait, il s’agit d’un texte difficile à comprendre et certainement difficile à éditer et à traduire. Après ces considérations, Turcan fait une présentation détaillée des manuscrits dans lesquels le texte a été conservé, et fait une histoire de la recherche assez complète. L’éditrice discute ensuite de la date de composition de l’ouvrage, en reconnaissant que le texte lui-même nous donne des critères de datation indubitables, puis elle procède à la discussion de son contenu et de sa composition. Elle présente alors un plan détaillé du texte, plan qui s’appuie sur les principaux arguments utilisés par Tertullien lui-même. Après le texte latin et sa traduction française, clarifiés par des notes philologiques fort utiles, Turcan clôt le volume avec un index verborum.

Le traité de Tertullien est obscur au point où le lecteur peut se demander s’il se trouve vraiment devant un texte chrétien, malgré tout ce qu’affirme l’éditrice. Tertullien y fait l’éloge du manteau (pallio), l’habit classique des philosophes anciens. Selon les interprétations traditionnelles, il a un jour changé de vêtement, choisissant le manteau au lieu de la toge. Ce changement de vêtement pourrait métaphoriquement représenter le passage d’une condition de laïc à une condition de prêtre, ou bien simplement le passage de la religion païenne au christianisme, c’est-à-dire, de l’ancienne philosophie à la nouvelle philosophie, la philosophie par excellence. La défense du manteau faite par Tertullien repose fondamentalement sur quatre arguments : 1) le manteau est l’habit traditionnel des Carthaginois, alors que la toge est un habit importé ; 2) changer de vêtement appartient à la nature du monde, des bêtes et des hommes ; 3) porter le manteau n’a rien d’immoral ; 4) le manteau est supérieur à la toge, que ce soit du point de vue moral, pratique ou social. Tertullien conclut son ouvrage en invitant le manteau à se réjouir, car il a l’honneur d’habiller l’adepte d’une meilleure philosophie, c’est-à-dire un chrétien.

Julio Cesar Dias Chaves

23. Alberto D’Anna, Terza lettera ai Corinzi. Pseudo-Giustino, La Risurrezione. Milan, Edizioni Paoline (coll. « Letture cristiane del primo millennio », 44), 2009, 299 p.

Alberto D’Anna, chercheur au Département d’études du monde antique de l’Université « Roma Tre », s’est fait connaître par plusieurs études consacrées à la littérature chrétienne ancienne, dont une excellente édition commentée d’un traité Sur la résurrection attribué à Justin, mais que l’ensemble de la critique juge inauthentique, que nous avons eu l’occasion de signaler dans les pages de cette revue[26]. Dans l’ouvrage dont nous rendons compte maintenant, il édite, traduit et présente deux écrits qui partagent une thématique commune, celle de la résurrection de la chair. Il s’agit de la Troisième lettre de Paul aux Corinthiens (ci-après 3 Co) et du De resurrectione du Pseudo-Justin précédemment édité par lui. L’ouvrage s’ouvre par une longue introduction qui présente tout d’abord le binôme résurrection des morts/résurrection de la chair, puis les deux oeuvres qui font l’objet de l’étude. Suivent l’édition et la traduction de chacune d’elles, accompagnées d’un commentaire sous la forme d’une annotation infrapaginale.

Comme on le sait, la tradition manuscrite de 3 Co est plutôt complexe, puisque la correspondance est attestée par six manuscrits latins[27], de nombreux témoins arméniens, un papyrus copte[28], un commentaire attribué à Éphrem le Syrien et conservé en une version arménienne, et un certain nombre de citations dans la littérature syriaque[29], et, finalement, par un papyrus grec, le Bodmer X, publié en 1959. Pour ajouter à la complexité de la situation, 3 Co, en plus de circuler de façon autonome, avec ou sans cadre narratif, a été intégré aux Actes de Paul, comme en témoigne le papyrus copte de Heidelberg. Pour son édition, A. D’Anna a choisi de s’en tenir au texte grec du Bodmer X, ce qui, à défaut de donner une image satisfaisante de la tradition textuelle de 3 Co (sur laquelle on se reportera à l’Appendice I, p. 243-251), permet de comparer cet écrit au Pseudo-Justin et aux autres sources grecques invoquées. Pour le De resurrectione, D’Anna reproduit le texte qu’il a lui-même publié en 2001.

La section de l’introduction consacrée à 3 Co s’intéresse tout d’abord au contenu et à la structure de la correspondance apocryphe entre Paul et les Corinthiens. D’Anna souligne la difficulté qu’il y a à attribuer celle-ci à l’un ou l’autre des genres de la rhétorique ancienne, tant est marqué le caractère polémique des deux lettres qui la composent. La tradition du texte est ensuite considérée, et l’A. y revient dans l’appendice déjà mentionné. Sur le point de la doctrine et de l’identité des adversaires visés par la correspondance, l’A. note que plusieurs des éléments doctrinaux qu’on y trouve — le dithéisme, l’antijudaïsme, le docétisme, la conception négative du corps et le simple fait de la création d’un pseudépigraphe paulinien — laissent deviner à l’arrière-plan des adversaires gnostiques ou marcionites. Dans cette perspective, D’Anna retient, comme celle qui semble la plus convaincante, la proposition avancée par Willy Rordorf [30], qui voit dans les adversaires de 3 Co les gnostiques satorniliens que combat Irénée de Lyon en Adversus haereses I,24,1-2. Il y a en effet des rapprochements à faire entre ce que rapporte Irénée et ce qu’on lit en 3 Co. Mais cela suffit-il pour conclure à une identification ? Je rappelle que Steve Johnston, dans son mémoire de maîtrise et dans un article qui a suivi [31], a montré, de façon convaincante, à mon avis, que 3 Co est construit sur le modèle d’une notice hérésiologique (un ἔλεγχος suivi d’une ἀνατροπή) et que l’oeuvre obéit à une intention polémique générale sans viser des adversaires précis ou, à tout le moins, précisément identifiables. Quoi qu’il en soit de cette question, D’Anna offre une étude détaillée de la position doctrinale de l’auteur de la correspondance sur les points suivants : le langage de la sarx, l’histoire du salut et la christologie. D’Anna termine la présentation de 3 Co en évoquant le contexte qui a présidé à la construction de ce pseudépigraphe paulinien. Il situe la composition de 3 Co en Syrie occidentale, au début du deuxième siècle, datation qui paraît vraisemblable, peu importe la pertinence du rapprochement avec les satorniliens d’Irénée. On placera en tout cas 3 Co dans un milieu, qu’il s’agisse de celui du destinataire ou de celui de ses adversaires, qui valorisait la figure de Paul et dans lequel une affirmation comme celle de 1 Co 15,50, sur la chair et le sang qui ne saurait hériter du Royaume de Dieu, devait porter à discussion.

La présentation du De resurrectione du Pseudo-Justin occupe la troisième partie de l’introduction. Cette oeuvre n’a pas été transmise de manière autonome, mais plutôt sous la forme de trois morceaux intégrés aux Sacra Parallela, le grand florilège byzantin basé sur les Hiera de Jean Damascène. L’analyse de D’Anna montre qu’entre les trois extraits cités, il n’y a pas dû y avoir une perte significative de matière. Le De resurrectione obéit, par sa facture, aux règles de la rhétorique ancienne. Dans la narratio (chap. 2) et l’argumentatio (chap. 3-9), l’auteur anonyme expose les objections formulées à l’encontre de la foi en la résurrection de la chair : impossibilité physique, inconvenance en raison de l’infériorité ontologique et du caractère peccamineux de la chair, et absence, dans les Écritures, de la promesse de sa résurrection. Quant aux propagandistes de ces objections, D’Anna propose d’y voir, non des gnostiques ou des marcionites, mais des chrétiens. On pourrait discuter l’à-propos de l’opposition instaurée entre chrétiens, d’une part, et gnostiques ou marcionites, d’autre part, qui vaut plus ou moins (et moins que plus, en ce qui me concerne) pour les deuxième et troisième siècles, mais on concédera que l’auteur du De resurrectione semble considérer ses adversaires comme appartenant au même groupe que lui, nonobstant leur opposition à la résurrection de la chair. L’analyse de l’oeuvre met en lumière (p. 109-114) les rapprochements avec Justin et Galien, notamment, pour ce dernier, ce qui a trait à la valorisation du cosmos et au critère de vérité, fondé sur l’expérience sensible, à l’encontre des sceptiques, critère que l’auteur du traité combine à celui de « la parole de la vérité » (ὁ τῆς ἀληθείας λόγος), qui prend le relais de l’expérience sensible, là où, pour le philosophe, commence le registre de la δόξα, de l’opinion. Quant à la situation historique du De resurrectione, D’Anna considère comme probable que Tertullien s’en soit servi pour la rédaction de son De resurrectione carnis, ce qui procure un terminus ante quem en 211-212. Le terminus post quem se situerait vers ou peu après 170, si l’on considère que Galien s’installe à Rome en 162 et que Justin meurt vers 165. Chrétiens appartenant à la « Grande Église » (de « carattere ecclesiastico », p. 127), que le Pseudo-Justin ne qualifie jamais d’hérétiques malgré leur refus d’accepter la résurrection de la chair, les adversaires s’apparentent, d’après D’Anna, à ceux que vise Irénée au livre V de l’Adversus haereses. L’auteur qui s’abrite sous l’autorité de Justin compterait, quant à lui, au nombre des disciples de celui-ci, dont il continuerait le « projet culturel » (p. 134). Dès lors, Rome apparaît comme le lieu le plus vraisemblable pour la rédaction du traité. Les dernières pages de l’introduction (139-147) rassemblent quelques éléments de synthèse sur les ressemblances et les différences entre 3 Co et le De resurrectione. De part et d’autre, on relève chez les adversaires une même opposition à la résurrection de la chair, mais diversement justifiée : d’un côté, cette opposition se fonde sur un présupposé gnostique, de l’autre, sur une conception du monde à deux niveaux, qui institue une différence ontologique fondamentale entre le corps et l’âme sans pour autant donner dans l’anticosmisme. Dans les deux cas, les adversaires tiraient argument de Paul, notamment de 1 Co, ce qui montre l’importance des affirmations pauliniennes dans le débat sur la résurrection de la chair au deuxième siècle.

L’édition et la traduction des deux oeuvres sont suivies de huit appendices. À la suite du premier, signalé ci-dessus, les appendices II et III sont consacrés à l’histoire de la recherche sur l’identité des adversaires combattus en 3 Co et De resurrectione, le quatrième, à quelques éléments lexicaux du De resurrectione, le cinquième, à l’épistémologie du De resurrectione et à ses liens avec le moyen-platonisme, le sixième, au dossier irénéen des adversaires de la résurrection de la chair, le septième, à la relation entre le traité du Pseudo-Justin sur la résurrection et celui de Tertullien, le huitième, enfin, aux citations évangéliques du De resurrectione. Les quatre citations synoptiques examinées témoignent d’un texte harmonisé sur celui de Luc et qui, pour Lc 24,42, en De res. 9,3, où le ressuscité mange du poisson et du miel, pourrait être apparenté au Diatessaron de Tatien, mais il faut reconnaître qu’il s’agit là d’une variante très largement répandue.

Cet ouvrage d’Alberto D’Anna, en plus de procurer une étude nouvelle de 3 Co et du Pseudo-Justin, constitue une contribution notable à l’histoire du thème de la résurrection de la chair au deuxième siècle et des débats auxquels cette croyance a donné lieu dans les différents quartiers de l’horizon chrétien.

Paul-Hubert Poirier

24. Jérôme, Les hommes illustres. Introduction, traduction, notes, guide thématique, glossaire et tableau chronologique par Delphine Viellard, index biblique par Élise Gillon. Paris, Migne (coll. « Les Pères dans la foi », 100), 2010, 212 p.

Rédigé à Bethléem en 393, le De uiris inlustribus de Jérôme est, sur le plan formel, une oeuvre unique dans la littérature chrétienne ancienne, même si elle ne manque pas de modèles — Suétone, Cornélius Népos, Eusèbe de Césarée — que l’auteur mentionne dans sa préface. Il s’agit d’une collection de cent trente-cinq notices bio-bibliographiques consacrées aux personnages ou aux « auteurs » qui ont illustré les quatre premiers siècles chrétiens, depuis Simon Pierre jusqu’à Jérôme lui-même qui ne se prive pas, en terminant, de communiquer au lecteur la liste des ouvrages qu’il a composés à ce jour. Si certaines des notices n’apportent rien de neuf, la plupart du temps parce qu’elles reprennent ou résument des informations connues par ailleurs, d’autres, et elles sont nombreuses, fournissent des renseignements uniques, des précisions inédites, notamment pour la chronologie des « auteurs » retenus ou pour la connaissance de leur héritage littéraire, dont certaines oeuvres ne sont connues que par l’énoncé des titres que donne Jérôme. Il va sans dire que cet opuscule demeure une source importante de l’histoire littéraire chrétienne, au même titre que l’Histoire ecclésiastique d’Eusèbe de Césarée. On peut donc se réjouir de disposer maintenant d’une traduction française moderne du De uiris, la première depuis celle, vieillie et insatisfaisante, de J. Bareille. Cette traduction a été établie sur l’excellente édition d’Aldo Ceresa-Gastaldo[32], qui a supplanté celle d’E.C. Richardson (Leipzig, 1896). La traduction est précédée d’une introduction qui esquisse une biographie de Jérôme, rappelle son activité littéraire avant la composition du De uiris et présente l’oeuvre. Plus de six cents notes infrapaginales accompagnent la traduction et en facilitent la lecture. Selon le modèle de la collection, l’ouvrage se termine par un guide thématique, un tableau chronologique, un glossaire, une bibliographie et un index biblique. Il manque cependant l’index le plus utile, soit une liste alphabétique des personnages ou auteurs dont traite le De uiris. S’il n’y a rien à redire à la traduction, lisible et précise, l’introduction et l’annotation manquent parfois de précision ou donnent des informations fausses. C’est ainsi que Bardesane est présenté comme « écrivain syrien copte » (p. 32), que l’éditeur du De uiris est rebaptisé Castaldo-Ceresa (p. 41), que le Contra Christianos de Porphyre est déclaré perdu, alors qu’il en subsiste un bon nombre de fragments (p. 53), que Jacques, frère de Jésus, devient son « cousin germain » (p. 59, n. 22), qu’on affirme qu’il ne subsisterait qu’un seul fragment du Diatessaron de Tatien (p. 98, n. 216), qu’il n’est pas mentionné où Jérôme affirme qu’Antoine n’écrit pas « dans la langue des doctes » (p. 149, n. 475) et qu’on apprend que Titus serait « originaire de Bostra » (p. 157, n. 512). Si les catégories d’hérétique et d’hérésie sont bien celles de Jérôme dans son De uiris, il est surprenant que la traductrice les reprenne naïvement à son compte, au point de faire de Mani, dans le glossaire, « l’hérétique le plus célèbre du 3e siècle » (p. 201). Malgré ces lacunes, cet ouvrage rendra service en permettant aux lecteurs francophones d’avoir désormais un accès plus facile à une oeuvre essentielle de la littérature patristique.

Paul-Hubert Poirier

25. Christoph Burchard, A Minor Edition of the Armenian Version of Joseph and Aseneth. With an Index of Words by Joseph J.S. Weitenberg. Leuven, Paris, Walpole, Mass., Peeters (coll. « Hebrew University Armenian Studies », 10), 2010, vii-211 p.

Le roman judéo-hellénistique intitulé Joseph et Aséneth est un écrit pseudépigraphique dont le point de départ est le récit de la Genèse sur Joseph, le fils de Jacob. Divisé en vingt-neuf chapitres, ce roman raconte, dans une première partie (chap. 1-21), le mariage de Joseph avec Aséneth, la fille du grand-prêtre d’On (Héliopolis en grec), Pentéphrès, et s’insère ainsi entre Gn 41,46-49 et 41,50-52. La seconde partie, aux chap. 22-29, s’ouvre avec l’arrivée en Égypte de Jacob et de sa famille (Gn 41,53 et suiv.) et rapporte comment le fils aîné de Pharaon, aidé par les « mauvais frères » de Joseph, Dan, Gad, Nephtali et Asher, cherche à l’assassiner et à enlever Aséneth. Le complot est déjoué par les « bons frères », Lévi et Benjamin ; celui-ci blesse mortellement le fils de Pharaon, qui meurt de chagrin. Joseph règne alors sur l’Égypte pendant quarante-huit ans, après quoi il remet la couronne au fils cadet de Pharaon, qui n’était qu’un bébé au moment de la mort de son père.

La grande majorité des critiques est d’avis que Joseph et Aséneth a été composé en grec, dans la Diaspora, entre la fin du deuxième siècle avant notre ère et le début du deuxième siècle après, comme une apologie de la religion juive. Même si l’oeuvre n’est pas autrement mentionnée dans la littérature juive, elle a connu une immense fortune dans la littérature chrétienne. Transmise par seize manuscrits grecs, elle est également attestée par des versions anciennes en syriaque, arménien et latin (sous deux formes différentes), et par des remaniements en serbo-slave, néo-grec et roumain, ainsi que par les traces d’une version éthiopienne perdue. Tous ces témoins semblent remonter à un archétype grec commun que l’on a diversement cherché à reconstruire. Christoph Burchard s’est patiemment attaqué à cette tâche depuis une quarantaine d’années, dans une série de contributions rééditées en 1996, et dans des publications ultérieures, dont une édition critique parue plus récemment[33]. Au sein de tous les témoins de Joseph et Aséneth, la version arménienne se distingue à deux points de vue. Elle offre d’abord une traduction intégrale et fidèle d’une Vorlage grecque qui serait notre meilleur témoin du texte si elle avait été conservée. Elle constitue ensuite une production littéraire arménienne qui mérite d’être considérée comme telle mais qui a malheureusement été quasi totalement négligée jusqu’aujourd’hui. La tradition manuscrite est importante (49 manuscrits, dont quatre sont présumés perdus et six demeurent inaccessibles), et plusieurs questions doivent être résolues avant qu’on puisse envisager la publication d’une véritable édition critique. À défaut de celle-ci, C. Burchard a produit une editio minor établie sur un choix de dix-huit manuscrits, tous collationnés pour le chapitre premier, ce nombre ayant été réduit à douze pour les chapitres 2 à 29. Il en résulte une édition de travail qui fournit un texte fiable d’un témoin qui, avec le syriaque et la deuxième version latine, remonte à une forme de Joseph et Aséneth antérieure au sixième siècle. Cette editio minor représente donc un précieux instrument de travail pour la recherche sur cet apocryphe. Le texte est accompagné d’un apparat critique des témoins manuscrits retenus et suivi d’un index verborum complet. L’inventaire des manuscrits de la version arménienne de Joseph et Aséneth dressé par C. Burchard servira aussi à l’étude d’un autre apocryphe consacré au patriarche, la Vie de Joseph transmise sous le nom d’Éphrem le Syrien, qui figure souvent dans les mêmes manuscrits que le Joseph et Aséneth arménien[34]. Le prof. Burchard mérite toute notre reconnaissance pour cette belle contribution à la recherche sur la littérature religieuse judéo-hellénistique.

Paul-Hubert Poirier

26. Peter Hubai, Koptische Apokryphen aus Nubien. Der Kasr el-Wizz Kodex. Übersetzt von Angelika Balog. Berlin, New York, Walter de Gruyter (coll. « Texte und Untersuchungen zur Geschichte der altchristlichen Literatur », 163), 2009, 34 planches photographiques, xvi-224 p.

Comme le fait remarquer l’A. au début de son avant-propos, il n’est pas donné à tous les jours à un chercheur de mettre la main sur un texte tout à fait inconnu relatif aux traditions sur Jésus qui se sont développées dans le christianisme ancien. De fait, le texte qui fait l’objet de cette édition n’était pas complètement inconnu, il était même exposé publiquement depuis plusieurs années dans une vitrine du Musée copte du Vieux-Caire, où il avait été identifié comme un livre de prières (sous le numéro d’inventaire 6566). Il aura fallu que Peter Hubai, lors d’une visite au musée, en 1991, se donne la peine de lire le texte figurant sur la page à laquelle était ouvert le manuscrit pour soupçonner qu’il s’agissait de tout autre chose que d’un eucologe : « Un discours (λόγος) que notre Sauveur et notre maître (δεσπότης) Jésus le Christ a enseigné à ses saints (et) glorieux apôtres, avant qu’il ne soit enlevé (au ciel), au sujet de la puissance, (et le texte continue ainsi sur la page suivante : de l’assurance [παρρησία] et de la manière d’être [πολιτεία] de la croix glorieuse et vivifiante, dans la paix de Dieu) » (p. 3,14,5). Les soupçons de Hubai seront confirmés une fois qu’il aura eu accès à ce petit (10 x 17 cm environ) codex de parchemin, contenant 17 folios et 34 pages, de 10-11 lignes à la page pour les pages inscrites, soit 3-33, la première page étant vide et la p. 2 prise entièrement par une croix enluminée, comme la p. 34. Sur le plan du contenu, le codex contient deux oeuvres, tout d’abord le logos sur la croix dont nous venons de citer l’incipit (p. 3-23), suivi d’une seconde pièce, anépigraphe, qui commence ainsi : « Il arriva un jour, alors que le Sauveur était assis sur le mont des Oliviers, avant que les Juifs sans-loi (παράνομος) ne le crucifient, que nous étions rassemblés avec lui. Il répondit et dit : “Ô mes membres saints, rassemblez-vous autour de moi et je chanterai un hymne à la croix et vous, vous répondrez après moi” » (p. 24,125,2). Hubai a intitulé les deux oeuvres respectivement « Das Wort des Erlösers vom (ou : über das, p. 51) Kreuz » (WdE), « Le Discours du Sauveur au sujet de la croix », et « Der Tanz des Erlösers um das Kreuz » (TdE), « La Danse du Sauveur autour de la croix », en raison de la suite du texte, où on assiste effectivement à une danse du Sauveur autour de la croix.

Si ce manuscrit était inconnu au moment de sa redécouverte par Peter Hubai, il s’est cependant avéré par la suite appartenir à un ensemble de textes, connus depuis longtemps ou plus récemment (ré)apparus. Tout d’abord, le Discours (WdE) trouve un parallèle très étroit dans un manuscrit vieux-nubien (le Berlin Or 1020), appelé « Stauros-Text », ou « Texte de la croix », en raison de sa thématique. Quant à la Danse du Sauveur (TdE), écrit composé d’invocations de Jésus adressées à la croix autour de laquelle il danse, auxquelles les apôtres répondent par Amen, il entretient des rapports non moins étroits avec le soi-disant « Évangile du Sauveur », pour reprendre le titre que ses éditeurs ont donné au Papyrus Berol. 22220[35], et avec un « fragment évangélique » connu depuis le début du vingtième siècle, par un papyrus de Strasbourg. D’après S. Emmel, le papyrus de Berlin et celui de Strasbourg seraient les deux morceaux d’un même « évangile inconnu[36] ». Par ailleurs, les motifs de la danse et d’un hymne alternant invocation et réponse permettent de rapprocher la Danse du Sauveur de l’hymne des Actes de Jean, aux chap. 94-96[37]. Une parenté existe également entre la Danse et le Livre de la Résurrection de Jésus-Christ par l’apôtre Barthélemy (ou Livre de Barthélemy)[38], sur le plan de la construction hymnique de certaines sections de l’écrit et de son vocabulaire. Comme on le voit, le codex édité et présenté par Hubai appartient à un réseau complexe de relations littéraires et thématiques, et le fait que ce nouveau témoin soit désormais disponible va obliger à revenir sur certaines questions, de datation, notamment, touchant les textes avec lesquels il est apparenté. Malheureusement, la manière dont Hubai présente au lecteur les éléments du dossier, aux p. 50-76, n’est pas d’une clarté fulgurante. Le lecteur se perd souvent alors qu’on passe d’un écrit à l’autre pour y revenir par la suite ; à certains endroits, un simple renvoi à un numéro de la Clavis Patrum Graecorum, par exemple, aurait contribué à clarifier quelque peu la situation.

Un mot, maintenant, sur l’ouvrage de Hubai et ses différentes parties. L’A. présente tout d’abord le lieu de la découverte du codex, Kasr el-Wizz, situé en Égypte, à la frontière du Soudan, donc en Nubie, à proximité des hauts lieux du christianisme nubien, comme Faras et Serra (voir la carte, p. xvii). Suivent, aux p. 9-16, l’édition et la traduction du codex, données de manière quasi diplomatique, en reproduisant la mise en page du manuscrit. Viennent ensuite un ensemble de chapitres non numérotés qui abordent les points suivants : le codex et les circonstances de sa découverte (à l’hiver 1965, lors d’une campagne de fouilles menée par l’Oriental Institute de l’Université de Chicago) ; la description codicologique du manuscrit (1 folio + 3 binions + 1 singulion + 2 folios indépendants) ; l’écriture (chacune des lettres coptes fait l’objet d’une description, illustrée par un tableau paléographique aux p. 34-35). De brèves sections portent ensuite sur les initiales, les corrections apportées par le scribe, la graphie des nomina sacra, les enluminures et les particularités linguistiques. La présentation des deux textes préservés par le codex et édités par Hubai occupe les p. 47-76, Ces pages très denses auraient gagné en clarté si on les avait pourvues de sous-titres. Les citations et allusions bibliques font par après l’objet d’une analyse suivie d’un inventaire disposé selon l’ordre du codex. Le deuxième écrit, la Danse du Sauveur, est divisé en quatre parties, hymnes (ὕμνος) adressées à la croix ou danses (χορεία) autour de la croix. Hubai consacre à ces sections une étude détaillée (p. 87-101). L’avant-dernier chapitre (« La question de la rédaction au témoignage d’autres apocryphes ») de ce que l’on peut considérer comme l’introduction au codex revient sur la relation de celui-ci avec les textes parallèles mentionnés ci-dessus, soit le fragment de Strasbourg (synopse, p. 102), le Livre de Barthélemy (p. 104) et l’Évangile du Sauveur (p. 104-105, 107-108). Dans le cas du premier écrit du codex de Kasr el-Wizz, le Discours du Sauveur, le parallèle avec le papyrus vieux-nubien Berol. Or 1020 est d’une autre nature, puisqu’il s’agit d’une autre version du même texte, sans qu’on puisse conclure que le copte traduit le vieux-nubien ou l’inverse. La dernière question qu’examine l’A. avant de passer au commentaire des textes est celle de la datation et du lieu de composition des deux écrits, le Discours (WdE) et la Danse du Sauveur (TdE). Il estime tout d’abord que la copie du manuscrit doit se situer vers 850 (± 30 ans). Quant à la date des textes qu’il contient, elle doit être postérieure à la version sahidique de la Bible, qu’ils citent, et même à la « découverte » de la croix par Hélène, dont la légende apparaît dans la seconde moitié du quatrième siècle. Pareillement, les textes parallèles à la Danse pointent tous vers le quatrième siècle. Ce qui ne signifie pas qu’on puisse situer à cette époque la composition des écrits du codex de Kasr el-Wizz. Aucune datation entre le cinquième et le neuvième siècle ne saurait être exclue. Pour ce qui est du lieu d’origine, le plus vraisemblable reste l’Égypte ou même la Nubie, à la condition de situer la composition des textes après le sixième siècle, ce qui est tout à fait envisageable, davantage, en tout cas, qu’une datation haute, par exemple au quatrième siècle.

L’ouvrage se termine par le commentaire des deux écrits transmis par le codex de Kasr el-Wizz. Les textes sont divisés en sections relativement brèves, comportant à chaque fois la reproduction du texte copte commenté et sa traduction. Le commentaire accorde beaucoup d’attention à l’interprétation des expressions et des termes caractéristiques des deux écrits, en considérant toutes les interprétations possibles, même les plus théoriques, ce qui conduit parfois à des développements démesurés qui n’éclairent pas vraiment les textes. Mais on aurait mauvaise grâce à se plaindre de cette abondance : le commentaire est bien documenté et il fournira ample matière aux futurs chercheurs. Il en va de même de l’index exhaustif des mots coptes et gréco-coptes, et surtout de la splendide série de planches photographiques en couleurs qui terminent l’ouvrage et qui offre une reproduction, en taille réelle, de la totalité du codex. Il s’agit donc d’une excellente editio princeps d’un petit mais néanmoins important manuscrit qui n’a pas fini de susciter l’intérêt des spécialistes. Il faut être reconnaissant à Peter Hubai d’avoir fait paraître cette version allemande aussi rapidement après la première publication de son travail, en hongrois, en 2006 [39].

Paul-Hubert Poirier

27. Origène, Commentaire sur l’Épître aux Romains. Tome 1 : Livres I et II. Texte critique établi par C.P. Hammond Bammel, introduction par Michel Fédou, traduction, notes et index par Luc Brésard. Paris, Les Éditions du Cerf (coll. « Sources Chrétiennes », 532), 2009, 445 p.

Michel Fédou, agrégé de lettres au Centre Sèvres — Facultés jésuites de Paris — et Luc Brésard, moine de l’Abbaye de Cîteaux, nous offrent ici la toute première traduction française du texte latin du Commentaire d’Origène sur l’Épître aux Romains. En plus de couvrir les deux premiers tomes du Commentaire d’Origène, ce volume fait office d’introduction générale aux dix livres que compte l’ensemble de cette composition origénienne. Cette publication est ainsi une véritable oeuvre de référence et présente des prémices essentielles pour la compréhension des livres III à X, qui seront publiés ultérieurement. Les sujets touchés dans cette introduction concernent l’analyse théologique du document, son legs à la postérité, la tradition manuscrite du texte et les principes d’édition. Le texte latin traduit par Brésard reprend celui établi par Caroline P. Hammond Bammel dans son édition allemande du Commentaire[40], dont il a toutefois modifié la ponctuation. Il s’en est également inspiré pour la division en chapitres.

Le Commentaire qui est ici traduit, composé dans les dernières années de la vie d’Origène, soit vers 243 à Césarée de Palestine, est en fait une adaptation latine réalisée par Rufin d’Aquilée vers les années 405-406. Il ne nous reste en effet que des fragments épars de l’oeuvre grecque. L’abrégé de Rufin, même s’il est réduit de moitié par rapport au texte original d’Origène, en plus d’être augmenté d’ajouts personnels dans certaines sections, a l’avantage de nous être parvenu in extenso. Mais, à l’évidence, le contexte de rédaction diffère. En effet, Origène fait l’exégèse des propos de Paul à la lumière des polémiques de son temps, notamment en s’en prenant à des croyances professées dans des milieux gnostiques, marcionites ou docètes (p. 16). Le compendium de Rufin dénote, quant à lui, des préoccupations visant à combattre l’arianisme et trahit l’arrivée imminente de la crise pélagienne. Par conséquent, la critique à l’égard de Rufin fut teintée de controverses, la question de sa fidélité aux pensées d’Origène apparaissant toujours en filigrane. Il passe ainsi de « faussaire » à « l’un des plus grands traducteurs chrétiens ». Il fut cependant démontré que l’écrivain d’Aquilée adopta la même disposition que le théologien grec en présentant une citation du ou des versets expliqués, et qu’il tenta, malgré ses ajouts, de rester fidèle à l’entreprise initiale. Le constat des dernières années tend ainsi à affirmer que Rufin nous a offert une synthèse fort utile qui demeure une source valable, car son oeuvre permet de retrouver des pans entiers des préoccupations origéniennes (p. 91).

En ce qui concerne le texte latin et sa traduction, la composition présente d’abord une préface d’Origène, dans laquelle il exprime sa grande admiration pour Paul, qu’il considère au faîte de la perfection dans cette lettre écrite à dessein de combattre les hérétiques. Une notice mentionne ensuite tous les passages de l’Épître qui y sont cités. Suit alors le préambule de Rufin, auquel succède l’analyse exégétique des citations de l’apôtre, qui sont insérées en caractères italiques. Chaque chapitre — 22 pour le premier recueil et 10 pour le second — contient des sous-sections avec des titres résumant le thème exploré. Ces divisions, qui sont claires et qui s’enchaînent de façon rigoureuse, permettent à l’exégète de transmettre sa réflexion à l’égard des écrits pauliniens en insistant sur plusieurs notions, telles que l’importance de la compréhension spirituelle des Écritures, la bonté de Dieu et la justesse de son jugement, la liberté humaine, le péché, la loi de Moïse et les autres lois, les Juifs et les païens, ainsi que l’homme extérieur et intérieur.

Cette édition bilingue et sa suite (déjà, les livres III et IV viennent de paraître en septembre 2010) permettront d’approfondir les études entamées depuis le vingtième siècle sur la manière dont l’Église ancienne incorporait les écrits pauliniens afin de clarifier des questions d’ordre théologique. Ce livre s’adresse à un public avisé, conscient des problématiques des époques concernées et de la portée des sujets abordés. Les auteurs ont pris soin d’insérer une bibliographie récente, rédigée par des spécialistes reconnus, afin que cet ensemble constitue un ouvrage complet, bien que les extraits grecs du Commentaire aient été omis.

Nadia Savard