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Cet article, qui n’entend certainement pas faire le tour de l’oeuvre de Louis Bouyer, ni en présenter un quelconque résumé, voudrait plutôt essayer ceci : en cherchant à approcher ce qui est le propre de ce théologien, élucider un aspect qui, sur le plan de sa christologie et de sa doctrine de Dieu, semble marquer son oeuvre et pourrait bien lui être caractéristique de par la place propre qui fut la sienne au sein de la période historique de l’Église dans laquelle il a évolué.

Pour manifester et élucider cet aspect caractéristique, comment procéder ? En partant d’un constat très général : il n’est pas rare que les premiers livres produits par un auteur offrent avec simplicité la possibilité de saisir d’où il part et ce qu’il voit, quelle est sa perspective propre, sa vision centrale. Or cela, d’autres commentateurs déjà ont pu le noter, se vérifie chez Bouyer. Plusieurs de ses premiers livres contiennent, au moins en germe, la plupart des grands développements futurs. Parmi ces livres, nous retiendrons celui de 1945 sur Le mystère pascal [1] (« mon premier livre spécifiquement catholique[2] »), qui nous paraît être de fait particulièrement représentatif. Évidemment, les travaux qui suivent, nombreux et variés[3], ne sont pas réductibles ; ils ont chacun leur richesse en soi ; ils apporteront, avec leur profusion de matériaux, des approfondissements sans nombre, beaucoup de compléments ; mais précisément dans une forme de maturité, de développement de l’origine[4].

Après quelques données générales sur Bouyer, nous parcourrons Le mystère pascal, et avec le recul dont nous bénéficions aujourd’hui, tenant compte aussi de la manière dont l’aspect que nous allons étudier se retrouve manifestement dans les autres ouvrages jusqu’aux derniers, nous essaierons d’élucider le rapport de Bouyer aux deux pôles théologiques majeurs entre lesquels historiquement il nous apparaît se tenir en quelque sorte comme un maillon.

I. Retrouver un Dieu d’Amour, vivant

On peut certainement et sans exagération indiquer déjà ce que fut l’apport majeur de Bouyer dans le contexte historique et ecclésial qui fut le sien, en disant qu’à sa manière, avec sa théologie, il était de ces auteurs qui permettaient de retrouver un Dieu d’Amour vivant, une relation d’Amour vivante avec Dieu. Il est juste de reconnaître ceci, qui à l’époque fut reçu par beaucoup comme une « bouteille d’oxygène » dans l’Église.

En contraste marqué avec la théologie dominante des années 1940 et 1950, jamais en effet, Bouyer ne part de purs concepts ; il part au contraire d’une théologie vécue. Il s’agit, chez lui, tout de suite de vie chrétienne, non d’abord de réflexion abstraite. Et la porte d’accès principale est la liturgie. Celle-ci laisse la première place à la Parole de Dieu, à l’Écriture. Immédiatement, donc, nous entrons dans quelque chose de vivant, de relationnel, parce que nous sommes dans la relation d’alliance, de dialogue entre Dieu et l’homme, dans l’Église. Cette relation de dialogue comporte la liberté, des deux côtés. Elle laisse place à l’Amour. Parce qu’il y a un dialogue entre deux personnes, parce que, avant même cela, est prise en compte la différence, alors l’Amour dont il s’agit ici est un Amour vivant, dans le respect du je et du tu. Cela a apporté une nouvelle respiration dans l’Église. Et cela explique que tant de personnes se soient retrouvées dans cette théologie. C’était là un Dieu vivant, un Dieu d’Amour, proche de l’homme.

Tout ceci se traduit dans un mouvement général de retour aux sources (donc aux Pères, à l’origine vivante), dans une attitude qui est elle-même dialogale. Bouyer rouvre d’une certaine façon une école d’humilité. L’enjeu est d’entendre la Parole avant qu’elle ne se perde, avant qu’elle ne perde de sa vitalité. Par l’Écriture, Bouyer fait retrouver « la saveur des premiers amours », qui s’est étiolée au fil du temps. À l’opposé des concepts qui éloignent de la Parole de Dieu, et plutôt que de se perdre dans les méandres de la raison, Bouyer ramène à l’essentiel, à la Parole de Vie qui dans son dépouillement livre l’Amour, ses exigences, et sa miséricorde.

Et pourtant, on va le voir, Bouyer, au départ, est tout pétri de saint Thomas.

C’est pourquoi chez lui, au milieu même de la richesse si remarquable de perspectives qui sont inlassablement ouvertes, et veulent être complémentaires, un certain « va-et-vient » de la pensée va se laisser repérer, qui, il nous semble, lui est très caractéristique.

Le parcours de sa méditation sur la liturgie du triduum pascal va nous permettre de saisir de façon vivante, comme « en temps réel », le va-et-vient dont nous parlons, cette oscillation incessante ; en quoi finalement Bouyer est l’expression d’un dilemme ; en quoi il est en quelque sorte, historiquement, un « maillon » entre deux grands pôles.

Pour qui ouvre le livre de Bouyer sur Le mystère pascal — un livre qui, même soixante ans après, se révèle être de grande valeur —, une chose, d’emblée, s’impose : le sens (profond, vivant, priant) de l’Église. Partout, dans ce livre, il s’agit d’« écouter la voix de l’Épouse, la voix de l’Église parlant de son Christ, mort et ressuscité[5] », en suivant la liturgie. La théologie qui se déploie dans ce contexte est, par le fait même, vivante, spirituelle, ecclésiale ; pareil climat, ou spiritualité, liturgique-ecclésiale, rend tout simplement impossible une quelconque dérive individualiste[6].

Si l’on s’en tient aux thèmes centraux de la dogmatique, en laissant de côté les aspects proprement liturgiques et historiques (qui, dans l’ensemble de cette méditation, occupent admirablement leur place, ni plus ni moins), on peut souligner comme aspects principaux les points suivants.

1. Oblation. « In cena Domini ». Ecce venio.

1) Tout d’abord, le Dieu dont il est question dans toutes ces pages n’est pas un Dieu lointain mais un Dieu proche, un Dieu qui par son Amour s’est fait proche de l’homme ; un Dieu duquel il peut être dit, face à la souffrance du monde : « que l’homme souffre et meurt, Dieu souffre et meurt avec lui[7] ». Voilà déjà une déclaration qui n’est pas de petite portée.

2) L’Amour de Dieu englobe l’homme et la création de la façon la plus large qui soit : « L’oeuvre du Christ concerne toute l’histoire humaine et toute l’humanité historique. Il la récapitule entièrement en lui. Il est le pasteur qui ne laisse pas perdreune seule brebis[8] », avec la réconciliation opérée par lui « la brebis perdue retrouve les quatre-vingt-dix-neuf demeurées au bercail[9] ». Aucun obstacle ne semble d’abord venir limiter cet universalisme, qui affleure constamment au fil de la lecture, dans tout le livre, avec une réelle richesse de matériaux scripturaires et patristiques. On est d’autant plus impatient, cependant, comme pour le premier point noté, de connaître comment cela va être déployé et garanti théologiquement.

3) L’acte par lequel le Christ réconcilie le monde avec Dieu est présenté fondamentalement sous la catégorie du sacrifice. La notion est centrale, et Bouyer aura là-dessus un apport substantiel. Déjà dans notre livre, la plus grande attention est accordée au fait que l’eucharistie, dans laquelle Jésus a exprimé et offert son sacrifice en acceptant la Croix, s’inscrit dans les lignes d’un repas religieux israélite où le rite fondamental était précisément l’action de grâce[10]. « Par le signe même qu’il en a choisi, Jésus nous révèle que son sacrifice […] est essentiellement une offrande d’action de grâce, […] non seulement une oblation de ce que l’on a, mais de ce que l’on est, un don de soi[11] ». En soi, insiste Bouyer, « l’immolation n’est pas ce qui fait le sacrifice[12] ». Celui-ci est essentiellement « l’acte d’un amour qui se retourne vers qui l’a aimé le premier pour lui rendre le don qu’il lui a fait, avec la même générosité qui l’avait donné[13] ». Si en l’occurrence l’oblation sacrificielle de Jésus passe par une immolation, c’est parce qu’il s’agit, dans le contexte de notre situation déchue, d’un sacrifice de réconciliation[14]. Et l’oblation du chef engage et exige celle des membres : à la messe, la Croix de Jésus devient notre sacrifice[15].

Toujours est-il que dans cette perspective, qui va sous-tendre tout le livre, « le sacrifice de notre réconciliation avec le Père[16] » est sacrifice offert par l’homme-Dieu à Dieu ; un acte qui, à strictement parler, relève du plan de la « religion » (sans être trinitaire en soi, le Père et l’Esprit, de fait, ne jouant ici aucun rôle)[17].

D’autre part, et cela en fait est déjà une conséquence : tout ce qui est grave, profond, tout ce qui est décisif en termes d’Amour, se joue entre le jeudi et le vendredi saint après-midi[18]. Après le moment de la mort de Jésus sur la croix, plus rien n’advient qui soit intérieurement décisif pour la rédemption. (C’est logique puisque le cadre général du sacrifice de l’homme-Dieu, tel qu’on vient de le voir, impose son ellipse « verticale » non trinitaire : les éléments internes du sacrifice partent du plan de la nature humaine, et selon cette « verticalité » ascendante ne peuvent valoir qu’avant la barrière de la mort ; tout le décisif ne peut qu’être concentré sur le temps qui précède celle-ci.)

De cet état de choses, le livre témoignera par un changement proprement spectaculaire de logique, que l’on découvrira à partir du chapitre sur la mort et la descente aux enfers[19] : dans ces pages, en effet, on devra constater que dans le commentaire théologique, à partir de l’instant de la mort, une logique de puissance à la façon du monde est venue remplacer subrepticement la logique de l’Amour qui était à l’oeuvre jusque-là. Mais on ne peut, faisant ce constat, que se demander : comment les attitudes du Christ, justement manifestées et décrites comme fondamentales le jeudi et le vendredi saint, peuvent-elles être de la sorte évincées et remplacées par leur contraire, le samedi saint ? Il nous faudra clarifier ce point.

4) On vient déjà d’y faire allusion : le centre du jeudi saint est considéré dans l’événement de la dernière Cène, en tant que l’heure de l’oblation volontaire du Seigneur, « le don gratuit de sa vie pour les siens par sa mort librement acceptée[20] ». C’est à juste titre que l’auteur insiste ici, et à de nombreuses autres occasions dans le livre, sur la liberté. Ce caractère de liberté dans le sacrifice est vu pour le Seigneur sur le plan de la temporalité, c’est-à-dire dans son état d’homme-Dieu. On doit cependant remarquer aussi l’effort, à un moment donné, pour fonder sur le plan éternel cet aspect : dans « l’état éternel » du Fils qui est un état de « perpétuelle et parfaite oblation », un état « foncièrement eucharistique[21] » ; de sorte, même, qu’il pourra être dit plus loin que cette « eucharistie divine et éternelle du Fils[22] », cette « eucharistie de la Trinité[23] », n’est rien d’autre que la procession de l’Esprit[24]. Ce sont là encore des vues et des déclarations d’une portée considérable[25].

Cependant, à peine formulées, ces déclarations majeures sont tout de suite « verrouillées » par l’affirmation selon laquelle cette eucharistie divine doit être comprise « sans qu’aucune nuance d’immolation y ait place, sans qu’on puisse même employer le mot de sacrifice[26] ». Que se passe-t-il ici ? L’auteur, qui vient d’ouvrir une fenêtre décisive, la referme quasiment. Il pensait à cet endroit en termes d’Amour, mais à un moment donné s’arrête ; il ne va pas jusqu’au bout du processus, de la logique de l’Amour. Ce point aussi va devoir être éclairci.

5) Concernant notre inclusion dans le Christ de par l’incarnation et l’eucharistie, bien des choses profondes sont dites par Bouyer, qui invite en cet endroit à ne pas « nous dissimuler ce qu’il y a de déroutant pour nos habitudes de pensée[27] », et ouvre alors fenêtre sur fenêtre, moyennant un exposé pétri des Pères et de l’Écriture. La perspective générale est structurée avant tout par la vision du rapport chef/corps, mais complétée par les autres aspects bibliques, de sorte que là aussi des vues majeures deviennent possibles, de différents côtés : Jésus « a pu, lui le Juste, porter tout le poids de nos péchés, et nous pouvons, nous les pécheurs, posséder sa sainteté. […] Sa personne embrasse toutes nos personnes. […] Dès le premier moment de son incarnation, le Christ, second Adam, nous portait tous en germe ». C’est pourquoi dans la communion, « en recevant le Fils de Dieu fait homme, nous ne faisons que nous retrouver nous-mêmes[28] »…

6) Un constat cependant peut déjà être fait ici : s’il est une limite fondamentale qui subsiste, malgré la profusion d’aspects positifs, dans toute cette vision de l’eucharistie, c’est celle qui se traduit par l’absence, déjà signalée plus haut, d’une implication intime et différenciée du Père et de l’Esprit dans le sacrifice du Verbe incarné. Même si Bouyer a mis en garde contre l’erreur qui consisterait à expliquer l’eucharistie et la Croix par une théorie abstraite du sacrifice[29], en définitive, la compréhension ici présentée de la réconciliation, n’étant dans le fond pas trinitaire, va laisser elle aussi plusieurs aspects décisifs irrésolus. Bien sûr, on ne doit aussi jamais oublier, comme nous le rappelle l’auteur, « que c’est le lieu d’adorer, que ce n’est pas encore le moment de comprendre…[30] ».

En fait l’ensemble est abordé avec une notion de Dieu, qui semble aller de soi, et une notion connexe de l’incarnation, à partir desquelles, malgré les échappées « bérulliennes » qu’on a vues, le « sacrifice », en son noyau, ne peut pas être compris autrement que comme relevant, à strictement parler, du plan de la nature humaine du Christ, cette dernière étant comprise comme n’impliquant rien de trinitaire, et la nature divine, de son côté (elle-même non clairement différenciée trinitairement), semblant ne pouvoir être touchée réellement par ce qui se passe sur le plan du monde. Les efforts d’explication christologiques, développés en ces pages à partir de l’eucharistie, buttent sur une limite, mais celle-ci, pour le moment, ne se dévoile pas.

7) À côté de cela, les développements concernant l’Église[31]se signalent par leur réelle profondeur et leur ampleur, fruit de l’enracinement biblique et patristique.

8) La liturgie de la consécration du chrême est l’occasion de développements sur le Saint Esprit en lien avec la christologie, où l’on va de nouveau buter sur des limites, pas toujours explicitées, mais où en même temps la structure théologique et christologique de base va se découvrir. Différentes perspectives sont juxtaposées, nouvelles par rapport à ce qu’on a déjà vu, et sans qu’une cohérence d’ensemble n’émerge vraiment, après la déclaration — qui à vrai dire n’est suivie d’aucun impact sur l’ensemble du raisonnement — selon laquelle « la génération éternelle du Fils est d’ordre intellectuel […], mais la procession de l’Esprit appartient à l’ordre de l’Amour[32] ». Dans l’économie, nous est-il dit, Jésus (c’est-à-dire l’homme, l’humanité de Jésus) est oint de l’Esprit. S’il ne peut pourtant nous communiquer l’Esprit qu’après sa glorification, c’est du fait que dans l’incarnation « Jésus a pris notre nature dans l’état d’aliénation par rapport à la nature divine », d’où, poursuit l’auteur,

[…] un clivage momentané, et que toute sa vie sera occupée à réduire, entre ce que [Jésus] est, en droit, et ce qui s’en manifeste, en fait. L’Esprit est bien en lui dès sa naissance, comme dès sa naissance il est Fils de Dieu. Mais c’est toute l’oeuvre du Fils de Dieu fait homme, à travers la mort, car au prix d’une lutte sans merci avec le diable, que d’imposer ce caractère filial de sa personne divine à l’humanité faite sienne, que de l’amener de l’état d’irréconciliation, où il l’a reçue de nous, à l’état d’adoption[33].

C’est une vue nouvelle, dans l’exposé.

L’auteur poursuit : « De même, la présence de l’Esprit ne descendra qu’après la résurrection, de la cime de son âme qu’elle n’a jamais quittée, jusqu’à tout son être, et jusqu’au corps lui-même[34] ». Avec l’ensemble des explications données jusque-là, et l’énoncé de cette dernière problématique, il semble que la christologie fondamentale de l’auteur commence maintenant à se laisser voir de façon plus explicite. Nonobstant les apports propres, toutes les ouvertures, de Bouyer (qui vont être encore plus nombreuses et visibles lorsqu’il sera question du vendredi saint), la structure de base de la christologie qu’il semble posséder comme quelque chose allant de soi, nous apparaît de plus en plus clairement être dans le fond une reprise, quoique originale, d’une christologie de l’instrument conjoint[35].

Cela n’empêche pas Bouyer de continuer à ouvrir telle ou telle fenêtre, avant, peut-être, de s’en écarter aussitôt… Ainsi quelques pages plus loin, au milieu d’un morceau biblique substantiel, remontant au niveau de la Trinité immanente, on retrouve d’un coup « la procession intellectuelle qu’est la génération du Fils[36] » ; puis, changement de modèle, on décrit « la circulation de vie qui descend du Père dans la première procession et y remonte dans la seconde[37] » ; puis retour à l’Écriture ; ensuite, un grand morceau liturgique, etc.

Et finalement, « l’Agapè, l’Amour divin se donnant à nous dans le Christ, voilà la grande révélation du jeudi saint ». « Le Dieu d’Aristote est aimé de tous les êtres, mais lui n’aime personne. L’Amour que le vrai Dieu nous a révélé comme le sien, c’est celui qui crée tout bien par le seul fait qu’il aime. Il est le don d’où naît le bien[38] ». Encore une fenêtre immense, qui s’ouvre ici en grand. Elle ne débouchera pourtant pas sur un apport pour l’ensemble de la pensée. Concernant l’homme : « [Dieu] aimait ce néant que nous étions […]. Il l’aime, jusque dans l’opposition folle à son dessein […]. Il l’aime toujours au point de s’y identifier. Il l’aime au point de prendre sur lui la séparation creusée par la folie de l’homme[39] ».

« Au point de prendre sur lui la séparation ». Avec cette affirmation, Bouyer franchit le passage qui mène du jeudi au vendredi saint. Cet énoncé doit être d’autant plus remarqué qu’il ne découle pas de la doctrine du sacrifice qui, avec la forme propre que lui a donnée l’auteur, fournit le cadre général, dans ce livre, pour toute l’analyse du jeudi et vendredi saint. Il n’appartient pas non plus à la doctrine anselmienne-thomiste de la rédemption (alors que, comme on vient de le remarquer — même si cela reste encore à vérifier —, Bouyer semble tenir la conception christologique de base où la nature humaine dans l’incarnation possède le statut d’instrumentum coniunctum de la divinité)[40].

2. Immolation. « In parasceve ». Occisus est Agnus.

1) La première chose significative qu’on peut noter, dans le chapitre sur le vendredi saint, est ce qui est dit de la douleur du Christ comme douleur de l’homme et douleur de Dieu. « Cette double douleur apparaît en fin de compte comme un seul déchirement de l’homme-Dieu. » Voilà qui demande explication. En quoi consistent cette « double douleur » et ce « déchirement » ? Réponse : « En sa divine personne incarnée, la plénitude unifiante de l’Amour divin assume tout l’état de séparation où le péché de l’homme a placé ce dernier[41] ». Vraiment ? Une assomption, personnelle, de tout l’état de séparation ? Si cette déclaration doit être tenue, nous avons là une vue sur le mystère de la « substitution[42] », reprenant et radicalisant la déclaration indiquée juste avant (Dieu aime l’homme « au point de prendre sur lui la séparation »), qui est extrêmement profonde.

Cependant, la suite va amener une précision inattendue, qui, instantanément, va réduire la perspective : « Dans l’écartèlement horrible de la Croix […] on peut voir une image de cette division que l’homme-Dieu a ressentie comme aucun de nous n’en était capable, entre sa divinité et l’humanité qu’elle avait acceptée, entre l’Amour de Dieu et le péché de l’homme. […] Il se sent, comme Dieu, abandonné des hommes, comme homme, abandonné de Dieu[43] ». Par rapport à la déclaration précédente, le rétrécissement ici est considérable, puisqu’il apparaît maintenant explicitement (sur fond de la juxtaposition des natures, qui reçoit ici au passage une nette confirmation) que la « division », et donc l’« abandon » « ressentis » ne sont pas à comprendre comme affectant, à strictement parler, le Verbe incarné sur le plan personnel, hypostatique, c’est-à-dire comme Fils trinitaire (envoyé) ; mais comme affectant Jésus en tant qu’homme-Dieu, « entre ses deux natures ». La déréliction serait donc à comprendre non comme un événement affectant la personne du Fils en tant que telle, c’est-à-dire dans son rapport dialogique essentiel au Père, mais comme quelque chose de contenu à l’intérieur de l’ellipse « humanité-divinité » de l’homme-Dieu, « Dieu », ici, étant entendu de manière pré-trinitaire ? Qu’est-ce qui s’est donc passé ? On a ici la conséquence, sur le plan propre de la sotériologie, de la christologie de l’humanité comme instrument conjoint de la divinité, pour autant que ce modèle christologique va de pair avec une notion de Dieu élaborée non trinitairement, et donc nécessairement non kénotique.

2) Or Bouyer, déjà en train pourtant d’ouvrir une nouvelle fenêtre, ajoute que devant la Croix « le pécheur prend conscience de l’horreur de son péché, devant ce qu’il en a coûté à l’Amour de Dieu pour le réparer[44] ». Coûté ? À l’Amour de Dieu ? En quel sens, alors ? En quel sens peut-il être encore question d’un « coût » pour « l’Amour de Dieu », puisque, on vient encore à peine de l’apercevoir, la doctrine qui se tient à l’arrière-plan du schéma christologique ici à l’oeuvre est une conception de l’incarnation où le Logos devenant homme n’expérimente aucune kénose proprement dite de la nature divine ? Or cette conception est liée à une compréhension de l’actualité éternelle de Dieu, abordée non trinitairement, qui au bout du compte ne peut faire autrement que d’amener à exclure de celui-ci toute passibilité.

3) Les pages qui suivent passent outre cette difficulté et le rétrécissement rencontré juste avant, avec une séquence très remarquable de théologie biblique[45] qui déploie les thèmes de la colère de Dieu (en tant que son Amour contristé), le jugement, l’Amour révélé à la Croix, la transformation de la notion de sacrifice, pour arriver, avec la figure du Serviteur de Yahvé, à l’Agneau immolé qui ôte les péchés du monde, parce que d’abord il les a portés. Dans ces pages, l’Écriture est écoutée pour elle-même, de façon exemplaire, depuis le cadre liturgique.

4) Christologiquement, on peut relever l’affirmation selon laquelle « le Christ a souffert plus qu’aucun homme pouvait souffrir, plus que tous les hommes ensemble souffriront jamais[46] ». À une telle déclaration, on reste toutefois réservés ; on sait en effet que dans la grande théologie de saint Thomas, cette affirmation, après être donnée telle quelle dans une apparence d’universalisme[47], est ensuite assez vite précisée comme ne s’appliquant en réalité qu’aux hommes « dans la vie présente » (c’est-à-dire à l’exclusion du purgatoire et de l’enfer)[48]. Bouyer, quant à lui, se garde bien ici de préciser trop les choses. La substitution, biblique, qu’il veut tenir, ainsi que son horizon universaliste tout aussi biblique, seraient trop mis à mal par le rappel de la déclaration thomasienne ; emboîterait-on en effet vraiment le pas à Thomas, sur ce point précis, qu’il faudrait avouer alors qu’il n’est pas vrai, en toute rigueur de termes, que le Christ a souffert plus que tous les hommes ensemble souffriront jamais ; qu’il n’est pas vrai, donc, qu’il aurait porté tous les péchés.

La seule échappatoire ici, pour justifier un écart délibéré par rapport à la thèse soutenue par Thomas, exigerait cependant que l’enfer, au lieu d’être pensé en dehors de la Croix, devienne compris comme étant « inclus » et donc dépassé par la Croix.

Mais alors…

Mais comment donc l’enfer pourrait-il être dépassé par le Christ, si comme on l’a vu plus haut, c’est l’humanité du Christ qui, comme instrument conjoint de la divinité, dans l’ellipse « homme (vivant)-Dieu » d’où sont définies les coordonnées du sacrifice, est l’instrument de la rédemption ? Impossible, dans ce cadre, d’imaginer de quelque manière que ce soit, une reprise-par-dessous de l’enfer (celui-ci, en tant que pure négation et séparation de Dieu, étant par essence exclusion de l’ellipse).

À moins d’un redimensionnement total de l’acte du Christ. Mais pour l’heure, on ne voit absolument pas comment.

5) Mais revenons au texte de notre livre. « En Jésus-Christ la puissance de la mort a eu tout le pouvoir qu’elle avait en nous. Mais la puissance contre le péché de sa volonté humaine, fortifiée par sa volonté divine, est sans limite[49] ». Nouvelle conséquence, ici, de la christologie de l’instrumentum. Où l’on voit que lorsqu’elle n’est pas trinitaire[50], la christologie se trouve amenée, à un moment ou à un autre, à avouer qu’elle fait de Jésus un surhomme. Mais chez Bouyer, les conséquences de ce modèle christologique, au sein duquel il pense — il n’en voit a priori aucune alternative — se font particulièrement ressentir comme inappropriées ; de manière d’autant plus forte justement qu’il aspire, et nourri qu’il est de l’Écriture et des Pères, à une vision plus large et plus profonde.

6) La façon dont il reprend toute la tradition théologique concernant l’expiation, à partir du thème de la dette[51], à payer, métaphoriquement, à Dieu (Anselme) ou au diable (nombreux Pères), possède, quoi qu’il en soit du côté sans doute discutable de son point de départ, quelque chose de remarquable, et déjà du point de vue formel : Bouyer approche de la vérité du mystère comme en tournant autour ; non pas à la manière du « sic et non », mais au contraire en un va-et-vient rempli de nuances entre les pôles, d’une façon qui est finalement ici une forme de dialogique.

7) L’affirmation revient plusieurs fois en ces pages que « notre délivrance a été onéreuse pour Dieu », quelque chose de « véritablement coûteux pour Dieu[52] ». Mais le lecteur averti, qui n’a pas oublié ce qui lui fut dit 35 pages plus haut, sait que Bouyer ne peut affirmer cela qu’au sens de la communication des idiomes, pas plus : parce que Jésus qui souffre à la Croix est Dieu-fait-homme, non, plus exactement : Dieu qui a assumé une nature humaine, Dieu qui, en plus de sa nature divine impassible, s’est adjoint une nature humaine passible, alors, « le sacrifice humain de la Croix[53] » étant douloureux pour Jésus (-homme)[54], on convient qu’il est possible de dire que « notre délivrance a été onéreuse pour Dieu ». Il va de soi, dans cette façon de voir, même si on se garde de le dire trop explicitement, qu’« en lui-même, le Verbe n’a pu être affecté réellement[55] » (par quoi que ce soit), pas plus que le Père et l’Esprit. (Le Père est le grand absent de ce livre[56].)

8) Si on laisse de côté cet aspect qui découle de la christologie fondamentale reçue et admise par Bouyer, et qu’on prend pour elle-même la doctrine immédiatement liturgique-biblique qui est son apport propre, on doit reconnaître la profondeur de nombreuses vues exprimées sur la Croix. À l’Agneau qui ôte les péchés étaient rattachés les thèmes de la satisfaction et de la réparation ; avec l’Agneau qui en porte le poids, est exprimé le thème de la substitution[57]. Rm 8,3 est plusieurs fois cité : le Christ portant la chair du péché[58]. Tout cela dans le contexte liturgique de prière et de foi, contexte dialogique donc, tout autant que spirituel, où « la foi reconnaît son Seigneur », « le Prêtre éternel selon l’ordre de Melchisédech », « “toujours vivant pour intercéder en notre faveur”, qui lui dit : “voilà ce que j’ai souffert pour toi, vois mes mains et mes pieds”[59] ».

9) Et ici, une des plus grandes surprises du livre : contre toute attente, Bouyer en vient à présenter la Croix comme « la révélation de Dieu », « la théophanie par excellence » : « Jusqu’à présent » (nous sommes à la page 313 du livre), « nous avions vu dans la Croix surtout un acte humain, que l’envoyé céleste a accompli pour nous, en nous » et « que seule l’ordination divine de notre prêtre lui permettait d’accomplir ». Mais « un autre aspect de la Croix […] se découvre maintenant sous le premier : […] la Croix est toute divine ». Ici, « Dieu nous ouvre une béante échappée sur ses secrets éternels. C’est l’inscrutable mystère de la kénose, du Dieu qui se fait pauvre pour nous enrichir, qui se rend sensible à nos coups pour nous les pardonner. Sur la Croix la divinité paraît se dévaster elle-même. […] Sans la vue de ce Deus patiens, la créature aurait-elle jamais compris la générosité sans borne qui fait le fond de l’être divin[60] ? »

En réalité, cette déclaration isolée n’a aucun impact sur l’ensemble de la pensée, où prédomine une notion de Dieu non kénotique, impassible. C’est que, tant que Dieu n’est pas vu trinitairement, il n’est pas possible de rendre raison de la Croix comme « révélation de Dieu ». Et on peut ici reconnaître quelque chose de symptomatique dans le fait de parler du « fond de l’être divin » alors qu’on n’a pas atteint le niveau des personnes.

On s’approche cependant à nouveau du coeur, deux pages plus loin, lorsque méditant les impropères, on lit que « l’Amour divin révélé dans la Croix, c’est l’Amour qui n’a pas d’autre motif que lui-même », qui va « d’un don à l’autre, jusqu’au total don de soi[61] ». Mais là encore la pensée s’arrête en chemin. (Comme tout au début, là où l’essai ne parvenait pas à fonder vraiment le sacrifice du Christ dans « l’état d’oblation éternel » du Fils ou « eucharistie divine », qui se voyait interdire précisément le caractère sacrificiel.) Les énoncés présents sur la kénose de Dieu viennent se juxtaposer à tout ce qui fut développé avant ; aucune lumière ne rejaillit sur ce qui précède.

10) Les dernières pages, bibliques, du chapitre consacré au vendredi saint, indiqueront l’Agneau immolé avant la création du monde (Ap 13,8). On atteint là le sommet théologique du livre, aussi inattendu que la page rencontrée juste avant sur le mystère de la kénose. On voit aussi, mieux que partout ailleurs, les conséquences de l’absence d’une théologie trinitaire appropriée[62]. La pensée développée ici, bien que qualifiée de « prodigieuse », ne brille que d’un faible éclat ; les bornes, restées pour l’essentiel non explicitées, du De Deo qui se tient en arrière-plan[63], empêchent un rayonnement plus grand. Mais en outre, avec les fenêtres qu’il a ouvertes[64], Bouyer prête nouvellement le flanc à la critique, dans la mesure où la pensée qu’il cherche à développer manque la distinction (mais on ne peut pas faire autrement, en fait, avec les prémisses qui sont en jeu dans la conception de Dieu suivie ici) entre le mystère de l’être même de Dieu (immanent), et la décision par rapport au monde (qui pour la foi chrétienne relève de l’exercice de la liberté divine)[65]. « Voir » ces mystères ultimes avec une différenciation plus grande, et parvenir à en fournir une formulation théologique tant soit peu adéquate, cela ne fut pas donné à Bouyer.

3. « Sanctum Sabbatum »

1) Nous avons plus haut déjà fait allusion au chapitre traitant de la mort et de la descente aux enfers, dont la logique tranche très fortement avec tout ce qui précède. La mort, caractérisée par la séparation entre l’âme et le corps (on ne quitte pas le plan philosophique avec cela), met le point final à la douleur du Christ[66]. Dès l’instant de sa mort sur la Croix, la béatitude divine inonde son âme tout entière[67], et il entre dans le grand repos. Il faut donc, pour expliquer cela, faire intervenir ici la notion de « vision béatifique » (dans l’âme créée de Jésus)[68], dont on ne peut plus cacher maintenant, après plus de 330 pages où il n’en n’avait pas été question, qu’elle était présente, dans toute la vie du Seigneur, à la cime de son âme, et même pendant la Passion[69]. Cet aspect n’avait joué aucun rôle dans tous les chapitres précédents[70], et ne s’intègre ici que difficilement (en bouleversant son équilibre interne) dans la figure qui s’était dessinée tout au long du livre.

2) Quant à la descente aux enfers, il nous est dit d’abord que « se prolonge par elle le mouvement d’infinie générosité qui a poussé le Verbe à prendre toute notre condition de séparés de Dieu, pour nous ramener ensuite au Père[71] ». Elle est le « terme du mouvement de “descente” de l’Agapè divine[72] », à ceci près… que le Christ est maintenant victorieux, et que comme le dit le premier répons du second nocturne « il a aujourd’hui rompu les portes et les verrous de la mort, détruit l’enceinte de l’enfer et renversé la puissance du diable[73] ». Totalement déconcertante ici est la façon dont est écartée une logique de base, et la place laissée du coup à des anachronismes.

3) En positif, demeure, ici et là, à propos de la glorification, une certaine richesse biblique et patristique.

4) Mais il est clair qu’avec une telle explication, subsiste entier le problème de l’enfer. Si l’on considère en effet d’un côté que, malgré tout, la descente aux enfers est dite être dans le prolongement de la Croix[74] (Dieu continuant à descendre, jusqu’au plus bas, « jusqu’aux mystérieuses prisons où Satan avait entraîné ceux qu’il avait séduits[75] », « descente complètejusqu’au terme de notre égarement[76] », pour en retirer « Adam, symbole de l’humanité primitive déchue[77] »), comment cela s’accorde-t-il cependant avec l’assomption qui fut affirmée de « la condition de séparés de Dieu » (avec laquelle l’enfer se trouve quand même en quelques rapports ?), assomption qui, d’ailleurs, était déclarée exactement être déjà réalisée, et achevée, le vendredi avant la mort[78] ? Est assumé à la Croix, avions-nous bien lu plus haut dans le livre, « tout l’état de séparation où le péché de l’homme a placé ce dernier » ; et il est même précisé à cet endroit que Dieu connaît la « douleur » de voir l’inimitié de son peuple « rejeter son amour dans l’instant même où il vient en personne réparer pour les pécheurs l’offense qu’ils lui ont faite[79] ». La Passion et la Croix incluaient par conséquent le « non » à l’amour rédempteur ? La Croix comprend le portage substitutif de la faute méritant la peine infernale, et la condition de séparés, tout l’état de séparation de Dieu ?

Ou bien faut-il comprendre que non, cela ne va certainement pas ! La réalité de l’enfer, avec ses damnés et leur péché, doit être tenue écartée de la Croix, elle n’est pas portée à la Croix, tout cela est au-delà, à l’extérieur de l’oeuvre substitutive du vendredi avant la mort.

Il est vrai que, si l’on considère le Seigneur après sa mort descendant aux enfers, on ne voit pas comment il pourrait être encore question en soi de substitution, dès lors que cette descente a été présentée ici comme la destruction de l’enceinte de l’enfer, le renversement de la puissance du diable, etc., par un Christus victor, objectivement et subjectivement triomphant, rendu exempt de toute douleur et même finalement déjà dans la gloire de sa divinité depuis l’instant de sa mort sur la croix[80]. Donc, pas de substitution du côté de la descente aux enfers ?

Mais la béatitude du Seigneur, lit-on encore, tout en étant parfaite, inclut une attente : que « tout le corps du Christ, enfin, ressuscitera ensemble ». Tout le corps ? Est-ce alors en direction d’un salut final universel qu’il faille regarder, dans le sens des lignes qui précèdent immédiatement, montrant « le grand Pasteur des brebis » qui « ne laisse pas perdre une seule brebis » mais « remonte du gouffre avec “ce qui était perdu”, […] portant sur ses épaules la brebis retrouvée[81] » ?

Non, la suite précise : « […] lorsqu’il aura été séparé du monde condamné par le feu du jugement[82] ».

Bien que la phrase soit absolument unique dans tout le livre, elle tombe ici comme un couperet. Il y a donc bien quelque part une séparation. Mais alors… la substitution, la réalité mystérieuse du portage, par le Seigneur, du poids de péché de toute l’humanité déchue, réalité si fortement perçue et affirmée par Bouyer au fil du livre, que devient-elle ? Il faudrait en effet accepter, en réalité, une restriction (qui n’est pas des moindres), selon laquelle ce mystère dont on a tellement parlé, et en termes si universalistes (« Dès le premier moment de son incarnation, le Christ, second Adam, nous portait tous en germe » ; nos personnes, en venant à la sienne, ne s’y ajoutent pas, « la sienne les embrasse toutes » ; de sorte qu’« il a pu, lui le Juste, porter tout le poids de nos péchés », « prendre toute notre condition de séparés de Dieu », en vue d’une « récapitulation de l’histoire humaine et cosmique », etc.[83]), ce mystère, donc, ne serait à comprendre en réalité que comme… ne s’appliquant pas à proprement parler à tous les hommes, mais seulement à « ceux qui avaient eu cette foi qu’il est venu perfectionner par sa “prédication” aux morts, et ceux ensuite en qui sa parole et les sacrements ont produit et nourri la foi évangélique […][84] » ?

Cela voudrait dire, en final, que ce qu’a fait le Christ serait à reconnaître (comme chez Thomas, on l’a vu plus haut) comme étant d’une profondeur moindre que la situation totale de perdition des créatures ?

Mais encore une fois, que deviennent alors toutes les déclarations, les ouvertures, toutes les fenêtres ouvertes dans le livre, qui avaient permis jusque-là pareille méditation si profonde, vivante, dramatique, de la Rédemption ? L’auteur peut-il se satisfaire, sans plus, d’une telle conclusion, où ce qu’il avait lui-même retrouvé et intégré avec tant de soin se retrouve ici d’un coup disqualifié[85] ?

4. Résurrection. « Nox sancta ». Nox sicut dies illuminabitur.

Suit le chapitre final du livre, sur la liturgie de la nuit sainte de la Résurrection. Le contenu théologique de ses soixante dernières pages y est devenu minime, surtout après cet étonnant passage des pages 348-350 qui laisse perplexe, dès lors qu’il apparaît que l’humanité assumée par le Fils de Dieu, où (comme cela avait été fortement souligné dans tout le livre) « tout l’humain a été assimilé par le divin[86] », doit, en réalité, être (à peu près totalement ?) différenciée de « notre humanité à tous ».

Le rétrécissement qui survient ici ne peut toutefois effacer purement et simplement l’aspect, rencontré encore 10 pages auparavant, que « le “corps” du Christ, ce n’est pas seulement son humanité individuelle, c’est en outre l’humanité collective dont l’incarnation a fait de lui le chef. […] Sa glorification ne sera totale qu’à l’heure finale où tous ses membres, en lui, se relèveront dans la plénitude de son âge adulte. […] Notre salut ne saurait être parfait sans celui de nos frères[87] ». C’est une vue des plus importantes ; mais alors l’aporie rencontrée juste avant est maintenant portée à son point maximal[88].

II. Entre Thomas et Balthasar

Le parcours précédemment réalisé aura permis, au moins un peu, de mettre en évidence ce va-et-vient qu’on rencontre fréquemment chez Bouyer : sans cesse il « entrouvre » des perspectives, qu’il « abandonne » ensuite. Il est l’expression d’un dilemme : entre d’une part une théologie bien assise qui le précède, et d’autre part des aspirations à autre chose. À l’époque notamment où il mûrit et rédige Le mystère pascal, c’est indéniable : il sent une sclérose ; l’Église, pourrait-on dire, a besoin d’Amour, et l’Amour s’étouffe, il est comme devenu un Amour de raison. Bouyer incarne une problématique : intuitivement il aspire à autre chose ; mais cependant il ne peut sortir de ce qu’il connaît[89].

Bouyer a passé sa vie à chercher. Il était comme dans un sas : entre deux portes. Sans doute était-ce là sa mission : d’être un maillon. De faire des tentatives, d’ouvrir des portes. Comme un chercheur, quelqu’un qui dénonce, qui sait que quelque chose ne va pas, toujours insatisfait ; alors il tempête, écrit, vocifère ; mais n’a pas la solution. Bouyer glanait partout les idées intéressantes, il se tournait de toute part pour essayer d’avoir des réponses, mais toujours restait insatisfait. Ceci n’a pas empêché, et encore aujourd’hui n’empêche pas qu’il ait toute sa valeur[90].

Combien en effet, non seulement de laïcs, mais aussi de consacrés et de prêtres, se sont nourris de Bouyer ? Il ouvrait une fenêtre ; c’était la nourriture des Pères, mais qui avait été oubliée. Cela a aidé, d’une manière décisive, à retrouver le vrai sens de Dieu, un Dieu de proximité, un Dieu personnel, à travers la liturgie des Pères. Avec lui on n’était plus sur le plan du registre de la raison. On retrouvait un langage d’Amour, de valeurs profondes ; un langage d’Amour vrai. Et ici, le sens complet du titre donné à notre article doit devenir clair.

Il nous semble que la différence au sein de laquelle Bouyer oscille continuellement s’explique sur le fond d’une différence de logique dans l’approche de l’Amour, et par conséquent dans l’approche de Dieu. Dans la mesure où cette différence, sur l’horizon de l’histoire de la théologie où Bouyer vient s’inscrire lui-même, se trouve illustrée d’une manière particulièrement nette par ces « massifs » ou « pôles théologiques » que sont au xiiie siècle la théologie de saint Thomas d’Aquin, au xxe celle de Hans Urs von Balthasar, il doit peut-être valoir la peine, avant de chercher à clore notre étude, de considérer un instant pour elles-mêmes chacune de ces deux théologies. Le propre de Bouyer, justement, pourrait n’en ressortir que mieux.

Il va de soi que la concentration de la réflexion qu’on va opérer ici sur Thomas et Balthasar ne doit en aucun cas laisser entendre que deux théologiens représenteraient à eux seuls toute la théologie. Si l’on remonte à ces deux auteurs en les considérant l’un et l’autre comme hautement significatifs pour comprendre Bouyer, c’est qu’on a chez les deux une théologie amplement développée de Dieu immanent et de la Trinitéimmanente (à cette hauteur suprême, les théologiens ne se bousculent pas), où se déploie à chaque fois une théo-logique très caractérisée, laquelle rejaillit nécessairement sur toute la théologie systématique, de même que sur la méthode. Comme on verra pour finir, il se pourrait que la mise à jour des deux logiques nous procure l’ultime éclairage permettant d’élucider et d’énucléer l’aporie fondamentale rencontrée par Bouyer. Nous considérerons à chaque fois comment sont abordés Dieu (a), le Christ (b), la Croix (c).

1. Une logique de la raison

a) Chez Thomas d’Aquin la logique n’est pas dialogique, la raison est première. Thomas[91] parle d’Amour, en approchant l’Amour et Dieu par la raison (là où Balthasar l’approchera moyennant la positivité de l’Autre). Dieu, selon cette logique, est appréhendé d’abord comme premier moteur, cause efficiente première[92]. Dans chacune des synthèses de Thomas[93], après la démonstration de l’existence de Dieu, les attributs de l’essence divine sont recherchés et déterminés[94], d’une manière rigoureusement syllogistique, à partir de l’immobilité du premier moteur, que celle-ci soit considérée (comme dans la Somme théologique) comme déjà posée dans le fait de l’existence de Dieu, ou (comme dans le Compendium Theologiae) détachée le plus pédagogiquement et placée à la tête de tous les autres attributs divins[95], en lien le plus étroit évidemment avec les attributs d’immutabilité et impassibilité. Dans la Somme, la démonstration suit le cours suivant : Dieu, tout d’abord, en tant qu’être premier, doit être simple, et donc nécessairement acte pur, sans potentialité[96]. Après la simplicité divine, sont démontrées : la perfection de Dieu, sa bonté, son infinité, son existence dans les choses, son immutabilité, son éternité, son unité, comment il est connu par nous. Puis, après la question des noms divins, vient l’étude des opérations de la substance divine : science de Dieu, idées, vérité(/fausseté), vie de Dieu, volonté de Dieu, amour en Dieu (q. 20), justice et miséricorde en Dieu, providence de Dieu, prédestination, livre de vie, puissance divine, béatitude divine. Là alors où s’ouvre le traité de la Trinité (q. 27), les processions divines sont comprises, dans la logique de ce qui fut affirmé de la simplicité divine, comme des opérations immanentes pures, sans la moindre extériorité ni diversité[97], sans distance[98], selon donc l’unique analogie de l’esprit créé : la procession du Verbe appartient à l’acte divin essentiel d’intelligence, la procession de l’Amour (l’Esprit) à l’acte de la volonté[99]. Les personnes divines peuvent ensuite être qualifiées de « relations subsistantes[100] ». Et quand entre en jeu la notion de « mission » d’une personne divine, on précise comment cette mission-là n’est chargée d’aucune imperfection telle que la sujétion et le changement, ni ne peut comporter de séparation ; elle n’est que la procession éternelle immuable, à laquelle est ajouté un effet temporel[101].

b) L’incarnation du Verbe ne peut changer Dieu : celui-ci n’est affecté en rien en Lui-même (Il ne peut jamais avoir avec la créature qu’une relation de raison, tandis qu’en la créature seule la relation à Dieu est réelle)[102] ; l’incarnation est l’union, par assomption (par le Verbe) d’une nature créée ; en cette union, le Fils de Dieu n’a éprouvé aucun amoindrissement dans ce qui appartient à la nature divine[103]. La nature humaine du Christ, conjointe à sa nature divine, se trouve alors mue et régie par celle-ci, elle est son instrument conjoint[104]. L’âme créée du Christ, par l’union au Verbe dans sa personne, étant plus proche de lui qu’aucune autre créature, possède la science des bienheureux (visio beatifica, en acte depuis sa conception), en plus de la science infuse et acquise ; par une disposition divine la béatitude reste cependant contenue dans l’esprit, pour laisser au corps la passibilité et la mortalité, et à la puissance sensible du Christ la douleur[105]. L’agonie concernera le plan de la partie sensible de l’âme, éprouvant la crainte d’un malheur imminent[106]. Dans sa vie, le Christ a pu connaître de l’étonnement sur le plan de sa science expérimentale, mais pas au point de vue de la science bienheureuse ou de la science infuse[107]. Concernant l’obéissance : c’est selon sa nature humaine seulement qu’il est soumis au Père, et aussi soumis à lui-même (en tant que possédant immuablement la nature divine)[108] ; de même, ce n’est qu’en tant qu’homme qu’il prie[109].

c) Pendant la Passion (qui n’atteint pas en soi son être divin, impassible), il satisfait pour les péchés[110], tandis que la partie supérieure de son âme créée continue à être dans la joie de la vision et de la fruition divine[111] ; sa douleur est la plus intense endurable dans la vie présente, mais reste moindre que celle d’un damné[112]. Par sa volonté, sa nature corporelle est gardée dans toute sa vigueur jusqu’à la fin, et lorsqu’il le voulut, il céda aux coups qu’on lui avait portés[113]. Il a souffert par obéissance ; plus précisément : l’homme-Christ a souffert et obtenu la victoire en obéissant à Dieu[114]. Dès l’instant de la mort, son âme descend (triomphalement) « aux enfers » ; à vrai dire dans une partie seulement, pour communiquer le fruit de sa passion aux « saints » patriarches (qui, déjà morts, ne pouvaient bénéficier des sacrements de la Nouvelle Alliance). La délivrance ne concerne pas ceux qui se trouvent dans d’autres réceptacles : non seulement les réprouvés devant subir la peine éternelle, et les hommes au purgatoire, mais aussi les enfants morts sans le baptême (c’est-à-dire n’ayant pas été unis par la foi et la charité à la passion du Christ : ils ne souffrent pas, mais ne peuvent voir Dieu)[115]. Dans la résurrection l’âme fait rejaillir sa gloire sur le corps qu’elle a repris, et le corps devient glorieux[116].

2. Une logique de l’Amour

a) Nous sautons sept siècles — où pour le dire en bref et sans nuances l’approche, la conceptualité et la synthèse thomistes gardèrent une place prépondérante dans la théologie officielle — pour passer maintenant à cet autre massif qui, recueillant et réassumant d’une manière neuve la totalité catholique des traités théologiques, s’est élevé pendant la seconde moitié du siècle dernier[117]. Ici, avec Balthasar, on aborde Dieu comme Amour, et on parle de l’Amour en son mystère en termes de relations personnelles libres (= dramatiques) entre des vraies personnes[118]. L’Amour (dont la cause n’a pas à être cherchée en dehors de la plénitude qu’il est lui-même, par exemple dans la similitude), est, dans son origine, livraison de soi, dans laquelle se vit un oubli de soi au profit de l’autre[119], que ce soit dans le don ou dans la réception qui laisse-advenir[120] : il faut une perte de soi pour exister par l’autre, de la richesse de l’autre ; il faut laisser un espace à l’autre, qui nous permette d’être par lui. Cela laisse la liberté à l’autre de nous ajuster à ce qu’il veut, à lui. Il y a là le fait de reconnaître à l’autre une forme d’autorité sur soi. Et en même temps l’autre me révèle à l’Amour. C’est ainsi que Jésus, envoyé par le Père, a illustré le mystère du Dieu d’Amour[121]. Si le Fils n’était pas dans cette disposition kénotique, comment pourrait-il laisser agir l’Esprit Saint en lui ? Or ceci est révélation trinitaire[122]. C’est ainsi qu’il faut reconnaître dans le mystère même de Dieu la distance qui permet l’altérité, la différence et l’Amour, et donc des espaces infinis de liberté qui permettent aux trois Personnes de vivre une réelle Vie d’Amour absolue, dans laquelle elles se doivent l’une à l’autre ce qu’elles sont, et sont éternellement en dialogue (prière originelle)[123].

b) Puisqu’il en est ainsi, puisque la Vie éternelle de Dieu est aussi bien « être » qu’« événement » absolu de l’Amour, il peut y avoir l’incarnation, qui, sans être en soi un « changement » du Dieu trinitaire (immuable en son Amour absolu), possède pourtant un caractère d’« événement » qui exprimera (économiquement) la vitalité, l’événementialité éternelle de l’Amour. Dans cet événement de l’Amour absolu, qui concerne toute la Trinité, le Fils éternel, porté par le Père et accompagné par l’Esprit, va vivre personnellement le changement de milieu, c’est-à-dire la descente, le passage du ciel à la terre : cet abaissement inouï en quoi consiste l’incarnation[124]. « Jamais l’homme ne pourra se faire une idée de ce que Dieu le Fils a laissé au ciel en devenant homme, à quel point Il s’est abaissé, ce à quoi Il a renoncé[125] ». Considéré dans le Fils, l’événement kénotique de l’incarnation (fondé absolument, selon Balthasar, dans la restitution de soi éternelle du Fils, son eucharistie éternelle au Père)[126], consiste en effet en ce que, dans le décret divin éternel (trinitaire) concernant le monde, le Fils, qui dans un Amour suprême s’était mis à la disposition du Père pour nous (tandis que le Père, lui aussi dans un mystère d’Amour suprême, a consenti à cette livraison et pris d’avance sur soi la responsabilité et le poids à venir de toute la mission)[127], s’est livré pour nous, en « déposant » sa forme de Dieu dans les mains du Père[128] (un mystère que l’Esprit rend possible, qui s’est engagé lui aussi par un Amour suprême avec le Père et le Fils, se donnant lui-même en se mettant au service et en se portant garant de la réussite de l’oeuvre d’Amour voulue par eux) ; si bien que l’envoi du Fils dans le monde, expression et réalisation du Drame d’Amour de Dieu Trinité par rapport au monde, est une permission en même temps qu’une vraie mission, où le Verbe lui-même laissera-advenir la volonté du Père et lui obéira personnellement[129]. L’acte même de l’incarnation, opéré par l’Esprit, est déjà vécu par le Fils dans l’obéissance ; cette obéissance en effet, qui caractérise tout l’état du Fils dès le dépôt (avant même qu’il soit un homme), et qui dure jusqu’à la Résurrection, est l’a priori de toute l’existence humaine du Fils, en termes donc de mission. Le Fils, que le Père au ciel a confié à l’Esprit en l’envoyant, reçoit son être-homme, et l’Esprit sans mesure ; celui-ci est maintenant trinitairement dans le Fils comme Esprit d’obéissance, et au-dessus de lui comme Esprit de mission (qui lui transmet la volonté du Père)[130]. Le Fils dans sa mission, se tenant dans l’obéissance d’Amour, laisse le Père gérer pour lui tout le dépôt, notamment sa vision ; à ses attributs divins il ne recourt qu’à l’intérieur de sa mission, c’est-à-dire selon ce que le Père lui indique au fur et à mesure de la mission[131]. Puisque l’obéissance elle-même a commencé au ciel avec le mystère (suprêmement libre) du dépôt, le rapport des deux natures n’est pas une juxtaposition, ni quelque chose de fixe et statique ; au contraire, le Fils dans sa mission « fait preuve [d’une] obéissance absolue, dès lors qu’en tant que Dieu Il fait à son être-homme la place que le Père veut. C’est de l’obéissance divine vis-à-vis du Père ». Et là où la mission l’exige, c’est-à-dire à la Croix et le samedi saint (où va s’achever la séparation du Fils par rapport au Père, qui avait commencé, inchoative, dans l’acte de l’incarnation), l’obéissance d’Amour du Fils est si grande qu’elle peut permettre que « son être-Dieu est renvoyé en marge par l’obéissance, il n’est plus important pour lui[132] ».

c) De fait, quand arrive l’Heure[133] avec son angoisse mortelle, le Fils se laisse charger, par pure obéissance d’Amour, de tout le péché du monde (substitution)[134]. Il éprouve alors, à cause de ce fardeau, le voilement progressif de la vision, la nuit, l’abandon, la perte du Père. Comme son Oui était sans réserve, Il meurt, chargé du monde entier, dans une détresse qui n’a plus de fond (toujours porté par le Père, mais dont les mains sont maintenant devenues pour lui totalement invisibles), en éprouvant une déréliction qui reçoit sa forme définitive le samedi saint, dans une nuit plus absolue que celle de l’enfer, donc plus loin que tout enfer possible pour une créature[135]. Un tel mystère est possible, parce que le Fils est une Personne trinitaire, le Fils éternel, et que son obéissance d’Amour se révèle plus grande, plus profonde, que tout le péché de la créature (ce qui sera manifesté dans la Résurrection, quand le Fils, à l’appel du Père et dans l’Esprit de mission, remonte vers lui et recouvre tout le dépôt[136]).

Alors la réconciliation, qui est action divine et trinitaire, concerne bien le monde entier. Et du même coup, en elle, c’est le Coeur de Dieu qui est dévoilé. Quand l’éloignement infini vécu par le Fils vient prendre en soi le mode de l’aliénation de Dieu propre au pécheur, il apparaît en effet que ce qui se vit là est une Action divine dramatique, où (pas seulement le Fils, mais) toute la Trinité est impliquée, chacune des Personnes aussi librement et totalement l’une que l’autre ; les coordonnées sont trinitaires, les dimensions de l’Acte divin d’Amour qui est en jeu ne sont pas dépassées par les dimensions de l’homme et son péché mais sont au contraire en soi plus englobantes ; en outre, cette Action de la Trinité économique, décidée librement avant la création du monde par le Dieu éternel, est telle (dans la liberté et dans la perte de soi aimante qu’elle dévoile) qu’elle implique, qu’elle révèle, en amont, que Dieu soit Lui-même, déjà dans son Mystère immanent (avant tout rapport au monde), Amour (absolu) oublieux de soi, « kénotique ».

3. Retour à Bouyer

À sa grande thèse qu’il a consacrée à Bouyer, Davide Zordan a donné le titre Connaissance et mystère. Ces notions, dit-il, lui ont paru identifier de manière satisfaisante la double polarité de l’itinéraire théologique de Bouyer : révélation et foi sont chez lui objet de connaissance, laquelle est en même temps connaissance critique d’ordre rationnel et connaissance du mystère de Dieu, assimilé selon le mouvement de la vie chrétienne. Zordan ajoute qu’« à une telle conception du métier de théologien, considéré comme immanent à la vie de la foi et légitimé par la référence aux Pères de l’Église, s’accorde davantage la métaphore de l’itinéraire que celle de la construction[137] ».

Nous acquiesçons tout à fait à ces jugements, comme d’ailleurs pratiquement à toutes les conclusions de Zordan dans son étude. Ce que nous avons suggéré dans les pages présentes ne s’y oppose pas, mais a voulu apporter quelque chose de complémentaire.

Bouyer, qui se définissait volontiers comme un théologien « positif [138] » — et qui de fait conduit inlassablement ses lecteurs dans des itinéraires étonnants de découverte, d’où peut être ramené toujours abondance d’ancien et de nouveau —, se comprend lui-même d’autant mieux si on le met en perspective avec les deux immenses pensées ecclésiales qui l’encadrent et dominent le champ de la dogmatique catholique du dernier millénaire (offrant, l’une autant que l’autre, chaque fois au sein d’une vision grandiose et unifiée, mais selon deux théo-logiques très caractérisées, une considération de tous les mystères chrétiens depuis la Trinité jusqu’à l’enfer). Dans ce cadre, c’est notre constat : dès les années 1940, s’alimentant à différentes sources, pour ce qui est de nombreux points essentiels de la doctrine, Bouyer ouvre à autre chose que ce qui le précède. Tout pétri de la première pensée, il pressent intuitivement et introduit à des perspectives nouvelles, de nouveaux concepts, qui seront centraux dans la deuxième pensée.

Mais ce faisant, on peut repérer et finalement circonscrire chez lui un « fond » qui résiste, un fond qui semble avoir toujours été gardé par lui comme « allant de soi » et comme se révélant « intouchable » : une représentation de la transcendance de Dieu, s’exprimant de manière non trinitaire en termes d’immutabilité et impassibilité.

Comment cela s’accorde avec la révélation chrétienne de Dieu comme Amour, ce fut là, nous semble-t-il, une question avec laquelle Bouyer s’est débattu toute sa vie, sans parvenir à la dénouer. D’où ce phénomène chez lui de « fenêtres » ouvertes/fermées, que nous avons relevé comme récurrent et caractéristique.

Une trace exactement révélatrice de cette problématique se trouve dès 1945 dans Le mystère pascal, dans une note de bas de page située à cet endroit du livre où, nous en avons parlé, l’auteur avait frôlé le mystère de la kénose. Une chose curieuse — mais symptomatique — apparaissait d’abord dans cette note : Bouyer semblait y approcher la kénose comme un problème particulier relevant de la théodicée, non en termes d’amour. Quoi qu’il en soit (et tout ceci, on ne doit pas l’oublier, sur fond de la situation de la théologie dans les années 1940), c’est la profondeur de la vue qui, malgré tout, l’emportait ; et la fenêtre, au moins pour un moment, s’ouvrait en grand. Bouyer déclarait alors :

Dieu est éternel ; il ne peut être question qu’il tombe dans le devenir, que sa divinité pâlisse sous l’effet de quelques « passions ». Mais le Dieu chrétien est aux antipodes de l’indifférence, de l’ignorance souveraine propres au premier moteur immobile d’Aristote (Métaphysique, lambda, 1074b). La tâche la plus épineuse de la théologie chrétienne est de rapprocher les termes de cette antinomie[139].

La problématique qui s’énonçait ici, et que l’on retrouve ensuite dans les ouvrages postérieurs de Bouyer, reçoit un éclairage décisif des deux grands « massifs » que nous avons considérés plus haut, en tant qu’ils constituent en soi deux « pôles » de référence majeurs de la pensée théologique et que, vu d’un point de vue systématique, c’est justement dans l’espace qui sépare ces deux pôles que la théologie de Bouyer se fraye sa propre voie. À l’origine de cette bipolarité, comme nous l’avons vu :

  • Dans la première pensée, qui aborde Dieu selon une voie de raison, on estime que dans la divinité — supposée être nécessairement immobile et simple — ne peut se trouver aucune altérité proprement dite ; le rapport de Dieu avec le monde créé ne peut consister quant à lui en une relation réelle[140].

  • Dans la deuxième pensée, qui tire ses lois de l’Amour — considéré vraiment comme l’imprépensable en Dieu —, l’Autre est le positif ; la personne, dans l’Amour, se livre et s’oublie, dans sa liberté elle n’existe que par l’Autre ; l’essence de Dieu est donc ainsi marquée par les hypostases, qu’il appartient à cette essence, même dans son rapport au monde créé, de « tenir compte » de l’autre[141].

Le va-et-vient que nous avons relevé dans Le mystère pascal nous semble pouvoir être ramené à ces deux approches et à ces deux pôles, comme à sa propre origine.

Et la trace de ce problème, lancinant chez Bouyer, se laisse suivre à travers pratiquement tous ses grands livres théologiques. Pour nous en tenir à quelques notations essentielles, à titre d’indication minimale :

  • Dans le Dictionnaire théologique publié par Bouyer en 1963, comme signalé plus haut (supra, n. 89), se retrouve toute la christologie de l’instrument conjoint, et la conception connexe de Dieu comme (pré-trinitairement) impassible ; comme dans Le mystère pascal.

  • Onze ans plus tard, Le Fils éternel (1974), dans ses chapitres finaux, pense toujours à l’intérieur du même schéma ; et quand, à la page 499, la question est posée du rapport entre « le Christus passus et l’impassibilité divine », on répond que c’est « un problème qu’on ne peut que toucher en conclusion du présent livre, et qu’un autre livre, sur Dieu, nous obligera à creuser bien davantage ». Pour tâcher cependant d’en dire ici quand même l’essentiel, l’auteur reformule, à peu près dans les mêmes termes, la problématique énoncée depuis 1947, selon laquelle la transcendance de Dieu, qui exclut une relation réelle de Dieu au monde, n’est ni indifférence ni ignorance (Aristote), mais agapè ; pour tenter une sortie de l’aporie, des fenêtres sont brièvement ouvertes vers la distinction de l’essence et des énergies, vers Maxime, vers Boulgakov.

  • Le Père invisible (1976), qui au milieu de l’enquête immense a aussi considéré les différentes perspectives sur la Trinité, arrivé au bref chapitre de « prospections » finales, et finalement à l’avant-dernière page du livre, parle de « déception », avouant qu’avec tout le chemin parcouru l’essai de synthèse ambitionné au départ s’éloigne en fait toujours plus. Deux livres importants encore à venir sont annoncés, qui devront offrir l’esquisse de la synthèse espérée (p. 375-376).

  • Arrive alors Le consolateur (1980), qui d’une part tient toujours la même notion d’impassibilité et de transcendance divine, d’autre part continue d’ouvrir fenêtre après fenêtre pour considérer une fois de plus, dans les deux chapitres finaux, les missions et processions, l’essence et les énergies, l’éros et l’agapè, la transcendance de l’Amour, les noces de la Sagesse et du Verbe, etc. En substance, pour tous les points décisifs qui nous occupent, on ne dépasse pas les résultats atteints dans les livres précédents.

  • Enfin, Cosmos (1983), « où s’achève notre pérégrination au long de l’histoire du salut », après avoir apporté à l’ensemble immense son propre lot de matériaux, consacre, dans ses ultimes « rétrospections », un chapitre à « la Sagesse dans la Trinité », ou, après quelques brefs aperçus sur « immanence et transcendance » puis « personne, amour et Trinité », se trouve abordée de front la question « immutabilité, impassibilité et agapè » (p. 301-304). On est ici au moment décisif, annoncé tant de fois, et toujours reporté. Mais hormis les quelques lignes de critique adressées à Varillon et Galot, rien de nouveau en réalité n’apparaît dans ces quatre pages : les deux premières notions n’étant toujours pas définies à partir du monde de la troisième, la réflexion autrement dit n’étant, dans son origine, pas trinitaire, l’Amour n’étant pas approché comme l’imprépensable, cela ne débouche pas. Le lecteur, certes, est bien renvoyé in extremis à quelques pages du Mystère pascal [142], où Bouyer affirmait entre autres que notre délivrance a été onéreuse, coûteuse pour Dieu. Mais la page qui ici, dans Cosmos, suit ce renvoi… tient littéralement que Dieu, qui « est immuable, ne saurait rien recevoir à proprement parler d’aucune de ses créatures » (p. 305) : ce qui avait été lâché est repris. Après quoi la Sagesse est considérée avec l’essence, la gloire et les énergies divines ; puis, un peu plus loin, ce seront « les noces du Verbe et de la Sagesse ». Dans cet ultime chapitre, la façon dont on doit se résigner à considérer, presque « comme en passant », la seconde mort, à l’avant dernière page, apparaît comme un signe d’échec. (Avant certes de contempler à nouveau, sans transition, un paragraphe plus loin — mais comment tout cela s’accorde-t-il ? — le Roi sauvant tous ses enfants.)

  • Avec Sophia (1994), l’auteur nous a offert son dernier bouquet. La composition est nouvelle ; le théologien positif y montre une fois encore sa suprême capacité à sillonner bien des chemins classiques ou rarement fréquentés. Pour ce qui est de l’aporie que nous avons suivie à travers les ouvrages précédents, force est de constater qu’elle est là comme au début[143].

« Retrouver un Dieu d’Amour, vivant » : c’est ainsi que nous avons introduit Bouyer au début. Et c’est bien là sans doute qu’il faut voir l’élan de son effort. Même si toutes les tentatives ne débouchent pas chez lui, on doit cependant reconnaître à Bouyer le mérite d’avoir cherché inlassablement, d’avoir « tendu vers » la connaissance, vivante, du mystère de Dieu (Zordan). Le fait de s’interroger, de chercher, permet d’avancer ; déjà à ce titre, l’auteur est tout à fait respectable : l’oeuvre entière témoigne de cette recherche. Quant à la moisson « positive » qui en résulte et nous est partagée par l’auteur (avant même ses propres essais de reprise systématique), elle est toujours des plus abondantes. À la base de l’ensemble, la compréhension que nous laisse Bouyer de la théologie positive comme étant « la vraie théologie », et la manière dont il l’a mise en oeuvre, dans un esprit « dialogique », priant, et ecclésial, demeure pour nous et tout croyant un message chargé de lumière[144].