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Le corpus derridien a de quoi dérouter : constitué de dizaines d’ouvrages, d’articles et de conférences, il s’exprime dans un langage technique qui donne vite à penser qu’il appelle une mise en lumière[1]. En rédigeant son dernier volume, tout entier voué à Derrida, Jean-Michel Salanskis s’est gardé de commettre une erreur encore par trop répandue : il n’a pas employé ce langage sans s’aviser de le rendre plus clair. Le résultat qu’il nous offre ici remplit fort bien sa promesse. Loin d’exposer sans filtre[2] une pensée dont auraient fait leurs délices certains soixante-huitards, plus admiratifs devant l’insolite qu’amoureux de la clarté, il a voulu « rendre Derrida lisible, utilisable, discutable, y compris par ceux qui ne détiennent pas d’emblée l’ensemble des clefs culturelles qu’on peut croire pour cela nécessaires » (p. 17). À quoi s’est donc attelé Salanskis pour se démarquer des autres interprètes, ajouter aux commentaires existants[3] et rendre le sien propre digne d’intérêt, profitable aux spécialistes comme aux non-initiés ? Il a serré de près les lignes de force de l’oeuvre derridienne afin d’y jeter, tour à tour, trois éclairages de taille.

Le premier de ces éclairages se concentre essentiellement sur la « pensée centrale » de Derrida, c’est-à-dire sur le pan de sa philosophie qui « surgit à la fin des années soixante » et rend son auteur « immédiatement célèbre » (p. 19). Cette pensée est le fond sur lequel s’édifient les concepts de « différance, de […] trace, d[e] supplément [et de] déconstruction comme mise en échec de la métaphysique de la présence » (p. 19). Chacun à sa manière, par certains côtés, Lévinas, Saussure et Heidegger avaient anticipé cette philosophie atypique ; mais ce n’est qu’avec la publication en 1967 de trois ouvrages phares qu’on la verra synthétisée par Derrida lui-même : De la grammatologie, L’écriture et la différence et La voix et le phénomène. Sans s’interdire de faire référence aux travaux plus tardifs de l’auteur, Salanskis puisera donc à flots dans ces oeuvres pour formuler son commentaire. Clarté, concision et rigueur : les qualités se conjuguent pour faire de ce chapitre une véritable réussite. En particulier, l’interprète a soin d’expliquer que la différance est avant tout un concept sémantique et (p. 25) et qu’il est largement redevable d’une leçon de Ferdinand de Saussure. Rappelons l’essentiel de cette leçon. Pour le linguiste suisse, « [q]u’on prenne le signifié ou le signifiant, la langue ne comporte ni des idées ni des sons qui préexisteraient au système linguistique, mais seulement des différences conceptuelles et des différences phoniques issues de ce système[4] ». Exprimée autrement, l’idée de Saussure est que la valeur des signifiants et des signifiés ne s’établit jamais en solitaire, à l’état d’isolement, mais toujours dans un contexte ou dans un réseau de renvois, grâce à un jeu de médiation où une pluralité de termes s’opposent les uns aux autres et deviennent par là même distinguables (p. 25). Or, Derrida reprendra cette idée, il ne la trahira pas mais la transportera sur le terrain de l’ontologie. En détaillant comment s’opère cette reprise ainsi que les conséquences qu’en tire l’auteur au sujet de la métaphysique, Salanskis a eu le mérite de clarifier ce qui constitue le coeur (souvent incompris ou jugé obscur) de la pensée derridienne ; il faut dès lors lui en savoir gré.

Mais il convient aussi de souligner la qualité de l’éclairage qu’il apporte dans un second chapitre, celui intitulé « Le parcours ». L’interprète s’en confesse lui-même : ce qu’il développe sous cette rubrique est quelquefois « bien vite dit » (p. 63). Le dessein poursuivi alors consiste à rapporter comment Derrida a « [mis] en évidence sa pensée centrale comme en train d’être déjà pensée dans la culture qu’il parcourait. Comme n’étant pas du tout sa pensée, le fruit de son bon plaisir spéculatif, mais plutôt le procès ne cessant de se reproduire dans la pensée consignée, disponible et digérée de l’Occident » (p. 49). Pour accomplir sa tâche, Salanskis abordera successivement la psychanalyse (p. 51-64), le cas de Marx et la politique (p. 64-84) et l’ancrage littéraire de la pensée derridienne (p. 84-92). Si l’on fait fi de quelques propositions verbeuses, ambiguës et qui font regretter la limpidité de la plupart des phrases de l’ouvrage, on retiendra de ces pages une impression favorable et heureuse — tout se passant comme si l’A. était parvenu à en dire beaucoup dans un espace très restreint.

Vient, tout juste après le chapitre sur le parcours, une troisième section dans laquelle Salanskis brosse un succinct portrait des « lectures » de Derrida. L’importance de cette section n’est pas à dédaigner. Étant entendu, en effet, que ce dernier est un « philosophe de la lecture » (p. 93), un philosophe qui se sent à l’aise au contact de tous les grands auteurs, il n’est pas dénué d’intérêt de rester attentif à ses principaux maîtres et de montrer la dette qu’il contracte à leur égard. Nulle surprise ici : ce sont Husserl, Lévinas et Heidegger, avant tout autre auteur, qu’on trouve convoqués. Comme dans le chapitre précédent, quelques phrases nébuleuses ont le malheur de handicaper le propos. Est-ce à dire pour autant que le commentaire de Salanskis se trouve déguisé de part en part, impénétrable, brumeux ? Absolument pas. Car en appliquant le principe de charité et en faisant abstraction de quelques incartades stylistiques, on pourra voir se dessiner de pénétrantes analyses dans cet ouvrage sur Derrida. Des analyses dont l’ambition pédagogique est affichée autant qu’atteinte, et qui ne font pas douter que l’A. est un fin spécialiste de Husserl et Heidegger[5].

Mais Salanskis ne clôt pas là son examen. À ce travail pédagogique bien mené ainsi qu’aux éclairages qui précèdent, il ajoute un quatrième et bref chapitre sur les « perspectives post-derridiennes ». Hélas, il s’agit là sans doute de la plus incomplète des sections de son étude. L’ambition du Français a beau être des plus nobles, son commentaire demeure trop superficiel et la perspective qu’il adopte, trop aérienne, pour que le tout témoigne de son achèvement. Ainsi, si Salanskis a raison d’évoquer qu’il serait fructueux de tenter de prolonger « la pensée centrale de Derrida du côté de la linguistique » (p. 134), ou bien encore d’essayer de mettre en dialogue Wittgenstein et Derrida (p. 136), il faut admettre que son analyse n’aurait montré sa fécondité qu’après de plus amples développements. Puisque l’on sait, par ailleurs, que l’oeuvre derridienne a donné lieu pour l’essentiel à deux grands types de réception, l’une de mise en question radicale de son mode de pensée (repérable dans le « mouvement de résistance contre l’attribution à Derrida du titre de docteur honoris causa » [p. 132]), l’autre de quasi-dévotion (repérable chez les commentateurs qui pastichent les écrits derridiens), ne peut-on pas croire qu’il est devenu pertinent de se glisser dans un entre-deux, d’éviter la résistance ferme mais aussi les dialogues entre convertis, et de mettre en parallèle la pensée derridienne avec celle d’auteurs qui ne marchent pas sur ses pas[6] ?

Une pareille démarche devrait permettre d’arracher la philosophie derridienne à son confort immédiat, de l’exposer à une quantité d’objections et d’en mettre à l’épreuve la valeur réelle. L’auteur de Derrida n’a quant à lui pas adopté cette approche. Comme la plupart des interprètes, il ne s’est pas laissé séduire par ses divers avantages. Non pas qu’il faille ici l’incriminer pour cela et lui en tenir rigueur — l’objectif de Salanskis était ouvertement autre, c’est-à-dire pédagogique, didactique. Et c’est précisément cet objectif qu’il faut lui reconnaître d’avoir atteint en somme, sans pour autant perdre de vue que son ouvrage va au-delà de l’introduction et qu’il saura plaire, le mot est juste, à une vaste audience.