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La spiritualité définit une recherche du sens de la vie, une expérience religieuse ou para-religieuse, une conversion de l’existence, au sens de la métanoïa ; ceci est présent dès l’origine de la philosophie chez Platon. Quant au spiritualisme, c’est une philosophie de la conscience née de la réflexion sur les Méditations métaphysiques de Descartes, et le dualisme de l’âme et du corps. En fait, le spiritualisme n’est pas le dualisme âme/corps, substance-pensée et substance-étendue. Le spiritualisme est la métaphysique qui pense la relation de l’esprit au corps : la spiritualité est incarnée. Mais il soutient toujours qu’on ne peut pas penser séparément la vie physique, organique, sans se référer à un principe spirituel.

Il convient de différencier spiritualité philosophique et spiritualité religieuse. La question que je pose est celle d’une spiritualité métaphysique indépendante de la foi ou de l’adhésion religieuse proprement dite. Le spiritualisme est une philosophie qui ne repose sur aucun engagement religieux. Je prendrai les exemples de Bergson (1859-1941) et de Lavelle (1883-1951), deux philosophes spiritualistes, qui affirment la réalité de l’esprit et acceptent l’étiquette de spiritualistes, sans que leur philosophie respective puisse être dite chrétienne à proprement parler. Bergson était né dans une famille juive ; il n’était pas croyant, et il a affirmé dans son testament s’être converti intérieurement au catholicisme. Lavelle, lui, était né dans une famille catholique ; il s’est écarté de la foi chrétienne, et a construit un système métaphysique dans la lumière de la spiritualité chrétienne.

La spiritualité n’est pas nécessairement liée à la religion ; elle est une atmosphère intellectuelle et affective. On pourrait dire que le bergsonisme est une spiritualité, une disposition d’esprit sensible aux choses de l’âme, alors que la philosophie bergsonienne est une vision du monde globale, une théorie de la durée et de la vie, une philosophie de la conscience. On peut chercher dans l’oeuvre de Bergson ce qui relève de la spiritualité proprement dite. Il y a une atmosphère spirituelle de la philosophie bergsonienne qui se précise progressivement. Si on compare Bergson et Blondel, on s’aperçoit que la notion blondélienne d’« esprit chrétien » est plus intellectualiste que celle de spiritualité.

Bergson, à partir de L’Évolution créatrice, ne se contente plus d’opposer l’analyse (méthode des sciences) et l’intuition (sympathie avec l’objet) ; il oppose l’intelligence et l’intuition, l’intelligence étant le produit de la vie, adaptée à la connaissance de la matière, et l’intuition, acte exceptionnel de volonté et d’intelligence, qui vise à coïncider avec l’objet. Le texte qui introduit le « spirituel » en philosophie est l’Introduction à la métaphysique[1], essai qui se présente comme le double d’un article normal, et sert de manifeste du « bergsonisme ». Ce mot « bergsonisme » apparaît en 1905, dans un article de Gaston Rageot, pour désigner la pensée de Bergson en tant que métaphysique nouvelle.

Bergson part des conclusions de l’Essai sur les données immédiates de la conscience : la conscience dure, et la durée se caractérise par la compénétration entre les états de conscience ; Bergson dit même qu’il est de l’essence du psychique d’être confus, c’est-à-dire d’ignorer les limites claires, les déterminations radicales. La réalité psychique du Moi ne tolère pas les distinctions claires et nettes qui relèvent de l’intellect. Mais la principale originalité de l’IM est d’appliquer la conception de la durée à la personne : la notion de personne, et celle de personnalité, viennent relayer la notion du « moi » qui est seule utilisée dans l’Essai. Cernons de plus près la question de la spiritualité.

Elle se marque d’abord dans l’identification de la conscience à la mémoire. Ceci ne signifie pas que la conscience se limite à la mémoire, mais que, sans mémoire, il n’y a pas de conscience. Notre passé nous suit ; et notre passé est strictement personnel. Chacun de nous a sa propre histoire, son propre vécu. L’abandon du terme de « moi » est chez Bergson une prise de distance avec la psychologie ordinaire, pour cerner de plus près l’individuel dans la personne. L’influence de William James a certainement compté pour beaucoup ; c’est James qui a fait une grande leçon sur l’anti-intellectualisme de Bergson, dans A Pluralistic Universe (1908). Et Bergson, dans une lettre de 1936 à Jacques Chevalier, cite à propos de James la phrase d’Emerson : « […] une Personnalité est une Force qui agit par sa seule présence ». Toutefois Léon Husson a montré, très justement, que la notion d’intuition n’est nullement opposée à l’intelligence, qu’elle présuppose. L’intelligence n’est critiquée que pour autant qu’elle nous détourne du réel et de la durée en imposant les habitudes de pensée comme des règles immuables. Un rationaliste contemporain de Bergson comme Léon Brunschvicg ne s’y est pas trompé, et il est très bergsonien quand il soutient que : « La catégorie, c’est le préjugé ».

La philosophie intuitive proposée par Bergson repose sur l’intuition métaphysique de la durée. Mais elle suppose aussi et au préalable la connaissance de l’ensemble des observations et des expériences scientifiques, pour pouvoir aller au coeur du sujet. « Car, écrit Bergson, on n’obtient pas de la réalité une intuition, c’est-à-dire une sympathie spirituelle avec ce qu’elle a de plus intérieur, si l’on n’a pas gagné sa confiance par une longue camaraderie avec ses manifestations superficielles[2] ». On peut regretter que Bergson n’ait pas développé davantage cette familiarisation, qui veut dire qu’une intuition n’a rien d’une illumination subite, ou plutôt que cette illumination suppose un long travail d’approche. Il y a une sorte de dialectique entre familiarité avec le savoir concerné et exceptionnalité de la saisie d’une intuition directrice. La familiarité s’étend par cercles concentriques et l’intuition pointe comme un souffle, comme une inspiration subite orientée et orientante.

Y a-t-il dans le spirituel un élément mystique ? Certainement pas au sens propre ; mais il y a comme une affinité avec la mystique. Bergson citait le propos de William James qui disait n’avoir jamais eu d’expérience mystique, mais ressentir une affinité avec ce qu’on lui en disait.

En 1919, Bergson intitule son premier recueil d’articles, L’Énergie spirituelle. François Azouvi a établi que ce volume avait été bien accueilli dans les milieux catholiques[3]. Pourquoi ? Il me semble qu’il y a une raison principale, à savoir que les caractères de la vie spirituelle y sont détaillés :

  1. La vie spirituelle est la vie du moi dans le passé ; la vie actuelle n’est pas la vie spirituelle. Le présent-actuel n’est que l’aspect superficiel de notre vie ; il y a un second moi, dans la mesure où notre présent se dédouble en présent superficiel et présent du moi profond, souvenir en train de se faire.

  2. La vie spirituelle est vie intérieure et nous met en présence de l’absolu de notre durée.

  3. La conscience de notre vie spirituelle nous apporte la joie ; cette joie est la joie créatrice, la joie de nous créer nous-mêmes.

  4. On peut ainsi donner un sens à la notion d’âme, la puissance de vie spirituelle.

  5. Le spirituel et l’intellectuel sont différents : l’intellectuel est lié à l’action ; c’est l’homme d’action qui pratique le mieux l’effort intellectuel, en mobilisant le plus rapidement toutes les ressources de la mémoire pour le besoin du présent. Mais l’homme spirituel est celui dont l’action n’est pas liée à l’utilité immédiate, mais à une efficacité à long terme.

  6. La philosophie nous permet de nous dépasser nous-mêmes en transgressant les limites de la condition humaine. C’est pourquoi Bergson peut dire que la philosophie nous introduit à la vie spirituelle.

Il y a donc une spiritualité philosophique ; la métaphysique implique une atmosphère qui est sa propre spiritualité. Louis Lavelle a développé cette idée avec beaucoup de détails, en particulier dans son dernier ouvrage, De l’Âme humaine. Je suivrai sur ce sujet un ouvrage un peu plus ancien, Les Puissances du moi[4]. La vie spirituelle est un point philosophique très important. Elle ne se confond pas avec la vie subjective : une biographie personnelle peut fort bien rester étrangère à toute vie spirituelle. L’exemple de l’art est significatif : l’art suppose l’intériorité ; il est une démarche de spiritualisation du monde. Mais en même temps l’art est extériorisation de cette expérience spirituelle intérieure. Ce qui signifie que nous avons besoin de manifester à l’extérieur la vie spirituelle elle-même.

La vie spirituelle est source de joie pour celui qui y est entré : c’est l’unification de toutes les puissances du moi qui permet à l’homme d’être assuré de sa propre vocation. La dispersion est inversement la certitude que nous ne sommes pas parvenus à « avoir une âme ». D’emblée nous sommes un moi, alors qu’il n’est jamais certain que nous ayons une âme. Ce qui met en péril la vie spirituelle, c’est la dissociation des puissances du moi : la vie intellectuelle, la vie des sens, la vie affective, si elles sont séparées, ne nous permettent pas d’éprouver la joie qui ne nous est donnée que lorsque l’acte spirituel pénètre notre affectivité entière (p. 193-194).

Lavelle écrit très bien : « La vie spirituelle est un effort pour réaliser notre être personnel par une participation intérieure à une lumière qui éclaire tous les êtres, à une puissance créatrice qui nous permet de nous créer nous-mêmes dans une communion vivante avec eux » (p. 197). Et, à partir de là, il peut distinguer la vie spirituelle de la vie éthique. La vie éthique exige l’action, alors que la vie spirituelle commence par le recueillement dans l’intériorité.

Mon projet philosophique actuel est celui d’une philosophie du Credo, au sens d’une élaboration rationnelle et critique des contenus de la foi chrétienne. La conception de Dieu est proprement la théo-logie. Elle a pour spécificité chrétienne d’être trinitaire : Dieu Père, Fils et Esprit. La philosophie du christianisme peut être fortement christologique ; c’est le cas de Michel Henry, le seul philosophe du christianisme dans la période récente. À partir du Saint-Esprit, la révélation chrétienne devient plus philosophique au sens propre. Si on suit le développement du Credo, de l’Esprit dérive la « Sainte Église catholique », qui pose la question de son double niveau, celui de la réalité institutionnelle, et celui de la communauté spirituelle. Bergson était gêné par la question de l’obéissance chrétienne, qu’au contraire Maurice Blondel acceptait entièrement. C’est une question d’attitude existentielle : la foi chrétienne implique-t-elle la soumission à un corps hiérarchique chargé de distribuer la foi ? Peut-il y avoir adhésion sans obéissance ? L’opposition entre l’Église empirique, effective, et l’Église mystique ou spirituelle reflète la distorsion entre la pratique et la théorie qui l’inspire. Il n’y a pas d’immédiateté dans la sphère de la spiritualité religieuse. Toutes les médiations sont nécessaires pour que le message divin ne soit pas matérialisé, chosifié.

Mais la communion des saints, la rémission des péchés, la résurrection de la chair et la vie éternelle sont des dogmes qui comprennent en eux beaucoup de philosophie. Sur la communion des saints, elle nous présente un modèle fraternel de vie sociale, où l’échange entre les mieux dotés et les moins dotés est constant. Ce qui signifie que les plus favorisés ne sont justifiés dans leur existence que par le partage avec les autres. Le modèle de la communion des saints est celui de la présence de l’autre en moi, et de la communication entre les personnes, non seulement au niveau de l’échange moral, mais aussi au niveau métaphysique d’une solidarité ontologique. J’ai longtemps affirmé la solitude ontologique de l’homme, mais elle n’est pas aussi radicale que je l’ai soutenu ; car je ne suis jamais seul absolument parlant ; je suis investi par l’autre, même indépendamment de la présence de la communion des saints. Lavelle impute la solitude au moi et la communion à l’âme. Il oppose, dans Les Puissances du moi, solitude et isolement (p. 182) : c’est l’amour-propre qui crée l’isolement. La solitude au contraire est joie. La démonstration est ici remplacée par l’exhortation ou l’invocation.

On peut refuser toute démarche rationnelle à propos de la révélation. Mais il semble plus judicieux et plus fécond de traiter les objets de la révélation selon les méthodes de la rationalité philosophique et critique. C’est ce que j’ai essayé de faire à propos de la Communio Sanctorum, idée qui n’apparaît pas dans la confession de foi de Milan (ive siècle), plus précisément dans l’Explanatio Fidei de saint Ambroise (mort en 397), mais seulement dans celle de Nicéphas, évêque de Remesiana, sous la forme qui perdurera (appelée forme « R », ici amplifiée) : in Spiritum Sanctum, sanctam Ecclesiam catholicam, communionem sanctorum, remissionem peccatorum, carnis resurrectionem et vitam aeternam[5]. À partir de Bergson et de Blondel, j’ai montré combien ce dogme chrétien interpelait la philosophie en toute liberté d’esprit[6]. Une Philosophie du Credo est possible à partir du moment où nous admettons une spiritualité partageable, participable, indépendamment de la structure confessionnelle. Elle n’est certainement pas assimilable à la théologie confessante, mais elle peut parfaitement être utile à la théologie philosophique. À nous de trouver les chemins spirituels qui permettent le dialogue entre les différentes religions du Livre.