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Ce Grand dictionnaire de la philosophie impressionne autant par son format ample, par son poids et par son contenu exhaustif ; il contient plus de 1 100 notices, entrecoupées de 70 articles thématiques (appelés « dissertations »), et complétés par 62 biographies brèves de philosophes, tous classés alphabétiquement. Ce livre de référence prétend s’adresser à tous les publics et aux trois cycles universitaires (p. v). La plupart des quelque 200 rédacteurs ayant contribué à ce collectif oeuvrent en France, et on ne compte d’ailleurs dans ce large groupe de chercheurs aucun auteur canadien, à l’exception de Didier Ottaviani, qui était alors rattaché à l’Université de Montréal (p. xii). Cependant, la qualité d’un ouvrage de référence de la sorte ne se mesure pas uniquement par son format ou par son contenu philosophique, mais également et surtout par ses capacités pédagogiques, afin de faire comprendre la raison d’être de la discipline philosophique, d’expliciter ses principaux concepts et de retracer l’évolution de certaines idées fondamentales. Cette préoccupation guidera notre évaluation succincte de ce travail colossal supervisé par l’équipe de Michel Blay.

Compte tenu de son propos, la première notice à consulter dans un tel dictionnaire serait naturellement la définition même du mot « philosophie », ici entendue comme « une amitié pour la sagesse », mais également comme « une méthode d’investigation rationnelle » qui ne devrait toutefois pas exclure les mythes et tout ce qui toucherait la sensualité (p. 799). Plus loin, on élabore une discussion plus approfondie en situant le terrain de la philosophie comme étant « une connaissance de toutes choses, et, parmi celles-ci, des choses difficiles », qui demeure à la fois une recherche des causes de ces difficultés, mais qui doit aussi aboutir, ultimement, à un enseignement (p. 800). Au total, une douzaine de pages situent la discipline philosophique et l’articulent avec d’autres domaines du savoir.

Quelques exemples de définitions pourront montrer les points forts et les quelques faiblesses de ce dictionnaire. Terme fondamental pour la philosophie comme pour les sciences de l’Homme, la culture est entendue comme « tout ce qui est produit par la main de l’homme », par opposition au « naturel » (p. 230). Pour le mot « ontologie », on remonte à Aristote pour la situer comme « l’étude des propriétés de l’être sans référence aux circonstances dans lesquelles on le rencontre » (p. 754). Plus loin, on résume autrement l’ontologie comme étant la « science de l’être en tant qu’être » (p. 754). Mais on examine ailleurs ce concept avec plus de précision en se demandant « Quelle ontologie pour l’oeuvre d’art ? » (p. 751-753). Cet exposé plus pratique rappelle que beaucoup des oeuvres d’art que nous apprécions sont en fait des reproductions, ou encore des traductions, autrement dit des « doubles » ; même les musées exposent des toiles restaurées, et toute cette réflexion ontologique sur la valeur de l’art qui est habilement résumée dans ce texte stimulant se trouvait déjà chez Platon (p. 753).

Terme ambigu par excellence, le « postmodernisme » est ici entendu de diverses manières : entre autres comme « une catégorie plus descriptive que conceptuelle, apparue à la fin des années 1960 pour caractériser une situation artistique en rupture avec le modèle historiciste du modernisme » (p. 837). Toujours à propos du postmodernisme, on peut aussi lire une définition plus courante, à savoir qu’il s’agit d’un « courant philosophique de la seconde moitié du xxe s. pour lequel l’idée d’un progrès de la raison est à remettre en cause » (p. 837). En conclusion, dans une formulation habile, on peut comprendre que le « postmodernisme est une nébuleuse d’autant plus malaisée à appréhender qu’elle est à la fois multiforme dans son expression et dépendante du paradigme institutionnel encore dominant de l’“hyper-empirisme” » (p. 837). Cet article d’une grande clarté jette un éclairage indéniablement utile et fait le lien avec les écrits de Jean-François Lyotart sur Auschwitz comme événement déclencheur de la réflexion pessimiste sur la fin de la modernité et du progrès, mais sans toutefois mentionner l’apport pourtant déterminant fait antérieurement par Theodor Adorno sur ce même sujet.

Sur la science, on peut lire deux textes approfondis, parmi les meilleurs de l’ouvrage (surtout « Philosophie et sciences », p. 809-812). Ici, la science est énoncée comme un synonyme de « savoir ou connaissance clair(e) et certain(e) de quelque chose, fondé(e) soit sur des principes évidents et des démonstrations, soit sur des raisonnements expérimentaux, ou encore sur l’analyse des sociétés et des faits humains » (p. 949). En ce sens, la science s’opposerait à l’opinion (p. 949). Cette excellente notice est résolument centrée sur la philosophie et s’appuie successivement sur les écrits d’Aristote, Platon, Bachelard, Kant, et Popper.

L’un des points forts de ce grand livre réside dans certains de ses articles thématiques qui articulent et approfondissent en trois ou quatre pages une question philosophique donnée. Ainsi, on se demande si « La symbolisation est-elle à la base de l’art ? » (p. 1 001-1 003) ou encore « Toute vérité est-elle bonne à dire ? » (p. 1 068-1 071). Toutefois, certains de ces articles thématiques déçoivent, car ils s’apparentent trop à des essais. Ainsi, le texte « No God’s Land », repris d’un article déjà paru ailleurs dans une revue française, se termine par une sorte d’apologie du nihilisme, ce qui contredit la mission d’un ouvrage de référence devant présenter différents points de vue sans pour autant prendre position (p. 725-730). C’est le principal point faible de ce livre.

On s’attendrait à trouver une nette volonté encyclopédique dans ce livre de référence qui veut mettre à l’honneur la philosophie. Toutefois, certaines notices manquent d’ambition et ne couvrent qu’un seul aspect. Par exemple, la notice sur le constructivisme (défini ici comme une « orientation logique qui rejette les preuves non constructives ») se concentre sur les dimensions logiques et mathématiques en négligeant tout l’apport de la philosophie de la connaissance, du socio-constructivisme, voire du constructivisme dans les arts au xxe siècle (p. 187). De même, la notice sur l’amitié cite bien Aristote, Cicéron et Épicure pour se terminer avec Montaigne et Rousseau, mais bien des choses importantes ont été écrites depuis trois siècles sur ce sujet sans que cette notice n’en fasse mention, ce qui est dommage (p. 29).

Chaque notice contient une courte bibliographie et des renvois utiles à d’autres entrées. Cependant, les références bibliographiques à la fin des notices n’ont pas toutes été mises à jour depuis la première édition datant de 2003 ; en conséquence, très peu d’ouvrages cités ont été écrits ou publiés au cours de notre xxie siècle. Une coquille subsiste dans la référence au livre L’Esprit, le soi et la société, dont la paternité est attribuée à « M. Mead » au lieu de George H. Mead (p. 512). Par ailleurs, il serait un peu embarrassant de signaler à un ouvrage comprenant plus de 1 100 notices des termes manquants, et pourtant, on aurait souhaité retrouver une notice ou du moins une mention des termes philosophiques comme « Agapè », « estime », ou encore une allusion à un courant comme le Romantisme auquel se rattachent des penseurs comme Fichte, Novalis ou Kant.

L’ouvrage comprend en outre en annexe un merveilleux petit dictionnaire de 62 « grands philosophes », en commençant par Alain pour se terminer avec Wittgenstein (p. 1 087-1 118). Chaque penseur occupe environ une demi-page et on se réjouit de retrouver des notices biographiques très instructives sur saint Anselme, Hannah Arendt, Aristote, saint Augustin, mais aussi Gaston Bachelard, Emmanuel Levinas, Tocqueville et plusieurs autres auteurs universels. À la limite des sciences de l’Homme, on y découvre en outre les noms d’Émile Durkheim, de Claude Lévi-Strauss et de Pierre Bourdieu, qui avaient tous trois reçu une formation initiale en philosophie. Cette section biographique constitue un autre point fort de cet ouvrage, malgré l’absence inexplicable de Theodor Adorno dans ce panthéon. Enfin, on déplorera le manque d’un index ; on trouve toutefois en fin de volume une liste des entrées et des dissertations avec le nom de leurs auteurs respectifs (p. 1 119-1 137).

En somme et en dépit de ses quelques lacunes, ce Grand dictionnaire de la philosophie est assez unique dans le monde francophone et sera indéniablement instructif pour les étudiants en philosophie. Il faudrait sans doute plusieurs pages et beaucoup plus d’exemples pour en souligner tous les apports. On peut peut-être douter qu’il soit réellement accessible au grand public, car certaines notices sont très denses ; mais on pourrait aisément en recommander l’acquisition par les bibliothèques publiques, scolaires et universitaires.