Article body

Or, le combat de nos ancêtres contre Rome fut grandiose. Il y a les deux grands combats : le combat juif contre Rome, et le combat allemand contre Rome. Les Germains eurent plus de succès du point de vue militaire. Ils vainquirent les Romains ; nous, nous avons été vaincus. Cependant, la victoire ou la défaite ne sont pas les critères les plus élevés[1].

I. Leo Strauss et le droit naturel

La question du droit naturel a été l’un des problèmes centraux des recherches et des préoccupations de Leo Strauss. En effet, ce fut le sujet de ses Conférences Charles Walgreen qu’il dicta à Chicago en 1948 et qui furent publiées plus tard sous le titre Natural Right and History [2]. Il revint ensuite sur ce sujet dans l’article intitulé « Natural Law », dont la première publication, datant de 1968, est reproduite dans le recueil posthume Studies in Platonic Political Philosophy [3]. Dans ces travaux, Strauss analyse les diverses conceptions du droit naturel et les critiques les plus importantes qu’a connues cette notion tout au long de l’histoire. L’analyse de Strauss sur l’origine et le développement de l’idée de droit naturel est particulièrement lucide et pénétrante.

En termes très généraux, nous pouvons rappeler que pour Strauss la crise de la modernité trouve son origine dans l’oubli de la notion de droit naturel, c’est-àdire de l’idée qu’il puisse exister des actions justes ou injustes par nature. Selon lui, le droit naturel moderne — dont les représentants les plus importants seraient Hobbes et Locke — est fondé sur une idée qui subvertit radicalement la compréhension traditionnelle du juste et de l’injuste. Ainsi, pour Hobbes, le droit naturel est fondé sur le droit à la vie et sa propre conservation. Chez l’homme donc, les droits sont premiers et précèdent les devoirs, puisque l’idée même de justice trouve son origine dans un droit. Dans ce sens, on peut dire que seuls les droits sont vraiment inconditionnels, puisque les devoirs sont relatifs aux droits. Dans la perspective moderne, et cette idée survivra largement à l’auteur du Léviathan, il est un droit qui occupe une place fondamentale : celui de l’autoconservation. À partir de ce droit découlent les autres droits et, ce qui n’est pas moins important, les devoirs. Le développement de cette position aboutira plus tard à un rejet assez généralisé de l’idée même de droit naturel : cette dernière n’est plus jugée utile pour trouver des critères valides de justice. D’une certaine manière, nous pourrions dire qu’à partir de cette perspective, l’homme perd le sens moral de ses actions (que Kant tentera, à sa façon, de reconstruire plus tard). Selon Strauss cette perte de l’idée de droit naturel est la cause du « nihilisme » et de « l’obscurantisme fanatique » propres à la modernité[4]. Car, si nous ne pouvons pas justifier nos actes, ou si tous nos actes sont fondés sur des prémisses arbitraires, alors il n’y a pas de discussion rationnelle possible autour du bon et du juste. Pour reprendre les termes de Strauss, rejeter l’idée du droit naturel implique la supposition que tout droit est positif, et qu’en conséquence nous manquons de critères externes pour juger le droit positif : alors, tout est possible[5].

Au moins en apparence, Strauss s’efforce de rétablir l’idée de droit naturel, selon laquelle il existe des choses qui sont par nature justes ou injustes. Sa démarche implique de laisser de côté les préjugés historicistes pour se repencher sur les oeuvres des Anciens, autrement que comme sur des pièces de musée. Bien entendu, on peut penser qu’ils se sont trompés, mais on ne peut nullement parvenir à cette conclusion sans une analyse sérieuse et réfléchie de leurs positions, sans revenir sur leurs argumentations et conclusions. Partant de ces postulats de lecture, Strauss s’interroge sur le sens du droit naturel chez Aristote. Dans les lignes qui suivent, nous nous intéresserons à l’interprétation que fait Strauss dans son ouvrage Natural Right and History et dans son article sur la loi naturelle du célèbre passage où Aristote distingue la justice naturelle de la justice légale[6].

II. Leo Strauss interprète d’Aristote et des actes justes par nature

Le problème du juste naturel retient l’attention d’Aristote dans le livre V de l’Éthique à Nicomaque[7], où quelques lignes, dont l’interprétation est difficile, sont consacrées à ce sujet. Il distingue le juste naturel et le juste conventionnel comme deux composantes du juste politique[8], et définit ensuite ces deux notions : la justice naturelle est « ce qui présente partout la même puissance », et la justice conventionnelle est « ce qu’il est au départ totalement indifférent d’instituer d’une façon ou d’une autre, mais qui, une fois établi, prend son importance ». Ensuite, Aristote critique les sophistes qui croient que toute justice est conventionnelle, en partant du constat que les choses justes changent, ce qui serait incompatible avec leur prétendu caractère naturel. Cependant, le philosophe grec, tout en acceptant qu’en ce qui concerne les hommes la justice est toujours sujette aux changements, observe que cela n’empêche pas l’existence simultanée d’une justice naturelle et d’une justice non naturelle. Autrement dit, le Stagirite veut affirmer en même temps (i) que toute justice humaine varie et (ii) qu’il y a bel et bien une justice naturelle différente de la justice légale. Quelques lignes plus loin, il conclut le paragraphe en signalant qu’« il en va ainsi des prescriptions qui ne sont pas justes naturellement, mais varient en fonction des hommes et elles ne sont pas identiques partout dès lors que les régimes politiques ne le sont pas non plus, sauf qu’il n’y a qu’un seul régime partout qui doit d’après nature être le meilleur[9] », ce qui constitue un indice assez clair du rapport de la question du juste naturel avec l’étude du meilleur régime politique.

Quel sens précis peut avoir cette démonstration aristotélicienne aussi concentrée que laconique ? Avant de nous en proposer sa propre lecture, Strauss nous rappelle certaines des interprétations majeures dont ce passage a été l’objet au fil du temps. Thomas d’Aquin, par exemple, interprète cette affirmation de manière restrictive, en disant que, bien que les règles de justice puissent varier en certains cas exceptionnels, les principes de justice sont immuables en eux-mêmes. Strauss considère philosophiquement invalide la position thomiste, car elle serait inspirée par des éléments apportés par la Révélation : à strictement parler, cette interprétation relèverait de la théologie plutôt que de la philosophie. Marsile de Padoue propose, lui, une autre explication dans son ouvrage Defensor Pacis. Sa lecture est sensiblement différente de celle de saint Thomas : le Padouan affirme que le droit naturel est, en vérité, une forme particulière de droit positif, en ce qu’il se compose de règles de justice universellement reconnues. Le droit naturel est, en fin de compte, celui au sujet duquel « presque tous s’accordent », c’est-àdire l’ensemble des préceptes qui dépendent « d’institutions humaines », mais qui « par translation se disent droit naturel[10] ». Marsile croit suivre Aristote, mais il est clair qu’il met à terre l’idée de droit naturel en la vidant de son contenu. Si le droit naturel exige le consentement pour exister comme tel, alors on ne parle que de droit conventionnel. Nous l’enseignons comme naturel en raison d’une question pédagogique, mais il ne s’agit que d’un recours rhétorique sans validité philosophique. Si l’idée de Marsile peut être jugée cohérente avec la variabilité de tout droit naturel prêchée par Aristote, elle paie toutefois un coût très élevé en niant l’idée même de justice naturelle.

Pour Leo Strauss, les deux interprétations sont insuffisantes. Premièrement, nous dit-il, Aristote s’éloigne de Platon dans ce passage car, en principe, il ne peut y avoir de contradiction entre la justice et les exigences de la communauté politique : elles doivent être compatibles[11]. Cependant, Aristote dit aussi que toute justice est variable : c’est la phrase la plus difficile et la plus controversée du texte. Selon Strauss, le philosophe grec ne pense pas tant en termes de principes généraux qu’en termes de problèmes concrets. Autrement dit, tout conflit humain sous-entend nécessairement la possibilité d’une solution juste : le droit naturel n’est pas autre chose que l’ensemble de ces décisions justes. Ainsi compris, il contient nécessairement un degré très élevé d’incertitude, puisqu’il est impossible de généraliser de manière correcte l’infinité des situations particulières. Strauss ne nie pas que toute décision éthique implique la conformité à des principes relatifs à la justice distributive et commutative. Mais la question n’est pas tant celle-là, que celle de savoir si ces principes sont ou non immuables. Strauss pense que, dans certains cas extrêmes, il peut y avoir un conflit entre d’une part les exigences de la justice distributive et commutative, et d’autre part la survie de la communauté politique à laquelle on appartient. Dans ces cas extrêmes, poursuit Strauss, la sécurité publique est la loi suprême. Il est impossible de fixer à l’avance des limites à ce qu’une société peut faire dans une guerre. Cela dépendra beaucoup plus de ce dont l’ennemi sera disposé à faire que de nous-mêmes. Nous ne pouvons pas, à l’avance, imposer des limites à ce que nous pourrions faire, car nous ignorons si notre adversaire a des limites et, s’il en a, nous ne savons pas de quelle nature elles sont. Nos propres limites dépendent, en conséquence, de la malignité de l’autre, et alors nous devons être disposés à utiliser des moyens que normalement nous appellerions mauvais, si jamais la survie de notre communauté politique était mise en péril. Cela, nous dit Leo Strauss, est conforme au droit naturel[12].

D’un autre côté, l’affirmation qui conclut le passage d’Aristote, selon laquelle un seul régime « est par nature le meilleur partout » est interprétée par Strauss de manière restrictive : pour le penseur allemand, Aristote pense qu’il existe un régime, c’est-àdire « le régime le plus divin », qui est une « espèce particulière de royauté, l’unique régime qui n’a pas besoin de droit positif d’aucune espèce[13] ». Mais, nous pourrions ajouter que, même ce régime, jugé comme le meilleur, devrait si sa propre survie était mise en jeu, être disposé à réaliser des actes qui sont en général considérés comme injustes : en effet, pour le meilleur régime la loi suprême peut également être la sécurité publique.

III. Difficultés de la position de Strauss

L’interprétation straussienne a été durement critiquée par John Finnis. Pour ce dernier, Strauss rejoint de ce point de vue Arendt, Voegelin, Rawls et Dworkin. Tous ces auteurs sont des représentants de la tradition moderne, en ce sens qu’ils n’acceptent pas l’existence de préceptes moraux absolus n’admettant aucune exception[14]. L’accusation de Finnis est particulièrement sévère puisqu’il est évident que Strauss ne se considère pas lui-même comme un Moderne, mais revendique plutôt une inscription dans la philosophie politique classique. Même sur ce point si difficile, Strauss prétend être plus proche d’Aristote que de Machiavel ou de Weber : pour lui, c’est plutôt Thomas d’Aquin qui s’éloignerait de la doctrine classique incarnée par Aristote[15]. Mais, qu’a voulu dire Aristote, au juste, dans le passage cité ? Est-il possible d’interpréter la pensée du philosophe grec comme le fait Strauss sans aller plus loin que ce que nous autorisent les textes ? La thèse de Strauss est certes intéressante, mais certains de ses éléments méritent d’être discutés.

Sur un point, la lecture straussienne est irréfutable : le passage de l’Éthique à Nicomaque est obscur. Ce qu’Aristote a voulu dire n’est ni clair ni évident. Le philosophe de Stagire nous dit que le juste naturel ne varie pas en ce qui concerne les dieux[16], mais qu’en ce qui concerne les hommes, toute justice varie. Cependant, Aristote ne précise pas davantage sa pensée sur ce sujet. Leo Strauss déduit, à partir de la variabilité du juste naturel, la variabilité de toute norme de droit naturel : il n’y a donc aucun précepte qui soit immuable. Il n’existe pas de normes sans exception. Pourtant, Strauss nous suggère ensuite qu’il y aurait une norme n’admettant pas d’exception : dans les cas extrêmes, le salut public est la loi suprême. Il faut dire d’abord que l’expression est très énigmatique, parce qu’elle reprend, même s’il le fait d’une façon nuancée, une formule plus ou moins courante parmi les philosophes politiques modernes. Montesquieu[17], Spinoza[18], Hobbes[19], Machiavel[20] et Locke[21] avaient dit, chacun à sa façon, à peu près la même chose[22]. Autrement dit, la formule straussienne est, à certains égards, une formule plus proche de la philosophie moderne que de la philosophie classique, tout en sachant que Strauss prend plutôt parti pour les Classiques[23]. Il est vrai que Strauss ne fonde pas le précepte sur les droits individuels, comme la plupart des Modernes, mais la parenté est bien réelle. Ce n’est pas faire injure au grand lecteur qu’était Leo Strauss que de supposer que, bien évidemment, il n’ignorait pas ces faits[24]. Par-delà cette difficulté, il nous semble que son interprétation reste problématique si nous la soumettons à un examen critique et si nous lisons avec attention les différents textes qu’Aristote consacre à ce sujet.

Au livre II de l’Éthique à Nicomaque, Aristote nous dit qu’« il n’y a pas dans tout genre d’action ou d’affection une moyenne à trouver. Quelques-unes, en effet, ont un nom qui, d’emblée les associe à la perversité », et avec ce genre d’actions, il n’y a jamais « possibilité d’une attitude correcte ; au contraire, il y a toujours faute ». Aristote cite comme exemple trois passions (jubilation maligne, impudence et envie) et trois actions (adultère, vol et meurtre) comme exemples d’agissements qui ne doivent jamais être réalisées. Le texte est clair et ne semble pas admettre de nuances : il y a des actions qui, en aucun cas, ne pourraient être qualifiées comme justes et qui, en aucun cas, ne pourraient être « bien réalisées ». Aristote renforce cette idée quand il signale que « l’on ne peut trouver bien ou mal, dans ces conditions, de commettre, par exemple, l’adultère avec celle qu’il faut, quand il faut et de la manière qu’il faut ». C’est-àdire qu’il existe un genre d’actions dont, même en méconnaissant les circonstances exactes de réalisation concrète, nous pouvons appeler mauvaises sans ambiguïtés[25]. Quelques pages plus loin, au premier chapitre du livre III, Aristote traite la question des actions volontaires. Il s’interroge notamment sur le statut d’actions forcées : jusqu’où va notre liberté si quelqu’un nous force à réaliser une action ? Dans quelle mesure les actions réalisées sous la contrainte peuvent-elles être appelées volontaires ? Aristote sait bien qu’il s’agit d’un problème difficile, et admet en conséquence que, si quelqu’un fait ce qu’il ne doit pas faire « en raison du genre des maux qui dépassent la nature humaine, et que nul ne peut supporter », il est normal que nous soyons indulgents avec lui. Autrement dit, la pression externe peut, en principe, excuser un certain genre d’actions que nous appellerions, normalement, mauvaises sans trop d’hésitations. Mais, plus loin, Aristote nuance cette position. Toutes les actions que nous appelons mauvaises ne sont pas dignes d’excuse si elles sont réalisées sous une contrainte : « En revanche, il est sans doute certains actes auxquels on ne peut se laisser contraindre. Au contraire, il faut plutôt mourir en subissant les plus terribles tourments ». Aristote nous donne un exemple pris chez Euripide : « En effet, l’Alcméon d’Euripide invoque des raisons manifestement ridicules pour expliquer ce qui l’a contraint au matricide[26] ». Cette affirmation du philosophe grec est contraire à la supposition de Leo Strauss, selon laquelle la conduite d’une société lors d’une guerre « dépendra jusqu’à un certain point de ce que son ennemi — peut-être forcené et dépourvu de tout scrupule — l’obligera à faire[27] ». À la lumière des textes, nous ne pouvons pas affirmer que l’interprétation de Strauss soit compatible avec la pensée d’Aristote. Plus précisément, il faudrait dire qu’Aristote serait d’accord dans la plupart des cas, mais non dans tous les cas. En reprenant ses termes, nous pourrions dire que, en situation de guerre, les circonstances peuvent faire varier l’évaluation morale d’un certain nombre d’actions que normalement nous appellerions mauvaises. Mais, il y a des actions qui, même en temps de guerre ou sous des contraintes « qui dépassent la nature humaine », ne doivent pas être réalisées, et dans ce cas il vaut mieux mourir que consentir[28]. Ce qui vaut pour l’individu vaut aussi pour la cité, puisque de même que le but des individus est de faire le bien, celui de la cité est que les citoyens réalisent de bonnes actions. Il nous semble que ces textes indiquent clairement l’existence de normes qui n’admettent aucune exception, et cela dans aucune circonstance[29]. La variabilité du droit naturel n’implique pas la variabilité de toute norme de justice, et Aristote contredit d’une manière assez explicite cette lecture[30]. La phrase selon laquelle les choses justes sont passibles de changement, requiert une explication différente de celle proposée par Strauss, parce que celle-ci suppose justement la négation du droit naturel : s’il est parfois juste de ne pas suivre le juste naturel, alors l’idée même de juste naturel perd sons sens et sa signification[31].

Pour le dire d’une autre façon, dans cette question capitale d’éthique et de philosophie politique, Aristote serait selon Leo Strauss plus proche de Machiavel que de Thomas d’Aquin, plus proche de Hobbes et de Montesquieu que de Cicéron[32]. Strauss semble chercher chez Aristote une « troisième voie » entre une sorte d’« absolutisme thomiste » et le relativisme moderne[33]. Néanmoins, bien qu’il soit certainement vrai que l’éthique admet un grand nombre de degrés et de nuances à l’heure d’analyser des problèmes particuliers, il est vrai aussi qu’en ce qui concerne l’exceptionnalité de certains principes moraux, il n’existe pas de troisième voie : ou bien l’on croit qu’il y a des préceptes sans exceptions, ou bien on admet des exceptions. Bien sûr, on peut discuter du nombre d’exceptions et de ce que sont les préceptes qui n’admettent pas d’exceptions, mais Strauss semble accepter la prémisse selon laquelle, sous certaines conditions, toutes les normes morales sont abolies (il semble penser surtout aux meurtres d’innocents en cas de guerre juste[34]). En s’appuyant sur un passage très difficile d’Aristote, Strauss conclut que ce dernier ne croit pas qu’il y ait d’absolus moraux à proprement parler. Au fond, ce que nous suggère le penseur allemand, c’est que l’éthique d’Aristote est, au moins dans des situations extrêmes, conséquentialiste : la bonté d’une action, sous certaines circonstances, ne résiderait pas dans sa justice ou dans son injustice intrinsèque, mais plutôt dans ses conséquences. Il est certain qu’Aristote croit que nous devons considérer les conséquences avant de choisir une voie d’action, mais il n’affirme jamais, ni ne laisse entendre, que sous certaines circonstances extrêmes, on ne doive prendre en compte que les conséquences pour déterminer la moralité d’une action. Bien sûr, Aristote n’est pas aveugle face aux nécessités de la vie politique, et il connaît parfaitement les exigences de la Realpolitik : à la différence de Platon, il essaie précisément de concilier la justice avec la cité. Il suggère même que la sécurité de la cité est l’affaire des citoyens, et est conscient aussi qu’une cité sans valeur guerrière ne saurait survivre très longtemps[35]. Seulement, la sécurité ne peut pas être obtenue aux dépens de la justice. Peut-être Aristote est-il conscient de la dimension tragique de tels choix, mais il ne pense pas qu’on puisse renoncer, même dans des cas extrêmes, à certaines considérations de justice : il y a des actes qui ne peuvent jamais être commis.

D’un autre côté, l’argument utilisé par Strauss pour fonder son interprétation de la variabilité du juste naturel présente à son tour quelques difficultés. Affirmer que, dans des cas extrêmes, « le salut public est la loi suprême » équivaut à dire que la survie est le bien le plus précieux d’une communauté politique. Mais attribuer de tels propos à Aristote est un peu plus problématique. Comme l’a bien signalé Richard Bodéüs, « il saute aux yeux que l’interprétation de Strauss choque de front avec l’essentiel de la philosophie politique d’Aristote[36] », car celle-ci considère constamment que la « vie bonne » (propre à la cité) est supérieure à la survie (propre à la famille et au village). Les textes qui contredisent la position de Strauss sont nombreux. Limitons-nous à ne mentionner que les plus significatifs. Dans le contexte d’une critique de la politique platonicienne, Aristote nous dit que Socrate (Platon) se trompe, car il suppose que toute cité est constituée « en vue des <choses> indispensables […] et non pas plutôt en vue du bien[37] ». Dans un autre passage, il nous dit que « c’est en vue des belles actions qu’existe la communauté politique et non en vue de vivre ensemble[38] ». En fait, au livre I de la Politique, le penseur grec avait établi une différence qualitative entre le village et la cité. S’il est vrai que la cité se constitue par la réunion de villages, ceci ne peut pas nous conduire à penser que la fin de la cité et celle du village ne diffèrent que quantitativement. En effet, le village surgit à cause des besoins « non quotidiens » de la vie (la guerre et le commerce seront les exemples avec lesquels Thomas d’Aquin tentera de compléter le passage), alors que la cité existe pour « bien vivre[39] ». Bien entendu, le « bien vivre » suppose le « vivre », mais le conflit ne saurait être résolu en sacrifiant le « bien vivre » : réaliser des actions injustes nous éloigne du bonheur, même si elles sont réalisées pour assurer la vie. En tout cas, la solution de la difficulté semble plus problématique que ne le prétend Strauss.

Le rejet de l’interprétation thomiste présente aussi un certain nombre de problèmes. Rappelons que pour saint Thomas, le droit naturel est immuable dans ses principes, mais flexible dans son application. En commentant le texte d’Aristote, Thomas dit que « ce qui est naturel en nous, comme appartenant à la raison même de l’homme, ne varie d’aucune façon », mais « ce qui se suit de la nature, comme les dispositions, les actions et les mouvements, varie dans certains cas[40] », comme dans le cas du dépôt[41]. Strauss ne prend pas en compte le commentaire de Thomas à l’Éthique, mais renvoie au traité de la loi de la Somme théologique[42]. Cependant, le traité de la loi de saint Thomas ne prétend à aucun moment être une interprétation de l’Éthique d’Aristote. Il est même un peu absurde de supposer qu’un traité de la loi puisse être l’espace privilégié pour commenter l’Éthique à Nicomaque. Cette oeuvre d’Aristote n’est certainement pas, à aucun point de vue, un traité de la loi. Aristote n’est nullement intéressé par la théorie des normes mais par celle de l’action. Il ne parle donc jamais de loi naturelle, ni de droit naturel, mais du juste naturel, de la justice naturelle. Dans ce sens, il est plus approprié, si on veut connaître l’interprétation donnée par Thomas d’Aquin du juste naturel, de lire son commentaire à l’Éthique. Dans ce texte, le penseur dominicain ne fait pas mention de la loi éternelle pour expliquer le juste naturel (et il s’agit de la référence qui semble gêner Strauss, car la définition de la loi naturelle dans la Somme est « la participation de la loi éternelle dans la créature rationnelle[43] »).

Dans une lettre adressée à Helmut Kuhn, qui avait publié un commentaire critique de Natural Right and History, Strauss développe un peu plus sa critique de l’interprétation thomiste[44]. Il nous dit que « la doctrine de la loi naturelle de Thomas diffère radicalement de toute doctrine aristotélicienne équivalente parce qu’il n’existe pas de sinderesis, pas d’habitus des principes pratiques chez Aristote[45] ». Mais justement, le problème réside dans ce qu’il n’y a pas, à strictement parler, de théorie de la loi naturelle chez Aristote : prétendre le contraire revient à forcer la lecture d’un texte qui ne nous y invite pas. En conséquence, nous ne devons pas être étonnés de ne pas trouver chez Aristote un équivalent de la loi naturelle thomiste. Et comme cela a été noté par R. Bodéüs, s’il est vrai que chez Aristote il n’y a pas de sinderesis, il est indéniable qu’il existe, en contrepartie, une conception de la loi naturelle comprise comme une sorte d’intuition universelle et qu’elle est indépendante des accords humains[46]. Bien entendu, le rejet de la position thomiste, chez Strauss, vient de sa conviction profonde selon laquelle il n’est pas possible de concilier les exigences de la raison avec celles de la théologie, « nul ne peut être à la fois philosophe et théologien » nous dit-il, tout en sachant que Thomas d’Aquin est le philosophe-théologien par excellence[47].

IV. Une théorie de l’action

Revenons un instant au texte de l’Éthique à Nicomaque. Aristote ne parle pas de loi naturelle, mais du juste par nature : nous avons vu qu’il est assez inutile de chercher dans l’Éthique à Nicomaque une théorie de la norme ou une justification de l’exceptionnalité ou de la non-exceptionnalité de la loi naturelle. Aristote parle de la justice, c’est-àdire d’une vertu faisant partie du domaine de la praxis. Comme toutes les vertus aristotéliciennes, l’élément central ne réside pas tant dans l’ajustement à une norme externe que dans la formation du caractère. L’intention qui parcourt l’Éthique à Nicomaque est de faire (de nous) des bonnes personnes, de faire (de nous) des agents moraux meilleurs. Il ne s’agit pas d’une explication de ce que nous devons faire, mais d’une explication de comment nous devons faire ce que nous avons à faire. Aristote nous dit clairement que les actions ne sont pas vertueuses « si elles possèdent telle ou telle qualité », mais encore faut-il que l’agent qui les exécute soit « dans un certain état ». La connaissance est peut-être fondamentale dans les autres arts, mais, en ce qui concerne l’action morale, « la force du savoir est négligeable, voire nulle ». Ce n’est pas la conformité d’une action à la loi qui nous indique si une action est juste ou non, ou à tout le moins il ne s’agit pas principalement de cela : « […] les faits accomplis sont dits justes et tempérants lorsqu’ils sont tels que les exécuteraient le juste ou le tempérant. D’autre part, l’homme juste et tempérant n’est pas celui qui les exécute sans plus, mais celui qui, les exécutant, agit encore dans les dispositions de ceux qui sont justes et tempérants[48] ». Inutile donc de chercher dans l’Éthique une théorie de la norme[49]. Il y a, bien sûr, des annotations et des observations qui peuvent s’avérer très utiles (et qui d’ailleurs contredisent l’interprétation de Strauss comme nous l’avons vu), mais elles ne constituent en aucun cas une théorie élaborée. Loin de là. C’est dans ce sens que doit être comprise l’affirmation selon laquelle « toute justice est variable » : en effet, l’action juste, dans le sens où elle est réalisée par un agent moral agissant dans un contexte particulier se concrétise toujours d’une manière singulière et adaptée aux circonstances. Il ne suit de la reconnaissance du caractère juste aucune évaluation éthique des actions similaires. Pas d’idéal platonicien de justice statique : il est très probable que l’affirmation d’Aristote, selon laquelle toute justice est variable, vise justement la position de Platon. Néanmoins, les choses humaines ont une perfection qui leur est propre[50], bien qu’elles soient précaires et difficiles à préciser en termes théoriques. C’est ce qui explique que la philosophie des choses humaines ait une méthode particulière, différente de celle que nous utilisons dans les sciences exactes[51]. Les actions justes sont variables, car il n’y a pas une action juste identique à une autre, et Strauss a certainement raison sur ce point : Aristote pense à l’ensemble des décisions concrètes que nous pouvons appeler justes, il pense au fait que chaque situation particulière admet une solution juste[52]. Toutefois, en déduire que, dans l’éthique d’Aristote, il n’y a pas de place pour les normes morales n’admettant pas d’exception, semble erroné à la lumière des textes. L’interprétation straussienne nous rappelle une idée que nous ne devons pas négliger (les actions justes existent dans la réalité des choses humaines et sont, dans ce sens, variables), mais elle obscurcit la deuxième partie de la pensée d’Aristote qui est indissociable de la première : le juste par nature se définit par rapport au bien humain. Le texte d’Aristote et, en général, toute sa philosophie des choses humaines, doit être compris comme un effort pour aller au-delà de la dichotomie entre platoniciens et sophistes. Les sophistes se trompent en croyant que toute justice est conventionnelle : ils se trompent, car il y a aussi une justice par nature. Les platoniciens, de leur côté, se trompent en croyant qu’il y a une justice immuable : s’ils ont probablement raison en ce qui concerne les dieux (si jamais il y a entre les dieux des rapports de justice), ils se méprennent pour les choses humaines, car « toute justice varie », dans la mesure où les choses humaines sont forcément instables. Aristote n’élabore pas cependant une théorie de la norme : nous ne pouvons pas conclure de ce raisonnement que toute norme admet des exceptions. La constatation du fait que Strauss est obligé, pour justifier cette thèse téméraire, d’attribuer indûment la suprématie à l’un des principes présent dans la philosophie d’Aristote, en ignorant la relation d’équilibre avec d’autres principes au sein de laquelle il doit toujours être pensé, nous conduit à juger cette interprétation peu vraisemblable.

V. Philosophie et morale

Mais il y a encore une difficulté que nous avons perçue : si l’interprétation de Strauss ne semble pas fidèle aux enseignements d’Aristote, nous pouvons peut-être supposer que Strauss le savait mieux que nous, comme le suggèrent d’ailleurs ses allusions énigmatiques et son rapport complexe avec le philosophe de Stagire[53]. On peut donc penser que les libertés qu’il se permet dans la lecture des textes sont parfaitement conscientes et délibérées et qu’il ne fait qu’attribuer au Stagirite des thèses proprement straussiennes. Ou plutôt : il attribue au Stagirite une thèse que Strauss tire de sa lecture de Platon, et notamment de la figure de Socrate. Sa thèse est tout à fait respectable et défendable, mais rien dans les textes d’Aristote ne nous autorise à penser que l’auteur de la Politique la partageait. C’est, bien sûr, l’un des traits de l’écriture ésotérique pratiquée par Strauss : ne jamais parler en son nom propre ni se livrer ouvertement ; mieux vaut se cacher sous l’autorité d’un grand auteur. S’il pratique ce genre d’écriture, c’est parce que son enseignement est hautement polémique, et en ce qui concerne la morale, il l’est parce qu’il contrarie toute doxa. En fait, Strauss ne pense pas que les problèmes moraux, en tant que tels, soient décisifs d’un point de vue philosophique : l’importance, ou la priorité, de la morale n’est que secondaire. Il l’admet d’ailleurs lui-même, au cours d’un dialogue avec Jacob Klein, où il explique ses motifs, qui constituent en fait l’axe principal de toute sa pensée et de sa vie intellectuelle. L’une des thèses centrales de Strauss est que la philosophie est la tentative de remplacer la connaissance par l’opinion. Étant donné que l’opinion forme le tissu social, il y a donc un conflit inévitable entre le philosophe et la cité. Le philosophe est, par définition, subversif, et c’est pourquoi il est obligé de recourir à l’écriture ésotérique, pour cacher ses propos susceptibles de rentrer en conflit avec la cité. La philosophie, nous dit Strauss, est, en tant que telle, « supra-politique, supra-religieuse et supra-morale[54] ». Si le philosophe recherche la vérité, cette recherche ne saurait être limitée par les croyances de la société en question, ni d’ailleurs par des croyances d’aucune sorte. Autrement dit, le philosophe n’est pas tenu par des limites morales, comme les citoyens le sont de fait. Strauss semble préoccupé, avant tout, par la liberté du philosophe : le philosophe se doit d’être complètement libre, la recherche philosophique exige une liberté absolue. Il faut rappeler aussi que, pour notre auteur, le mode de vie philosophique est le mode de vie supérieur. Cela peut expliquer en partie pourquoi Strauss affirme que ses divergences avec Klein tiennent au « statut de la morale », car pour Klein, poursuit Strauss, la morale « se situe à un niveau plus élevé que pour moi[55] ». Pour Strauss, les vertus morales doivent être au service de la philosophie, ce qui les démoralise, pour ainsi dire. Ce qui compte pour le philosophe, c’est penser et chercher, « non pas la morale[56] ». Dans un certain sens, le philosophe a bien sûr besoin de la morale, mais seulement parce que la cité a besoin de la morale, et le philosophe ne peut exister sans la cité. Mais en cas de conflit entre la morale et la survie de la cité, il faut préférer la survie de la cité, parce que seule cette dernière peut permettre au philosophe de continuer ses recherches[57]. Le rapport du philosophe à la cité et à la morale est instrumental : elles sont nécessaires pour permettre à la philosophie, le mode de vie supérieur, d’exister[58]. Strauss se sert d’une thèse plus ou moins discutable (« Dans des cas extrêmes, le salut du peuple est la loi suprême ») pour en cacher une autre, bien plus polémique encore (« Le salut du philosophe est la loi suprême »)[59]. Tout cela, n’en déplaise à Strauss, est déjà bien loin d’Aristote, et bien loin aussi du droit naturel que Strauss prétendait rétablir dans l’introduction de Droit naturel et histoire.