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Francisco de Vitoria (1492-1556), Domingo de Soto (1494-1560) et Domingo Bañez (1528-1604) composent la première vague des penseurs rattachés à la Seconde Scolastique, qui désigne le courant de renouveau thomiste apparu au xvie siècle en réaction aux thèses nominalistes très en vogue au début du siècle[1]. Il a été particulièrement intense en Espagne, où Vitoria, membre des Frères Prêcheurs (dominicains), a mis en branle le mouvement de ce qui sera appelé l’« École », scola, c’est-à-dire un enseignement universitaire délivré par les théologiens, « maîtres à penser du monde ancien[2] », au service des questions nouvelles que la modernité voit apparaître. Ces trois auteurs entretiennent un lien particulier, puisque Soto fut d’abord l’étudiant de Vitoria, avant d’être le professeur de Bañez. Ils représentent trois générations d’intellectuels explicitement engagés dans une défense des principes thomistes. Puis, une deuxième vague se dessine avec la création de la Compagnie de Jésus (« jésuites »), en 1540, qui regroupe, toujours en Espagne, et toujours en relation avec l’enseignement universitaire, les grands noms de Luis de Molina (1535-1600), Robert Bellarmin (1542-1621), Gabriel Vasquez (1549-1604) et surtout Francisco Suarez (1548-1617).

On se réfère souvent à la Seconde Scolastique comme s’il s’agissait d’un courant possédant des caractéristiques spécifiques et exclusives, ou qu’il était possible d’identifier un ensemble de thèses acceptées par tous, et qui les distingueraient de leurs contemporains. Ces auteurs possèdent certes une culture en commun, puisqu’ils ont fait la synthèse de la pensée scolastique médiévale et qu’ils maîtrisent l’ensemble des corpus juridiques de droit canon et de droit civil. C’est à eux que les hauts dignitaires demandent d’éclairer les décisions politiques qu’ils doivent prendre. Ils en sont aussi les confesseurs. Ils combattent tous la via moderna suivie par leurs contemporains, et à cette via Nominalium ils opposent la via sancti Thomae[3].

On peut cependant questionner l’unité doctrinale de la Seconde Scolastique. La querelle entre dominicains et jésuites qui mettra Bañez aux prises avec Molina suffirait à indiquer qu’elle n’est pas si évidente qu’il y paraît[4]. Un certain nombre de travaux a ainsi mis à jour l’« irréductible diversité[5] » des auteurs que l’on inclut dans la Seconde Scolastique[6]. Mais il reste généralement admis que l’on peut les rassembler en trois groupes, à l’intérieur desquels les auteurs présentent des théories quasiment similaires[7]. Vitoria, Soto et Bañez, qui composent le premier groupe, sont ainsi couramment présentés ensemble, et leurs analyses exposées et complétées les unes par les autres[8]. Est-il cependant légitime de considérer que leurs positions seraient quasiment similaires ? Le rapprochement entre les deux références centrales que sont la facultas et le dominium, dénoncé par Vitoria, mais opéré par Soto, indique que cette assimilation passe sous silence les différences qui séparent leurs pensées. D’où la question que nous nous poserons : peut-on réellement considérer qu’il existe une doctrine néo-thomiste unitaire à l’intérieur même de la pensée dominicaine ? C’est l’angle d’attaque que nous suivrons en considérant précisément la façon dont Vitoria, Soto et Bañez travaillent les notions de dominium et de ius.

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Les deux références au ius et au dominium ont été associées au xve siècle par Jean Gerson et Conrad Summenhart. Les auteurs postérieurs s’interrogeront sur la pertinence d’un tel rapprochement, avant de progressivement l’intégrer dans leurs raisonnements. Mais lorsqu’il précise le sens de dominium, Thomas d’Aquin ne lui trouve aucune proximité avec le ius[9]. Pour Thomas, ces deux termes n’appartiennent pas au même registre de signification et doivent être considérés indépendamment l’un de l’autre.

C’est en effet ce qu’indique son analyse du dominium, dont il n’existe pas de traduction adéquate. Il peut être traduit par deux noms renvoyant à deux de ses dimensions : la « maîtrise » que l’homme peut exercer sur lui-même et sur les autres, et le « domaine » qui lui est propre dans l’ordre des biens matériels[10]. Lorsqu’il précise la notion, saint Thomas établit une gradation entre plusieurs formes de dominium. L’homme peut avant tout prétendre au dominium parce que, en départ de tous les autres êtres vivants, il possède la raison. En faisant dominer l’ordre des raisons sur le désordre des passions, il maîtrise ses affects et devint cause de ses actions. « Les êtres doués de raison se meuvent eux-mêmes vers leur fin parce qu’ils gouvernent leurs actes par le libre arbitre, qui est faculté de la volonté et de la raison[11]. » Par sa raison, l’homme est le principe de son être. Ses facultates sont ses puissances, soumises à son intellect, qui lui permettent d’exercer un pouvoir d’usage sur les choses. Il peut de ce fait utiliser les êtres inférieurs pour subvenir à ses besoins, de même qu’il peut disposer de tous les biens qui lui seront utiles. Le dominium proprietatis est ainsi « un domaine naturel sur ces biens extérieurs, car par la raison et la volonté il peut s’en servir pour son utilité, comme étant faits pour lui[12] ». Une troisième dimension du dominium se révèle dans les rapports interhumains. L’homme peut exercer un dominium sur d’autres êtres humains, ce qui signifie qu’il détient une autorité contraignante envers certaines autres personnes.

Le dominium humain a trois dimensions : il est maîtrise des actions, des choses et des personnes. Il est cependant clair que, pour Thomas, « la vraie propriété, la propriété type — quant au pouvoir exercé et quant aux biens possédés en usage — est celle que l’homme a de lui-même[13]. » L’empire que l’homme peut avoir sur lui-même s’il se gouverne par la raison est de même nature que celui qu’il peut exercer sur d’autres hommes et sur les choses. Le détenteur d’un dominium n’est pas avant tout caractérisé par le pouvoir qu’il peut exercer sur autrui, mais par son devoir d’assurer la conservation et le développement de ceux qui lui sont soumis[14]. C’est l’empreinte rationnelle qui marque ici la référence au dominium, et l’on remarquera qu’il n’est établi aucun lien avec la notion de ius.

La question 62 de ST II-II, relative à la restitution, ne fait pas intervenir la référence au ius chez Thomas. Contrairement à ce que l’on pouvait escompter, lorsqu’ils commentent cette question, Vitoria, Soto et Bañez s’attaquent d’abord, comme les nominalistes, à la problématique des rapports entre ius et dominium. La comparaison des analyses qu’ils en font nous permettra de juger s’il existe bien une ligne de fond qui permettrait de caractériser la compréhension néo-thomiste du dominium et du ius, ou si l’on ne doit pas plutôt considérer que ces notions sont retravaillées à l’aune des positions propres aux trois auteurs.

I. Francisco de Vitoria

On trouve un exposé assez large sur le droit dans le commentaire fait par Vitoria de ST II-II, q. 57-79[15], consacré à la justice. Il suit Thomas en définissant le ius comme quod iustum est et obiectum iustitiae, disant que le ius coïncide avec debitum et est ad alterum. Le droit est une juste proportion établie entre deux termes ; on se trouve bien en présence d’une représentation objective du droit. Il reprend de même la division thomasienne entre le droit naturel, le droit des gens et le droit civil. Mais à la question 62 relative à la restitution, Vitoria traite d’un tout autre sujet que celui abordé par Thomas. Ce dernier montre que la restitution est un acte de justice commutative, parce qu’elle « rétablit à nouveau quelqu’un dans la possession ou la maîtrise de son bien[16] ». La restitution a trait au rétablissement d’une égalité entre les biens. Vitoria, quant à lui, précise que ce sujet a été très discuté et que, comme Scot l’avait fait antérieurement, il faut définir le dominium avant de considérer la restitution[17] : « Toutefois, avant de développer la question de la restitution, il nous faut parler du dominium, qui conduit précisément à la restitution, parce que la possession des choses est fondée sur le dominium. Parce que quel que soit le temps pendant lequel une personne a eu une chose, s’il n’en a pas le dominium, on n’est pas tenu de la lui restituer[18]. »

Vitoria ne considère pas dans cet article comment se rétablit la justice par l’acte de restitution, mais en quel sens la restitution est légitime au regard du droit revendiqué par celui qui la réclame. La restitution appelle l’examen du dominium, parce qu’il renvoie à une certaine supériorité, et qu’il faut établir son rapport avec le droit avant de rechercher l’acte de restitution auquel il oblige[19]. La tradition a rendu problématique cette notion en soulevant la question suivante : l’homme possède-t-il un ius ad rem, soit un droit subjectif, un droit qui découlerait de sa qualité d’être humain ? Gerson et Summenhart ont répondu par l’affirmative, en induisant une compréhension subjective du droit selon laquelle le droit est un pouvoir, ou une faculté que possède l’homme d’agir librement dans les limites de la loi[20]. C’est cette thèse à laquelle Vitoria est confronté lorsqu’il aborde la question de la restitution.

En disant suivre saint Thomas, Vitoria traduit « lex est ratio iuris » comme signifiant que le droit est « quod lege licet, id est ius est quod est licitum per leges ». Le droit est ce que la loi autorise. Il précise que la définition de la loi comme raison du droit est simplement nominale, et que Summenhart, reprenant Gerson, définit sémantiquement le droit en le comprenant comme « un pouvoir ou une faculté convenant à une personne conformément aux lois[21] ». Puis il considère la question de savoir si le dominium est équivalent au ius. Il s’agit de savoir si celui qui peut se prévaloir d’un droit peut aussi prétendre à la maîtrise de ce sur quoi porte ce droit. Ainsi, la femme et l’enfant ont des droits face au chef de famille ; mais peut-on en déduire qu’ils possèdent une supériorité, ou un pouvoir de maîtrise sur lui ? Peuvent-ils exercer un pouvoir contraignant à son encontre ?

Comme à son habitude, Vitoria procède à une analyse précise des différents contextes où le dominium est mobilisé. Il en distingue essentiellement trois. Au sens strict et précis, le dominium renvoie à une personne ou institution supérieure en éminence, comme lorsque l’on dit du prince qu’il est le maître, le dominus. Il commande au devoir d’obéissance ; les hommes sont dans ce cas ses subordonnés. Si l’on utilise dominium en ce sens, « le droit et le dominium ne sont pas identiques[22] ». Le droit a une portée plus large que le dominium, puisque la femme a certains droits sur son mari, mais elle n’en est pas la domina. Le fait d’avoir des droits n’implique pas un rapport de dominium.

On parle aussi de dominium en un sens légal de propriété, qui est celui retenu par saint Thomas. Mais on ne peut non plus ici équivaloir ius et dominium, parce que les deux notions ne coïncident pas. En effet, « ceux qui ont la possession, l’usage et l’usufruit légitimes d’un bien sont dans leur droit, mais ils ne sont pas propriétaires (domini) du bien[23] ». La possession d’un bien donne le droit d’en user, mais elle n’en confère pas la propriété. On dit ainsi que le prince est en possession des attributs souverains, mais il n’en est pas pour autant propriétaire. Suivant ce sens de dominium, la restitution ne considère pas seulement les droits auxquels peut prétendre le propriétaire, mais aussi ceux qui sont accordés aux usagers du bien. En cas de vol, par exemple, il faudra aussi trouver comment faire correspondre juridiquement l’acte malicieux de détournement du bien et le tort subi par l’usager.

Le troisième sens de dominium, qui correspond à son sens large, nous dit Vitoria, est celui que lui donne Conrad Summenhart : le dominium « est la faculté d’user d’une chose conformément au droit ou aux lois raisonnablement institués. Et dans ce cas, si l’on suit cette définition très large, alors en effet le droit correspondra au dominium[24] ». Ce qui signifie que, si l’on considère l’acte légitime d’user d’une chose, on voit aussi s’exercer un dominium, soit une maîtrise du bien. On appelle ainsi voleur celui qui prend ou utilise quelque chose qui ne lui appartient pas[25]. Il est donc en possession de quelque chose contre la volonté de celui qui s’en servait et en détient le dominium. Or celui-ci n’est pas forcément son propriétaire, mais celui qui en fait usage[26]. Vitoria considère que, dans ce sens faible — puisque la définition est trop large —, on est en présence d’un dominium-ius, puisque celui qui jouissait du droit d’user d’une chose s’en voit dépossédé.

Cependant, Vitoria ne donne pas son aval à cette définition. Il signale d’abord qu’elle n’est pas valide pour les juristes, parce que dans ce cas il faudrait dire que l’usage, l’usufruit et la possession impliquent un dominium, ce qui ne correspond pas à la vérité. Ensuite, il considère cette acception du dominium comme abusive, même si Conrad souligne qu’elle est utile en matière de morale[27]. Et pour finir, la référence au dominium est indifférente pour la question de la restitution, puisqu’il s’agit de savoir à qui, du propriétaire, de l’usager ou de l’usufruitier, il a été fait tort, et comment le réparer.

La suite du commentaire de l’article 1 va préciser la sphère de pertinence du dominium. Une quatrième définition en est donnée, où il est d’abord référé à Dieu, qui a donné à l’homme la maîtrise de toutes créatures animales. Il lui a ainsi conféré un dominium sur toute chose sur terre, sans le donner aux créatures irrationnelles. La réelle marque du dominium est alors synonyme de ce qui distingue l’homme des autres créatures vivantes : contrairement aux bêtes qui ne maîtrisent ni leurs instincts naturels, ni leurs sens, l’homme a sur lui-même un réel dominium ; il est maître de soi, libre au sens où il contrôle ses affects et passions et ne les laissent pas dominer ses choix rationnels[28]. Une partie de l’homme est étrangère à la logique rationnelle ; mais la marque de son humanité est sa capacité à la faire plier devant l’ordre des raisons[29]. Le dominium renvoie ainsi au contrôle par l’homme de ses actions, mais aussi à sa liberté fondamentale au regard de tout devoir d’obéissance et de soumission. La maîtrise de soi est synonyme d’autonomie et d’indépendance.

L’interférence entre le dominium et la restitution apparaît à un cinquième niveau, lorsque l’on considère ce qui est en la maîtrise de l’homme, soit les biens qui sont en sa possession. Vitoria indique que le dominium de l’homme se manifeste sous forme de « trois biens, qui sont les biens naturels, spirituels, et ceux que l’on doit à la fortune[30] ». Les biens naturels sont la bonne santé et l’intégrité physique ; les biens spirituels sont les vertus et les grâces reçues, et la bonne fortune les honneurs et la renommée. L’homme peut être dit maître relativement à ces trois dimensions. Il lui est donc possible de demander réparation si l’un de ses biens est altéré ; « toute restitution a en vue la justice commutative[31] », ce qui signifie qu’elle doit être proportionnelle à la nature du bien auquel il a été fait tort. Ainsi, nuire au bon jugement en donnant un mauvais conseil est susceptible d’une réparation plus importante que le vol d’un bien matériel[32].

Un sixième sens de dominium doit être signalé, que Vitoria donne à l’occasion de sa Leçon sur les Indiens. Lorsqu’il étudie la légitimité des destructions par les Espagnols des cités indiennes, il dit qu’il y a violation du droit des Indiens, parce qu’ils avaient un dominium sur leurs biens privés et publics. En effet, ils « étaient en possession paisible de leurs biens, tant à titre public que privé. Sauf évidence du contraire, on doit donc les considérer comme des maîtres véritables et on ne doit pas les troubler dans leurs possessions sous prétexte qu’ils seraient esclaves par nature[33] ». Suivant la même logique avancée pour le quatrième sens de dominium, l’homme a été fait à l’image de Dieu, pour autant qu’il suit sa nature rationnelle. Le dominium est en lui la marque de son humanité, et c’est en raison de son intelligence qu’il peut prétendre avoir le droit de l’exercer. L’exercice de l’autonomie justifie le recours au registre juridique pour la faire respecter si besoin.

On remarquera que, dans cet article auquel Vitoria consacre quarante pages, il présente certes la thèse selon laquelle le dominium-ius est une emprise juridique sur les choses ou les personnes, mais après en avoir disqualifié la valeur scientifique, il ne s’y attarde pas. Il a réglé cette question en deux pages. Il développe bien plutôt le sens classique utilisé par Thomas pour décrire le dominium, soit le contrôle rationnel exercé dans l’action : seul celui qui ne se laisse pas déterminer par son objet a un dominium, et est donc libre, au sens d’exercer les pouvoirs spirituels de son intellect et de sa volonté. Le dominium traduit la faculté d’agir en conformité avec sa fin propre. Comme pour Thomas, Vitoria reconnaît au dominium trois sphères de pertinence (maîtrise de soi, des choses et des personnes), et place en tête la maîtrise rationnelle de soi.

On notera aussi que Vitoria est sur certains points plus proche de Scot que de Thomas. Le dominium n’est pas fondé, selon lui, sur un lien actuel entre l’homme et Dieu. Les infidèles ne peuvent ainsi être privés de leurs biens. Le dominium n’est certes pas de jure humano, comme le prétendent certains, mais il est fondé sur le « ius divinum naturale », c’est-à-dire dans l’ordre que Dieu a inscrit dans la nature des choses[34]. Le dominium est « per se notum », il suffit d’observer le monde pour voir que l’homme y exerce une domination naturelle[35]. Comme Otte le remarque, « [Vitoria] considère la détermination du droit humain comme le fondement de validité du partage des biens. Sa doctrine de la propriété privée est ainsi au plus haut point non thomiste. Elle s’appuie sur la théorie du contrat abondamment développée antérieurement par Duns Scot[36]. »

À l’inverse, il n’est pas possible de suivre Tuck lorsqu’il affirme que Vitoria se détourne ici du subjectivisme extrême de Gerson et de Summenhart[37]. Vitoria effectue dans son commentaire une clarification sémantique de ius, et en distingue deux sens différents : le iustum objectif qui renvoie, selon son sens classique, à ius au sens de ce qui revient justement à chacun, et un second sens où ius, synonyme de potentia, est défini comme une facultas. Ce second sens conduit à considérer les possibilités et responsabilités individuelles relativement à une chose. Si Vitoria ne retient pas l’équivalence entre le ius et le dominium médiatisée par la facultas, il n’en reste pas moins que la maîtrise de soi assurée par l’usage de la droite raison est pour lui un dominium propre à l’homme, et il s’agit ici d’une propriété essentiellement subjective.

Il n’est pas davantage possible de suivre Deckers lorsqu’il affirme que Vitoria « définit le dominium comme un droit au sens de la facultas utendi re », et qu’il aurait de ce fait conçu « l’homme comme support individuel de droits subjectifs[38] ». Comme nous l’avons vu, la réelle pertinence du dominium apparaît lorsque Vitoria définit l’homme comme autonome, c’est-à-dire comme maître de ses affects par l’usage de sa droite raison. L’homme se maîtrise par l’activité rationnelle, et non parce qu’il a la faculté d’user d’une chose. Là où il se rapproche le plus d’une individuation du dominium, le considérant en rapport avec les trois catégories des biens humains, Vitoria accentue encore la part d’excellence qui s’y manifeste ; ce n’est pas parce qu’il y a eu violation d’un droit humain qu’une réparation s’impose, mais parce qu’il a été porté atteinte à la nature humaine en elle-même, manifestée dans ces trois types de biens[39]. Comme le souligne Annabel Brett :

Bien que Vitoria parle du dominium comme d’un droit, ce droit a pour lui le sens d’un contrôle ou d’une autorité décisionnelle qui appartient en propre au dominium. Il est de iure naturali — de droit naturel au sens de loi naturelle — que l’homme préserve sa vie ; mais on ne peut dire que l’homme a le « droit naturel » de protéger sa vie. […] Pour Vitoria, la loi naturelle a le sens d’obligation, mais le dominium qui lui est consécutif n’est pas spécifiquement dit être « naturel », ni spécifiquement lié à l’acte naturel d’autoconservation. […] Parler de l’homme, chez Vitoria, comme « porteur de droits naturels subjectifs », c’est utiliser un langage, celui des droits naturels du dix-septième siècle, qui ne correspond pas au texte : le dominium de Vitoria n’est pas « un droit naturel subjectif », c’est le droit subjectif (non qualifié), ou mieux, le droit subjectif simpliciter. Il appartient à tout le monde, plutôt que de faire partie d’un ensemble de droits appartenant séparément à chaque individu. La notion vitorienne de dominium-droit commun consécutif à la loi naturelle n’est pas une marque de sa « modernité », mais au contraire de son traditionalisme[40].

À lire le commentaire qu’il fait de la question 62, il n’est pas possible de dire que Vitoria adhère à la thèse selon laquelle le dominium est synonyme de ius et qu’il décrit la faculté d’user des choses. Vitoria ne traduit pas la doctrine thomasienne du droit objectif dans les catégories du droit subjectif. Il retient bien plutôt l’idée selon laquelle le dominium de l’homme se manifeste dans le contrôle rationnel qu’il a de ses actions, et que la raison et la volonté sont les conditions du domaine, et non sa source, comme l’affirmeront les jusnaturalistes modernes[41].

II. Domingo de Soto

Malgré leur proximité temporelle, le contexte intellectuel dans lequel se meut Domingo de Soto n’est plus le même que celui dans lequel Vitoria vécut. Soto est loin du cercle des nominalistes parisiens qui avait marqué Vitoria, et dont l’importance décroissait déjà. Il appartient à un environnement intellectuel acquis au renouveau thomiste insufflé par ce dernier. La question de la restitution, qui occasionne les analyses sur le ius et le dominium auxquelles nous nous intéressons ici, est définitivement rattachée à la justice, et non reliée à la façon de plaire à Dieu ou de Le satisfaire lorsque l’on a péché et que l’on veut se racheter ; l’interrogation sur les remises de peines et de pénitence est disjointe de celle de la restitution.

Soto consacre au dominium un de ses premiers écrits, la Quaestio De dominio[42]. Il débute en signalant que, d’après la Genèse (1,28), la mission que Dieu confère à l’homme est de soumettre la terre et d’acquérir la domination sur tous les êtres vivants qui l’habitent[43]. À la question de savoir si l’homme peut exercer un dominium sur d’autres hommes, il conclut qu’après le péché, la propriété privée est née du partage des biens entre les hommes en vertu du ius gentium, mais que malgré la légalité d’une certaine hiérarchie entre les hommes, le dominium, paradigme de la plénitude des pouvoirs, est réservé à Dieu seul. L’homme ne peut exercer une réelle domination sur l’homme ; il peut se prévaloir seulement d’un munus ou d’un officium[44].

Lorsqu’il s’attaque à la définition du dominium, Soto remarque qu’il a d’abord signifié la puissance de commandement exercée sur autrui[45]. Néanmoins, au fil du temps s’est opéré un glissement sémantique, et généralement « [l]es théologiens et jurisconsultes ont employé ce terme autrement, pour désigner, n’est-ce pas, le pouvoir ou le droit qu’une personne a sur une certaine chose ; de sorte que, si l’on parle de la propriété sur une certaine chose, on dit que celui qui possède des biens, des maisons, des chevaux, et d’autres choses de ce genre, en est le dominium[46] ». Le dominium est donc le pouvoir (potestas), ou le droit (ius), de s’approprier des biens et de se voir reconnaître l’exclusivité de cette compétence. Soto énonce ici le principe du statut de propriétaire selon le droit privé.

Soto précise plus avant ce que les docteurs entendent par dominium : « […] le dominium est le pouvoir, ou la faculté, de faire un usage propre d’une certaine chose présente et d’en user en conformité avec les lois et les droits rationnellement institués[47] ». Le dominium est ainsi décrit comme le pouvoir que l’on peut légitimement exercer sur une chose parce que l’on détient le droit d’en faire un usage licite. Soto se réapproprie cette définition. Il a établi une équivalence entre les notions de dominium, potestas, ius et facultas, et ne conteste plus l’association entre dominium et ius. Le dominium est conféré au sujet capable d’exercer son pouvoir sur un bien, capacité assurée juridiquement par un droit subséquent. Soto infléchit ici la compréhension de ces deux notions vers une individuation du droit, en en défendant une dimension intrinsèquement subjective et volontaire[48]. Pour Soto, le dominium se reconnaît à l’indépendance et à la latitude maximale des pouvoirs du propriétaire sur une chose[49]. Comme le souligne G. Rossi, « l’accent est mis sur l’autorité du propriétaire, ayant un caractère absolu et juridiquement indépendant de toute autre personne. La potestas utilisée pour spécifier le dominium appartient à la sphère de manifestation claire de la subjectivité de l’homme […][50] ».

Ces positions sont encore affinées dans le De Iustitia et Iure. Comme nous le signalions, la question du ius et du dominium ne relève pas pour Soto du traitement de la restitution[51]. Il n’inclut pas non plus la question de la restitution comme une partie de la justice, comme le fait Thomas qui, après avoir distingué la justice commutative et la justice distributive, considère comment la restitution restaure un ordre juste. Dans son commentaire de ST II-II, Soto passe directement de la question 61 sur les parties de la justice à la question 63 sur l’acception des personnes. Par contre, il intercale dans son commentaire un livre entier (le Liber IV, De praeambulis ad iustitiam commutatiuam : nempe de dominio ac restitutione, quaestiones libi sumit septem) à l’étude du dominium. Ceci nous informe que pour lui, la question du dominium n’entre pas dans la discussion de ce que sont la restitution et la justice commutative, mais dans celle de savoir ce qui est en la possession du sujet, ce qu’il peut défendre dans son rapport au réel et aux autres, soit donc dans l’examen de ce qui est en sa maîtrise, relativement à lui-même et surtout à ses biens[52].

Soto commence l’étude de la question sur ce qu’est le dominium en notant qu’il a deux acceptions. Il en distingue une première, qui signifie la simple possibilité de faire usage des choses comme nous le désirons[53]. Ici, le dominium est distinct des notions de droit et de pouvoir[54]. Son second sens est donné par Gerson et Summenhart. Mais lorsque l’on revient sur ce que dit précisément Summenhart à ce sujet, on remarque qu’il déduit l’association entre le droit et le dominium de leur similitude définitionnelle : le droit est le pouvoir, ou la faculté, d’user d’une chose en accord avec la justice. Mais lui correspond nécessairement aussi un pouvoir, ou une faculté, de faire usage d’une chose suivant la droite raison. En conséquence, le dominium recouvre le pouvoir, ou la faculté, d’user d’une chose à sa convenance, en conformité avec la loi[55]. Soto ne reprend pas la structure syllogistique du raisonnement. Il établit directement l’équivalence entre ius et dominium, comme si les deux termes s’impliquaient réciproquement, en définissant le dominium comme « la faculté et le droit propre que possède quelqu’un de faire usage d’une chose comme la loi le permet, comme il lui convient et à son propre avantage[56]. » Le dominium correspond au droit et au pouvoir détenus par une certaine personne sur une chose, dont elle peut faire usage comme bon lui semble, dans les limites prévues par la loi.

L’usage et l’usufruit doivent être distingués du réel dominium. Ils sont l’expression d’un droit d’user ou d’être usufruitier d’un bien, mais si on leur accorde un statut juridique distinct de celui de propriétaire, c’est bien parce que dans ces deux situations ius et dominium sont disjoints[57]. Ainsi, il est impossible de vendre un bien dont on est seulement l’utilisateur ou l’usufruitier. C’est d’ailleurs ce qui permet à Soto de dire que les Frères mineurs, tout en pouvant user des choses nécessaires à leurs besoins, n’exercent sur elles aucun ius, ou dominium[58].

Quant à la précision du type de maîtrise que dénote le dominium, Soto introduit une nuance importante par rapport à ses analyses antérieures et à la définition donnée par Gerson. Vitoria avait déjà insisté sur le fait que la facultas ne faisait pas simplement référence à la sola potentia, mais aussi à la potestas juridica, ce qui signifie que l’action visant un résultat déterminé doit rester encadrée par le droit[59]. Mais la potestas juridica ne semble pas convenir précisément à qualifier le dominium pour Soto. Il remarque en effet que facultas dérive du verbe facere, qui signifie « se faire facilement », et qu’il ne faut donc pas accentuer l’activité de faire quelque chose, mais que l’activité se fait facilement[60]. La capacité de faire quelque chose est en outre plus vaste que la simple faculté. Le tyran a en effet la capacité de porter atteinte aux biens de ses sujets, mais il n’en a pas la licence. La faculté est un usage licite de son dominium, mais ce dernier est plus vaste, puisqu’il comprend aussi la capacité de faire sans licence.

Pour Soto, le dominium ne renvoie dès lors plus exclusivement à un exercice licite du pouvoir d’user d’une chose. Il accentue la liberté intrinsèque de l’action que celui-ci manifeste, la facilitas dont peut se prévaloir le sujet lorsqu’il agit en dehors de tout empêchement, libre de toute contrainte, où la frontière entre son indépendance et son inscription mondaine se fait plus ténue. Comme le signale Paolo Grossi, Soto « veut trouver un outil servant à caractériser la liberté intrinsèque de l’action subjective et sa capacité à l’accomplir dans la position du dominant. Le dominium devient une puissance du sujet, qui a cessé de renvoyer à une pure potentialité abstraite, et est devenue une position de la liberté de l’individu, dynamique, vaste et incisive[61] ». Il devient synonyme du pouvoir, ou de la faculté qu’a l’homme d’exercer son action sur le réel, par une cristallisation telle de ces références autour de l’acteur qu’il a pu être décrit comme un « pouvoir subjectif [62] » de l’homme.

La théorisation du ius et du dominium opérée par Soto ouvre ainsi une tout autre dimension à l’agir humain que celle proposée antérieurement par Vitoria[63]. Comme le note Grossi[64], le dominium est devenu la position subjective de la liberté, l’indépendance et la supériorité du sujet sur la chose, en vertu desquelles le propriétaire peut disposer de la chose « suivant sa commodité[65] », « suivant son intérêt propre[66] », « suivant sa propre volonté[67] », ou encore « selon son bon vouloir[68] ». Le dominus acquiert chez Soto « un écran de protection le dotant d’instruments aguerris de conquête[69] ». La maîtrise sur les choses a pris le pas sur la maîtrise de soi mis en exergue par Thomas et Vitoria.

III. Domingo Bañez

Bañez occupe une place encore différente de celle de ses deux prédécesseurs, tant au sein du courant néo-thomiste que dans l’horizon intellectuel de son temps. Il est en effet confronté à des scissions au sein de l’ordre dominicain et à l’émergence de courants dissidents qu’il va combattre tout au long de sa vie universitaire. Ses écrits restent très marqués par la césure initiée par Loyola, à laquelle il répond en tentant de restaurer la parole thomiste. On trouve des répercussions de sa controverse avec Molina dans pratiquement tous ses écrits, qui soit répondent aux attaques qui lui sont faites, soit développent ses arguments contre la thèse adverse. On en voit même des traces sous forme d’allusions dans les ouvrages traitant d’autres sujets, comme ce sera le cas dans le texte que nous étudierons ici. Ce contexte de polémiques internes à la pensée théologique rend certainement compte du fait que sa pensée soit plus universitaire[70], comportant moins d’implications dans les débats sociétaux de son temps.

Concernant le sujet de la relation entre le dominium et le ius qui nous occupe ici, Bañez y accorde, comme Vitoria et Soto, une attention particulière. Dans son commentaire de ST II-II, il suit l’ordre des questions introduit par Soto, utilisant le même argumentaire selon lequel il faut d’abord définir le dominium avant de considérer la question de la restitution[71]. Avant de traiter la question 62, il fait en conséquence un long préambule, « Praeambulum de Dominio ad questionem 62 », reprenant questions après questions le modèle fourni par Soto dans son « De praeambulis ad iustitiam communtativam : nempe de dominio ac restitutione ».

À l’orée de ce préambule, Bañez signale que le terme dominium est employé de deux façons différentes. On peut d’abord l’utiliser « [d]ans un sens large, lorsque l’on dit généralement, en considération d’une chose, qu’on en a la possession ou l’habitude d’en user de quelque manière que ce soit, sans considération d’un supérieur ou d’un inférieur[72] ». C’est le rapport que nous avons aux choses dont nous héritons, par exemple, ou la position du prince, qui est le maître de la chose publique. On désigne ici le simple usage sans contraintes d’une chose au sens large. « Son second mode est lorsque le dominium est employé de façon plus stricte et plus propre, lorsque l’on dit, suivant l’ordre et la raison du droit, que le dominus est celui qui fait usage des choses inférieures selon sa convenance. Aristote […] distingue le droit de domination sur tous du maître de cette autre espèce de droit. Et il a dit que seul le droit que le maître a sur son serviteur est une domination[73]. » Ici, le dominium désigne plus précisément le pouvoir exercé conformément au droit, soit l’exercice d’un pouvoir conformément à une fin donnée. En ce sens, les rois sont les maîtres du royaume, lorsqu’ils ont en vue le bien de la république. Ces précisions données par le lexique usuel n’informent cependant pas réellement sur ce qu’est essentiellement le dominium.

C’est pourquoi Bañez s’attache ensuite à le définir plus précisément, et il présente, nous dit-il, deux acceptions. « La première est que le dominium est la faculté propre d’utiliser une chose dans tous les usages permis par la loi. L’autre définition ajoute à cette formulation que l’on fait usage de cette chose suivant sa propre commodité[74]. » Le dominium correspond au pouvoir que l’on a d’user d’une chose suivant son bon vouloir. Mais il va plus loin que Soto, en précisant plus avant que la potestas exercée est à la fois protégée juridiquement et légitime. Il remarque en effet que, suivant cette définition du dominium, les quatre expressions « droit (ius) », « faculté d’user de la chose (facultas utendi re) », « pouvoir légitime (potestas legitima) » et « pouvoir de droit (potestas iuridica) » sont équivalentes. Il le caractérise par les expressions suivantes : « Le dominium est le droit ou l’usage propre que l’on fait d’une chose suivant toutes ses possibilités d’emploi[75] », « le dominium pris en lui-même est la faculté[76] », ou encore « le dominium est le pouvoir légitime et de droit[77] ». Pour Bañez, le dominium s’identifie sans ambiguïté au registre du droit, et désigne la faculté ou possibilité d’agir en conséquence, et l’accentuation du pouvoir exercé par le sujet sur le monde extérieur indique qu’il va encore présenter un autre aspect du dominium que ses prédécesseurs.

Comme Soto, il procède ensuite à l’affinage des distinctions entre proprietas, possessio, usus et usufructus. La caractéristique de la possessio est qu’elle manifeste la volonté de détention de l’utilisateur : Bañez souligne que l’homme prend possession du bien volontairement, en exerçant son libre arbitre[78]. Celui qui est en possession d’un bien peut en user suivant les termes du contrat dressé avec son propriétaire, mais ne peut l’utiliser suivant toutes ses modalités d’usage. Le propriétaire a à l’inverse toute latitude envers son bien. L’usufruit se distingue du dominium en ce qu’il désigne l’utilisation de la propriété d’autrui, sans la possibilité d’en tirer profit. L’usufruitier a ainsi la faculté d’user du vin qu’il produit sur la propriété, mais il n’a pas le droit de le vendre[79]. Ces délégations d’usage que sont la possession et l’usufruit sont donc rigoureusement encadrées par le droit, et « l’usage qui n’est pas conforme à la loi n’est pas usage, mais un abus d’usage du bien[80] ».

Bañez apporte une autre précision concernant le rapport que l’on peut avoir à une chose, qui pourrait sembler relever d’une simple précision lexicale, mais qui révèle un des enjeux des discussions sur le dominium. Il dit en effet qu’il faut distinguer celui qui fait un usage régulier d’un bien, et celui qui est actuellement, c’est-à-dire juridiquement, propriétaire du bien. La personne utilisant un bien (usus in habitu) est le dominium in habituale d’un bien, ce qui signifie qu’il peut s’en servir, mais qu’il n’exerce face à elle aucun droit. Les droits sur un bien sont réservés à celui qui en détient l’usus in actuale[81]. L’utilisateur d’un bien, bien que mettant en pratique sa capacité à se servir d’une chose, n’en a pas la maîtrise juridique, qui appartient à son propriétaire[82]. Cette précision est importante, parce qu’elle indique que les choses peuvent juridiquement appartenir aux personnes suivant deux registres différents : l’usage habituel et l’usage actuel. Dans le premier cas, même si la volonté et la faculté d’user d’un bien sont présentes, elles ne surdéterminent pas le rapport au réel. La conséquence directe de l’incarnation est que l’on doit subvenir à nos besoins primaires. L’homme est tributaire du monde extérieur. Mais cela ne signifie pas qu’il doive exercer face à lui un acte de domination et d’appropriation. La capacité à user des biens sans manifester la volonté de se les réserver autorise à soutenir que l’on peut les consommer sans avoir à proprement parler de droits à leur égard ou face aux autres hommes[83]. C’est ce qui permet à Bañez d’affirmer que les franciscains peuvent effectivement consommer des biens sans en avoir l’usus in actuale, qui appartient soit au souverain Pontife, soit à la république qui les leur a procurés[84].

Après ces précisions, Bañez aborde plus précisément ce qu’il considère être recouvert par la thématique du dominium. Il pose la question de savoir qui est le véritable sujet du dominium (proprium subiectum dominii). Il attribue — à tort — à Gerson et à ses autres prédécesseurs la thèse selon laquelle les êtres vivants, tels les lions, exercent une domination réciproque et alternative les uns sur les autres. D’autres considèrent que seuls les vivants doués de raison sont capables de dominium. Mais, faisant retour sur Thomas d’Aquin, il note que ce dernier le définit d’abord comme la puissance de contraindre des subordonnés, puis comme le fait d’être à soi-même son maître, et pour finir par la raison finale de la subordination à un maître, qui est que les hommes doivent réciproquement veiller les uns sur les autres[85]. Bañez en conclut que « Dieu seul est en propre le maître le plus parfait de ceux qui font usage des choses. Cela est prouvé par le fait que lui seul est le créateur et gouverneur de tout. En conséquence, le créateur est maître de toutes les entités et de leurs actions, puisque le gouverneur a dirigé toute chose vers sa fin[86] ». C’est une façon d’avancer contre Molina que la prédestination des uns et la réprobation des autres sont déjà fixées par des décrets divins infaillibles, et que Dieu étant à la source de tout ce qui se réalisera, il n’y a pas d’action libre des volontés pouvant exercer un réel libre arbitre[87].

Le retour sur le fondement réel du dominium permet à Bañez de disqualifier l’une des thèses nominalistes majeures selon laquelle toute entité posséderait, en vertu de Dieu, un domaine particulier, ce qui revient à nantir toute parcelle du réel d’un droit à exploiter ses potentialités naturelles. Cette assertion opère « une sorte d’équivalence entre l’être et le droit : « omne ens positivum, quantum habet de entitate et ex consequenti de bonitate, tantumdem habet de iure sic generaliter definito ». Chaque élément a ainsi un ius, que Dieu lui a assigné en ordonnant l’univers par sa raison, et ce ius est constitué par l’ensemble de ses possibilités naturelles[88] ». Chaque élément détiendrait un domaine propre, en vertu de Dieu, qui lui donnerait le droit d’agir selon les lois de sa nature. C’est en particulier ce que défendent Gerson et Summenhart[89]. Cette autonomisation du réel n’a cependant pas de véracité, souligne Bañez, puisque Dieu, détenant seul l’intégralité du dominium, a orienté toute chose vers sa fin propre, en conséquence de quoi aucune n’a l’initiative absolue de son être. Il n’est donc pas légitime de distribuer les dominia au gré des individuations présentes dans le réel.

Au terme de son analyse, Bañez formule l’ultime remarque qui le distinguera de ses prédécesseurs :

Conclusion ultime : le dominium n’est pas une relation inhérente à l’âme, mais une certaine perfection absolue. Je dis cela contre ceux qui soutiennent que le dominium se pose formellement dans la relation. Et même conformément à la raison. On argumente en premier contre eux. En effet, la faculté d’utiliser une chose dans n’importe quel usage, etc., n’est pas formellement une relation, mais un pouvoir : le pouvoir régulier absolu d’agir sur la réalité. La raison formelle du dominium consiste en cela, si encore c’est sa définition, et donc il n’est pas constitué dans la relation. Deuxièmement, le dominium est le droit, mais pas formellement le droit dans une relation, parce qu’il est l’objet de la justice, mais par-dessus tout parce qu’il est la qualité exécutive de l’agent. Troisièmement, il ne se trouve pas formellement dans la relation, parce que le dominium est la perfection de l’âme, et la dignité de l’homme[90].

Le dominium, synonyme du droit détenu par le sujet de faire usage d’un bien selon sa convenance, est posé comme une caractéristique propre à l’agent, indépendamment de toute relation avec les autres hommes. Il est un attribut propre au sujet. Le vocabulaire même de Bañez signale que le regard se porte désormais au plus près de la subjectivité : il se demande qui est le sujet du dominium[91], et conclut qu’il est simultanément l’intellect et la volonté libre, ce qui signifie que l’agent est son propre maître parce qu’il est le sujet de la raison, à la fois acteur et soumis à la raison[92]. Il renchérit sur ce point : le dominium est le pouvoir que l’homme a sur ses actions, la soumission qu’il opère dans son âme[93]. Bañez énonce dans ces lignes une théorie du sujet, dont la caractéristique centrale est d’être capable de dominium, à savoir d’être un agent en maîtrise de soi parce que faisant primer la voix de la raison sur les passions, et d’exercer un agir libre parce que conforme aux lois de la raison[94].

Comme le remarque Grossi, Bañez opère une absolutisation du dominium, en supprimant la « relatio ad » qui le maintenait en vis-à-vis des autres sujets[95]. La fermeté de ses propos signale bien que le maintien du dominium dans l’horizon de la relation en constitue pour lui une fragilisation. C’est pourquoi, se distanciant des analyses de ses prédécesseurs, il autonomise la qualité de dominium pour la cristalliser intégralement à la source de l’essence humaine. L’aptitude au dominium devient ainsi la marque de l’humanité, ce qui constitue la dignité et la perfection humaines. Bañez opère ce que l’on peut appeler une ontologisation du dominium, en ce qu’il le considère absolument, indépendamment de toute autre considération. On accède de ce fait à une réitération des conséquences déjà observées chez Soto, à savoir que l’explicitation du dominium conduit à positionner la liberté du sujet dans la figure du dominateur. Mais contrairement à ce dernier, qui accentuait l’emprise de l’homme sur le réel, Bañez restaure en la durcissant l’interprétation thomasienne d’une maîtrise sur soi et sur ses actes. Finalement, le dominium devient le trait constitutif de l’essence humaine, en dénotant la maîtrise exercée par l’homme sur lui-même et sur ses actes.

Conclusion

Nous signalions en introduction que, pour Thomas, les deux notions de ius et de dominium devaient être traitées séparément parce qu’elles ne partageaient pas d’horizon commun. C’est le courant nominaliste qui les rapproche, en accordant aux entités un domaine propre au sein duquel elles possèdent le droit d’exploiter leurs potentialités comme il leur convient. Lorsque Vitoria, Soto et Bañez parviennent au commentaire de la question 62 de ST II-II, qui a trait à la restitution et implique en conséquence la notion de dominium, ils doivent tenir compte des commentaires qui en ont été donnés par leurs prédécesseurs et prendre position par rapport à cette thèse.

Nos trois auteurs ne vont cependant pas suivre la même piste. Vitoria disqualifie rapidement l’équivalence établie entre le ius et le dominium en soulignant d’abord que les juristes la considèrent comme fausse, ensuite qu’elle repose sur une définition bien trop large des deux termes et n’est donc pas adéquate, et pour finir qu’elle distord la vérité parce qu’elle est abusive. Il finit l’examen du dominium en le recentrant sur ce que Thomas avait mis en exergue, à savoir que le dominium désigne le contrôle rationnel que l’on a sur soi et sur ses actions, et qu’il traduit de ce fait la faculté d’agir en conformité avec sa fin propre.

Pour Soto, l’identification entre le dominium et le ius est devenue de mise ; les deux termes sont chez lui synonymes. Il introduit en outre une considération qui ne se trouvait pas chez ses prédécesseurs : il est sensible à la compétence que le dominium accorde au sujet. Chez lui, la puissance que le sujet peut exercer sur le réel prend une place centrale. Par ses analyses, on accède à une théorisation du pouvoir d’agir comme caractéristique de l’homme, pouvoir dont Soto nous dit qu’il est foncièrement libre, c’est-à-dire indépendant des normes du licite et de l’illicite. Par le biais d’une étude sur le dominium, nous aboutissons ici à la définition de l’homme comme acteur libre pouvant imprimer sa marque sur le réel. D’un dominium dénotant la maîtrise sur soi, l’homme est devenu conquérant, capable d’un pouvoir de maîtrise sur les choses.

Bañez, quant à lui, reprend sans la discuter l’identification entre ius et dominium, qui semble à présent aller de soi. Mais contrairement à Soto, il remet à la première place la définition thomasienne du dominium comme maîtrise de soi et gouverne rationnelle de ses actions. Pour autant, le dégagement de la subjectivité effectué par Soto est aussi un acquis qu’il se réapproprie. En niant le caractère relationnel du dominium et en en faisant une propriété du sujet, il le transforme en un trait constitutif de l’être humain. De ce fait, on parvient à une définition essentialiste du sujet, où le dominium devient la marque de l’autonomie humaine, « la perfection de l’âme, et la dignité de l’homme[96] », selon ses termes.

Cette étude comparative nous permet de conclure que si ces trois auteurs de la première vague de la Seconde Scolastique partagent assurément une similitude intellectuelle, il n’en reste pas moins que leurs analyses révèlent des positions théoriques qui leur sont propres, et qu’ils font progresser, chacun à leur manière, l’émergence de la subjectivité comme objet central de l’analyse dès lors que l’on s’intéresse aux potentialités de l’agir humain.