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Le philosophe Jean-François Mattéi naquit en 1941 à Oran et nous quitta prématurément, au mois de mars 2014, à Marseille, à l’âge de 73 ans. Malheureusement peu ou pas assez connu du grand public, il laissa toutefois une trace indélébile pour les amateurs de la pensée : il sut non seulement renouveler les études platoniciennes avec sa thèse magistrale, L’étranger et le simulacre, soutenue en 1979 et parue en 1983 aux Presses Universitaires de France, mais également porter un diagnostic sévère mais lucide sur les temps contemporains, n’épargnant ni la culture, ni l’éducation, ni la politique, de ses analyses profondes, sans concession et toujours justes.

Comment rendre compte d’une telle oeuvre, qui ne compte pas moins d’une trentaine d’ouvrages écrits de sa seule plume, la direction de plusieurs volumes, dont les célèbres tomes III et IV de l’Encyclopédie philosophique universelle, et la participation à bien d’autres projets collectifs ? La finalité de notre propos est de rendre intelligible la pensée de Jean-François Mattéi en en faisant ressortir un fil directeur qui permette de relier ensemble, sans les brusquer, les différents éléments de son système philosophique. La pensée de la dualité et de la polarité, qui se montre dans l’oeuvre de Mattéi, nous paraît ainsi à même de faire ressortir les traits saillants de son effort philosophique.

Mais comment doit-on entendre l’expression « pensée de la dualité » ? La pensée de Mattéi procéderait-elle du dualisme ? Si par ce terme il faut entendre, avec le Vocabulaire technique et critique de la philosophie, « un rapport de termes qui se correspondent chacun à chacun », ou encore « une doctrine qui, dans un domaine déterminé, dans une question donnée, quelle qu’elle soit, admet deux principes essentiellement irréductibles[1] », alors oui, il faut bien considérer Mattéi comme un tenant du dualisme, à l’époque où ce dernier a bien mauvaise presse, notamment sous les coups de butoir du monisme naturaliste et informationnel issu de la révolution cybernétique. Comment caractériser plus précisément ce dualisme ou, formulé en d’autres termes, cette pensée de la dualité ?

Il s’agit, fondamentalement, d’une fidélité à la tradition grecque, que Mattéi exprime ainsi :

La cohérence de la représentation grecque du monde manifestée par l’épopée homérique, la théogonie hésiodique et la tragédie athénienne incite à penser qu’elle se retrouvera dans les domaines plus tardifs de la connaissance. Elle s’ordonne toujours selon le même jeu d’oppositions polaires — les puissances archaïques et les divinités olympiennes, les forces de la Nuit et les formes du Jour, l’éruption dionysiaque et le rêve apollinien — qui présentent autant de variations sur la lutte farouche, et perpétuelle, d’hubris et de dikè[2].

La pensée de la dualité dans l’oeuvre de Mattéi s’exprime ainsi moins en termes de séparations, de coupures et de cloisonnements, que de polarités et de tensions antinomiques, dont l’un des termes emporte le primat sur l’autre. Ce que les Grecs, et plus particulièrement Héraclite, nommaient le Polemos, ce combat roi de toutes choses, maintient l’unité des pôles dans leur affrontement ou leur opposition, chacun se posant en s’opposant, unité dynamique, interne à la dualité, sans dépassement vers une forme de synthèse ou de délivrance caractérisant un schème « judéo-chrétien » jusques et y compris dans ses formes sécularisées. Tout comme Camus, à qui il consacra plusieurs écrits, Mattéi est convaincu que

le monde nous enseigne que la lumière est balancée par l’ombre, la vie par la mort, l’envers par l’endroit, de sorte que les oppositions tranchées s’équilibrent les unes les autres et laissent l’homme dans l’expectative[3].

Il arrive que les couples d’opposés tendent à se regrouper et à s’agencer dans une croix, grecque bien sûre, ou un carrefour, redoublant la dualité pour former un quatuor symphonique dont Mattéi retrouve la trace dans l’histoire de la philosophie, de Platon à Aristote jusqu’à Heidegger en passant par Kant et Hölderlin. La Croisée des Quatre forme en effet une croix, « le plus totalisant des symboles[4] », qui sert de base à tous les systèmes d’orientation par sa projection dans les quatre directions du haut et du bas, de la gauche et de la droite. Mais elle marque en outre la primordialité du centre, point en lequel convergent la Terre et le Ciel, les Dieux et les Mortels, lieu nodal par lequel les Quatre communiquent : il est puissance de communauté, comme l’Être qui, dans Le sophiste, assure le tenir-ensemble de la quadrature du Même et de l’Autre, du Repos et du Mouvement. C’est par lui que les pôles communiquent, se croisent et s’entrecroisent pour former la figure du retour ; il est implicitement présent dans le chiasme qui, dans l’inversion des termes qu’il accomplit, réalise dans l’écriture la symétrie visuelle qu’offre le miroir : voici la raison pour laquelle Mattéi accorde tant d’importance à cette figure de style. Le philosophe marseillais formule cette tétrastructure du monde, que Socrate énonce à Calliclès dans le Gorgias, et qui réapparaît au terme près dans le Geviert de Heidegger, de façon majestueuse :

Lorsque Socrate, celui que la prêtresse de Delphes avait appelé le plus sage des hommes, évoquait l’égalité géométrique qui unit le ciel et la terre, les hommes et les dieux dans la juste mesure de l’existence, il ne succombait pas à une image de poète. On peut interpréter cette communauté comme l’union des énergies primordiales, Gaïa et Ouranos, qui ont fait naître le monde, et des dieux olympiens qui créeront ensuite les hommes, ou comme l’indissolubilité des puissances de la Nuit et des divinités du Jour. On peut y voir, de façon plus modeste, l’articulation que l’homme tente d’assurer, pour donner un sens à sa vie, entre le Monde, Cosmos, dans la hauteur du ciel et de la terre, et le Langage, Logos, dans l’horizon des hommes et des dieux[5].

Avoir choisi cette porte d’entrée de la dualité, du Deux, pour présenter l’oeuvre de Mattéi nous place ainsi d’emblée face au vertige d’une pensée cosmique, mythique, symbolique. Mais alors ! Mattéi est-il philosophe ? Ne serait-il pas historien des religions et des mythes ? Une telle question, ironique bien sûr, ne peut qu’agiter la langue des rationalistes qui envisagent le logos grec comme une sortie victorieuse du mythos, ce miracle grec, première étape d’une humanité enfin adulte et autonome qui serait parvenue à maturité avec le triomphe de la science moderne et du libéralisme. Mais si miracle il y a, ne serait-ce pas au contraire dans la sauvegarde du mythe dans la raison, empêchant cette dernière de se couper du monde et de sa structure duelle, la préservant de tomber dans le piège de l’arrogance de la clôture du sujet sur lui-même ? C’est assurément la voie que Mattéi choisit d’emprunter ; lisons-le plutôt tracer cette ligne de continuité entre le mythe et la philosophie :

Le principe de composition de cet espace symbolique [celui du mythe] […] tient à la partition irréductible entre l’invisible et le visible. On retrouve cette dichotomie dans tous les couples d’opposés qui renversent parfois leur polarité pour structurer l’ensemble du champ mythique dans sa plasticité : Terre/Ciel, Terre/Olympe, Terre/Hadès, Terre/Monde, Mortels/Dieux, Engendrés/Non engendrés, etc. Louis Gernet a montré comment la dualité archaïque […] des « choses visibles » et des « choses invisibles » […] sera transposée à l’époque classique dans le champ de la pensée abstraite, qu’il s’agisse de la législation juridique ou de la spéculation philosophique[6].

Spécialiste renommé de Platon, auquel il consacra sa thèse, Mattéi retourna dans l’oeuvre du fondateur de la philosophie pour surprendre la fondation de la philosophie comme poursuite de l’analogie sous les traits non plus du mythe mais de la raison, et voir dans la naissance de l’ontologie la continuation de la cosmologie traditionnelle :

Platon effectue un glissement marqué du muthos au logos au cours de l’analyse de la communauté des genres ; mais ce passage sauvegarde en grande partie les « puissances » symboliques du mythe dont les genres ontologiques sont issus[7].

Si bien qu’il faille, pour détourner une sentence bien connue de Clausewitz, envisager la philosophie grecque comme la continuation de l’analogie par d’autres moyens, ou encore la définir, au sens strict, comme mytho-logie : « Tendue entre le mythe et la raison, l’argumentation et le récit, la philosophie platonicienne naît comme mytho-logie[8] ». On peut alors affirmer que l’oeuvre de Mattéi consista précisément à retrouver la présence sous-jacente de la mythologie dans une raison toujours guettée par la tentation de l’autonomie et de son devenir-barbare. Ce n’est qu’ainsi que la pensée sauve les phénomènes, et les empêche de se disséminer dans le nihilisme sans horizon ni axe prôné par les tenants de la déconstruction :

L’origine platonicienne des catégories de Baudelaire — éternel/transitoire, idée/matière, âme/corps — révèle à quel point la modernité s’ancre dans le dualisme traditionnel du ciel et de la terre et cherche à sauver les phénomènes en dégageant de la gangue du sensible son noyau intelligible[9].

C’est également pourquoi, de Platon à Heidegger, de Plotin à Camus, d’Augustin à Hannah Arendt, de Shakespeare à Poe, Mattéi s’évertua, avec autant de brio que d’obsession, à toujours révéler l’envers de l’endroit, à continuellement passer de l’autre côté du miroir, non pas pour se débarrasser de la philosophie à l’image des sophistes qu’il n’eut de cesse de combattre tout au long de son voyage de pensée, mais au nom d’une fidélité supérieure à la civilisation européenne :

Sous la rupture apparente opérée par le logos, pensé comme la raison universelle qui repousse le muthos dans l’oubli, c’est pourtant la continuité d’une même vision duelle de l’invisible que la Grèce a léguée à l’Europe et au monde[10].

Quelles sont alors les dualités qui traversent et structurent l’oeuvre de Mattéi ? Nous en dénombrons quatre, de façon arbitraire certes, mais avec la préoccupation de rester fidèle au souci du philosophe de déchiffrer la tradition occidentale par le chiffre 5, dont il décela la secrète présence de Pythagore et Platon jusqu’à Nietzsche, Bosco et Heidegger. Tous sous-tendus par la dualité de l’invisible et du visible dont nous pointâmes ci-dessus la priorité (avec ses corollaires analogie/univocité, mythe/raison), ces couples fournissent une clef de lecture non seulement de la pensée de Mattéi, mais également et surtout, de son point de vue, de l’identité européenne ; les voici donc : 1) le couple philosophie/sophistique ; 2) la structuration duelle de la philosophie autour des deux affects de l’étonnement et de l’indignation ; 3) le couple civilisation/barbarie ; 4) la secondarité de l’Europe qui place la nostalgie du sol natal au coeur du geste philosophique.

I. Philosophie et sophistique

Mattéi n’aura eu de cesse, tout au long de ses ouvrages, que d’assurer le départ entre les logocrates, pour reprendre le vocable de Steiner, dont lui-même complète la liste, et les misologues, qu’ils soient antiques, modernes ou postmodernes. Il n’est guère de philosophie sans sophistique : tout comme le soleil emplit la terre d’ombre par effet de projection, tout comme Ulysse trouve sur son chemin les prétendants lorsqu’il regagne Ithaque, la première s’accompagne nécessairement de la seconde, c’est-à-dire de la tentation de la raison de s’autonomiser et de se muer en pure faculté procédurale et technique. À tel point que le nom même de sophiste s’offre comme une parodie du sage, ainsi que la langue grecque l’expose à notre oreille (Σαφός/Σοφιστής). Observons-en le revers : malgré des analyses qui pointent la face barbare de notre civilisation, Mattéi demeura un éternel optimiste, songeant que si le soleil est l’origine de l’ombre, alors cette dernière témoigne, envers et contre elle-même, de la présence de l’astre :

Je voudrais soutenir, dans les pas de Platon, que le réel résiste sous et à travers les simulacres qui envahissent notre monde. On pourra décliner à l’envi tous les simulacres et simuler une simulation à l’infini jusqu’à lui donner le statut de réalité en se substituant à elle, ce sera toujours le réel — comprenons la modélisation idéale du réel — qui aura le premier et le dernier mot[11].

Le couple philosophie/sophistique prend sa pleine portée quand on le relie à celui, proprement ontologique, qui oppose la Vérité au Simulacre. Dès L’étranger et le simulacre, Mattéi annonce mener une chasse au sophiste, le surprendre dans ses repaires les plus retranchés, lui qui croit pouvoir se réfugier et se terrer dans « le nihilisme du flux qui n’offre aucun point fixe[12] », lui qui, tel Deleuze, croit pouvoir inverser l’ordre hiérarchique qui soumet le simulacre à l’Idée et substituer les rhizomes aux racines, ou qui, tel Derrida, s’évertue à démanteler, déconstruire et ruiner l’édifice de la pensée. Sans théories, qui supposent le regard orienté vers le théâtre étoilé des Idées, ni fondations, qui exigent un ancrage dans la stabilité de la Terre, c’est aussi bien la vérité que l’erreur qui quittent le champ de l’expérience humaine, laissant les mortels abandonnés et gémissant ne savoir ni d’où ils viennent ni où ils vont, à l’instar de l’homme moderne mis en scène par Nietzsche :

Indifférents au vrai et au faux qui révèlent toujours une subordination ontologique, les sophistes jouent à gauchir un langage désormais vidé de signification, pour ne plus le considérer que comme un outil soumis au caprice du moment et à leur désir de puissance[13].

L’utopie, l’absence de lieu, se trouve du côté des sophistes qui confondent liberté et absence de lien ou indépendance ; rhapsodes voyageant de ville en ville, colporteurs d’une rationalité réduite à sa performance, vagabonds pouvant dire à propos d’une même chose tout et son contraire, les sophistes ne connaissent que la dissémination et le dé-tachement. Pourtant, voyager, ce n’est pas errer, c’est bien aller d’un point à un autre ; de même, il ne peut rien exister de tel qu’un simulacre en soi : mais « leur répéter que tout simulacre est simulacre de quelque chose, c’est supposer qu’il y a des choses qui se distinguent des simulacres, ce dont ils ne conviendront jamais[14] ». Contre l’évidence logique qui lui est défavorable, le sophiste préfère user de ses fallacieux raisonnements, les sophismes, que Mattéi, pour le coup, déconstruit dans son ouvrage posthume dans lequel il distingue l’aberration naturaliste, qui d’un fait nourrit indûment un droit, et la confusion artificialiste, qui fait parler l’illusion posthumaine à la place de l’homme[15].

II. L’étonnement et l’indignation

On connaît la position de Lévinas qui identifie l’ontologie comme le propre de la philosophie grecque et souhaite y substituer l’éthique caractéristique de la pensée juive. C’est toutefois omettre que la philosophie ne naquit pas seulement comme interrogation sur le monde, mais également comme réaction morale à l’injustice. Sa structure, en effet, n’est pas unitaire, mais bien duelle :

Or il est deux manières de s’éveiller à la vie et de s’ouvrir au monde : par l’étonnement devant les choses qui nous adviennent, certes, sur le fond de l’indifférence quotidienne, dans cette nuit où tous les chats sont gris. Mais aussi par l’indignation devant les actions des hommes, sur le fond de la soumission aux faits. Le premier éveil, celui de la vérité de l’être, donne prise à ce qui portera plus tard le nom d’« ontologie » ; il ouvre tout grands les chemins de la liberté. Le second éveil, celui de la dignité du bien, donnera naissance à ce que Lévinas entend par le terme d’« éthique » ; il explore les voies les plus étroites de la justice[16].

La conversion de l’âme, que le philosophe nomme ici « éveil », s’opère dans une double direction, après un double arrêt, skholé, qui vient enrayer le cours quotidien et inexorable du monde, qu’il soit celui des choses ou celui des actions humaines. Dans le premier cas, la rupture arrive par l’étonnement, thaumazein, devant le fait que le monde soit ce qu’il est, et non pas autre. « Il est tout à fait d’un philosophe, ce sentiment : s’étonner. La philosophie n’a point d’autre origine […][17] » affirme ainsi Socrate à Théétète. Dans le second, l’ébranlement survient par ce sentiment « qui se lève en nous, comme un orage, devant l’injustice singulière subie par un être sans que nous puissions intervenir[18] ». Il s’agit de l’indignation, que les Grecs nommaient aganaktésis, et que Mattéi propose de poser en principe moral, en axiome[19]. En effet, le terme d’axioma désigne le « prix », la « valeur », la « dignité » quand il s’agit d’êtres humains, et par extension le principe d’une juste évaluation. D’où son débord dans le champ des mathématiques, dans lequel l’axiome représente le fondement d’un raisonnement.

Dans les deux cas, tant dans l’étonnement que dans l’indignation, l’âme amorce un geste soudain de refus de ce qui est donné comme tel : protestation devant la tyrannie des évidences sensibles qui assure, parce qu’elle dégage l’ouverture du chorismos, la possibilité de la liberté dans l’Être ; révolte devant l’offense perpétrée à l’encontre de la dignité d’une personne qui, parce qu’elle prend en considération la transcendance du Bien, aménage l’espace de la justice et de la dignité. Surrection et insurrection ne sauraient alors guère être séparées et s’appellent l’une l’autre : debout, le regard baignant dans la lumière de l’Être, l’homme s’insurge contre une injustice singulière ; de même la révolte contre l’immonde fait se lever l’homme indigné. S’y décèle le « même affect de rupture », cet élan initial dont la raison prend le relais pour prendre en charge une pensée de l’être et du monde (l’ontologie et la métaphysique), et une pensée de la justice (la politique, qui traite de la cité, et l’éthique, qui s’ouvre à la transcendance du Bien) : « À l’ébranlement intellectuel devant la présence excessive de l’être répond l’ébranlement moral devant l’absence outrageuse de la justice[20] ».

Reconnaissons sous ces deux affects les deux héros d’Homère, Ulysse et Achille. Car si l’exil d’Ulysse, puis son retour à Ithaque, figure comme le paradigme de l’ontologie toujours en quête de l’initial, Achille et son indignation valent comme le modèle de la justice qui rétablit, par l’action vengeresse de Némésis, le juste partage des choses. Si bien que Platon, loin de n’être fidèle qu’à Ulysse, le serait à Homère dans sa complétude ; et que les deux héros, Ulysse et Achille, deviendraient les images mythiques et personnifiées de l’étonnement et de l’indignation, c’est-à-dire des deux sources du geste philosophique d’arrachement à l’immédiateté. Le philosophe ouvre, l’espace d’une phrase, une telle possibilité interprétative :

L’Iliade n’a pas pour objet la guerre de Troie, mais la seule colère d’Achille, et L’Odyssée ne conte pas le retour au foyer de tous les Achéens, mais le périple du seul Ulysse. L’Europe trouvera dans ces choix la mesure de son art poétique[21].

III. Civilisation et barbarie

Imaginons un instant le triomphe des sophistes : alors, sans colonne pour supporter la voûte, ni piliers pour soutenir l’arche cosmique, le toit du monde s’effondre entraînant dans sa chute toutes les figures de l’Autorité et de la Maîtrise. Aussi le roi, le père, le maître, le prêtre, perdent-ils toute légitimité quand cette dernière ne plonge pas ses racines dans le ciel, à l’image de l’arbre inversé que Platon décrit dans le Timée (90 a). Sevrée de transcendance, l’autorité se dégrade et régresse jusqu’à prendre la forme du pouvoir livré à l’arbitraire de la volonté, le leadership, ou au formalisme de la procédure, la bureaucratie. La liquéfaction des analogies de la fondation, qui assure et organise en même temps leur liquidation, rejoue le scénario de la gigantomachie dans lequel les Ennemis de l’Être viendraient prendre le dessus sur les Amis du Ciel :

On déconstruit non seulement l’unité de sens, substance platonicienne ou sujet cartésien, mais toute forme anthropologique, métaphysique, politique d’une Autorité, y compris celle d’une préface, d’un titre ou d’un auteur. […] L’autorité parle trop haut, et trop fort, « centre éminent, commencement, commandement, chef, archonte »[22].

Datant de 1983, cette dernière citation, si elle résume bien la crise de l’Autorité émanant de l’opération de déconstruction, attire toutefois l’attention sur un point particulier. Ce que révèle la lecture de L’homme dévasté, c’est un point qui put rester dans l’ombre alors qu’il nous semble assez central dans la pensée de Mattéi. En effet, dans son testament philosophique, le penseur met très justement en exergue ce qu’il nomme « le spectre de la gnose[23] » ou encore « l’inspiration gnostique de la théorie de la déconstruction[24] ». Dans le choix qu’opère Mattéi, dès 1983, de pointer l’utilisation par Derrida du terme d’« archonte », se fait jour le projet de décapiter la métaphysique occidentale, non plus de l’intérieur comme le font « Deleuze-Protagoras » ou « Lacan-Gorgias », mais de l’extérieur en y glissant des catégories issues du gnosticisme. Car la déconstruction partage avec ce dernier

la conviction que l’univers est la création d’un mauvais démiurge ; le rejet des institutions et Églises ; la révélation mystique des secrets de Dieu ; le refus de la matière et du mal incarné par le serpent ; la célébration d’un moi androgyne qui aboutit à un féminisme antipatriarcal ; l’utilisation d’une langue que les initiés peuvent seuls comprendre ; les variations infinies des mots utilisés dans une débauche de significations ésotériques[25].

Cette attention aux traits gnostiques de certains déconstructeurs apparaît comme un fil, discret mais bien réel, de l’oeuvre de Mattéi. Nous en trouvons un indice supplémentaire en 1999, dans La barbarie intérieure :

La barbarie, c’est l’im-monde ou l’a-cosmie, ou encore, si l’on songe non pas aux règles sociales de Durkheim mais aux lois de Platon, l’a-nomie, cette incapacité foncière à instaurer, et donc à restaurer, un monde fait d’ordre et de beauté[26].

Sans semences qui engendrent racines et arbres, sans pierre d’angle ni clef de voûte qui assurent à la cathédrale sa stabilité et son élan, la terre livrée à elle-même devient ce « barbare bourbier », selon l’expression de Platon dans le Livre VII de la République que Mattéi aime à rappeler pour signifier que l’âme barbare, incapable d’articuler le logos au cosmos, reste étendue, inerte, dans le marais de l’immanence[27]. Baudelaire mit en vers ce thème platonicien de l’enlisement, avant que Simone Weil ne le thématisât sous la forme de la pesanteur :

Une Idée, Une Forme, un Être,

Parti de l’azur et tombé

Dans un Styx bourbeux et plombé

Où nul oeil du Ciel ne pénètre […][28].

Ce thème du bourbier apparaît avec encore plus de force sous la catégorie de la dévastation qui fournit la trame de L’homme dévasté : après avoir noté son utilisation par Kafka et Arendt, Mattéi, logocrate revenant à l’étymologie pour y puiser le sens des mots, la définit comme « l’action de l’homme qui se déserte de lui-même et du monde[29] ». La dévastation, la transformation de la Terre fertile en désert stérile, atomise les paysages et les contrées en insignifiants grains de sable, de telle sorte que l’utopie, c’est-à-dire le non-lieu, remplace le topos, ou l’acosmisme le cosmos. On comprend alors mieux ce qu’il faut entendre par « barbarie » :

J’appellerai effet de barbarie toute forme de stérilité humaine dans les champs de l’éthique, de la politique, de l’éducation et de la culture[30].

Tout ce qui ne fait point grandir l’homme, tout ce qui donc ne fait pas autorité, au sens étymologique du terme, se révèle stérile : déserter la culture, c’est bien dans le même temps quitter son champ et égrainer l’humus en sable, de façon à ce que l’homme puisse s’effacer, « comme à la limite de la mer un visage de sable[31] ». Alors la civilisation fait figure d’« oasis de l’idée[32] », prodigue île résistant tant bien que mal aux bourrasques du Khamsin postmoderne :

Mais c’est ainsi : les Barbares n’aiment pas les arbres ; ils préfèrent aux forêts et aux champs les steppes et les déserts qui tracent l’horizon, sans dresser de hauteur, ou encore les plateaux, les mille plateaux, où ils peuvent nomadiser sans jamais prendre souche et monter au soir leur regard vers le ciel. Que reste-t-il alors de la culture de l’Occident, toute hauteur abolie, lorsque l’on a détruit le fût de la colonne et déraciné le tronc de l’arbre ? Une dislocation du monde ou une machination du rhizome qui n’obéit qu’à une seule loi : « former des milieux qui laissent un instant surnager ceci cela : des blocs friables dans des soupes »[33].

IV. La secondarité de l’Europe

On le comprend à présent : pour Mattéi, la philosophie définit la civilisation et, plus encore, la civilisation européenne, civilisation parmi les autres mais non comme les autres :

Pour ma part, j’avancerai l’hypothèse que les formes constitutives de l’Europe tiennent moins à la rencontre des cultures particulières d’Athènes, de Rome, de Jérusalem, de Byzance ou de Cordoue, que dans ce croisement des regards que l’âme européenne, pour suivre l’image de Valéry, a porté successivement sur le monde, sur la cité et sur elle-même[34].

L’Europe, qui « mérite encore d’être ce beau risque à courir, et non ce beau crime à punir[35] », ne se caractérise pas par des traits définitoires, ainsi que l’on rattache des prédicats à un sujet : elle consiste plutôt en une posture, en une attitude, en une expérience du monde qui lui proviennent de son héritage grec. Reconnaître ses multiples sources d’inspiration, inventorier toutes ses sources d’influence, des Celtes et des Germains jusqu’aux Arabes en passant par les Grecs, les Romains et les Chrétiens, consiste à dresser une mosaïque aussi figée qu’arbitraire, manquant le propre de l’âme européenne. Car

tous ces facteurs ne me paraissent pas décisifs dans la mesure où ils laissent indéterminée la nature des alluvions apportées par ces courants[36].

Mattéi reconnaît ainsi la « primauté seconde », si nous pouvons oser cet oxymore, de la civilisation grecque. Celle-ci s’édifia certes sur un fond barbare préexistant, et c’est là sa secondarité, mais la romanité et le christianisme vinrent par la suite se greffer sur elle, et c’est là sa primauté. Il faut bien en effet qu’un corps préexiste, pour que des organes ou des membres, fussent-ils artificiels, lui soient transplantés ; il en va de même de la civilisation, qui « ne relève pas de la nature […] mais de la greffe[37] ». Alors le philosophe peut livrer sa pensée de l’Europe :

La civilisation européenne s’est lentement édifiée à partir d’un noyau barbare initial, comme une perle de culture sécrète peu à peu ses couches sous le manteau de l’huître à partir d’un corps parasite : la greffe grecque, la greffe romaine sur la greffe grecque et la greffe augustinienne sur la greffe romaine ont ainsi formé la nacre de l’Europe chrétienne qui a étouffé sans le détruire l’élément initial[38].

La primauté seconde de l’Europe, qui lie son âme à l’exercice théorique du regard, se trouve déjà toute contenue dans le mythe et dans l’étymologie. Cette dernière tout d’abord : si Europé, cette princesse phénicienne à laquelle notre continent emprunta le nom, provient, pour son radical, d’ops, le « regard », et d’optis, « le fait de voir », et, pour son préfixe, d’eurus, « une vaste étendue », alors Mattéi est parfaitement fondé à écrire qu’« elle est celle qui regarde au loin vers les confins de la terre[39] ». Le mythe ensuite : fille d’Agénor de Tyr, et soeur de Cadmos, Phoenix et Cilix, Europé fut enlevée par Zeus alors qu’elle jouait sur une plage de Sidon avec ses amies. Métamorphosé en un taureau blanc, Zeus attire la princesse grâce à l’odeur d’un crocus avant de l’emporter vers la Crète où Minos, Rhadamanthe et Sarpédon naquirent de leur union. Europe est donc le nom d’un continent qui ne prend pas source en lui-même, mais dans une extériorité lointaine que son regard nostalgique cherche précisément à atteindre par l’effort théorique. Secondarité de la Grèce par rapport à l’Asie, à laquelle la secondarité de Rome par rapport à Athènes fit écho, ainsi que Rémi Brague le mit en évidence[40].

Nous voici au terme de notre exploration de la dualité dans l’oeuvre de Mattéi. Fort de la bipolarisation structurelle du discours, qu’il soit mythique ou logique, le philosophe marseillais n’eut ainsi d’autre alternative que de se mettre en quête de sa manifestation proprement philosophique. Car, là aussi, comme en toutes choses semblerait-il, « le nombre premier, c’est Deux[41] ». Il en va ici du principe même de la philosophie qui chemine à égale mais lointaine distance de l’éléatisme, qui résout le monde dans la Tautologie de la pensée et de l’Être, et de la sophistique, qui le dissout dans l’éternel retour des simulacres :

Que le monde soit plein d’être (redondance de la Tautologie) ou de simulacres (redondance de la Duplicité), cela revient au Même. Ou encore le Même revient, avec persévérance de l’éléatisme à la sophistique[42].

Telle une main qui viendrait séparer deux papiers collés l’un à l’autre, le Deux vient étirer la glu du Même pour installer un Écart entre la Terre et le Ciel afin que s’ouvrent un monde d’oeuvres et une scène dramatique pour l’histoire humaine ; il vient décoller l’emplâtre de la tautologie et instaurer la Schize qui établit la dislocation entre la raison et le monde afin que la philosophie puisse déployer son cheminement. Mattéi récapitule les trois coupures qui forment la « Séparation philosophique[43] » : la coupure ontologique qui brise l’unité de l’être parménidien ; la coupure logique qui s’oppose aux sophistes en divisant le discours, selon la méthode dichotomique, en une partie droite et une partie gauche ; la coupure onto/logique qui offre la médiation de la dialectique aux parties séparées, aussi bien contre la « continuité ontologique » de Parménide, qui ne distinguent pas l’être du logos, que contre la « continuité fantasmatique » des sophistes, qui reconnaissent aucune distance entre le sens et l’énonciation :

Son projet [celui de Platon] philosophique consiste à imposer à l’être et à la connaissance une dissymétrie première ordonnant les termes d’un couple quelconque selon un jeu de polarité qui privilégie l’un d’entre eux[44].

À lire cette formulation du projet philosophique, l’on réalise à quel point se leurrent les critiques de la tradition européenne qui, sans avoir appréhendé son essence, y décèlent une machine à reproduire du Même et de l’Unique. La naissance est bien cet arrachement au corps maternel, cet exil hors la matrice nourricière qui ouvre la possibilité de la natalité, de l’irruption du nouveau et de l’histoire : « Au commencement est la Différence[45] », cette distance ontologique qui n’est guère incitation à l’infinie errance, qu’elle prenne la forme du nomadisme deleuzien ou de l’écriture derridienne, mais exigence soutenue de nostalgie, c’est-à-dire appel lancinant du retour, ou éternelle quête du Même dans l’Autre et de l’Autre dans le Même.

Jean-François Mattéi fut sans nul doute un héritier : dans un article paru dans la revue Cités à titre posthume[46], il témoigne de sa reconnaissance à deux grands maîtres de la philosophie auprès desquels il apprit l’exigence nécessaire de la réminiscence, cherchant à remonter le cours de l’Ilissos vers sa source, tels Socrate et Phèdre de bon matin. À Pierre Aubenque et à Pierre Magnard, ajoutons encore la figure de Pierre Boutang qui structura son Ontologie du secret comme une nouvelle Odyssée de la philosophie : la voici, l’immémoriale chaîne au sein de laquelle Mattéi se fit maillon, celle d’un hellénisme qui se préserve à travers les générations successives et fonde l’identité européenne malgré les tentatives de déconstruction. Généalogistes, il nous revient à présent d’assumer cette filiation : de recueillir l’héritage, de l’entretenir puis de le transmettre.