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En ce qui concerne la place de Luther dans l’oeuvre de Lacan, il faut immédiatement noter que la matière est assez maigre. Lacan, attentif à « l’incidence spécifique de la tradition judéo-chrétienne[1] » quant à la pensée du sujet, s’y réfère abondamment dans son enseignement et convoque à cet effet, outre la Bible, de nombreux théologiens ou penseurs flirtant avec la théologie : Paul, Augustin, Maître Eckhart, Pascal, Spinoza, Kierkegaard, etc. Luther, sans être ignoré, n’est évoqué que de manière marginale.

En termes de posture, selon Jacques-Alain Miller, Lacan se réclame du Luther excommunié par Rome lorsqu’il se trouve lui-même contesté par l’Association internationale de psychanalyse en 1963-1964, institution qu’il compare au Vatican — déploiement, assez classique au demeurant, de la figure de « la vérité pourchassée par le pouvoir[2] ». En termes de contenus, sur les vingt-sept Séminaires donnés par Lacan entre 1953 et 1980, seuls cinq font mention de Luther, dont quatre de manière trop anecdotique pour être pris en compte[3]. On relève encore deux allusions lapidaires à Luther dans des articles mineurs publiés dans des revues quasi introuvables aujourd’hui, sauf sur internet[4]. Quant aux textes rassemblés dans les Écrits et dans les Autres écrits, le Réformateur n’y figure pas[5].

La source principale sinon unique de ce que Lacan dit à propos de Luther se restreint donc à une séance du Séminaire VII. L’éthique de la psychanalyse, donnée le 13 janvier 1960 et consacrée aux pulsions et à la sublimation[6]. Ces quelques pages mobilisent bon nombre de concepts techniques de la psychanalyse mais aussi de la philosophie et de la théologie. Le parcours proposé dans cette étude sera donc loin d’être exhaustif : je me limiterai à ce qui apparaît à mon regard de théologien comme le plus caractéristique, en ayant conscience de laisser dans l’ombre bien des éléments qui mériteraient par ailleurs un examen approfondi.

Ce sont en particulier les motifs de la déréliction et de la prédestination qui retiendront mon attention. Je les mettrai en lien avec deux autres motifs que Lacan travaille plus loin dans le Séminaire VII : la mort de Dieu et la Hilflosigkeit. Bien que Lacan n’évoque plus Luther à propos de ces deux motifs-là, je montrerai qu’ils constituent pourtant bel et bien, quoique de manière indirecte, un héritage luthérien qui vaut d’être exploré.

Ma réflexion sera conduite en trois étapes dans un mouvement de flux et de reflux : dans une première section, en interne au champ de la psychanalyse, je tâcherai d’expliciter le propos de Lacan sur Luther ; faisant un détour par le champ de la théologie, j’examinerai dans une deuxième section — sous forme d’incise — certains aspects du discours de Luther sur les points où Lacan le convoque ; dans une troisième section, à l’articulation des deux champs (avec tout ce que cela suppose de jeu possible et d’impossible synthèse), je tenterai de redéployer à partir de Lacan ce qui de Luther y fait trace à son insu, me risquant à reposer la question de la foi après la mort de Dieu.

I. Luther selon Lacan : avènement de la modernité et critique du bien

Les références de Lacan à Luther sont ici de deux ordres complémentaires. Dans un premier temps, Lacan place Luther parmi ceux qui ont contribué à l’avènement de la modernité et qui, à ce titre, jouent un rôle de précurseurs de la psychanalyse :

Ne pas reconnaître la filiation ou la paternité culturelle qu’il y a entre Freud et un certain tournant de la pensée, manifeste à ce point de fracture qui se situe vers le début du xvie siècle, mais qui prolonge puissamment ses ondes jusqu’à la fin du xviie, équivaut à méconnaître tout à fait à quelle sorte de problèmes s’adresse l’interrogation freudienne[7].

L’hypothèse audacieuse de Lacan est donc que Freud, ce Juif athée évoluant dans une Vienne catholique étouffante de conservatisme, entretient une certaine parenté avec Luther — bien sûr pas à un niveau religieux, mais en tant que la révolution religieuse initiée par le moine allemand a bouleversé la civilisation occidentale, contribuant à façonner une nouvelle époque du monde. Il y a donc, à partir de là, à penser l’improbable généalogie qui lie par-delà les siècles (et par-delà le poids historique de l’antijudaïsme luthérien[8]), le père du protestantisme et le père de la psychanalyse.

Dans un second temps, Lacan voit en Luther l’auteur religieux qui a le plus nettement remis en question un principe porté par une longue tradition philosophique et théologique, celui d’une identité entre Dieu et le bien. Chez Luther, en effet, la question de Dieu ne se pose plus du côté du bien, par conséquent elle ne met plus en jeu la sphère morale de l’existence. Affirmer que les bonnes oeuvres ne contribuent pas au salut signifie exclure la morale du champ proprement théologique. C’est donc introduire une faille entre Dieu et le bien et, par là, remettre en question une donnée constitutive de la pensée médiévale selon laquelle la volonté humaine est naturellement orientée vers le bien, entendons par là « le souverain bien qui est Dieu[9] ».

En effet, le « fou furieux excité de Wittenberg », comme l’appelle Lacan, publie contre Érasme en 1525 le Serf arbitre dans lequel il accentue « le caractère radicalement mauvais du rapport que l’homme entretient avec l’homme, et ce qui est au coeur de son destin, cette Ding, cette causa […], la causa de la passion humaine la plus fondamentale[10] ». Je le préciserai, mais disons pour le moment que ce que Luther inaugure et dont, d’après Lacan, Freud tire toutes les conséquences, est l’idée que ce qui gouverne l’être humain au niveau de son désir est tout sauf innocent : « Le bien comme tel, qui a été l’objet éternel de la recherche philosophique concernant l’éthique, la pierre philosophale de tous les moralistes, le bien est foncièrement nié par Freud[11] ».

Interrogation sur la modernité d’une part, sur le bien d’autre part : voici les deux points, étroitement corrélés, qui seront développés dans cette première section. Commençons par ce paragraphe :

Lisez un peu Luther, non pas seulement les Propos de table, mais les Sermons, pour vous apercevoir jusqu’où peut s’affirmer la puissance des images qui nous sont familières pour avoir été investies du caractère d’authentification scientifique que leur donne notre expérience analytique de tous les jours. C’est bien à celles-là que se réfère la pensée d’un prophète si puissant dans son incidence, et qui renouvelle le fond de l’enseignement chrétien, quand il cherche à exprimer notre déréliction, notre chute dans un monde où nous tombons dans l’abandon. Ses termes sont en fin de compte infiniment plus analytiques que tout ce qu’une phénoménologie moderne peut articuler sous les formes relativement tendres de l’abandon du sein maternel — quelle est cette négligence qui laisse tarir son lait ? Luther dit littéralement : Vous êtes le déchet qui tombe au monde par l’anus du diable[12]. Voilà le schéma essentiellement digestif et excrémentiel que se forge une pensée qui pousse à ses dernières conséquences le mode d’exil où l’homme est par rapport à quelque bien que ce soit dans le monde. C’est là que Luther nous porte. Ne croyez pas que ces choses n’aient pas eu leur effet sur la pensée et les modes de vivre des gens de ce temps. Ce qui s’articule ici est justement le tournant essentiel d’une crise d’où est sortie toute notre installation moderne dans le monde[13].

Quand Lacan parle du schéma « digestif et excrémentiel » de la pensée moderne, c’est pour signifier que l’homme choit du haut du ciel où le plaçait la pensée prémoderne, c’est-à-dire la métaphysique. L’idée générale est que la modernité vide l’homme du ciel, exactement comme l’on se vide les intestins lors de la défécation. Dire que l’homme s’est fait expulser du ciel en tombant de l’anus du diable, doit être mis en rapport avec ce que Freud appelle le stade anal. Sans entrer ici dans le détail, signalons que le stade anal correspond entre autres à cette phase du développement de l’enfant où celui-ci accepte — au cours d’un processus ambivalent qui combine déplaisir et plaisir[14] — de se séparer d’une partie de ce qui est contenu dans son corps, que dans un premier temps il pense être une partie de lui-même, et qui finit par accéder au statut d’« objet étranger[15] ». Le stade anal est une étape importante de la maturation psychique, car, petit à petit, il introduit le sujet à l’expérience de la perte, sans laquelle aucun rapport au monde n’est possible.

Pourquoi un tel rapprochement entre le stade anal et la modernité ? D’après Lacan, le prolongement par Freud du geste de Luther aboutit à confirmer que nos images du monde sont des fantasmes, des constructions de l’esprit dont l’origine n’est pas à chercher ailleurs que « dans notre corps[16] ». Freud, dit Lacan, « a fait rentrer en nous tout le monde[17] ». Si nous sommes des êtres doués de la faculté de se fabriquer des images du monde, si en d’autres termes le monde nous apparaît comme une réalité intelligible que nous pouvons nous représenter et à laquelle nous parvenons à donner un sens, ce n’est pas en vertu du fait qu’il serait par nature intelligible et sensé, mais c’est parce que nous projetons sur lui l’image que nous avons de notre propre corps saisi comme un ensemble cohérent. C’est à partir de cette représentation du corps propre que nous élaborons des représentations du monde.

Cette thèse de Lacan appelle deux remarques pour en saisir les implications. D’abord, cela signifie que le sens du monde est seulement celui que nous lui donnons : en soi le monde n’a pas de sens — là est une des principales ondes de choc de la crise moderne dont nous sentons encore aujourd’hui les effets. Ensuite, l’image unifiée que nous avons de notre propre corps et que nous projetons sur le monde pour lui donner un sens est une image qui tient autour de « points de béance[18] ». Ces points de béance sont les orifices qui se situent à la surface de notre corps et qui constituent les premières zones érogènes autour desquelles se mettent en place notre vie pulsionnelle et notre schéma corporel : la bouche et l’anus (axe digestif et excrémentiel), les yeux et les oreilles (axe visuel et langagier), les organes génitaux (axe relationnel et désirant).

La pulsion organise notre rapport au monde à l’intersection du même et de l’autre : nous sommes à la fois reliés au monde extérieur et distincts de lui. Notre corps même est une interface entre l’intérieur et l’extérieur, entre notre moi et ce qui lui est hétérogène. Les trous par lesquels nous communiquons avec le monde extérieur depuis les premiers temps de notre vie font partie de nous, ils sont les coordonnées qui déterminent notre position de sujets reliés à autre et plus grand que soi. Au niveau de son schéma corporel basique, l’être humain est construit autour de son tube digestif, donc autour d’un tuyau qui se remplit et qui se vide, qui ne peut pas que se remplir ni que se vider, et qui institue le rapport au monde comme un rapport d’échange, de va-et-vient continuel mettant en jeu un manque fondamental. Ce schéma corporel, cette représentation de soi-même comme un corps unifié autour d’un creux, est ce à partir de quoi sont modelées toutes nos représentations du monde.

Les orifices de notre corps sont donc ce qui nous permet à la fois de prendre conscience qu’il y a un monde autour de nous, et de réaliser que ce monde n’est pas nous. Et cela n’est pas une opération intellectuelle, en tout cas pas au début. Car notre vie intellectuelle est précédée et régie par notre vie pulsionnelle — c’est cela que dit Freud, et qui a tant scandalisé ses contemporains. Lacan le retraduit ainsi : « Desidero, c’est le cogito freudien[19]. » Nous sommes désirants bien avant d’être pensants, notre pensée elle-même (y compris la plus rigoureuse et la plus abstraite) se déploie à partir de la structure libidinale de notre subjectivité. Pour Freud, la racine même de la science réside dans les questions que le petit enfant se pose très tôt au sujet de la sexualité, qui constitue le problème par excellence qui déclenche la mécanique du raisonnement[20]. Au fond de tout chercheur se trouve un enfant qui se demande d’où viennent les bébés et qui élabore des théories extrêmement complexes pour tâcher de saisir un réel qui demeure comme tel insaisissable.

Ce réel insaisissable, point aveugle où s’origine le désir (y compris sous la forme du désir de savoir), Lacan l’appelle d’après Freud das Ding, la Chose — à ne pas confondre avec l’objet (Objekt) ni avec la chose (Sache)[21]. Nous y reviendrons. Pour le moment, pointons simplement que l’enseignement de Lacan mène à ce constat : le désir, nul ne sait ce que c’est. L’être humain est fondamentalement désirant, mais la cause première du désir qui est au principe de son existence, qui guide toute sa vie, constitue une inconnue (au sens mathématique : un x). De Luther à Freud, la modernité complique donc sérieusement le rapport de l’humain à l’intelligibilité du monde : elle place le réel hors de sa portée, de telle sorte qu’il subsiste toujours un écart entre le réel et les représentations du réel forgées par l’esprit dont le lieu est le corps. Il n’y a pas de discours possible sur le réel, seulement sur la réalité qui en est l’ombre portée. Le réel demeure voilé et institue le discours scientifique comme structurellement incomplet[22].

En voici, selon Lacan, une conséquence épistémologique de premier ordre : il n’existe pas, comme on l’a cru pendant très longtemps, d’harmonie originelle entre l’homme et l’univers, le microcosme et le macrocosme[23]. Il n’y a pas d’harmonia mundi[24], mais l’homme est toujours déjà échu dans un monde vis-à-vis duquel il est désaccordé, car il s’y trouve radicalement séparé de son origine divine telle que présupposée par la métaphysique. Dit autrement, le rapport au monde de l’être humain est frappé d’une dissymétrie fondamentale. « Il y a eu longtemps une âme du monde[25] », note Lacan, c’est-à-dire la croyance selon laquelle il existerait dans la nature même du monde un principe qui le rendrait intelligible — l’être humain ne pourrait pas comprendre le monde s’il ne partageait avec lui la même nature rationnelle. C’est précisément cette vue que la modernité bat en brèche (brèche qu’une certaine philosophie analytique cherche aujourd’hui à colmater, soit dit en passant[26]).

Pour situer cette coupure épistémique dans l’histoire, il faut en fait remonter, par-delà Luther, jusqu’à Guillaume d’Occam et à sa polémique contre la scolastique aristotélicienne[27] : Occam et le nominalisme contestent l’idée d’un ordre naturel raisonnable que l’homme pourrait connaître parce qu’il serait en phase avec lui de par sa propre nature raisonnable ; il y oppose l’idée que l’homme vit dans un univers contingent dans lequel aucune logique éternelle ne fixe d’avance les choses et où tout ce qui arrive, arrive seulement parce que Dieu le veut (la volonté de Dieu n’étant justement pas une nature avec ce que cela suppose d’immuable). Quelles que soient par ailleurs les distances prises par Luther vis-à-vis de son héritage occamiste[28], le motif d’une volonté de Dieu libre à l’encontre de toute nécessité impliquée dans la notion d’ordre naturel, est omniprésent chez lui, en particulier dans la polémique autour du libre arbitre sur laquelle nous allons maintenant nous pencher de plus près.

Au niveau où Lacan pointe les choses dans le sillage de Freud, dire que l’homme est expulsé du ciel depuis l’anus du diable revient à dire que l’homme arrive dans le monde à la manière d’un objet perdu. Comme crotte du diable, l’être humain est littéralement en perdition. Même si Lacan ne le précise pas, il paraît clair qu’en arrière-fond se trouve le discours de Luther sur la chute, autrement dit sur le péché originel et le serf arbitre, sujets sur lesquels on sait que le Réformateur se situe là aussi en rupture avec la veine thomiste marquée par un certain optimisme anthropologique. Une des conséquences du pessimisme néo-augustinien de Luther, qui ne voit pas le péché comme une déficience de la nature de l’homme mais comme une perversion de sa volonté, est de considérablement perturber le rapport de l’homme au bien.

Ainsi, tel Freud apportant la peste aux États-Unis en y introduisant le soupçon psychanalytique, Luther mettant en exergue « le mode d’exil où l’homme est par rapport à quelque bien que ce soit dans le monde » brise l’unité élémentaire, le rapport de complémentarité présupposés par tout un pan de la théologie de son temps entre l’homme et le bien. Par là, il introduit un ver dans le fruit : pour lui, le péché ne consiste pas seulement dans le fait que l’homme ne peut pas aimer Dieu suite à une infirmité de sa nature postlapsaire que la surnature de la grâce réparerait — le péché est fondamentalement que l’homme ne veut pas aimer Dieu, car il est viscéralement ennemi de la grâce. « L’homme […] veut être lui-même dieu et que Dieu ne soit pas Dieu[29]. » Il ne s’agit pas là d’un accident historique mais d’un vice de structure. Par un effet de contre-identification, c’est alors Dieu qui apparaît à l’homme comme un ennemi : l’homme qui hait Dieu parce qu’il convoite sa place se voit désormais lui-même comme l’objet que Dieu hait au point de ne lui laisser aucune place.

Cela correspond tout à fait à l’expérience du jeune Luther relatée à la fin de sa vie : le Dieu juste qui punit les pécheurs et qui exige de l’homme des bonnes oeuvres, est en réalité un Dieu plein de haine qui jouit d’inspirer à l’homme une terreur sacrée — l’homme ne pouvant, face à un tel Dieu, que s’effacer comme sujet[30]. Cette thématique de la haine de Dieu est précisément ce qui motive l’association effectuée par Lacan entre Luther et Freud en référence explicite au Serf arbitre :

Luther écrit ceci — la haine éternelle de Dieu contre les hommes, non seulement contre les défaillances et contre les oeuvres d’une libre volonté, mais une haine qui existait même avant que le monde fut créé. Vous voyez que j’ai quelques raisons de vous conseiller de lire de temps en temps les auteurs religieux — j’entends les bons et non pas ceux qui écrivent à l’eau de rose […]. Mais Luther, c’est à mon avis beaucoup plus. Cette haine qui existait même avant que le monde fût créé, qui est corrélative du rapport qu’il y a entre une certaine incidence de la loi comme telle et une certaine conception de das Ding comme étant le problème radical et pour tout dire le problème du mal — je pense qu’il ne vous échappe pas que c’est exactement ce à quoi Freud a affaire quand la question qu’il pose sur le Père le conduit à nous montrer en lui le tyran de la horde, celui contre lequel le crime primitif s’est dirigé, et a introduit par là même l’ordre, l’essence et le fondement du domaine de la loi[31].

Pour déplier la logique en présence, partons de la question du Père chez Freud dans son traitement lacanien. En substance, la question du Père est celle du rapport entre le désir, la jouissance et la loi. Dans le mythe scientifique de Totem et tabou, le Père de la horde primitive est une figure de la jouissance, terme ayant ici une connotation mortifère[32]. Ce Père archaïque possède toutes les femmes et châtre ses fils, les empêchant d’avoir part aux biens qu’il se réserve pour lui seul. Un tel Père n’est évidemment pas un Père, mais seulement sa déformation dans l’imaginaire : justement, le sujet doit en tuer l’image pour qu’un autre rapport au Père s’instaure, qui permette la vie des uns et des autres dans l’espace commun de l’alliance.

Non seulement, donc, les fils ne peuvent accéder à des femmes (c’est-à-dire à leur désir) qu’en tuant le Père, mais encore ils sont tenus chacun pour sa part de renoncer à occuper cette place. Aucun des fils ne doit prendre la place du Père illimité : celle-ci est marquée du sceau de l’interdit, elle est la place du Père mort qui doit rester vide. Seule la loi, en effet, peut occuper la place du Père. La loi est la parole, l’ordre langagier en tant que tel, qui institue les relations humaines sur le fondement d’un point d’inappropriable reconnu et partagé comme tel — comme ce qui n’appartient à personne. Le Père n’est pas une présence mais un signifiant, or le signifiant étant le « meurtre de la chose[33] », le Père n’est institué comme Père — au sens cette fois-ci du Père de la loi, du Père symbolique garant de l’existence de la culture — que par sa mise à mort. Aussi la loi est-elle seulement celle du Père mort, du Père en tant que mort, du « père humilié[34] » dirait Claudel, c’est-à-dire du Père absenté du lieu du réel, découplé de la jouissance, séparé du bien, en un mot castré — car il s’agit de la loi qui dit que pour être humain, il faut se départir de la totalité en entrant dans l’ordre du signifiant, consentir à la limite en s’ouvrant à l’altérité sur la base de la reconnaissance d’un manque qui entame l’être de manière originaire (ce manque-à-être est un toujours-déjà-là).

La communauté des fils qui se met en place autour de la loi du Père mort — métaphore de l’humanité — est la communauté des sujets qui s’abstiennent de jouir à tout prix pour, en quelque sorte, se contenter du désir, en tant que le désir est structurellement circonscrit — et suscité — par la loi. En l’occurrence, pour filer la métaphore, toutes les femmes est exactement ce qui ne peut pas être possédé, et qui par son impossibilité même ouvre la possibilité d’aimer une femme (aimer n’étant pas posséder). Dans cette optique, ce que Lacan appelle das Ding peut être désigné comme l’Obscur Objet du désir, qu’aucun objet du monde n’est mais auquel tous les objets du monde renvoient, qui fait du désir même une question ouverte, une blessure qui ne peut jamais être refermée. Le sujet du désir reste toujours quelque part sur sa faim, car il n’existe que des satisfactions relatives : on peut jouir des objets, pas de la Chose (il n’y a donc de jouissance que partielle, sauf à glisser vers la perversion[35]). Das Ding ne cesse de se dérober, ce qui a pour effet de relancer infiniment et indéfiniment la dynamique du désir.

La vie du désir en l’homme, c’est-à-dire la vie de l’homme comme sujet, renaît des échecs permanents du désir à atteindre une complète satiété. C’est pourquoi il faut que la jouissance soit non seulement impossible mais encore prohibée. Là est encore une fois la fonction de la loi. La loi du Père est la parole qui avertit le sujet de ne pas coïncider avec la Chose, car si tel était le cas, il se constituerait en absolu et par là mourrait comme être de désir et question à lui-même. Plus aucune relation ne serait possible, ni avec le monde, ni avec autrui, ni avec soi-même, ce qui signifierait une sortie hors du champ de l’humanité configuré par le pacte, c’est-à-dire par la reconnaissance de la différence des places, de leur caractère non interchangeable (je, tu, il : personne ne peut occuper les trois places en même temps). Notons que cette loi, le Père en est le témoin et y est donc lui-même soumis. Insistons : un Père-hors-la-loi n’est pas un Père mais seulement, comme dit Lacan, un « tyran ».

En quoi ces observations sur le Père du mythe freudien consonnent-elles avec le motif de la haine éternelle de Dieu jailli sous la plume de Luther ? Tournons-nous à présent vers le Serf arbitre. Dans ce texte hautement polémique, Luther développe une théologie de la prédestination que l’on pourrait à grands traits présenter comme suit[36].

La volonté humaine n’est pas libre de se tourner vers le bien (Dieu), car elle est intrinsèquement captive d’elle-même, de sa propre inclination à prendre la place du bien (de Dieu). Si la volonté n’est pas libre de se tourner vers le bien, c’est parce qu’elle est asservie à un affect qui la rend uniquement libre de se tourner vers le mal[37] : toute la liberté dont l’homme est capable est une liberté pour le mal, l’homme est seulement disposé à être idolâtre et à nuire à son prochain. Les bonnes oeuvres sont donc sujettes à caution puisque l’expérience montre que l’on peut faire extérieurement des bonnes oeuvres tout en étant intérieurement guidé par ses mauvais penchants. Faire le bien peut être une manière déguisée de faire le mal, comme lorsque l’on instrumentalise le bien fait à autrui pour se valoriser à ses propres yeux ou espérer une récompense de la part de Dieu.

Si d’aventure l’homme peut être sauvé, cela tient exclusivement à la volonté de Dieu qui, elle, est souverainement libre. Chez Luther, ce qui est souverain en Dieu n’est pas tant le bien que la liberté, ou disons : le souverain bien est la liberté. Ainsi, le seul à disposer d’un libre arbitre est Dieu qui, parce qu’il est Dieu, peut décider, sans y être contraint par quelque nécessité que ce soit, de faire grâce à l’homme en dépit de son indignité et de son inaptitude au bien. La décision de Dieu de sauver l’homme n’est donc motivée par absolument rien d’autre que sa volonté : Dieu a toutes les raisons de haïr l’humanité dans son péché et sa révolte, mais par un pur effet de sa liberté il lui est loisible de retirer certains individus de la massa perditionis en les faisant bénéficier de sa miséricorde.

Il convient ici de repérer que la haine de Dieu aussi bien que sa miséricorde précèdent de toute éternité les créatures sur lesquelles elles s’exercent. Cette insistance sur la prédestination est une façon pour Luther de ruiner les fondements mêmes de toute théologie des mérites, car si la haine ou la miséricorde de Dieu précèdent l’homme de toute éternité, ses oeuvres accomplies dans le temps ne peuvent à aucun titre contribuer à son salut.

La volonté de Dieu en elle-même demeure une réalité insondable qu’aucun raisonnement humain ne saurait scruter. C’est pourquoi le croyant doit s’en tenir à la seule parole que Dieu lui donne dans l’Évangile. Luther effectue ici une distinction primordiale, sur laquelle je reviendrai plus en détail dans la section suivante, entre le deus nudus et le deus revelatus : le deus nudus est la face obscure de Dieu (ce Dieu imprévisible, incontrôlable, dont nul ne peut saisir les motivations, qui damne qui il veut damner et sauve qui il veut sauver) ; tandis que le deus revelatus est la face que Dieu tourne vers nous dans l’humanité du Christ (ce Dieu venu rejoindre l’homme dans sa perdition pour le racheter). C’est au coeur de cette distinction entre Dieu et Dieu que survient la coupure entre Dieu et le bien, le discord entre le Dieu de la foi et le souverain bien.

En effet, la foi consiste pour Luther à se fonder uniquement sur la parole révélée en Christ qui promet la miséricorde aux pécheurs indépendamment de leurs bonnes oeuvres, en s’abstenant de tout esprit de spéculation concernant ce qui de Dieu demeure hors du Christ. Dit autrement, croire signifie se fier à la parole sans se préoccuper de la volonté, sans chercher au-delà de la parole une intention cachée qui soit la prouverait, soit la ferait mentir. La foi repose sur une limite constitutive : elle ne cherche pas à percer l’énigme du divin dans son infinitude mais s’en tient à la parole délivrée dans la finitude. Je propose de le reformuler ainsi en termes lacaniens : la foi est foi dans le signifiant, qui assume la perte du signifié divin au niveau du réel. En quelque sorte, même Dieu n’est pas épargné par la division du sujet.

C’est sur ce point que me paraît se concentrer le rapprochement esquissé par Lacan entre Luther et Freud : sous la figure du deus nudus dont rien n’entrave la suprême liberté se tient le Père de la horde[38], ce Père qui n’en est pas un, car il n’est lié par aucune loi sinon celle de son arbitraire (être à soi-même sa propre loi équivaut à être sans loi), tandis que le deus revelatus représente la fonction du Père mort, le Père témoin de la loi par son acquiescement au manque-à-être. Luther, j’y reviendrai également dans la section suivante, soutient que l’objet de la foi ne saurait être que le Christ dans son incarnation. Le Christ est Dieu à hauteur d’homme, Dieu à visage humain, et à ce titre assujetti à la loi du désir.

C’est seulement à partir du Christ que, selon Luther, Dieu peut être nommé comme Père avec qui un lien de foi peut s’instaurer : en dehors du Christ, Dieu peut tout aussi bien être tenu pour le diable[39]. En somme, les figures du deus nudus, du souverain bien, du Père archaïque et du diable, se répondent et se correspondent, ce qui fait que l’image saisissante, prélevée par Lacan chez Luther, de l’homme tombé dans le monde par l’anus du diable se dédouble : la déréliction de l’individu moderne résulte aussi bien de sa chute depuis l’anus de Dieu — du Dieu posé hors Christ, hors loi humanisante de la castration.

Voici comment, pour clore cette section, j’interprète la référence de Lacan à Luther : étant vis-à-vis de Dieu — de Dieu hors Christ — des objets perdus, nous devons apprendre à n’être plus trouvés que sur la terre en assumant que tout ce qui se passe au ciel (si tant est qu’il s’y passe quelque chose) ne nous est rien. Nous sommes pour Dieu des objets étrangers et le lui rendons bien. Il s’agit, en d’autres termes, de consentir à vivre en humains par la seule foi au signifiant, en faisant le deuil de Dieu dans le réel. À partir de là, c’est le thème de la mort de Dieu qu’il convient de décliner. Au préalable, un détour par la pensée de Luther en tant que telle s’avère précieux. Comment la mort de Dieu fait-elle l’objet d’un travail chez Luther lui-même, dans le champ propre de la théologie ? Offrir des éléments de réponse à cette question dans la section suivante permettra de reprendre la discussion avec Lacan dans la troisième section.

II. Luther avant Lacan : chair du Christ et néant de la parole

Le principe structurant de la réflexion de Luther est, comme l’on sait, l’opposition entre théologie de la gloire et théologie de la croix. Il ne faut toutefois pas perdre de vue qu’une pensée aussi radicale et complexe est traversée de tensions et en constante évolution. Le risque est grand de la réduire à quelques slogans arrachés à leur contexte. Conscient de ce risque, je me limiterai dans cette brève section à deux points relatifs à l’articulation entre la divinité et l’humanité du Christ chez Luther. Partons de cette affirmation du Commentaire de l’Épître aux Galates de 1535, qui permettra de préciser certaines choses avancées dans la section précédente au sujet de l’incarnation et de la parole :

Prends donc bien garde de te rappeler qu’en matière de justification ou de grâce, où nous avons affaire à la loi, au péché, à la mort, au diable, on ne peut connaître aucun Dieu si ce n’est ce Dieu incarné et humain (deus incarnatus et humanus deus)[40].

Parmi tous les éléments qui mériteraient d’être déployés ici, retenons en premier lieu la communication des idiomes[41] que Luther reprend, non sans déplacements, de Jean Damascène. La communication des idiomes est le principe selon lequel la divinité du Christ est affectée par ce qui affecte son humanité. De manière orthodoxe au départ, Luther s’inscrit dans la ligne du concile de Chalcédoine (451) qui affirme l’existence, dans l’unique personne du Christ, de deux natures différentes : la nature divine et la nature humaine. Or, ces deux natures sont unies dans la personne du Christ, à la fois « sans confusion (asunchutôs) » et « sans séparation (achôristôs) ». Luther s’approprie ce motif christologique en insistant particulièrement sur la conviction selon laquelle le Christ, tout en étant le Logos divin, n’en est pas moins « vrai homme (anthrôpon alèthôs) », ce qui fait de l’incarnation non un simulacre mais une réalité.

Par conséquent, d’une part, tout ce qui arrive à Jésus dans sa vie d’homme, lui arrive réellement : la chair du Christ est une chair réelle. Et d’autre part, puisque ses deux natures sont inséparables, Luther va jusqu’à soutenir que tout ce qui arrive au Christ dans sa chair, arrive également à sa nature divine. Les deux natures, tout en étant distinctes, se communiquent leurs propriétés. Le luthéranisme ultérieur, notons-le, répugnera à suivre Luther sur ce chapitre (de fait, le Réformateur fut fréquemment soupçonné de prôner une christologie monophysite[42]).

Précisons que cette communication des idiomes vaut in concreto, et non pas in abstracto : c’est dans la concrétude de la chair historique de l’homme Jésus que la nature divine est rendue participante de la faiblesse humaine[43]. Ainsi, dans les notes de son cours sur Ésaïe de 1532-1534, Luther écrit :

N’écoutons pas ceux qui disent que la chair ne sert de rien. Inversons plutôt cette parole et disons : Dieu sans la chair ne sert de rien (Deus sine carne nihil prodest). Car c’est sur la chair du Christ (in Christi enim carnem) pendu au sein de la Vierge que les yeux doivent être fixés, si bien qu’on prenne courage et qu’on dise : je n’ai pas de Dieu (ego nullum […] Deum habeo), ni au ciel ni sur terre, je n’en connais aucun, en dehors de la chair (extra hanc carnem), couchée sur le sein de la Vierge[44].

Et dans les Propos de table, suite à un développement sur la communication des idiomes, on trouve la phrase suivante : « Il est vrai et juste de dire que Dieu naît (geborn), est nourri ou allaité, est couché dans la crèche, a froid, marche, tombe, se promène, veille, mange, boit, souffre, meurt (stirbt), etc.[45] ». Le Christ vrai homme étant pour Luther également « vrai Dieu (verus deus)[46] », il soutient donc que lorsque le Christ meurt, c’est bel et bien Dieu qui meurt. Ainsi, lorsque le crucifié éprouve au moment de mourir l’effroi conjoint au sentiment d’être abandonné de Dieu (« Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné[47] ? »), c’est Dieu qui éprouve le sentiment d’être abandonné de Dieu. Telle est l’interprétation par Luther du Ps 22 : l’abîme de la déréliction[48] s’ouvre sous les pas de Dieu lui-même, qui se trouve précipité en enfer — cet état où l’âme souffre d’être privée de la présence de Dieu.

Le terme déréliction (derelictio) désigne une situation d’abandon complet, de délaissement conduisant au désespoir. Habituellement appliqué à l’être humain pour traduire le paroxysme de son angoisse spirituelle, il est ici appliqué à Dieu. Ce ne sont pas seulement des parties de Dieu qui abandonnent le Christ au moment de sa Passion mais, affirme Luther, c’est « Dieu tout entier qui l’a abandonné (totus deus eum dereliquisse)[49] ». Et de préciser : « Tant il est vrai que le Christ est immergé dans toutes les choses qui sont nôtres[50] ». C’est donc Dieu tout entier qui abandonne Dieu dans son incarnation. Soulignons que chez Luther, il s’agit là paradoxalement d’une bonne nouvelle. Car cela atteste aux humains la proximité de Dieu : le Dieu qui s’est révélé en se cachant sous son contraire (sub contrario specie) dans la chair du Christ, le Dieu qui apparaît sous la forme[51] d’un non-Dieu dans la faiblesse du crucifié, est le Dieu qui est auprès de nous jusque dans notre sentiment d’être abandonnés de Dieu.

En second lieu, intéressons-nous au lien opéré par Luther entre la révélation de Dieu dans la chair du Christ, et la révélation de Dieu dans sa parole. En effet, l’opposition entre théologie de la gloire et théologie de la croix recoupe chez lui une autre opposition — déjà mentionnée dans la section précédente —, celle entre le deus nudus et le deus revelatus : le Dieu nu est Dieu en soi, dans son insondable majesté, objet de la spéculation des théologiens scolastiques, tandis que le Dieu révélé est Dieu pour nous, manifesté dans l’humanité du Fils auquel la médiation des Écritures donne accès. C’est cette seule face de Dieu qu’il s’agit de connaître pour Luther, si l’on veut espérer la paix au plus fort de la tourmente, car l’autre face de Dieu ne fait qu’accroître la tourmente en faisant déborder le lit de l’angoisse.

Ainsi, là où la spéculation part d’en haut (a summo), de Dieu dans son être propre (in sua natura), d’une définition a priori qui enferme dans le spectacle d’une souveraineté débridée, la théologie digne de ce nom part d’en bas (ab imo), de Dieu dans sa parole incarnée, a posteriori de l’expérience libératrice d’un Dieu inscrit au registre de la finitude[52]. Vivre auprès du Dieu dont l’humble présence est salvifique va de pair avec tenir à distance le Dieu dont l’absoluité est écrasante. De fait, la pointe du combat spirituel de Luther est peut-être qu’il y a une certaine modalité de la présence de Dieu qui plonge l’homme en enfer. Ce qui signifie, étrangement, que la déréliction n’est pas nécessairement l’absence de Dieu en tant que telle : en un certain sens, en effet, elle peut être l’absence de son absence[53].

Faisons un pas de plus. Discerner la présence du Dieu qui sauve dans la fragilité de la chair du Christ n’est possible, dit Luther, qu’avec « les regards de notre coeur (oculos cordis nostri)[54] ». Non pas, donc, par le moyen de la raison spéculative mais par la foi, qui ne se satisfait pas de ce qui saute aux yeux. Pour la raison spéculative, Dieu ne saurait être qu’absent de la chair du Christ, ce qui la condamne à chercher Dieu hors la chair et, par là, à se perdre. Seule la foi (fides) croit Dieu présent en la chair, c’est-à-dire là où à vues humaines il n’y a pas de Dieu. La foi ne se fonde donc pas sur un surcroît de savoir, mais sur un défaut de savoir : elle n’est pas de l’ordre de la preuve, mais de l’épreuve. Ce qui ne signifie pourtant pas que la foi soit identique à la sensation de la présence de Dieu : elle est bien plutôt, d’après Luther, la certitude subjective de la présence de Dieu au coeur même de la sensation de son absence. Dit autrement, en matière de foi, il ne faut en croire ni sa raison ni ses sens[55], mais la seule parole donnée dans l’Évangile.

Croire est uniquement croire sur parole, car, dit Luther dans un sermon de 1530, « là où sont la Parole et la promesse de Dieu, là aussi Dieu est présent[56] ». Dieu est présent, certes, mais seulement en tant que parole livrée dans la chair et exposée au risque du rejet (comme une greffe qui peut ne pas prendre). C’est pourquoi Luther précise que la parole est un rien : elle est « ce rien avec lequel Dieu agit (das nichts, da Gott mit umgehet)[57] ». La parole qui en appelle au croire, qui ne peut avoir aucun effet si elle n’est pas saisie avec confiance, est le contraire de la puissance qui s’impose avec le poids des évidences totalisantes. Par conséquent, le choix de se révéler à travers une parole incarnée qui ne revendique rien d’autre qu’une foi, est l’expression d’un Dieu qui ne ressemble pas à Dieu, du moins pas au Dieu de la religion au sens classique du terme.

En effet, le Dieu de la religion agit avec du plein — un savoir qui entraîne l’adhésion, une loi qui force la soumission, une émotion qui suscite l’enthousiasme. Mais le Dieu incarné, ce Dieu qui n’a pas l’air d’un Dieu, ne veut agir qu’avec le rien, car, dit Luther, « Christ, le cher Dieu, est pauvre (arm)[58] ». Ainsi, affirme-t-il : « Que celui qui veut être un chrétien, que celui-là dispose son coeur de façon à avoir un Dieu qui agit avec ce qui n’est rien (der mit dem das nichts ist, umbgehe)[59] ». La foi n’est donc la foi que lorsqu’elle est confrontée au rien, et qu’elle discerne dans ce rien non un vide désolant mais un espace propice à la création. Elle décèle donc dans le néant la promesse paradoxale d’une présence, une présence (là encore) cachée sous son contraire, une présence en retrait de toute idée ou de tout ressenti de la présence :

Ainsi Dieu a placé son oeuvre dans le néant (inn das nichts gesast). […] Nous devons apprendre en quoi consiste la nature du chrétien, laquelle réside en ceci, qu’il doit s’appuyer sur le néant, croire ce qui n’existe pas (auff dem nichts stehen, und das gleuben, das nicht ist)[60].

Il y a chez Luther un lien essentiel, d’intime réciprocité, entre la faiblesse de la chair du Christ, le rien de la parole divine et la foi qui sauve l’humain. De quoi s’agit-il dans ce nouage entre chair, parole et foi, sinon de la parole faite chair, de la parole de chair, de la chair même des mots, bref de la parole qui n’a son lieu nulle part ailleurs que dans le corps de chair que nous sommes ? Ce corps de chair parlante que Dieu, dans le Christ, vient habiter avec nous jusque dans le néant, pour nous révéler ce que veut dire être présent d’une présence qui donne confiance et fait vivre. Une telle révélation de la présence en vérité fait apparaître bien des modes de présence comme des présences fausses et mortifères. Si la vie peut se donner sous les espèces de la mort, il est aussi vrai que la mort peut se dissimuler sous le masque de la vie.

À l’issue de cette deuxième section, il apparaît que la mort de Dieu, bien que non thématisée de manière systématique, fait l’objet dans la théologie de Luther d’une interprétation originale. Celle-ci accompagne à la façon d’une basse continue l’évolution de la pensée depuis le xvie siècle. Comme l’on sait, Hegel en fait un thème prépondérant de sa philosophie de l’histoire[61] et il paraît difficilement concevable que Lacan, grand lecteur de Hegel, l’ait ignoré[62].

III. Luther à l’insu de Lacan : la question de la foi après la mort de Dieu

Sans pouvoir me prononcer sur ce dernier point, je m’en tiens au constat suivant : le motif de la mort de Dieu est développé dans le Séminaire VII au titre d’effet du monothéisme judéo-chrétien dans la civilisation occidentale[63]. Entamons cette troisième section en résumant la thèse de Lacan à ce sujet[64].

La modernité, nous l’avons vu, se caractérise par le fait de briser l’harmonie originelle que la pensée ancienne postulait entre l’humain, l’univers et Dieu, laissant le sujet face au « désert du réel[65] ». La lecture que Lacan fait du monothéisme le conduit à y déceler un opérateur de la mort de Dieu — pas n’importe quelle mort de Dieu toutefois, pas la mort de n’importe quel Dieu, mais la mort du Dieu de l’ontothéologie. C’est-à-dire du Dieu figure de l’Être, dont la transcendance objective l’instituait garant du sens du monde. Si cet aspect du divin n’est pas sans évoquer le Père archaïque du mythe freudien déjà mentionné en lien avec Luther, il renvoie également à ce que Lacan appelle ailleurs le « sujet supposé savoir » en écho au « Dieu des philosophes » du Mémorial pascalien[66].

La disparition de ce Dieu, l’effacement de cette transcendance marquent l’avènement de la modernité où plus aucune évidence divine ne soutient l’ordre du cosmos, ni n’assure la destinée humaine. Le judaïsme avait vidé le monde de ses dieux en en absentant le Dieu unique ; le christianisme a franchi un cap supplémentaire en allant jusqu’à vider Dieu de sa divinité. « Ce qui nous est proposé par le christianisme, dit Lacan, est un drame qui incarne littéralement cette mort de Dieu[67]. » Le sujet moderne, habitant un monde postchrétien qui ne résulte pas de la défaite du christianisme mais bel et bien de sa réalisation dans l’histoire, se trouve donc en quelque sorte condamné à porter le deuil de Dieu, et qui plus est le deuil d’un Dieu doublement absent (absent du monde, absent de lui-même).

Sans pouvoir ici nous y attarder, notons deux éléments. Premièrement, précise Lacan, si Dieu est mort, c’est en réalité « depuis toujours[68] » : la représentation d’un Père illimité n’a jamais existé que dans le fantasme des fils. Deuxièmement, l’affirmation de la résurrection du Christ revient d’après Lacan à soutenir que « l’homme qui a incarné la mort de Dieu est toujours là[69] ». Dit autrement, le drame chrétien matérialise dans l’histoire la vérité éternelle que Dieu est mort : non seulement il atteste que Dieu est mort depuis toujours, mais encore il promet qu’il le restera pour toujours. Il n’y a de Père qu’inscrit dans l’ordre de la castration et cette vérité est de structure : c’est cette annonce qui ne cesse de se rejouer dans les avatars du discours chrétien. On pourrait à ce stade déclarer l’affaire close et s’en tenir à un athéisme de bon aloi. Or il me semble que non seulement l’affaire n’est pas close mais que nous en sommes à un point où elle se rouvre, d’une manière un peu inattendue.

En effet, ce à quoi il convient d’être attentif à mon sens est que le message évangélique ainsi compris est l’invitation singulière et inouïe à croire en la mort de Dieu, à se fonder sur cette mort pour en vivre. La croyance en Dieu comme amour du Père mort (du Père humanisé et humanisant parce que soumis à la loi du désir), est tout ensemble ce qui se propose à l’assentiment du chrétien, et ce devant quoi le chrétien la plupart du temps recule. « Les chrétiens ont horreur de ce qui leur a été révélé, remarque Lacan quelques années plus tard. Et ils ont bien raison[70]. » Comment articuler plus précisément mort de Dieu et foi ? C’est là qu’une résurgence de l’héritage luthérien, repérable en sourdine dans le propos de Lacan, peut apporter un peu de clarté — une sombre clarté si j’ose dire ! Quitte, en réactivant et en réinterprétant à mes risques et périls cet héritage, à prendre distance avec une certaine Weltanschauung psychanalytique pour laquelle la question de la foi ne mérite même plus d’être posée. Cette dernière section est donc l’occasion pour moi d’un dialogue avec la psychanalyse en fonction d’une position assumée de théologien.

Vers la fin du Séminaire VII, en effet, l’on trouve encore une allusion à Luther, indirecte celle-ci, et dont Lacan n’a probablement pas conscience. Dans ce passage, Lacan évoque la question de la fin de l’analyse, c’est-à-dire à la fois sa visée et son terme : à quoi conduit une analyse et quand s’arrête-t-elle ? Dans ses développements, il reprend un mot utilisé par Freud pour décrire l’état de détresse originelle de l’humain : Hilflosigkeit[71]. Or ce mot — je le préciserai — constitue un héritage typiquement luthérien. C’est à partir de la prise en compte de cet élément que je propose de poursuivre la réflexion. Pour cela, il est nécessaire de retracer dans ses grandes lignes le propos de Lacan sur la fin de l’analyse, en partant de la question suivante : « Est-il tenable de réduire le succès de l’analyse à une position de confort individuel, liée à cette fonction […] que nous pouvons appeler le service des biens[72] » ? Répondre oui relèverait, selon Lacan, d’une « sorte d’escroquerie[73] ». Dit autrement, la psychanalyse ne promet pas le bonheur, seulement la vérité.

Par bonheur, entendons ici l’image du bonheur la plus communément répandue, celle d’une existence débarrassée de toute tension, de toute difficulté, de toute contradiction, située à l’abri du doute, des conflits, de la souffrance et de la mort. (Peut-être y a-t-il une autre façon de parler du bonheur, par exemple si l’on songe aux béatitudes de l’Évangile — quoiqu’en matière de bonheur, les béatitudes se posent un peu à côté de ce que l’on a l’habitude de désigner sous ce nom : « Heureux les pauvres, les affligés, ceux qui sont persécutés, etc.[74] ».) La psychanalyse ne promet pas le bonheur, seulement la vérité : qu’est-ce à dire ? La notion de vérité ne doit pas être comprise en un sens étroitement dogmatique. Elle désigne ici le fait pour un sujet d’accéder à la vérité de son désir. Ma vérité, irréductible, unique, pas la vérité en général ni en soi. Or cela ne peut s’effectuer qu’au prix d’un renoncement aux illusions du moi, d’une chute des idéaux qui sont la carapace imaginaire du sujet avec laquelle, précisément, il ne cesse de confondre sa vérité d’être parlant.

La cure est une forme d’ascèse des représentations de soi menée au fil du tranchant de la parole, qui conduit à se confronter avec le manque, à assumer la blessure du désir, à accueillir la nudité radicale du Je dépouillé de ses oripeaux spéculaires. En cela, la voie analytique redéploie un certain registre chrétien de la kénose, comprise comme évidement ou anéantissement des figures de toute-puissance qui occultent la faille du sujet parlant et entravent la dynamique du désir. Cela pousse Lacan à déclarer ceci : « Au terme de l’analyse didactique [c’est-à-dire qui permet de devenir analyste], le sujet doit atteindre et connaître le champ et le niveau de l’expérience du désarroi absolu[75] ». Le désarroi, c’est le désordre, l’égarement, la déroute de toute assurance — quand plus rien ne tient, quand tout est désarrimé, quand toutes les cohérences apparaissent comme le pur semblant qu’elles sont.

En somme, la fin de l’analyse laisse le sujet face à sa propre mort, là où aucun secours n’est à attendre d’une quelconque instance imaginaire supposée le soustraire à sa finitude. Là où plus rien ne vient prétendument donner du sens à cette absurde affaire que nous appelons notre vie. C’est ce qui distingue la psychanalyse de toute psychothérapie réconfortante et consolatrice, comme de tout discours religieux à bon marché.

Affirmer cela situe la psychanalyse du côté d’une traversée du miroir : non seulement son objectif n’est pas l’avènement d’un sujet heureux, mais encore elle répugne à se voir assignée la mission de produire un sujet normal, adapté à la société, fonctionnel, rentable, etc. Il ne s’agit pas d’épargner au sujet l’épreuve de l’angoisse en lui administrant — pour son bien — le placebo d’un savoir médical, mais d’accompagner le sujet jusqu’au seuil où lui seul sera en mesure de passer à travers l’angoisse. À travers, et non par-dessus. Il ne s’agit même pas de faire disparaître le symptôme mais d’apprendre à faire avec[76], s’en débrouiller, s’en servir pour inventer de nouvelles façons d’être soi dans une créativité subjective retrouvée.

Ouvrant au sujet l’accès à sa vérité, l’analyse n’a donc pas d’autre fin que lui offrir la possibilité d’assumer l’humain qu’il est, avec sa béance et sa boiterie. « Boiter n’est pas pécher[77] », aimait à dire Freud ! Autrement dit, ce que le sujet découvre à l’issue de la cure, souvent à sa grande surprise, c’est qu’il n’y a pas à se sentir coupable d’être humain. Être humain, c’est toujours un peu boiter quelque part — mais boiter n’est pas pécher, et n’empêche pas d’aller son chemin dans la vie. Un chemin, même si l’on n’y marche ni droit ni au pas de l’oie, reste un chemin. Une vie, même vagabonde et débouchant sur l’énigme de la mort, n’en est pas moins à vivre.

À vrai dire, c’est même refuser la boiterie inhérente à l’humain en convoitant maladivement la santé autant que la sainteté qui est pécher, et qui constitue un redoutable obstacle à la vie. La névrose est cette stratégie inconsciente destinée à s’empêcher de vivre parce que l’on ne supporte pas que la vie ne soit pas parfaite, c’est-à-dire qu’elle ne corresponde pas à nos revendications infantiles de bien-être, de sécurité et sans doute aussi de sens — en tout cas de sens préfabriqué, de sens unique. Dans la névrose ordinaire, si je puis m’exprimer ainsi, on ne pardonne pas à Dieu d’avoir fait le monde si bancal, si inquiétant et si décevant — décevant, à tout le moins, selon les critères extrêmement rigides de notre narcissisme, ce « monde clos, fermé sur lui-même[78] » dont Lacan parle dans les premières années de son enseignement.

(Il semble pourtant qu’avoir rencontré Dieu n’ait pas empêché Jacob de boiter, au contraire[79] ! Dans la Bible, la rencontre avec Dieu est précisément ce qui ne laisse pas indemne, intact : Dieu n’est pas le nom d’un cataplasme mais plutôt d’une catastrophe. Il est l’entaille, l’entame qui vient ébrécher l’enceinte des idéaux — des idoles — pour qu’un sentier insoupçonné se dessine devant l’humain.)

C’est tout de suite après avoir évoqué « l’expérience du désarroi absolu » à laquelle conduit l’analyse menée à son terme, que Lacan mentionne cette notion centrale chez Freud — Hilflosigkeit — que l’on a bien du mal à traduire en français : détresse, abandon, impuissance, certains ont même opté pour le néologisme « désaide[80] ». Le mot est construit sur le substantif Hilfe (aide, secours) et le suffixe privatif los (sans). On peut le traduire en anglais par helplessness et en français par « absence d’aide ». Freud désigne par là la situation du nouveau-né jeté dans le monde, propulsé par sa naissance dans une condition où il éprouve la vulnérabilité fondamentale de l’existence humaine — le fait que tout seul, on ne peut pas survivre. Simultanément, l’enfant éprouve sa dépendance à l’égard d’un adulte aimant, à qui il attribuera l’omnipotence qui lui fait défaut, ce qui constitue pour Freud la source du besoin religieux[81]. Dans l’état de détresse (Hilflosigkeit), une « personne secourable (hilfreiche) » vient en aide à l’« être impuissant (hilflose)[82] ». Cette expérience, bien que refoulée et parce que refoulée, marque tout le devenir du petit d’homme. Elle constitue la source de son angoisse et la cause de ses névroses, puisque devoir sa vie à un autre place en situation de dette : le névrosé crève de chercher à payer la dette de sa vie parce qu’il ne parvient pas à accueillir la vie comme don.

Comment le lien avec Luther s’opère-t-il ? Il se trouve que le mot Hilflosigkeit, Freud ne l’invente pas, car il se sert, comme la plupart du temps, de mots tout à fait courants dans la langue allemande… qui se trouve avoir été largement forgée par Luther. Or l’idée que l’être humain est foncièrement Hilflos (privé de secours) autant que Gottlos (privé de Dieu) est très présente chez le Réformateur, et croise le thème de la derelictio. Dans son oeuvre allemande, il évoque à de nombreuses reprises l’aide que le croyant attend de Dieu (mit Gottes Hilfe) : seul le secours de Dieu peut aider l’être humain dans sa misère[83]. Dans son commentaire du Magnificat de 1521, on trouve le passage suivant :

Il faut que tu sois dans la faim et en pleine détresse et que tu éprouves ce que sont la faim et la détresse ; il faut qu’il n’y ait ni réserve ni aide (hulff) auprès de toi ou des hommes, mais seulement auprès de Dieu, en sorte que l’oeuvre, impossible pour tous les autres, ait toujours Dieu seul pour auteur. Ainsi, tu ne dois pas seulement penser à l’abaissement et en parler, mais y entrer, y être enfoncé, être privé de l’aide de tous (hulfflosz), afin que Dieu seul puisse agir dans cette situation[84].

C’est pourquoi la foi selon Luther surgit de manière simultanée dans la conscience d’une déchéance radicale (apprendre à désespérer de soi-même) et dans l’accueil d’une grâce (apprendre à placer son espérance en Dieu seul). Espérer en Dieu et désespérer de soi-même constituent un seul et même geste, effectué dans la prière. Pour Luther, la prière ne consiste pas à pratiquer extérieurement un rituel religieux (faire ses prières), elle est un cri au moyen duquel on appelle Dieu à l’aide, en s’abandonnant à son secours[85] — y compris quand ce secours tarde, manque, voire semble (ou est) refusé. La déréliction est donc en son essence l’expression ultime de la prière. Prier, c’est reconnaître notre essentielle précarité, et cela non de manière intellectuelle, détachée, pseudo-objective, mais au ras des affects, à même la chair désirante, parlante et souffrante. La vraie prière est comme le cri de douleur — ou le cri de joie : elle échappe. Certes, il peut arriver que l’on prie en faisant ses prières. Mais pas toujours.

Ce n’est pas tout. Il faut aussitôt ajouter que pour Luther, comme il a été dit dans la deuxième section, la derelictio du Christ est le moment où Dieu lui-même expérimente la condition de Hilflosigkeit jusqu’à la dernière extrémité : dans la chair crucifiée, c’est Dieu qui est à la fois Hilflos et Gottlos. C’est donc Dieu qui prie et qui, par là, expose sa propre précarité autant que sa propre impiété. L’être humain et Dieu sont unis dans la prière qui demande le secours de Dieu et qui ne l’obtient pas. Ce n’est pas seulement l’être humain qui perd la foi : Dieu aussi perd la foi. Peut-être pour nous dire qu’une foi qui ne peut pas être perdue ne mérite pas le nom de foi. Peut-être pour nous dire qu’un Dieu qui ne doute pas avec l’être humain ne mérite pas le nom de Dieu.

Revenons à Lacan. Selon lui, il s’avère que l’analyse est conduite à son terme non seulement quand le sujet s’est confronté sans faux-fuyants au désarroi absolu, mais encore quand il a réalisé, dans cette confrontation même, que le désarroi absolu n’a pas à être vécu comme source d’angoisse : « Il n’y a pas de danger au niveau de l’expérience dernière de l’Hilflosigkeit[86] ». C’est ici que les choses prennent un tournant inattendu. En effet, l’épreuve de la confrontation radicale avec la mort — disons la mort de toutes les illusions que l’on se fait sur soi-même, conjointe à la mort de toutes les figures imaginaires de la toute-puissance — mène le sujet au bord où se décide sa liberté (une liberté en l’occurrence non souveraine). L’angoisse elle-même est révélée comme l’illusion qu’elle est : tous ses motifs paralysants tombent à la manière d’une défroque, d’une enveloppe sans consistance, d’autant plus vaine qu’on la prenait auparavant pour une armure indestructible.

Être libéré du carcan de ses illusions tant sur la mort que sur la vie est ce qui permet de passer à travers la mort pour avancer dans la vie — même en boitant ! C’est là, me semble-t-il, la fin de l’analyse : vaincre la peur de vivre en passant à travers la peur de mourir. Ou dit autrement, embrasser l’absence de toute garantie objective censée justifier le bien-fondé de notre propre existence. Vivre, c’est vivre sans filet. En somme, l’analyse me met en face de l’énigme de ma propre mort — et celle-ci me renvoie ultimement au mystère de la vie.

N’y aurait-il pas ici comme un point d’intersection, de rencontre sans coïncidence, entre le propos de Lacan et l’intuition fondamentale de Luther selon qui vivre en vérité s’effectue au risque de la seule foi ? Par foi entendons, non pas l’adhésion à une proposition métaphysique censée expliquer le monde, mais un geste accompli par le sujet consistant à vivre par la force d’une faiblesse, par la force faible d’une confiance nue et vulnérable, toujours susceptible d’être déçue et trahie, ne tenant qu’à un fil et dégagée de toute prétention à résoudre le réel — vivre sans savoir si une raison dernière justifie toute cette aventure, sans plus avoir besoin de savoir cela, bref vivre sa vie comme donnée pour rien. Être affranchi du recours à quelque idéal ou quelque bien que ce soit, dépris de toute nécessité de justifier sa vie, car se découvre à nous (et en nous) que la vie est de bout en bout injustifiable, n’est-ce pas d’une certaine manière redire — dire à nouveau et autrement — le sola fide de Luther ?

Le sola fide constitue une émancipation décisive à l’égard de toute obligation de se montrer conforme à quelque critère que ce soit (normalité, santé, solvabilité), fût-ce au critère de la vie heureuse ou de la vie pieuse. Puisque nous avons vu que pour Luther même Dieu peut être brisé et impie. À partir de là, il y a à affirmer une confiance dans le pour rien de la vie, qui est à vivre même et surtout là où elle paraît impossible, là où toute confiance vacille, où toute image et tout ressenti de la confiance s’évanouissent. Là où l’on bascule dans l’impiété.

La cure psychanalytique, quant à elle, ne débouche sur aucune « harmonie » supposée attribuer un sens prédéterminé à ce qui n’en a pas : le sujet peut ajouter sa voix à la protestation d’Ivan Karamazov pour qui aucun « bon Dieu » juché sur le trône de la théodicée ne vaut « une larme d’enfant[87] ». Mais elle ne débouche pas non plus — et c’est essentiel — sur le seul constat du non-sens de toutes choses qui aboutirait à une forme de culte du tragique ou d’esthétique nihiliste, c’est-à-dire à une conception finalement superficielle et complaisante de la mort de Dieu. Si c’était à cela que menait la psychanalyse, serait-elle encore la psychanalyse ? Ne se serait-elle pas contentée de remplacer une Weltanschauung religieuse par une Weltanschauung scientifique ? Une image trompeuse du réel par une autre ? Est-ce avoir réellement consenti au deuil de la toute-puissance que troquer l’enchantement pour le désenchantement ?

Accéder à la vérité de son désir en rencontrant sa propre mort permet de réaliser dans un étonnement libérateur que la vie échappe et que seule la peur qu’il en soit ainsi retient de vivre. Mais justement, c’est vaincre la peur, la peur de la vie, la peur de vivre sans filet et pour rien, qui constitue l’enjeu capital. Or il n’y a pas de victoire possible sur la peur sans croyance dans laquelle s’inscrire ni sans confiance à laquelle s’adosser, coûte que coûte.

Et le prix que cela coûte est celui de la dernière illusion, la plus redoutable, car la plus séductrice : celle de se vouloir sans illusions, car revenu de tout, celle qui pousse à jouir de se figurer seul au monde, seigneur et maître du réel réduit à un désert de sel où aucune source ne coule et où rien ne fleurit. Comme le déclare Lacan dans les dernières années de son enseignement, « les non-dupes errent[88] » : ceux qui ne croient en rien parce qu’ils se sont absentés du monde du semblant — c’est-à-dire du monde — rôdent comme des spectres sous la lumière du plein midi. Avoir entraperçu l’envers du décor dans la confrontation à la mort — celle de Dieu comme de soi-même — ne donne aucun droit de quitter la scène de théâtre où la tragi-comédie humaine se poursuit inlassablement de représentation en représentation. Rôles, masques, rituels, costumes, projections, fantaisies, fantasmes : tout ce qui compose le monde, tout ce qui fait du monde une composition, est à habiter en sujet et non à dédaigner comme si l’on était au-dessus de ça, comme si le spectacle humain n’était pas digne que l’on y participe.

Si l’imaginaire doit être traversé c’est afin de pouvoir y faire retour, et il est indispensable de pouvoir s’arrêter quelque part, résider en un lieu pour ne pas se perdre dans une errance infinie qui sous des airs de détachement traduit un mépris du monde humain, une position de soi hors humanité, hors sol, hors chair. Sauf à se condamner à un rapport mortifère, « im-monde[89] », à la vérité, il est donc nécessaire de s’arrimer au monde du semblant — c’est-à-dire au monde — par un lien de croyance. Le Père lui-même, selon Lacan, est une fiction (le Nom-du-Père) à laquelle on ne peut que croire — ce qui ne signifie aucunement que cette fiction soit sans effets dans le réel : ne pas y croire revient à sortir du monde des humains, celui de la loi du signifiant et de la possibilité d’un sens commun. Il y a, entre l’impératif d’expérimenter la désolation et le projet de s’y installer pour y bâtir des châteaux de marbre à habiter dans l’isolement superbe de qui pense posséder la vérité toute nue, le même écart qu’entre la mort et la vie, que recoupe l’écart entre la peur et la confiance.

Le verbe croire est ainsi à conjuguer tant dans le registre de la croyance que dans celui de la confiance. C’est pourquoi j’ose citer ici l’Évangile : « Ne crains pas, crois seulement[90] ! ». Mais qui peut, au juste, donner de croire ? D’ peut venir une telle confiance ?

Il me semble que c’est précisément en ce point que la question de Dieu resurgit, que Dieu comme question se présente à nouveau. Non pas, donc, pour boucher la faille mais pour la creuser davantage. Non pas pour empêcher la traversée du miroir mais pour que le miroir soit réellement traversé, ce qui n’arrive que lorsque le monde qui a été perdu est reçu de nouveau, le sujet reprenant place — mais autrement — sur la terre des vivants. Non pas, en d’autres termes, pour théologiser abusivement la psychanalyse, mais pour déclore la psychanalyse — comme doit l’être aussi la théologie. Tout discours à propos de l’humain devrait accepter d’être ouvert à la question de Dieu, c’est-à-dire de ce qui est radicalement indisponible, inconditionné, insensé et qui pourtant, par cela même, donne de vivre et donne à vivre dans un monde où se fait jour la possibilité d’un sens[91].

Si Lacan soutient, à raison, que l’analyste comme analyste, dans le cadre de la cure, n’a à répondre pour le patient d’aucun absolu, d’aucune fin dernière, mais seulement « des droits d’une fin première[92] », il n’en reste pas moins que le sujet que le patient est, comme le sujet qu’est l’analyste, outrepasse le périmètre de la cure. Au terme de l’analyse, le sujet reconnaît que son désir est tout ce dont il a besoin pour avancer dans l’existence. Or la re-con-naissance est, au sens poétique sinon étymologique, un naître-de-nouveau-avec : il n’est donc nullement question d’un hyper-subjectivisme héroïque qui ferait de chaque moi un petit paradis autarcique. Pour pouvoir ne pas craindre mais croire, encore faut-il qu’une voix de chair[93] en ait un jour ou l’autre relayé pour le sujet l’immémorial appel. Quoi qu’il en soit, le désir est en l’humain l’indice que nul n’est sa propre origine : il y a désir là où un Autre me précède et me convoque, et par là m’invite à répondre et à oser un pas sur le chemin. Répondre est la folie d’une confiance qui se livre à l’appel qui résonne en pure gratuité. En pure gratuité pouvant d’ailleurs signifier aussi bien en pure perte qu’en pur excès, sans mesure ni raison.

Que l’Autre ne soit définitivement plus une substance cachée derrière le langage mais soit à situer au lieu d’une faille du langage lui-même, qu’il ne soit donc plus le Dieu des arrières-mondes mais plutôt l’impossible appel (ou l’appel de l’impossible) qui insiste[94] à travers la chair de nos mots depuis la chair du Christ — n’est-ce pas, pour finir, ce à quoi le geste de Luther conduit la pensée, geste dont Lacan assure la reprise à sa façon et qui vaudrait d’être repris, encore ? Reprendre n’étant pas reproduire à l’identique, je dirais pour ma part que la mort de Dieu, la vraie, celle que l’on peut éprouver de l’intérieur même du christianisme (en laissant les choses ouvertes du côté du judaïsme), est précisément ce en quoi la foi puise sa propre possibilité : le sujet croit en Dieu comme mort sur une croix et livré comme parole dans la chair, et fort de cette faiblesse, se retrouve en capacité d’inventer le courage d’être humain. Sans bondieuserie futile. Sans, non plus, cynisme autosatisfait.

« Devant Dieu et avec Dieu, nous vivons sans Dieu[95] », annonçait Bonhoeffer, digne continuateur de Luther sur ce point. Mais justement, vivre sans Dieu est le propre de celui ou celle qui vit devant Dieu et avec Dieu… et c’est bien de vivre qu’il s’agit. Seuls les croyants sont capables de vivre sans Dieu : étonnante leçon ! Vivre sans Dieu ne peut devenir réalité que par la foi et pour la foi. La foi, passée au creuset de la derelictio et de l’Hilflosigkeit. La foi, qui découvre que c’est du fond de la derelictio et de l’Hilflosigkeit que Dieu doute et croit avec elle, crie et prie avec elle. Vivre sans Dieu, devant Dieu et avec Dieu, est l’événement d’une grâce offerte à celui qui reconnaît que Dieu lui-même prie avec lui, et peut-être en lui : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? ».

Il me semble que malgré ce qui les sépare et au coeur de ce qui les sépare, Lacan soutenant qu’il y a « un certain message athée du christianisme[96] » et Luther affirmant que l’on ne peut « connaître aucun Dieu, si ce n’est ce Dieu incarné et humain », dessinent les contours d’une foi nouvelle capable de se passer du recours à l’hypothèse-Dieu ou au Dieu bouche-trou du savoir. Une foi impie en un Dieu sans Dieu, qui n’en est pas moins foi. Cette foi nouvelle — mais est-elle si nouvelle que cela ? — permet de passer de la vie abandonnée à la vie donnée, en ne cessant jamais de recevoir la vie donnée au coeur même de la vie abandonnée.