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L’erreur du catastrophisme est d’interpréter comme un désastre une détresse qui appellerait de nouvelles inventions. […] La fin ne symbolise pas la disparition de la vie, mais l’inquiétude positive de devoir inventer des agencements dans lesquels il deviendra possible d’agir sans craindre le pire[1].

Si la culture occidentale du xxie siècle s’inspire largement de l’Apocalypse pour nourrir ses récits catastrophes au cinéma, la théologie semble au contraire très timide dans son exploration des racines apocalyptiques qui sont pourtant fécondes aux débuts de la tradition chrétienne[2]. L’interprétation des données de l’Apocalypse est un enjeu de taille dans l’histoire de l’Église, tout particulièrement les données chronologiques et spatiales ainsi que les descriptions des lieux. Je voudrais ici, à travers l’analyse de deux types de données (temporelles et spatiales), proposer une manière d’appréhender le langage apocalyptique propre à Jean de Patmos, montrant dans le même temps sa fécondité herméneutique et ainsi sa potentielle actualité pour appréhender le temps et l’espace qui sont les nôtres.

Lors d’un récent colloque sur l’interprétation de l’Apocalypse de Jean, Adela Yarbro Collins a indiqué l’étude de la construction du temps et de l’espace en Apocalypse parmi les nouvelles approches qui doivent être explorées en profondeur[3]. Je suis d’accord avec elle, mais je dois mentionner que la discussion académique sur ce livre biblique à partir de vecteurs temporels et spatiaux est explorée par plusieurs chercheurs qu’il convient de présenter. Par exemple, dans un livre devenu classique, Christopher Rowland traite des dimensions verticale et horizontale dans la littérature apocalyptique du judaïsme et du christianisme ancien[4]. Alors que la recherche s’intéressait à l’apocalyptique surtout par sa composante eschatologique, Rowland a souligné l’importance du temps présent et des réalités terrestres dans la littérature apocalyptique.

Apocalyptic is as much involved in the attempt to understand things as they are now as to predict future events. The mysteries of heaven and earth and the real significance of contemporary persons and events in history are also the dominant interests of the apocalypticists. There is thus a concern with the world above and its mysteries as a means of explaining human existence in the present. Apocalyptic has a vertical dimension, which is just as important as any predictions made about the future[5].

Les composantes du temps et de l’espace s’avèrent si importantes pour l’étude des textes apocalyptiques qu’elles sont au coeur de la définition donnée par John J. Collins pour ce genre littéraire. « Specifically, an apocalypse is defined as : a genre of revelatory literature with a narrative framework, in which a revelation is mediated by an otherworldly being to a human recipient, disclosing a transcendent reality which is both temporal, insofar as it envisages eschatological salvation, and spatial insofar as it involves another, supernatural world[6]. » Pour Lorenzo DiTommaso, la vision du monde qui se dégage de la littérature apocalyptique se définit par des axiomes au sujet de la conception linéaire du temps qui approche de la fin et de l’espace délimité par les réalités transcendante et mondaine[7]. Il présente la résolution du conflit entre ces réalités comme quelque chose de prédéterminé, d’immanent et de salvifique comme une libération de ce monde. Un élément original de l’interprétation que je propose est de remettre en question cette interprétation déterministe de DiTommaso qui ne va pas de soi dans le cadre d’une lecture attentive de l’Apocalypse de Jean. Une variété d’études sur les conceptions du temps dans la littérature apocalyptique du tournant de notre ère sont réunies dans un livre dirigé par Christian Grappe et Jean-Claude Ingelaere[8]. Ils montrent les convergences et divergences temporelles dans ce corpus littéraire.

Précisément, l’Apocalypse de Jean a aussi été étudiée avec ses paradigmes spatio-temporels. Comme l’écrit Pierre Prigent, une tension se dégage des commentaires accentuant l’aspect futur de l’eschatologie de ce livre biblique et d’autres qui montrent que ce texte traite plutôt du présent. Il résume la question temporelle de cette façon : « [L]’Apocalypse semble principalement tendue vers un avenir attendu (témoins en sont les verbes fréquemment au futur) et pourtant elle prétend délivrer un message aux accents présents[9] ».

Plus largement, il y a de nombreuses conceptions du temps dans la théologie biblique. Comme le dit David Aune : « Time is a phenomenon that can be conceptualized in a multiplicity of ways, and various social and psychological constructions of time can exist side-by-side without any perception of conflict or contradiction[10] ». Aune propose de voir le temps dans le livre de l’Apocalypse avec le concept de restauration. Ainsi Ap est comme un cycle qui ne se produit qu’une fois, revenant à l’endroit où il a commencé. Il appuie cette conception sur la nouvelle Jérusalem en Ap 21.

Dans cet article, je vais scruter les formulations de l’Apocalypse de façon synchronique avec attention, sans y coller les résultats de l’étude d’autres textes identifiés comme apocalyptiques. Cette analyse sera menée sur deux éléments. D’abord, le regard sera tourné vers l’encadrement, c’est-à-dire le premier et le dernier chapitre, pour comprendre comment ce livre configure le temps et l’espace pour ses lecteurs/auditeurs. Par les premières et les dernières lignes du texte, l’Apocalypse souligne la proximité du καιρός qui s’inscrit sans précipitation dans le déroulement du χρόνoς. Puis, l’intérêt ira vers Ap 20,1-10 qui présente le jugement de Satan d’une manière singulière sur le plan de la temporalité et de l’espace. Je propose de lire ce chapitre comme une intrigue qui se développe en deux temps et sur trois espaces spécifiques. La lecture de ce chapitre ouvre l’espace et le temps pour permettre une réflexion anthropologique importante pour notre contexte sociopolitique actuel marqué par des réactions d’angoisse et d’enfermement.

I. La temporalité en Ap 1 et Ap 22

La correspondance entre le premier et le dernier chapitre de l’Apocalypse est bien établie chez les commentateurs. L’intérêt pour la construction de la temporalité de ce cadre a récemment été analysé par Norelli, qui souligne par une analyse structurelle les affinités évidentes de ces péricopes[11]. Pour lui, le début et la fin de l’Ap construisent « un temps qui synchronise le passé de la révélation transmise à Jean et le présent de sa propre transmission aux croyants, ouvrant ainsi sur l’avenir l’horizon de ces derniers, dans ce καιρός qui unit l’avènement du Christ et le jugement[12] ». Il explique ce καιρός par celui d’Ap 11,18 qui réfère au jour du jugement de YHWH contre ceux qui ont détruit la terre et l’attribution de la récompense aux serviteurs les prophètes en 1,1 et 22,6. Norelli propose une interprétation liturgique du temps entre le καιρός de la révélation et celui du jugement qui vient. Entre ces καιρός, le temps « doit être rempli par la lecture communautaire répétée du livre ainsi que par la compréhension et l’observance des paroles qu’il contient[13] ».

La structure parallèle qu’il propose entre 1,1-3 et 22,6-12 est intéressante, mais son interprétation n’épuise pas le sujet et ne semble pas être connectée avec le monde et le temps dans lequel nous vivons. Contrairement à Norelli qui se limite aux trois premiers versets, j’aborderai la question de la temporalité dans l’Apocalypse de Jean à partir de la longue adresse qui ouvre le livre (1,1-8) et de la vision inaugurale qui la suit (1,9-20). Il s’agira d’être attentif aux indices qui renseignent sur la compréhension du temps qui s’y manifeste. Dans la même perspective, je terminerai par quelques remarques sur Ap 22 pour réexaminer la notion d’écriture et de livre par les paroles qui l’encadrent. Je tenterai de mettre en relation le καιρός et le χρόνoς comme une reconfiguration du temps de l’Empire en soulignant quelques implications théologiques, anthropologiques et politiques[14].

1. Proximité et durée (Ap 1,1 et 1,3)

Deux marqueurs temporels importants sont donnés dès l’ouverture du livre :

— Ap 1,1a : « Révélation de Jésus-Christ, que Dieu lui a donnée pour montrer à ses serviteurs ce qui doit arriver bientôt[15] » (ἃ δεῖ γενέσθαι ἐν τάχει).

À ce stade de l’écriture, l’auditeur ne sait rien sur la nature de « ce (ἃ : neutre pluriel) qui doit arriver bientôt ». La même expression sera cependant reprise en 22,6 (ἃ δεῖ γενέσθαι ἐν τάχει) et éclairée aussitôt, v. 7, par un καὶ ἰδοὺ ἔρχομαι ταχύ, répété ensuite aux v. 12 et 20, et dont l’interprétation christologique est confirmée par l’invocation qui lui fait réponse : « Viens Seigneur Jésus ! » (v. 20). Au terme du livre, l’auditeur sera ainsi invité à interpréter christologiquement une oeuvre qui se présentait, dès son ouverture, comme « Révélation de Jésus-Christ » (Ἀποκάλυψις Ἰησοῦ Χριστοῦ).

— Ap 1,3 : « Heureux celui qui lit à haute voix les paroles de la prophétie, comme ceux qui les entendent et qui gardent ce qui y est écrit ! Car le temps est proche » (ὁ γὰρ καιρὸς ἐγγύς).

Jean proclame la proximité du καιρός. Cette proximité n’est pourtant pas synonyme d’imminence de la fin du temps chronologique : confondre les deux produit une erreur de perspective sur la visée de l’écriture johannique[16]. Pour l’Apocalypse, la proximité du καιρός (v. 3b) est au contraire implicitement articulée à la notion de durée, celle du temps nécessaire à la lecture, à l’écoute et à la conservation des paroles, c’est-à-dire à la mémoire. Lire, entendre, garder : ces trois attitudes s’inscrivent en effet dans la durée. C’est parce que le temps (au sens de καιρός) est proche qu’il est nécessaire de prendre le temps (au sens de χρόνoς) de la lecture, de l’écoute et de la conservation des paroles de la prophétie.

En contraste, on comparera cette triple exigence (lire, écouter et garder), liée à la proximité du καιρός, à l’attitude que doit provoquer la manifestation de « l’abominable dévastateur », selon les synoptiques : « […] que ceux qui seront en Judée fuient dans les montagnes ; que celui qui sera sur le toit en terrasse n’en descende pas, qu’il ne rentre pas pour prendre quelque chose chez lui ; et que celui qui sera aux champs ne retourne pas en arrière pour prendre son vêtement » (Mc 13,14-16). Le motif de la fuite signale ce que je propose d’appeler un rapport dramatique au temps chronologique (dans l’Apocalypse on retrouve ce rapport dramatique au temps dans les scènes de jugement). À l’inverse, les motifs de l’écoute, de la lecture et de la mémoire inscrivent le croyant dans un rapport apaisé au temps chronologique. La proximité du καιρός entraîne une inscription particulière dans le χρόνoς du monde : celle qui consiste à prendre le temps nécessaire à la lecture, l’écoute et la mémoire de ce qui a été lu et entendu. Ceci est confirmé au v. 11 : « Ce que tu vois, écris-le dans un livre, et envoie-le aux sept Églises ». Une injonction qui suppose la prise en compte du temps chronologique (a fortiori dans un monde où ni la poste ni le courrier électronique n’existent !).

J’insiste sur ce point : c’est à cause de la proximité du καιρός que Jean doit prendre le temps d’écrire et d’envoyer, et les communautés de lire et de se souvenir. On peut même soutenir que le temps (chronologique) de l’écriture, de l’envoi, de la lecture, de l’écoute et du « garder » en mémoire est la condition nécessaire pour que la proximité du καιρός soit possible pour chacun des destinataires de l’ouvrage. Sans le livre, pas d’annonce de cette proximité en effet : je reviendrai sur ce point un peu plus loin. Sans χρόνoς en somme, pas de καιρός possible.

2. Révélation et temps de l’histoire (Ap 1,4 et 8)

Une seconde série de marqueurs temporels se trouve dans les versets 4 à 8. J’en retiens deux.

Le premier se présente sous la forme d’une inclusion qui encadre la longue adresse de Jean à ses destinataires :

Grâce et paix à vous de la part de celui qui est, qui était et qui vient (ὁ ὢν καὶ ὁ ἦν καὶ ὁ ἐρχόμενος) (v. 4).

C’est moi qui suis l’alpha et l’oméga, dit le Seigneur Dieu, celui qui est, qui était et qui vient, le Tout-Puissant (ὁ ὢν καὶ ὁ ἦν καὶ ὁ ἐρχόμενος, ὁ παντοκράτωρ) (v. 8).

Dieu est ainsi à la fois celui qui détient le premier et le dernier mot du temps des hommes (l’alpha et oméga), mais également celui qui s’inscrit — se révèle — de façon dynamique dans leur histoire depuis les origines, aujourd’hui et dans le temps à venir (lit. « l’étant, l’était et le venant »).

Le second marqueur temporel concerne le Christ : « Il vient avec les nuées : tous le verront » (v. 7). Là encore, la révélation s’inscrit dans une temporalité, un déroulement chronologique. Entre le « il vient » (présent) et le « tous le verront » (futur), le temps chronologique se déroule et il est le lieu pour l’intrusion du καιρός. Pour le dire avec les mots du philosophe Giorgio Agamben, l’inscription de l’événement Christ dans un déroulement chronologique, « c’est le temps dont nous avons besoin pour faire finir le temps[17] » : il n’y a pas urgence[18].

3. Le temps de l’écriture (Ap 1,3.11.19) et le temps du livre (Ap 22,6.9.10.18.19)

Ap 1 et Ap 22 forment une inclusion : on retrouve beaucoup de termes et d’expressions communes. Je voudrais revenir ici sur la notion d’écriture et de livre.

Ap 1

3Heureux celui qui lit à haute voix les paroles de la prophétie, comme ceux qui les entendent et qui gardent ce qui y est écrit ! Car le temps est proche […]

11Ce que tu vois, écris-le dans un livre, et envoie-le aux sept Églises : à Éphèse, à Smyrne, à Pergame, à Thyatire, à Sardes, à Philadelphie et à Laodicée […]

19Écris donc ce que tu as vu, ce qui est et ce qui va arriver après.

Ap 22

7Je viens bientôt. Heureux celui qui garde les paroles de la prophétie de ce livre ! […]

9Mais il me dit : Garde-toi de faire cela ! Je ne suis que ton compagnon d’esclavage et celui de tes frères, les prophètes, et de ceux qui gardent les paroles de ce livre. Prosterne-toi devant Dieu ! 10Puis il me dit : Ne tiens pas secrètes les paroles de la prophétie de ce livre, car le temps est proche […]

18Moi, je l’atteste à quiconque entend les paroles de la prophétie de ce livre : si quelqu’un y ajoute quelque chose, Dieu lui ajoutera les fléaux décrits dans ce livre ; 19et si quelqu’un retranche des paroles du livre de cette prophétie, Dieu retranchera sa part de l’arbre de la vie et de la ville sainte décrits dans ce livre.

Entre le début et la fin des visions, le livre à écrire s’est en quelque sorte constitué et il est donc omniprésent au moment où le visionnaire le termine. L’auditeur est ainsi invité à entrer dans la dimension symbolique du récit par l’écoute des « paroles de la prophétie ». Et cela suppose la prise en compte de la durée (du χρόνoς), celle d’une écoute régulière du livre qui seule rend possible l’irruption du καιρός toujours proche.

4. La « double » fin de l’Apocalypse

Je parlais d’inclusion dans le paragraphe précédent. Je voudrais ici faire une dernière remarque avant de conclure cette première partie : le v. 20 du chapitre 22 fait écho au v. 1 du chapitre 1 en reprenant le motif de la proximité : 1,1 // 22,6 et 22,7.12 et 20. Il définit la proximité non plus comme en 1,1 — et encore 22,6 — par un indéfini (ἃ), mais, on l’a déjà souligné, christologiquement : c’est le Seigneur qui vient « bientôt ». Dans le même temps, il me paraît significatif que l’Apocalypse ne se termine pas par l’invocation de la venue du Seigneur « bientôt » (v. 20), mais sur l’appel de la grâce du Seigneur dans le temps chronologique de ses auditeurs : « Que la grâce du Seigneur Jésus soit avec tous » (v. 21). On a encore ici une articulation entre ce qui relève de la proximité du καιρός et ce qui relève de son inscription dans le χρόνoς.

5. Conclusion

La temporalité mise en place par l’Apocalypse en ouverture de son livre se caractérise par une proximité qui est l’inverse d’une précipitation. Elle n’est pas commandée par la pression d’un χρόνoς, mais par la proximité du καιρός qui s’inscrit, sans précipitation et on pourrait presque dire sans urgence, dans le déroulement du χρόνoς. Elle est « lecture/écoute » d’une « prophétie » qui interroge le monde. Elle s’inscrit résolument dans le temps chronologique et cependant, comme les visions vont le montrer, elle ne s’y réduit pas puisqu’elle est en constant décalage avec lui, c’est-à-dire avec le temps de l’Empire.

Cette interprétation rejoint les réflexions théologiques de Lieven Boeve et Johann Baptist Metz, le père de la théologie politique, qui proposent de voir la temporalité de l’apocalyptique comme une discontinuité, une interruption divine du temps[19].

La temporalité de l’Apocalypse est « en écart », « anachronique » ou encore « dyschronique » par rapport au temps du monde impérial. Elle interroge et reconfigure le temps de l’Empire. Elle n’est pas fuite hors du monde, mais elle inscrit une nouvelle temporalité au coeur du monde. Pour reprendre les catégories du philosophe Giorgio Agamben, elle est une forme particulière de la contemporanéité qu’il définit ainsi :

Celui qui appartient véritablement à son temps, le vrai contemporain, est celui qui ne coïncide pas parfaitement avec lui ni n’adhère à ses prétentions, et se définit, en ce sens, comme inactuel ; mais précisément pour cette raison, précisément par cet écart et cet anachronisme, il est plus apte que les autres à percevoir et à saisir son temps. Cette non-coïncidence, cette dyschronie, ne signifie naturellement pas que le contemporain vit dans un autre temps, ni qu’il soit un nostalgique […]. La contemporanéité est donc une singulière relation avec son propre temps, auquel on adhère tout en prenant ses distances ; elle est très précisément la relation au temps qui adhère à lui par le déphasage et l’anachronisme[20].

Jean procède ainsi à une requalification du présent : contre une possible compréhension de l’apocalyptique, il ne s’agit pas de fuir hors du monde dans une attente du futur (on reste alors dans le χρόνoς) et contre l’enthousiasme (négation du χρόνoς pour un καιρός désincarné). Le présent de la foi (ce que Paul appelle le ὁ νῦν καιρός, cf. Rm 3,26), l’ici et maintenant est le seul lieu où peut se vivre en vérité l’Évangile[21].

II. Temporalité et espace en Ap 20,1-10

Ayant souligné la perspective spatio-temporelle qui se dégage de l’encadrement de l’Apocalypse, mon propos est ici consacré à la manière dont Jean de Patmos construit la temporalité et l’espace en Ap 20,1-10[22]. Je souhaite montrer que le cadre spatio-temporel mis en scène dans ce chapitre a d’une part un fondement christologique, et d’autre part recèle un enjeu anthropologique qui n’est pas sans pertinence dans le contexte actuel au sein duquel nous évoluons.

1. « Temps intermédiaire » et espace tridimensionnel

1Alors je vis un ange qui descendait du ciel. Il avait à la main la clé de l’abîme et une lourde chaîne. 2Il s’empara du dragon, l’antique serpent, qui est le diable et Satan, et l’enchaîna pour mille ans. 3Il le précipita dans l’abîme, qu’il ferma et scella sur lui, pour qu’il ne séduise plus les nations jusqu’à l’accomplissement des mille ans. Il faut, après cela, qu’il soit relâché pour un peu de temps.

4Et je vis des trônes. À ceux qui vinrent y siéger, il fut donné d’exercer le jugement. Je vis aussi les âmes de ceux qui avaient été décapités à cause du témoignage de Jésus et de la parole de Dieu, et ceux qui n’avaient pas adoré la bête ni son image et n’avaient pas reçu la marque sur le front ni sur la main. Ils revinrent à la vie et régnèrent avec le Christ pendant mille ans. 5Les autres morts ne revinrent pas à la vie avant l’accomplissement des mille ans. C’est la première résurrection. 6Heureux et saints ceux qui ont part à la première résurrection. Sur eux la seconde mort n’a pas d’emprise : ils seront prêtres de Dieu et du Christ, et régneront avec lui pendant les mille ans.

7Quand les mille ans seront accomplis, Satan sera relâché de sa prison, 8et il s’en ira séduire les nations qui sont aux quatre coins de la terre, Gog et Magog. Il les rassemblera pour le combat : leur nombre est comme le sable de la mer. 9Ils envahirent toute l’étendue de la terre et investirent le camp des saints et la cité bien-aimée. Mais un feu descendit du ciel et les dévora. 10Et le diable, leur séducteur, fut précipité dans l’étang de feu et de soufre, auprès de la bête et du faux prophète. Et ils souffriront des tourments jour et nuit aux siècles des siècles (Ap 20,1-10).

Après le jugement sur Rome (Ap 17-18), sur le faux prophète et la Bête (Ap 19), avant la venue de la nouvelle Jérusalem (Ap 21-22,5) qui suit le jugement dernier (20,11-15), Ap 20,1-10 présente le jugement de Satan d’une manière singulière sur le plan de la temporalité et de l’espace. Jean propose en effet un scénario qui se déroule en deux temps et sur trois espaces distincts : Satan est d’abord enchaîné dans l’abîme — région inférieure du monde selon les représentations de l’époque — pour une période de mille ans (v. 1-3a), période durant laquelle, sur la terre, les nations ne sont plus séduites (v. 3b), tandis qu’au ciel (localisation attestée par les termes et les notions utilisés : « trônes », « âmes de ceux qui avaient été décapités », exercice du jugement), les martyrs règnent avec le Christ (v. 4-6). La caractéristique de ce règne céleste est de se dérouler à l’intérieur de l’histoire humaine. Dans un second temps (v. 7-10), Satan, libéré de ses chaînes, remonte de l’abîme rassemblant les nations contre le « camp des saints » et la « ville bien-aimée » avant d’être aussitôt vaincu et envoyé dans l’étang de feu et de soufre.

Enchaînement de Satan d’un côté et règne des élus avec le Messie avant la venue du monde nouveau de l’autre, sont des thèmes attestés dans la littérature apocalyptique juive (I Hen 10,14-16 ; 21,7-10 ; Jub 5,6 et 10 ; IV Esd 7,26-33)[23]. L’originalité de Jean consiste à relier les deux traditions (enchaînement de Satan et règne du Messie avec ses élus) et à introduire une période que l’on qualifie d’« intermédiaire » parce qu’elle semble se situer entre l’éon présent et l’éon à venir. Cette période se déroule dans le cadre d’un espace tridimensionnel : la terre, le ciel et les régions inférieures de la terre (l’abîme puis l’étang de feu et de soufre). Ce scénario n’a cessé de susciter l’imaginaire au cours des siècles jusqu’à nos jours. Notons que, pour Jean, ce règne millénaire ne fait l’objet d’aucune description détaillée alors que la présentation de la nouvelle Jérusalem (21,1-22,5) sera, pour lui, l’occasion de laisser aller son imagination. C’est exactement le phénomène inverse qui se passera dans l’histoire de la réception, l’attention des commentateurs se focalisera sur le millénium : « Sans doute parce que, situé lui-même dans l’histoire, il s’offre ainsi […] comme un objet appréhendable par l’intelligence et l’imagination ; et aussi parce que, dans l’Apocalypse, c’est une “bulle” quasi vide, que l’on peut désirer meubler[24]. »

2. Espace et temporalité mythiques

Ap 20 suggère donc l’idée d’un règne intermédiaire, commençant et se terminant par une véritable ridiculisation de Satan : il est d’abord lié dans l’abîme comme un vulgaire animal domestique que l’on met en laisse ; ensuite, une fois libéré de ses chaînes, il remonte sur terre pour être vaincu en un clin d’oeil et retourner dans un espace infernal. L’objet de son enchaînement est précisé : « afin qu’il ne séduise plus les nations pendant mille ans » (v. 3b). Ainsi, pendant ce temps intermédiaire, plus de déterminisme du mal dans l’espace mondain, plus d’humain objet d’une force mauvaise qui l’instrumentalise. Espace et temporalité mythiques et utopiques évidemment, et, à cause de cela même, offrant un autre horizon que le tragique de ce monde, sans pour autant l’identifier au Royaume de Dieu. Espace et temporalité ouvrant une brèche, une fenêtre sur la possibilité d’une autre réalité au coeur du monde, fenêtre que les mouvements utopistes d’inspiration post-millénariste ne cesseront d’ouvrir pendant près de deux mille ans : un âge d’or où Satan, et avec lui le Mal, est vaincu pour un temps très long, mais non définitif, car l’âge d’or n’est pas le dernier mot de l’histoire des hommes. Un rêve à portée d’humanité en quelque sorte et qui suscitera deux réactions. D’abord, le refus des chrétiens prémillénaristes (essentiellement dans les mouvances évangéliques) d’envisager un règne des élus avant le retour du Christ, dit autrement, le refus de l’utopie d’une humanité apaisée avant la Parousie : rapport pessimiste au monde (le règne est seulement céleste). Ensuite et surtout, depuis Augustin, le refus de l’idée de toute forme de millénarisme par la « grande Église » : le seul règne terrestre visible étant celui de l’Église comme puissance détentrice du pouvoir spirituel.

Quoi qu’il en soit de sa réception dans l’histoire, Ap 20 complexifie le schéma apocalyptique traditionnel des deux éons. Pourquoi la défaite de Satan est-elle mise en récit en deux temps (d’abord enchaîné pour mille ans puis relâché et jeté dans l’étang de feu) et comment interpréter les conséquences de son enchaînement, à la fois dans l’espace céleste (Règne des élus) et sur la terre (fin de la séduction des nations) ? C’est ce dont il nous faut maintenant essayer de rendre compte.

3. Déterminisme et responsabilité

Le contexte historique de la rédaction de l’Apocalypse peut nous aider à formuler une hypothèse. Selon une lecture possible du livre, les destinataires de l’Apocalypse sont certes une communauté fragilisée, mais pas nécessairement persécutée[25]. Une communauté en voie d’installation dans ce monde à la fin du premier siècle, et donc peut-être non seulement susceptible de compromis, mais encore de compromission (cf. les lettres aux Églises). Face à ce risque, Jean de Patmos se positionne en théologien lucide. En racontant l’histoire universelle à partir de l’événement Christ, il propose une perception de la réalité non manichéenne. Comment cela se concrétise-t-il dans le chapitre qui nous intéresse ici ?

Du point de vue de la temporalité, ce dont parle Ap 20 se situe à mi-chemin entre l’idée d’un temps futur radicalement nouveau — celui inauguré par la venue de la nouvelle Jérusalem — et l’annonce d’un âge d’or pour l’humanité — l’utopie millénariste. Ce « temps intermédiaire » se caractérise par l’enchaînement de Satan et un « règne » céleste des martyrs.

Du point de vue de l’espace, il a été souligné que ceux qui règnent, règnent dans les cieux, tandis que sur terre les nations ne sont plus séduites par Satan enchaîné dans l’abîme. On pourrait alors dire que le plan horizontal — celui de l’espace terrestre — est reconfiguré par ce qui se déroule sur le plan vertical, en bas (enchaînement de Satan dans l’abîme) et en haut (règne céleste des élus) de cette ligne droite. Quelque chose de la verticalité (de la « transcendance ») vient transformer de façon décisive l’horizontalité (« l’immanent ») en interrogeant et complexifiant la rupture classique affectant normalement la ligne droite du temps chronologique dans la pensée apocalyptique traditionnelle (rupture entre éon ancien et éon nouveau à la fin des temps).

Si l’on se souvient que la pensée apocalyptique classique se caractérise par le déterminisme[26] (l’être humain est pris par des forces qui le dépassent), on peut alors formuler l’hypothèse que le thème de l’enchaînement de Satan tel qu’il est présenté par Jean de Patmos inaugure un espace de liberté et de responsabilité pour la création et l’humanité. Quelque chose de différent est inauguré dans l’histoire des hommes par le fait d’entraver l’ennemi séculaire des humains.

En suggérant un temps intermédiaire entre l’éon présent et l’éon à venir, Jean suggère un rapport au temps qui n’est plus seulement déterministe et tragique : la dimension verticale (le Dieu maître du temps et de l’histoire) ne « ferme » pas (au sens qu’elle n’interdit pas) la possibilité d’un rapport positif au monde. Ap 20 peut se lire comme une invitation à une double posture : lucidité (le monde a une fin, Satan en est le prince) et responsabilité (le monde est à habiter, Satan n’est pas le maître de l’histoire). S’ouvre ainsi un temps où quelque chose devient possible dans l’espace de ce monde, un possible toujours provisoire, mais cependant ouvert à la responsabilité et non plus seulement pris dans une vision déterministe de l’histoire.

4. Enchaînement de Satan et christologie

Une question se pose cependant : sur quoi Jean de Patmos enracine-t-il sa conviction d’un enchaînement de Satan dans l’abîme ? Je propose d’interpréter ce motif johannique comme la mise en récit d’une nouvelle compréhension de la temporalité et de l’espace suscitée par la réflexion christologique, ceci en conformité avec des traditions néotestamentaires bien documentées. Dans le Nouveau Testament en effet, l’enchaînement de Satan est régulièrement associé à la venue et à la mort de Jésus :

  • Une tradition synoptique bien attestée voit dans la figure du Christ celui qui, par sa venue parmi les hommes, terrasse Satan, enchaîne les démons, instaurant de ce fait l’éon nouveau (cf. Mc 3,22-30 : la parabole de l’homme fort lié par un plus fort que lui désigne clairement Jésus capable de vaincre Belzébul).

  • Dans le quatrième évangile, on trouve un témoignage similaire : « C’est maintenant le jugement de ce monde, maintenant le prince de ce monde sera jeté dehors (même verbe qu’en Ap 20,2) » (Jn 12,31-32). L’Apocalypse reste donc bien dans la ligne de cette tradition ancienne en reprenant l’idée de la neutralisation de Satan par le Christ, l’agneau immolé et élevé auprès du trône de Dieu (Ap 12,5). On fera remarquer qu’en Ap 20,1-3, c’est un ange et non le Christ qui est chargé d’enchaîner Satan. Le phénomène qui consiste à faire exécuter par un ange un acte de salut christologique est cependant fréquent dans l’Apocalypse. Ainsi, au chapitre 12, l’enlèvement de l’enfant auprès de Dieu a pour conséquence directe la défaite du dragon, même si c’est Michel qui en exécute la sentence[27]. L’enchaînement de Satan a donc bien une portée christologique : seul l’agneau immolé a pu vaincre Satan. En Ap 20,1-3, l’ange accomplit ainsi une action en lieu et place du Christ qui, depuis le chapitre 12, dans le scénario de Jean, est présenté comme étant au ciel (il a été enlevé auprès du trône de Dieu, 12,5).

5. Conclusion : Ap 20 un antidote contre le nihilisme ?

Dans son ouvrage Le djihad et la mort [28], le politologue Olivier Roy note que, comme de nombreux évangéliques américains (essentiellement prémillénaristes on l’a dit), « les gens de Daech sont persuadés de l’imminence de la fin du monde et en guettent les signes ». D’où, poursuit-il, un paradoxe :

Comment le discours triomphant de Daech, avec l’affirmation du retour du califat, peut-il se combiner à la vision, dans le fond pessimiste, de l’imminence de l’Apocalypse ? […] Si on est à la veille de l’affrontement final, pourquoi perdre son temps à établir un État islamique, alors que les signes annonciateurs de la fin des temps sont tous négatifs (mort, maladie, apostasie, hérésie, individualisme, catastrophes naturelles, guerres, etc.) […] Il n’y a d’autre perspective que la guerre et la victoire totale, immédiatement suivies de l’apparition de l’Antéchrist, et donc de la fin de toute société humaine, qu’elle soit islamique ou non. Nous ne sommes pas dans l’utopie (donner naissance à une société meilleure, même au prix de la mort), mais dans le nihilisme : c’est la mort seule qui peut faire accéder au paradis. On guette les signes au lieu de faire construire une société islamique juste, on se tue parce que l’apocalypse viendra de toute façon annihiler tout ce qui sera créé par l’homme. Les jeunes radicaux n’ont aucun mal à adopter cette vision eschatologique, car l’apocalypse transforme leur trajectoire nihiliste individuelle en destin collectif […] Le suicide est donc messianique[29].

Par contraste, on soulignera ici la dimension positive du scénario proposé par Ap 20 : l’enchaînement de Satan dans l’abîme inaugure un temps très long, mais cependant limité. Ce temps intermédiaire entre l’éon ancien et l’éon nouveau est celui d’un règne céleste des élus en même temps qu’une libération de l’espace terrestre de la séduction de Satan : est-il excessif de conclure de notre trop rapide analyse que le texte est capable de susciter chez ses auditeurs, ici et maintenant et non seulement pour l’au-delà, le désir d’un monde sinon meilleur du moins plus acceptable ? Sans prétendre se substituer aux « grands récits » mobilisateurs dont nous sommes orphelins, la lecture de ce chapitre ouvre peut-être l’espace et le temps d’une imagination créatrice qui se veulent résolument en écart de l’angoisse et de l’enfermement caractérisant à maints égards notre monde présent.