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Commençons par souligner la grande qualité de ce travail sur un livre excessivement complexe d’une oeuvre tout aussi difficile à évaluer dans son ensemble. La structure très classique de cette traduction commentée en rend facile la lecture.

L’introduction présente les deux modèles d’interprétation traditionnels de ce livre phare de la Métaphysique, à savoir s’il s’agit de l’opus couronnant les autres parties du volume, ou bien si Aristote ne l’a pas plutôt forgé de manière isolée (p. 26-32). À cet égard, F. Baghdassarian prend une position qu’elle qualifie de « médiane » : elle suggère que le livre Lambda constitue « un traité assurément métaphysique, assurément en continuité avec les autres livres de la Métaphysique, mais qui ne saurait aborder l’ensemble du projet scientifique auquel il contribue ». L’auteure défend bien son propos qui s’insère dans une introduction bien dosée (une quarantaine de pages) qui rappelle le contenu du livre Lambda, sa place dans l’oeuvre d’Aristote et la difficulté de dater un tel texte (p. 42 et suiv.).

La traduction du texte est très soignée et originale sans néanmoins renverser tout ce qui a été fait précédemment dans les traductions modernes. F. Baghdassarian s’en explique très bien à la fin de son introduction : « L’ambition principale de cette traduction est la commodité du lecteur. Cela a conduit à prolonger l’usage de certaines traductions “scolaires” d’expressions typiquement aristotéliciennes (par exemple, “par accident” pour κατὰ συμβεβηκός ; “quiddité” pour τί ἦν εἶναι ; “entéléchie” pour ἐντελέχεια), traductions notoirement imparfaites, mais qui ont l’avantage, à défaut d’autre chose, d’enseigner immédiatement au lecteur à quel concept grec il a affaire » (p. 48). F. Baghdassarian réussit son entreprise avec brio, et si l’on peut discuter la traduction de certains passages difficiles, elle prend bien soin d’en justifier les choix dans son commentaire, dont les mentions philologiques, qui peuvent paraître lourdes à plusieurs, s’insèrent ici naturellement sans occuper trop de place (par exemple, en p. 99-110 et 185-186). En effet, F. Baghdassarian réussit à rendre ces débats philologiques accessibles et compréhensibles, leur donnant l’espace qu’ils méritent sans toutefois en abuser ou en amoindrir les commentaires d’ordre philosophique. Nous n’avons donc rien trouvé à redire à propos de cette excellente traduction du texte, car les commentaires expliquent amplement les choix de l’auteure et évoquent d’autres constructions de phrase possibles dans plusieurs cas.

Il ne serait pas à propos de résumer les commentaires des dix chapitres du livre. Mentionnons toutefois que F. Baghdassarian fournit des explications qui rendent la richesse philosophique du texte d’Aristote. En outre, lorsque des débats interprétatifs se trouvent dans la tradition de commentaires, l’auteure s’y attarde et développe sa propre lecture de manière nuancée, sans pour autant contredire tout ce qui a été dit antérieurement. C’est le cas notamment au chapitre 3 quand elle aborde le débat sur la théorie des artefacts chez Platon et où elle fait sienne la position de G. Fine (p. 150-154). On en retrouve un autre exemple aux chapitres 8 et 9, où F. Baghdassarian aborde la question épineuse de la proximité thématique des chapitres 7 et 9 et de l’incongruité du chapitre 8, qui suggérerait une insertion. L’auteure rappelle que Lambda 8 fait allusion au chapitre 1 du même livre et explique que les considérations astronomiques de cette huitième partie, « plutôt que d’indiquer une mutation du point de vue métaphysique vers une science positive des phénomènes, témoignent de l’ancrage réaliste et causal de la conception aristotélicienne du suprasensible » (p. 287). De même, le chapitre 9 peut apparaître comme une insertion, puisqu’il « reviendrait inutilement sur une question déjà réglée » (p. 328), mais F. Baghdassarian dément ces propos, entre autres parce que le chapitre 9 ne porte pas uniquement sur le Premier Moteur et sur les substances immobiles — comme c’est le cas précédemment —, mais sur l’intellect en général que le philosophe traite comme une chose divine, et qui peut inclure celui de l’être humain, ce qu’elle explique brillamment dans son commentaire (p. 328 et suiv.).

La présentation est assez simple pour qu’un lecteur déjà introduit à la philosophie puisse comprendre, et est suivie d’une élaboration plus complexe qui prend position sur la tradition de commentaire, notamment au chapitre 2 lorsqu’il est question de la matière (p. 119-120) ou des liens que le texte entretient avec la Physique (par exemple, p. 202 ; 234-236).

Du point de vue de la présentation, les coquilles sont très rares et n’affectent en rien la compréhension du propos. Les phrases sont claires et la structure classique permet de s’y retrouver facilement. Ce livre servira très certainement de modèle et contribuera grandement à l’érudition des études aristotéliciennes.