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Le Mozi 墨子, le livre de Maître Mo, est un corpus étonnant. Composés entre le ve et le iiie siècle AEC, les textes compilés sous le nom de Mo Di 墨翟 (ve-ive AEC) se révèlent d’une grande lucidité et d’une richesse philosophique indéniable, et ce bien qu’ils puissent aussi être tantôt rébarbatifs en raison de leur style sec, souvent répétitifs et parfois mécaniques, tantôt frustrants du fait de leur argumentation occasionnellement sophistique ou de leurs considérations strictement pragmatiques. Soucieux de fournir et de légitimer les axes du bon gouvernement, le Mozi critique sévèrement les comportements dissolus et belliqueux des souverains et des hommes de pouvoir, attaque les confucéens en dénonçant la sophistication excessive et superfétatoire de leurs rites, discute les croyances et les comportements religieux en vigueur dans la société de son temps, tout en jetant les bases d’une théorie de la connaissance et d’une pensée logique sans équivalent en Chine ancienne. Capables de résonner en toute clarté avec d’autres textes mieux connus de l’Antiquité chinoise, les textes du Mozi se font à l’occasion les exégètes des Classiques et les interprètes de la haute Antiquité et des mythes fondateurs de la civilisation chinoise. C’est la textualité complexe de cet ouvrage capital pour l’histoire de la pensée chinoise ancienne que la traduction d’A. Ghiglione rend pour la première fois intégralement accessible au lectorat francophone.

L’ouvrage consiste en une traduction de l’ensemble du Mozi tel qu’il nous est parvenu. La table des matières placée en tête de l’ouvrage liste les 71 chapitres supposés avoir composé le corpus moïste, indiquant ceux qui ont été perdus. La traduction des 53 chapitres restants est précédée d’une introduction et d’une chronologie générale de l’histoire chinoise jusqu’à la fondation de la République populaire de Chine (p. 1-44). La traduction du corpus moïste occupe la majeure partie de l’ouvrage (p. 47-549). Chaque chapitre est précédé d’un commentaire succinct, qui en présente le thème, les enjeux, la structure ainsi que, le cas échéant, les problèmes d’ordre philologique. La traduction est suivie d’une bibliographie substantielle (22 p.), reprenant les éditions du texte chinois, les traductions antérieures (souvent partielles) du Mozi en langues occidentales, les ouvrages de référence sur le corpus moïste, ainsi que de nombreuses études, en chinois et en langues occidentales, sur le Mozi et la pensée moïste. À cela s’ajoute un index des noms propres.

L’introduction est divisée en deux parties : la première présente la figure de Mozi et le contexte dans lequel furent composés les textes qui lui sont associés. Y sont présentés les éléments biographiques et prosopographiques relatifs à Maître Mo, ainsi que les difficultés que soulève l’établissement d’une chronologie assurée. La seconde partie présente le corpus moïste. Dans ce contexte, l’A. prend soin de rappeler les principaux éléments relatifs à la nature et à la vie des textes en Chine ancienne : le fait qu’ils soient alors écrits sur des lattes de bambou, tenues ensemble par des liens relativement lâches, faisait des textes des ensembles ouverts et malléables, qu’il était facile de réorganiser et auxquels il était aisé d’ajouter ou de soustraire des parties. Ainsi, à l’instar de nombreux textes chinois anciens, le Mozi n’est pas l’oeuvre d’un seul homme et sa composition ne répond pas à « des intentions structurelles cohérentes et à un plan de travail précis » (p. 21). Après un exposé synthétique de l’histoire de la transmission du texte à partir des Han 漢 (202 AEC-220 EC), l’A. présente le contenu de l’ouvrage en adoptant la division établie du corpus en cinq parties : 1) « Les mélanges doctrinaux » (chap. 1-7) ; 2) « Les dix thèses canoniques » (chap. 8-37) ; 3) « L’art de raisonner et d’argumenter » (chap. 40-45) ; 4) « Mises en cause et causeries » (chap. 46-50 et 39) ; 5) « L’art de la défense militaire » (chap. 52-71). Une division similaire est adoptée par Ian Johnston dans The Mozi. A Complete Translation (paru en 2010). Sont ensuite exposés les grands moments de la transmission du corpus moïste, ainsi que les moments clés de la construction du portrait de Mo Di. Enfin, la section finale de l’introduction offre un aperçu des éditions modernes du Mozi, ainsi qu’une perspective d’ensemble sur les études moïstes en Chine et à Taïwan et sur les traductions en langues occidentales. Pour terminer, la traductrice prend la parole afin de faire état des difficultés et des questions que ne manque pas de soulever la traduction d’un corpus aussi particulier que le Mozi.

Cette introduction générale ne cède ni à l’hyperspécialisation, ni à la généralisation abusive. Documentée et synthétique, elle présente efficacement le corpus. En offrant une perspective d’ensemble sur les textes et sur la pensée moïste, A. Ghiglione demeure en accord avec les ambitions de son ouvrage : rendre le Mozi accessible au lecteur francophone « qui s’intéresse à la civilisation chinoise sans maîtriser les outils linguistiques pour consulter directement ses sources » et proposer « au jugement des spécialistes » de nouvelles hypothèses (p. 39). Ces deux ambitions, néanmoins, ne sont pas toujours maintenues dans un parfait équilibre. En effet, la première et principale qualité de l’ouvrage est de rendre le Mozi accessible au lecteur francophone, qu’il soit étudiant ou curieux, tout en offrant la possibilité aux lecteurs non sinisants ou aux chercheurs non spécialistes d’aborder sérieusement ce corpus important. À ce titre, l’ouvrage procure une base solide et documentée à partir de laquelle entreprendre la lecture du Mozi. Cela étant, les sinologues et les spécialistes de la pensée chinoise pourraient demeurer en attente d’approfondissements et d’analyses ciblées sur les problèmes soulevés par le corpus. C’est notamment le cas en plusieurs endroits de la traduction, sur laquelle nous allons à présent nous attarder.

Dans l’ensemble, le travail d’A. Ghiglione se doit d’être salué. Globalement claire, précise et, à quelques rares exceptions près, proche de l’original chinois, cette traduction du Mozi réalise la prouesse de rendre patentes en français les principales caractéristiques stylistiques de l’original chinois. Cela étant, toute traduction repose sur des choix et, comme les traducteurs le savent, il est parfois inévitable que soit fixé par le choix d’un mot ce qui, dans l’original, se déploie sur de multiples champs de signification ou, à l’inverse, qu’il ne soit pas possible de rendre dans une langue l’extrême précision d’un lexique étranger. À ce titre, certains choix effectués par A. Ghiglione pourraient être discutés. C’est notamment le cas de certains termes communément employés dans la littérature et dans la pensée chinoise ancienne. On songera par exemple à la traduction de bian 辯 par « dialectique », ou à la traduction de ren 仁 par « bienveillance », « bienveillant ». Dans le premier cas, bien qu’il s’agisse d’une « convention sinologique » et si la traductrice s’explique clairement quant à son choix (p. 310), nous pourrions nous demander si le mot « dialectique » n’est pas empreint de connotations trop importantes dans le vocabulaire philosophique occidental pour convenir à la traduction d’un terme technique dans un corpus chinois ancien. L’histoire longue et complexe de la dialectique en tant que science philosophique, dépassant de loin « l’ensemble des moyens mis en oeuvre, lors d’un débat ou au cours d’un raisonnement, pour démontrer ou réfuter une thèse » (ibid.), ne devrait-elle pas inciter à chercher un terme plus neutre ? De même pour le caractère ren, la traduction ne rend peut-être pas suffisamment évident le fait que ce terme désigne l’un des piliers les plus fondamentaux de l’éthique confucéenne, à savoir la vertu d’humanité ou le sens de l’humain que se doit de cultiver le junzi 君子, l’homme de bien. Si l’on peut aisément concevoir que les moïstes aient voulu utiliser ce terme en le débarrassant des connotations que lui confèrent les confucéens, il aurait toutefois fallu appuyer la traduction par quelques considérations quant à la valeur philosophique de ce terme. À cela s’ajoute la possibilité de discuter certains choix ponctuels de traduction. Par exemple, on pourrait s’étonner de parfois trouver shuo 說 traduit par « idéologie » (notamment aux p. 108, 121, 126), de voir jian 簡 rendu par « libertinage » (p. 283), ou encore de lire « glauque » pour qing 青 (p. 504).

Il faut encore dire quelques mots du péritexte de la traduction. Comme cela a été dit, la traduction de chacun des 53 chapitres, ou groupes de chapitres, est précédée d’un commentaire, souvent commode et efficacement synthétique. De nombreuses notes accompagnent la traduction. Généralement utiles, elles s’avèrent néanmoins parfois redondantes, notamment en ce qui concerne les notes relatives à des unités de mesure, à des figures mythiques ou à des personnages historiques ou fictifs (par exemple, Tang le Victorieux 成湯 est présenté exactement dans les mêmes termes, entre autres aux p. 62, n. 7, p. 71, n. 11, p. 78, n. 9, p. 98, n. 12, p. 161, n. 57, p. 216, n. 4, p. 395, n. 23, p. 431, n. 8). Ces notes sont d’autant plus redondantes dès lors que les informations qu’elles exposent sont aussi reprises dans l’index des noms qui figure en fin de volume. De plus, si des variantes ou des gloses textuelles sont souvent évoquées dans les notes, celles-ci ne sont que rarement discutées. Bien que cet apparat critique ait pour effet de rendre le geste de la traduction transparent, le lecteur pourrait ne pas en tirer pleinement parti, dès lors que la traduction ne s’accompagne pas d’une édition du texte chinois. De manière générale, les lecteurs sinisants, de même que les philosophes, pourraient regretter l’abondance de ces notes informatives et souhaiter qu’elles eussent cédé leur place à des considérations portant sur la forme, le contenu, les enjeux et la portée philosophique des arguments. Cela eut été particulièrement souhaitable en ce qui concerne les très difficiles chapitres 40-45. La traduction des chapitres « logiques » ou « dialectiques » du Mozi est en soi une prouesse. Toutefois, c’eût été un ajout aux nombreux mérites de cette traduction que de fournir au lecteur, lorsque cela est possible, davantage d’éléments de contextualisation et de réflexion quant aux propositions, aux définitions et aux arguments énoncés dans ces chapitres. On pourrait par exemple se demander quelle a pu être l’utilité de telle ou telle définition ? Dans quelles circonstances ou dans quel cadre argumentatif celle-ci a-t-elle pu servir ? Ou encore si certaines d’entre elles trouvent des parallèles dans des textes scientifiques ou dans des traités mathématiques ultérieurs ?

Ces quelques considérations n’entament en rien la qualité du travail d’A. Ghiglione, lequel propose une contribution majeure à la sinologie et à l’étude de la pensée chinoise ancienne dans le monde francophone. Cette traduction intégrale d’un corpus encore trop peu étudié en dehors des cercles spécialisés signe une étape importante pour les études moïstes, ainsi que pour la connaissance de la pensée chinoise ancienne en général. En dehors des quelques éléments que nous avons voulu souligner ici et au-delà des questions que ne manque pas de soulever toute entreprise de traduction, cette version du Mozi est, sans conteste, un accomplissement.