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Introduction

La profession retenue pour servir d’application à notre raisonnement est celle d’éducateur spécialisé parce que ces professionnels analysent des situations et posent des actes qui ne relèvent pas exclusivement d’un rapport comptable, alors que le contrôle qui leur est de plus en plus imposé tend à ne réduire leur métier qu’à cette seule visibilité. En effet, depuis une dizaine d’années, de nouveaux textes législatifs régissent l’action sociale et conduisent à mettre en place des procédures d’intervention et d’évaluation de l’ensemble du travail social. Cependant, les principaux intéressés, au-delà des mécanismes de défense activés par le réductionnisme du contrôle, invoquent un déficit de validité des critères dont les indicateurs sont exclusivement quantitatifs. Ils ne sont retenus que pour leur apparente « objectivité », alors que leur extraction de tout contexte caricature et réduit ce (et ceux) qu’ils sont censés décrire. Ils rendent mal compte de la réalité des pratiques professionnelles et de leurs effets sur le terrain, car ce n’est que dans la prise en compte de leur complexité qu’ils prendraient sens. Que signifie un nombre de visites effectuées à domicile sans le croiser avec le temps des visites ? Que signifie ce temps sans un croisement avec les actions menées, etc. ?

Les éducateurs spécialisés en assistance éducative en milieu ouvert (AEMO), que nous présentons plus loin, estiment qu’il est difficile de réduire leurs actions éducatives quotidiennes à des indicateurs quantitatifs parce qu’elles sont de nature fort diverse et toujours très liées au contexte. Elles n’ont de sens que dans la singularité de la relation établie, elle-même polymorphe et fluctuante.

Notre recherche tente d’apporter un éclairage sur les pratiques de ces travailleurs sociaux dont la mission est, sous certains aspects, très précisément cadrée par la législation et, sous d’autres, tout à fait liée à la personne de l’éducateur, dont la subjectivité d’analyse et d’influence fait partie du métier.

Les éducateurs spécialisés en AEMO interviennent au domicile des familles dont l’enfant a été signalé en danger selon l’article 375 du Code civil français[1]. Leur mission est de faire diminuer, voire cesser ce danger. Le cas échéant, ils peuvent proposer le placement de l’enfant lorsqu’ils estiment que cette solution est la plus propice à sa protection. Quelles que soient leurs propositions, ils doivent produire un rapport de fin d’intervention en fin de mission (de 6 à 12 mois renouvelables). Cet écrit est destiné au juge des enfants, qui l’utilisera pour prendre sa décision à la suite d’une audience contradictoire avec la famille.

Pour des raisons éthiques évidentes, le travail des éducateurs ne peut pas être observé directement. Nous avons donc opté pour l’étude de leurs rapports de fin d’intervention. Il nous a semblé que leur investissement dans cette production permettrait de déceler des manières de concevoir leur métier.

Problématique

L’ouvrage Évaluation et développement professionnel (Jorro, 2007) explique que la difficulté à différencier l’évaluation de l’activité professionnelle elle-même relève d’une confusion développée par les professionnels quant aux intentions des évaluateurs soupçonnés de vouloir les « redresser » en s’appuyant sur un répertoire de « bonnes pratiques ». Par ailleurs, Abernot (1998) établit que l’amélioration escomptée d’une évaluation dépend de la précision de sa fonction, souvent mal définie ou mal explicitée, donc sujette à suspicion (justifiée ou non). Il s’ensuit une faible participation, voire, en cas d’obligation, des biais, des dissimulations et des effets contreproductifs.

Les corps de métier sont tous sujets à des évaluations plus ou moins institutionnalisées dans l’enseignement, par exemple les inspecteurs, mais aussi (et sur d’autres critères) les directeurs d’établissement, les collègues, les familles et les élèves. Dans toutes les organisations, l’entretien annuel d’évaluation joue plusieurs rôles, dont le moindre n’est pas la réification de la hiérarchie. Dans d’autres domaines, le professionnel est en quelque sorte évalué par sa clientèle ou rétribué en fonction de son attractivité (comme les acteurs). Il semble que le salaire soit inversement corrélé à l’interchangeabilité qu’à la peine ou au risque.

Ces quelques cas ne permettent pas la mise au jour exhaustive des versants pris en compte dans les évaluations des actifs, mais suggèrent une grande diversité interprofessionnelle et intraprofessionnelle. Cette diversité milite, d’une part, pour une certaine modestie dans la tentative de rendre compte de l’activité (mais aussi des effets de la présence) d’un professionnel et, d’autre part, pour la recherche de modèles moins simplistes.

Toute mesure suppose la définition d’une unité. Donc, même en se bornant à un rapport d’activité comptable sur des critères jugés valides par un conseil d’experts, leurs indicateurs devraient encore faire l’objet de définitions opérationnelles : compter les actions (qu’est-ce qu’une action ?) ; compter les visites (qu’appelle-t-on visite ?) ; compter les heures (passées à faire quoi ?) ; etc.

Énumérer des difficultés pourrait donner l’illusion d’une proposition qui les pallierait toutes. Il n’en sera évidemment pas ainsi. L’utilisation d’une méthode mixte inspirée de travaux du type de ceux de Clarck et Creswell (2008), qui allie analyse qualitative et outil statistique et qui permet d’accéder à un certain niveau de complexité, nous inscrit dans une posture épistémologique non dogmatique.

Investigation de terrain

Enquête exploratoire

Dans un premier temps, nous avons jugé nécessaire de recueillir puis d’analyser une dizaine de rapports de fin d’intervention en AEMO rédigés par des éducateurs spécialisés en espérant y trouver, sinon un descriptif des pratiques d’intervention, au moins des indices révélateurs de celles-ci. En fait, il s’avère que les écrits consultés ne relatent presque rien des pratiques d’intervention. Il s’agit surtout de recueils « d’observations ». Les travailleurs sociaux décrivent ce qu’ils ont vu, entendu, perçu, ressenti et compris de la situation familiale tout au long de leur intervention. Plutôt que de décrire leurs pratiques, ils établissent des faits et en donnent une interprétation. Rousseau (2007) établit le même constat sur plus de 3 000 rapports. Il conclut sur « l’invisibilité des pratiques » dans les écrits professionnels.

Dans un second temps, nous avons mené six entretiens semi-directifs auprès d’éducateurs spécialisés afin qu’ils s’expriment sur le processus d’écriture qui préside à l’élaboration du rapport final en AEMO. Pour ce travail, nous nous sommes inspirés des entretiens d’explicitation de Vermersch (1994), qui visent une description aussi fine que possible d’une activité professionnelle passée et qui tentent d’accéder à des dimensions du vécu de l’action qui ne sont pas immédiatement présentes à la conscience de la personne. Le but de ces entretiens est de s’informer à la fois de ce qui s’est réellement passé, mais aussi des connaissances implicites inscrites dans les actions. De ces six entretiens, après une analyse de contenu thématique (Bardin, 1977), nous avons mis en évidence quatre types d’éléments fondateurs des propos des travailleurs sociaux et sur lesquels ils s’appuient au cours de leur processus d’écriture. Ils font systématiquement référence à : la loi (L), l’enfant (E), la famille (F) et eux-mêmes, que nous appellerons leur subjectivité (S). Ainsi, en écrivant leur rapport, les éducateurs semblent convoquer quatre destinataires réels ou symboliques et se mettent prioritairement au service de l’un d’eux ou tentent un équilibre périlleux (Manier, 2009).

Voici par exemple les types de questions que les éducateurs se posent. Elles sont issues des interviews et nous les avons réécrites en les regroupant quant à leur sens :

  • Pour la loi :

    • Que dire au juge pour qu’il saisisse le sens de cette situation ?

    • Est-ce que je respecte les attendus du mandat en rendant compte de cet événement ?

  • Pour l’enfant :

    • Est-ce qu’en parlant de cela, je dessers les intérêts de l’enfant ; est-ce que je risque de le mettre encore plus en danger ?

  • Pour la famille :

    • Évoquer cet aspect intime de la relation du couple parental, est-ce indispensable pour la compréhension de la situation ?

    • L’équilibre de la famille souffrirait-il d’une séparation d’avec cet enfant ?

  • Pour le rapport à soi-même (subjectivité) :

    • Vais-je assumer d’écrire ceci ?

    • Suis-je honnête avec moi-même en écrivant cela ?

    • Est-il possible pour moi de ne pas révéler cet aspect de la situation ?

Tous les travailleurs sociaux invoquent ces références latentes, mais pas tous dans les mêmes proportions ni au service de la même rhétorique (Manier, 2009). L’acte d’écriture impose un engagement personnel qui, dans le rapport, révèle l’éducateur derrière le rédacteur. Dès lors, c’est cette mise en tension des éléments référentiels du rapport qui constitue notre principal questionnement, car nous proposons que l’évaluation du professionnel s’appuie sur les valeurs qu’il tente de servir en commençant par déterminer celles auxquelles il se réfère prioritairement.

Méthodologie de recherche

L’outil retenu est un questionnaire à choix forcé par paires (David, 1988). Il s’agit de propositions issues de notre corpus d’enquête exploratoire mettant au jour les quatre référents principaux autour desquels les auteurs construisent leur rapport, à savoir la loi, la famille, l’enfant et leur propre subjectivité.

Le choix par paires issu de l’enquête ouverte présente l’avantage de garder exactement les propos tenus par les professionnels. Leur croisement deux à deux affine les préférences des répondants sans laisser apparaître les catégories afin d’éviter des réponses orientées par la compréhension des objectifs réels de la recherche. Nous nous sommes inspirés du principe du test des valeurs interpersonnelles de Gordon (1951) destiné à évaluer le système de valeurs d’un individu. Nous avons précisément repris la procédure décrite par Astié (1970).

Le questionnaire et le traitement des réponses doivent donc permettre de faire ressortir les points communs et les différences entre éducateurs, caractérisés par l’usage des quatre référents convoqués dans leurs écrits. Les items sont constitués de deux phrases issues d’une des deux catégories de référents parmi les quatre mises au jour (loi, famille, enfant et subjectivité). Pour ce faire, les phrases retenues sont les plus représentatives de leur catégorie, ce que nous déterminons par leur forte récurrence parmi les phrases porteuses du même sens dans les interviews préliminaires. Les ambigüités d’appartenance ont été évitées de manière à ce qu’aucune phrase ne puisse référer à deux catégories. Par ailleurs, ont été évitées :

  • les phrases trop fortes dans le sens d’une connotation trop négative ;

  • les phrases trop fortes dans le sens d’une connotation trop positive ;

  • les phrases trop complexes présentant plusieurs options ou nécessitant des explications.

Le tableau 1 montre comment les catégories ont été opposées deux à deux par l’intermédiaire des phrases qui leur correspondent. Avec cinq phrases par catégorie, nous aurions pu constituer 150 couples (75 + 50 + 25) et, en les inversant, 300. Or, un questionnaire de cette ampleur n’aurait été renseigné par personne, malgré son indéniable intérêt docimologique. Chacune des 20 phrases est opposée à trois autres phrases appartenant chacune aux trois autres catégories (p. ex., pour S, S1/E1, S1/L1, S1/F1). Les 20 phrases sont donc toutes mobilisées dans 30 couples opposant les catégories deux à deux dans cinq couples différents.

Tableau 1

Matrice de couplage des phrases représentatives des valeurs S, E, L et F

Matrice de couplage des phrases représentatives des valeurs S, E, L et F

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Pour qu’une catégorie ne soit pas systématiquement en tête de couple, nous l’avons placée en second deux fois sur cinq (repérable dans les colonnes 4 et 5). L’ordre ainsi constitué est distribué à un tiers des services joints ; il est strictement inversé pour un deuxième tiers. Un troisième tiers des services reçoit un questionnaire constitué pour la moitié des couples de la première version et pour la moitié de la seconde version.

Le questionnaire

La figure 1 présente un fragment du questionnaire tel qu’il a été proposé à notre échantillon de travailleurs sociaux. Nous avons diffusé le questionnaire auprès de 12 services qui pratiquent l’intervention en AEMO. Les services ont été choisis de manière aléatoire et sont répartis dans toute la France. Ceux qui ont répondu appartiennent à sept départements différents : Bouches-du-Rhône (13), Cher (18), Indre (36), Loir-et-Cher (41), Loiret (45), Tarn (81) et Var (83). Nous avons retenu toutes les réponses à sept exceptions près, à savoir des questionnaires incomplets. Au total, nous traitons donc 74 questionnaires. Le biais classique des enquêtes ne pouvant retenir que des réponses renvoyées par des volontaires n’est pas absent, mais il est atténué par l’effectif de l’échantillon assez conséquent et par l’anonymat des répondants.

Figure 1

Fragments du questionnaire

Fragments du questionnaire

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Premiers résultats

Diffusion du questionnaire

La plupart des travailleurs sociaux interrogés ont exprimé en commentaires leur difficulté à choisir une des deux phrases proposées. De notre point de vue, cela rend compte d’une certaine équiprobabilité, mais aussi confirme notre hypothèse en ce qui concerne la difficulté éprouvée en situation par les éducateurs. L’injonction de choix proposée par le questionnaire les a donc bien mis dans l’obligation de se questionner sur ce qu’ils valorisent lorsqu’ils sont en position d’écrire leur rapport. Au regard de ces constatations, nous pouvons penser que la construction du questionnaire est au moins partiellement en adéquation avec le but poursuivi.

Généralités et premiers commentaires

Sur 189 questionnaires diffusés dans sept départements, 74 sont revenus renseignés correctement. Nous dépassons donc à peine le classique tiers de retour attendu dans ce type d’enquête. Les raisons de cette déperdition sont difficiles à établir, mais les remarques notées au moment de la diffusion peuvent nous donner quelques indices :

  • Certains travailleurs sociaux nous ont exprimé leur difficulté à répondre, car ils estimaient qu’il était difficile de choisir entre les phrases. Ils y ont donc passé du temps. Certains se sont sans doute découragés ;

  • Certains répondants nous ont dit qu’ils n’avaient pas du tout aimé remplir ce questionnaire. Nous pouvons donc imaginer que certains ont tout simplement refusé de se prêter au jeu ;

  • D’autres encore nous ont dit qu’ils n’étaient pas du tout intéressés par ce travail, qu’ils n’en comprenaient pas ni le sens, ni l’intérêt pour eux, ni même pour qui que ce soit. Ces personnes nous ont exprimé leur refus ; nous pouvons donc penser qu’elles font partie des « non-retours volontaires » ;

  • Enfin, certains nous ont exprimé leur difficulté à mobiliser les éducateurs, puis à récupérer les questionnaires. Cette déperdition est donc simplement d’ordre pratique, à moins de spéculer sur d’éventuelles difficultés relationnelles ou liées à une ambiance d’équipe.

Recueil des données à partir du questionnaire

Dans un premier temps, nous avons compté le nombre de choix préférentiels par catégorie.

  • Pour S : 467, soit 21,04 % des 2220 possibilités (74 répondants x 30 paires de phrases) ;

  • Pour E : 682, soit 30,72 % ;

  • Pour L : 714, soit 32,16 % ;

  • Pour F : 357, soit 16,08 %.

Ce premier tri à plat confirme nos résultats antérieurs (Manier, 2009). Les thèmes de la loi et de l’enfant sont majoritairement cités, alors que celui de la famille l’est le moins. Le thème de la loi est le plus souvent choisi, toutes phrases confondues, tandis que le thème de l’enfant suit de très près. La subjectivité occupe environ un quart des choix, tandis que la famille est le moins représenté des thèmes.

Mais, au-delà du nombre de choix préférentiels confirmant les résultats établis précédemment, ce sont des types d’éducateurs que nous cherchons à mettre en évidence sur la base des choix effectués dans les 30 couples d’items, censés mettre au jour leurs systèmes de valeurs. Pour ce faire, nous avons utilisé une classification ascendante hiérarchique (CAH) permettant d’établir des profils.

Présentation de l’outil de traitement par CAH

La classification ascendante hiérarchique (CAH ; Lebart, Piron & Morineau, 2006) a pour objectif de classer des individus par rapprochement de moindre dissemblance, par rapport à un ensemble de variables. Le résultat de la CAH se présente sous la forme de dendrogrammes. Les individus les moins éloignés sont regroupés en base de dendrogramme et reliés par un « critère d’agrégation ». Ils constituent un type. En effet, le dendrogramme relie les sujets par moindre dissemblance, mais seul le sens des variables permet de découvrir la caractéristique unificatrice des types.

La CAH utilisée ici est celle de la méthode de Ward. Elle a la particularité de recalculer les indices d’agrégation à chaque étape de la classification.

Dendrogramme par paires de phrases

Le premier dendrogramme (voir Figure 2) fait apparaître les regroupements de paires de phrases repérées numériquement. Un répondant est alors représenté par le nombre de fois où, dans les couples L/F, par exemple, il privilégie L ou F. Un répondant peut avoir privilégié 5 fois L (donc jamais F) ou 4 fois L (donc 1 fois F), etc. jusqu’à jamais L (donc 5 fois F).

En pratiquant de même pour L par rapport à E et à S, puis pour toutes les autres oppositions, un répondant se caractérise par un ordonnancement de valeurs plus précisément que si nous l’avions simplement noté, par exemple, L>E>F>S ou S>E>F>L. Ici, L peut être souvent préféré à E et E à S sans impliquer que L le soit par rapport à S. Le questionnaire à choix forcé par paires tient précisément son intérêt de cette insoumission au syllogisme platonicien dont la transitivité rend compte en mathématique, alors que la psychologie s’en exonère parfois. Nous avons ainsi pu repérer 4 cas sur 74 où la transitivité des thèmes est transgressée (p. ex., pour le sujet no 9, L>S, S>E, mais E>L).

Les 74 répondants sont donc caractérisés par leur choix sur les cinq items qui s’opposent deux à deux. Nous pouvons dès lors procéder à deux tris.

Le premier montre comment, dans une opposition de catégories (L contre S, p. ex.), chaque phrase participe à la préférence globale. Il était par exemple intéressant de comprendre pourquoi une phrase participe ou non à la préférence globale du thème auquel elle appartient, par exemple L contre S.

Quatre phrases L sont très largement gagnantes. Une est perdante. Le thème L l’emporte sur le thème S. Nous voyons précisément par quelles phrases selon les phrases gagnantes (en gras) :

  • (L/S) 1. Quand j’écris, je m’adresse au juge. / Dans l’écrit transparaît ma subjectivité.

  • (L/S) 2. L’écrit est une transmission au juge. / Quand j’écris, je m’adresse à moi-même.

  • (L/S) 3. Quand j’écris, c’est au nom du service, de la mission. / J’écris ce que je pense devoir écrire.

  • (S/L) 4. J’écris et c’est en mon âme et conscience. / Quand j’écris, je fais attention à respecter la trame fixée par le mandat et les attendus.

  • (S/L) 5. J’écris ce que j’ai perçu, ressenti. / Quand j’écris, je réponds à la commande institutionnelle.

Le second tri organise les répondants en types, grâce à une CAH après affinement du codage.

Figure 2

Types de professionnels

Types de professionnels

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Affinement du codage

Dans la cotation par référent, chaque répondant est caractérisé par ses six scores L/F, L/E, L/S, F/E, F/S et E/S. Le score L/F, par exemple, est obtenu en faisant la somme algébrique des préférences dans les cinq items L/F. Si deux phrases gagnent sur F (et trois perdent), le score est de 2 - 3 = -1 pour L/F.

Cependant, le même score peut s’obtenir quelles que soient les deux phrases de L qui gagnent. Nous avons donc affiné la cotation des répondants en attribuant le chiffre « + 1 » lorsque la première phrase gagnait et « -1 » lorsqu’elle perdait. Ainsi, pour les 30 items (couples de phrases), nous savons quelle phrase exacte l’emporte sur l’autre, sans perdre la préférence globale d’un thème sur un autre pour chaque individu.

Les répondants sont représentés dans la figure 2 par un numéro (de 1 à 74) figurant en bas du dendrogramme. Ils s’agrègent en six classes significatives au seuil de dissimilarité de 88.

Mise au jour d’une typologie

Toutes les typologies doivent être utilisées avec précaution, mais elles peuvent rendre service dans la compréhension du travail du professionnel, tout en gardant à l’esprit les risques déontologiques et techniques encourus. Nous y reviendrons dans la discussion finale.

La CAH nous a permis de dégager six types de professionnels. Ils sont regroupés tant par l’ensemble des phrases qui leur sont communes que par celles qu’ils ont systématiquement rejetées. Les types sont donc caractérisés autant par les choix que par les rejets. Nous les présentons ici par ordre décroissant du nombre de professionnels concernés avec une explication succincte du choix du nom, qui sera éclairée plus finement par les analyses qui suivent. Malgré l’imperfection inévitable des étiquettes, elles relèvent à dessein du paradigme de l’éducation spécialisée, pour pouvoir être retravaillées en formation.

Il convient de se remémorer que les quatre référents sont globalement préférés dans les proportions suivantes : L = 32 %, E = 31 %, S = 21 % et F = 16 %.

  • Classe 2 : les Protecteurs institutionnels de l’enfance

    Ce sont 34 % des professionnels qui ont choisi les mêmes 24 phrases : 9 L, 9 E, 3 F et 3 S. Nous les appelons ainsi, car ils se regroupent selon le nombre élevé de leurs choix de phrases concernant les valeurs loi et enfant, alors que les valeurs famille et subjectivité restent faibles.

  • Classe 3 : les Institutionnels éthiques

    Il y a 33 % de répondants avec 23 phrases identiques (10 L, 6 S, 5 E et 2 F) appelés ainsi, car ils se regroupent selon un choix très élevé de la valeur de la loi. La subjectivité, en second choix, devance l’enfant. La famille est peu présente. Cette alliance entre la subjectivité et la loi suppose une mise en tension de ce qui fait véritablement loi pour celui qui écrit et qui choisit.

  • Classe 6 : les Hyperprofessionnels

    Il y a 13 % de répondants avec 23 phrases identiques (8 E, 8 L, 7 F et 1 S) appelés ainsi, car les trois valeurs les plus représentées sont à un score égal aux dépens de la subjectivité, très faible. L’absence de subjectivité passe sans doute pour un gage de professionnalisme, ce dont nous discuterons.

  • Classe 5 : les Pro-famille

    Il y a 11 % de répondants avec 16 phrases identiques (7 E, 6 F, 2 S et 1 L) appelés ainsi, car ils ont le plus gros score sur la valeur de la famille, placée en second après l’enfant, alors que tous les autres profils le placent en dernier avec un score faible, voire nul. L’enfant a une place importante, mais dans la famille ; c’est donc lui qui « fait famille ».

  • Classe 1 : les Indéterminés

    Il y a 5 % de répondants avec 14 phrases identiques (6 S, 3 L, 3 E et 2 F) appelés ainsi, car ils placent la subjectivité en premier, mais ne parviennent pas à se situer sur les autres valeurs. Aucune catégorie ne domine. Les scores sont faibles sur toutes les valeurs.

  • Classe 4 : les Sujets tout-puissants

    Il y a 4 % de répondants avec 21 phrases identiques (11 S, 7 L, 3 E et F 0) appelés ainsi, car le score de la subjectivité est énorme, plus fort que l’ensemble des trois autres valeurs, avec un score assez fort pour la loi. C’est donc leur subjectivité qui semble « faire loi ».

Interprétation sur l’ensemble des données

L’ensemble des individus interrogés se ressemblent tous sur certains points : par exemple, trois phrases sont choisies par les 74 individus interrogés et, pour certains, plusieurs fois. Nous pouvons donc penser que ces affirmations sont très représentatives de l’attitude générale des travailleurs sociaux en situation. Voici ces trois phrases[2] : 

  • J’écris ce qui me paraît important pour le bien-être de l’enfant. (n = 183)

    Si cette phrase dit clairement la prise en compte du « bien-être de l’enfant », elle dit tout aussi clairement l’empreinte subjective du répondant. La portion « ce qui me paraît » dit la place de l’interprétation de l’éducateur : « important ».

  • L’écrit est une transmission au juge. (n = 181)

    Cette phrase est la seule sur l’ensemble des phrases proposées qui peut être interprétée comme un « fait », c’est-à-dire qu’elle n’implique pas le répondant ni ne souffre discussion. Elle est la deuxième phrase la plus choisie sur l’ensemble et choisie par tous. Il est à noter que, malgré son caractère « évident », il y a des répondants qui ne l’ont que peu choisie.

  • Je dis le ressenti de l’enfant. (n = 158)

    Pour cette phrase aussi, l’enfant est largement mis en avant, mais par son ressenti. Ce ressenti est-il clairement dit par l’enfant ? Est-il uniquement perçu de manière subjective par l’intervenant ? Est-il imaginé ?

Ces affirmations ont été très fréquemment retenues contre les autres, car elles forment sans doute des points fondamentaux d’une déontologie d’intervention, comme un socle de la profession. Il serait nécessaire de pousser plus loin nos recherches afin de déterminer dans quelle mesure ces points sont la résultante d’une formation commune des professionnels ou, plus fondamentalement, les principes fondateurs de la profession.

Revenons au but de notre recherche : l’évaluation des professionnels, dont il s’agit de comprendre le système de sens afin de mieux apprécier le travail. Dans cette perspective, la détermination d’un socle commun et de types caractérisés par des orientations différentes est de la plus grande importance. Au vu de ces résultats, il apparaît que les évaluer tous à la même aune constitue une erreur tant épistémologique que professionnelle, invalidant l’évaluation escomptée.

Particularité du référent « subjectivité »

Il est remarquable de constater que les deux profils les plus représentés (« Institutionnels éthiques » à 33 % et « Protecteurs institutionnels de l’enfance » à 34 %) sont ceux pour lesquels la subjectivité est clairement assumée et utilisée comme arbitre des autres référents. Ainsi, les répondants considèrent leur subjectivité comme un outil de travail indispensable et régulateur de leur travail. Les deux types suivants, « Hyperprofessionnels » à 13 % et « Pro-famille » à 11 %, sont remarquables par le fait que la subjectivité joue un rôle d’orientation des décisions : pour le premier dans le sens de la vision institutionnelle de la situation, pour le second dans le sens d’une promotion de la valeur famille. Il est cependant plus difficile de déterminer, dans leur cas, si cette orientation est toujours consciente. Enfin, dans les deux profils les moins représentés, la subjectivité pose, de notre point de vue, un véritable problème. En effet, pour les « Indéterminés », il apparaît que la subjectivité ne leur permet pas un positionnement clair. Elle aurait plutôt tendance à court-circuiter le jugement ; à entraver la décision de proposition à soumettre au juge. Nous imaginons ces travailleurs sociaux en difficulté dans le processus d’écriture, éventuellement révélateur du même problème en situation devant les familles. Pour les « Sujets tout-puissants », au contraire, la subjectivité prend presque toute la place. Que cette attitude soit consciente ou non, elle pose ici la question déontologique d’un professionnel qui fonde son travail uniquement sur ses ressentis personnels, comme s’ils étaient indiscutables.

La subjectivité est donc bien le référent pivot des trois autres référents. Elle est certes l’outil indispensable qui permet d’accéder à une situation non entièrement objectivement descriptible (voire cachée), à un vecteur d’engagement ou à une aide à la décision, mais elle peut tout autant être, pour certains, une entrave, un faux ami, voire le signe d’un manque de professionnalisme, et peut-être même un danger.

Discussion et limites

Nous tenons à rappeler ici que les résultats que nous présentons sont à relativiser sur plusieurs points de vue. Comme dans toute recherche indirecte, les données sont produites par des individus qui ont souhaité participer à ce travail, les non-répondants formant éventuellement une ou plusieurs catégories importantes. Par ailleurs, ces résultats sont dépendants de la manière dont les données ont été obtenues et traitées. À ce stade de notre travail, nous avons parfaitement conscience que le choix des phrases retenues joue un rôle considérable dans les choix émis. Cependant, toutes ont été prononcées par des travailleurs sociaux eux-mêmes au cours d’interviews concernant ce sujet précis, puis testées dans une étude préliminaire.

D’autre part, nous avons supposé que la production d’un rapport engageant le professionnel était porteuse d’indicateurs suffisamment valides pour donner à voir des visions du métier susceptibles de constituer des types de professionnels. Leur accueil lors de conférences dédiées à cette recherche semble confirmer la pertinence des résultats.

Les noms des profils sont sujets à discussion, comme le sont tous les noms de catégories. Nous avons fait le choix de termes qui nous semblent respectueux des individus, tout en conservant un pouvoir évocateur de réalités sensibles pour les professionnels concernés.

Perspectives

Cette recherche s’ouvre sur deux volets : l’un qui propose une méthode d’évaluation des professionnels appuyée sur la détermination de types fondés sur leur vision du métier, l’autre qui prendrait en compte une typologie ainsi constituée comme un élément de formation et un levier d’évolution d’une profession.

Ce type d’évaluation n’a pas pour but de corriger d’éventuels défauts de positionnements, mais peut permettre aux professionnels de prendre conscience de leur posture et vision de la profession ou de les appréhender différemment. Cette connaissance de soi prend tout son sens lorsqu’elle permet de se situer par rapport à d’autres professionnels, ce qui devient possible sur la base d’une typologie.

L’idée n’est pas d’uniformiser les attitudes, ni d’obtenir des clones au fonctionnement identique, mais bien de tendre à un connais-toi toi-même toujours en question, en quête d’une professionnalisation qui tient en même temps du jugement subjectif et de l’exigence institutionnelle. L’évaluation prend ici son premier sens d’apport de valeur en s’appuyant sur le système de l’évalué.

Concernant la subjectivité des travailleurs sociaux que nous avons pris en support de notre recherche, comme dans beaucoup de métiers où celle-ci est impliquée, elle ne doit pas être battue en brèche sous prétexte qu’elle n’est pas évaluable. Au contraire, elle doit être travaillée comme un élément professionnalisant. Les référentiels censés orienter le travail la cadrent souvent de manière regrettable, alors que les éléments non objectivables sont intrinsèques au métier.

Nous proposons donc une formation qui promeuve la subjectivité selon cette définition de Papay (2004) :

La subjectivité doit être réhabilitée dans les formations professionnelles des éducateurs. Parce qu’elle est là tout le temps, qu’elle constitue une donnée essentielle et incontournable pour qui veut comprendre les relations éducatives et parce qu’elle est déniée et mal traitée. Elle peut paradoxalement faire l’objet de surinvestissement, d’exagération, ce qui revient aussi à ne pas lui reconnaître sa nature et sa place dans les relations humaines. Finalement, la subjectivité est avant tout méconnue. Elle se trouve extériorisée des situations dont elle est pourtant constitutive, elle est crainte et désirée exagérément.

Papay, 2004, p. 89

Conclusion

À partir du cas des travailleurs sociaux, nous avons développé un principe d’évaluation susceptible de rendre compte de la vision du métier par les professionnels pour comprendre leur investissement. Nous avons montré qu’il était possible d’instaurer une panoplie d’indicateurs de « bonnes pratiques », sans verser dans l’appréciation synthétique ou manichéenne. En effet, le carcan procédural de plus en plus imposé par les tutelles confond la multiplication des indicateurs avec un tout dont la somme des parties ne rend pas compte.

Dans le cas du travail social, la subjectivité est un élément constitutif de son engagement. Or, le fait de mal savoir l’évaluer n’en invalide pas l’impact. C’est donc, au contraire, à partir d’une prise de conscience et d’un travail continu sur les valeurs évolutives du professionnel qu’il convient de construire les formations et d’évaluer les pratiques.

Cependant, toute évaluation porte un idéal de représentation qui ne saurait être satisfait par la prise en compte d’un seul aspect de son objet. La procédure présentée ci-dessus, fondée sur l’établissement d’une typologie des professionnels à partir d’une classification ascendante hiérarchique, n’échappe pas à cette incomplétude. En revanche, elle tente d’accorder l’évaluation aux valeurs du professionnel, ce qui ouvre des perspectives quant à l’évaluation de nombreuses situations dans lesquelles le travail ne se réduit pas à l’obtention d’un produit normé.