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Introduction

Le Canada accueille un nombre important d’immigrants chaque année pour combler le déficit laissé par une population qui ne se renouvèle plus par elle-même depuis quelques décennies. Il se compare aux pays qui reçoivent les plus grands nombres d’immigrants, tels que les États-Unis ou la Nouvelle-Zélande. Depuis la fin des années 1960, le Québec joue un rôle important dans la sélection de ses immigrants afin de protéger sa spécificité francophone dans un Canada majoritairement anglophone et de choisir des candidats qui répondent, par leur formation, à ses besoins spécifiques en main-d’oeuvre. Parmi les candidats retenus, plusieurs sont des enseignants formés à l’étranger qui peuvent intervenir dans différents ordres d’enseignement. Ils sont surtout en provenance des pays du Maghreb et de l’Europe de l’Est et, dans une moindre mesure, du reste de l’Afrique, de la France et d’Amérique latine[1]. Ils sont ainsi des centaines à s’inscrire chaque année aux 15 crédits exigés par le ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur pour l’obtention du brevet d’enseignement. Ces crédits visent à les familiariser avec l’organisation du système scolaire québécois, à les sensibiliser à la gestion interactive d’un groupe-classe hétérogène, et à leur montrer les choix en matière de didactique et d’évaluation des compétences privilégiés par le curriculum.

Si cette formation d’appoint se veut une sorte de mise à niveau de leurs compétences professionnelles, elle atteint rapidement ses limites en raison de l’écart important entre les normes et valorisations québécoises et celles de leur pays d’origine, en particulier en ce qui concerne l’évaluation des apprentissages des élèves. De fait, la plupart des enseignants migrants sélectionnés par le Québec ont connu un système calqué sur le modèle français, où l’enseignement magistral domine, de même que la sanction des examens pour vérifier la mémorisation des contenus enseignés. La valorisation de l’évaluation au service des apprentissages au Québec et celle de l’adoption d’une variété de modalités évaluatives pour apprécier le développement des compétences les plongent dans une sorte d’« étrangeté culturelle » (Douville, 2002) par rapport à une pratique déjà établie et consolidée par des années de métier. Ainsi, ce n’est pas tant lors de leur courte formation universitaire qu’ils (ré)apprennent à exercer leur métier et à ajuster leur savoir-évaluer aux attentes locales, mais bien lors de l’épreuve du terrain, au coeur des situations de travail.

Misant principalement sur une récente recherche financée par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH) de 2015-2017 ayant examiné leur intégration dans les écoles montréalaises et le rôle joué par les membres de la communauté éducative dans leur socialisation, nous éclairons spécifiquement dans cette contribution les ajustements dans lesquels se sont engagés quatre enseignants migrants au regard de leurs manières d’évaluer les apprentissages des élèves, en mettant en relief les processus sociaux qui y ont contribué. Comme nous le verrons, une partie de leur savoir-évaluer construit dans leur pays d’origine s’est révélée non opératoire en contexte québécois, déclenchant des réactions de la part de leurs nouveaux partenaires professionnels. Ces réactions ont toutefois servi de moteur de changement. Si les enseignants migrants se sont tous ajustés, alignant leurs manières de faire sur ce qui est conçu comme étant acceptable dans les écoles québécoises, leur degré d’adhésion aux normes et valorisations qui y sont véhiculées semble lié aux types de réactions mobilisées par leurs partenaires. Alors que les protestations et rappels à l’ordre ont suscité une adhésion faible, les conseils et la modélisation les ont outillés davantage pour apprendre les manières de faire locales, ce qui a suscité davantage d’adhésion, au point de causer pour certains des changements sur le plan identitaire.

Problématique

Le caractère non opératoire des manières d’évaluer des enseignants migrants

Le domaine de l’évaluation des apprentissages compte sur plusieurs décennies de travaux aux orientations variées. Si certains se centrent sur la mesure et les instruments afférents liés à la fonction de sanction et de sélection de l’évaluation (p. ex., Anxionnaz, 2015 ; Haladyna, 2004 ; Ndinga & Frenette, 2010 ; Tessaro, 2015), d’autres portent sur les régulations au coeur de la fonction formative de l’évaluation, qui vise le soutien aux apprentissages (Allal, 1991 ; Allal & Mottier Lopez, 2005 ; Bell & Cowie, 2001 ; Morrissette, 2013). Avec notamment l’avènement de l’approche par compétences dans plusieurs pays occidentaux et la complexité d’une évaluation cohérente avec ces produits de l’apprentissage, de même que l’influence des conceptions (socio)constructivistes et cognitivistes de l’apprentissage (Legendre, 2001), les travaux se sont diversifiés. De nouvelles manières d’apprécier les apprentissages des élèves ont été proposées, comme l’expose notamment le Handbook of formative assessment dirigé par Andrade et Cizek (2009).

Au Québec spécifiquement, les travaux qui concernent l’évaluation des compétences consistent souvent en des propositions théoriques concernant une évaluation cohérente avec le sens accordé à ces nouveaux objets d’apprentissage dans la rénovation curriculaire amorcée en 2001 et en la production d’instruments susceptibles d’en apprécier le niveau de développement (Durand & Trépanier, 2011 ; Scallon, 2007 ; Tardif, 2006). D’autres rapportent aussi des expériences de développement et de mise à l’essai d’une instrumentation, souvent menées en collaboration avec les enseignants (Meunier, 2008). Quelques chercheurs ont documenté les pratiques d’évaluation des compétences mises en oeuvre par les enseignants, mettant en lumière un ensemble de manières instrumentées qui servent le jugement en cours et en fin de cycle, par exemple différents usages du portfolio (Bélair, 2002 ; Weiss, 2000) ou encore du journal de lecture dans des approches didactiques centrées sur l’apprenant (Hébert, 2011). D’autres se sont centrés sur des stratégies interactives d’évaluation, plus informelles, telles que le questionnement continu pour se donner une idée des problèmes éprouvés par les élèves ou des techniques de déstabilisation visant à susciter la réflexivité comme façon d’intervenir dans une perspective formative (Morrissette & Compaoré, 2013 ; Thibault, 1993). Certains ont étudié les adaptations contextuelles de l’évaluation des compétences par les enseignants selon les caractéristiques de leurs élèves, de leur niveau d’enseignement et de leur contexte de classe, c’est-à-dire régulière, maternelle, éducation physique, etc. (Morrissette & Compaoré, 2014). L’ensemble de ces études met en relief le caractère complexe de l’évaluation des compétences et, en cohérence, les compétences professionnelles des enseignants nécessaires à l’exercice du jugement professionnel qu’elle sollicite (Baribeau, 2009 ; Bélair & Dionne, 2009 ; Lafortune & Allal, 2008 ; Lafortune & Bélanger, 2008) et la variété des savoirs qu’elle mobilise : savoirs stratégiques et théoriques ainsi que savoirs sur le processus de travail, les conditions de la pratique et les relations (Morrissette & Nadeau, 2011). Ce dernier type de savoirs sur les relations est particulièrement névralgique en raison du caractère négocié de l’évaluation des compétences, c’est-à-dire de la prise en compte du point de vue de l’élève, mais aussi de la concertation avec différents partenaires professionnels et même avec les parents d’élèves (Morrissette & Legendre, 2014 ; Morrissette, Mottier Lopez & Tessaro, 2012).

Or, les exigences relatives à l’évaluation des compétences sont en partie inconnues pour les enseignants migrants qui s’insèrent dans les écoles québécoises. Venant principalement du Maghreb et d’Europe de l’Est, plusieurs ont été socialisés à titre d’élèves, puis formés à titre d’enseignants à une évaluation des apprentissages qui ne sert que la fonction de sanction et de sélection sociale, concrétisée dans le cadre d’examens formels à enjeux élevés. Ainsi, mises à part la préparation et la correction des examens, la plupart ne sont pas habitués à reconnaître la légitimité d’autres modalités d’évaluation, encore moins celle des démarches informelles qui se réalisent au coeur des situations d’enseignement-apprentissage. Comme nous l’avons mis en exergue dans une recherche antérieure (Morrissette, Diédhiou & Charara, 2014), ils sont aussi enclins à ne vérifier que la mémorisation des connaissances conformes à des attentes précises, et non leur mobilisation en vue de produire une réponse originale pour manifester un niveau de maîtrise de compétences. Ils adoptent également des pratiques de correction sévères, concevant que le rôle de l’évaluation est d’écarter du système scolaire les élèves non performants. Lorsqu’ils sont familiarisés avec les conceptions et modalités d’évaluation plus pertinentes avec l’approche par compétences, dans le cadre du cours de 3 crédits (45 h) qu’ils doivent suivre pour obtenir leur permis d’enseigner, leur compréhension des changements à opérer demeure relativement théorique, d’autant plus que plusieurs ne se sont pas encore frottés au terrain au Québec. Des échos des milieux professionnel et universitaire amènent au même constat : cette brève formation ne suffit pas à les engager dans un changement de conceptions et de manières de faire, ancrées dans une formation qui sacralise leur expertise en cette matière et souvent dans des années de pratique professionnelle. Devant le besoin de leur offrir une formation plus pertinente et concrète, la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université de Montréal a offert aux enseignants migrants un certificat de qualification en enseignement (CQE) impliquant non seulement les 15 crédits, mais aussi trois stages en milieu professionnel, reconnus comme des équivalents pour la période probatoire exigée aux enseignants qui débutent dans la profession. Cependant, ce programme a fermé en 2013. Par conséquent, ce n’est que lorsqu’ils obtiennent des contrats dans les écoles que les enseignants migrants font face aux exigences des changements à opérer en matière d’évaluation des apprentissages.

Des savoirs pratiques (re)construits au coeur des interactions en situation de travail

Pour documenter ces changements, nous puisons des éclairages théoriques qui empruntent à la sociologie interactionniste des groupes professionnels et à une conception constructiviste de l’apprentissage.

La sociologie des groupes professionnels s’est particulièrement intéressée aux processus d’intégration de nouveaux membres. Les travaux qui s’y rattachent, réalisés dans divers champs professionnels, ont mis en exergue que se former ne consiste pas qu’à assimiler des connaissances et qu’à acquérir des savoir-faire, mais consiste aussi – et surtout – à éprouver la mise en oeuvre du métier à l’aune de situations concrètes, à l’intérieur de cadres organisationnels, au sein de collectifs de travail (Avril, Cartier & Serre, 2010 ; Darmon, 2010 ; Dubar, 2010). En d’autres mots, les nouveaux membres ou ceux qui font l’expérience d’une mobilité d’emploi (ré)apprennent le métier par socialisation sur le terrain, dans les interactions quotidiennes, en s’appropriant des habiletés, des routines, des interprétations, des valeurs et des conventions (Becker, 2006) au fondement des cultures de travail dont la compréhension leur permet de se mouvoir avec compétence dans leur nouvel univers. Cette socialisation se donne particulièrement bien à voir lors de moments de changement que sont les transitions d’un contexte de travail à un autre, comme pour les enseignants migrants qui s’intègrent dans les écoles québécoises. Ces transitions sont propices à ce que leurs nouveaux partenaires de travail considèrent comme des « faux pas », soit des actions qui sont jugées non recevables selon les normes ambiantes reconduites dans les pratiques usuelles.

Le constructivisme repose sur l’hypothèse selon laquelle pour survivre et s’adapter, chacun donne une forme viable à son expérience (Glaserfeld, 1995 ; Pépin, 1994). Ainsi, ce qui n’est pas maîtrisé – révélé par les « faux pas » et les réactions qu’ils suscitent – force un acteur à apprendre. Dit autrement, le moteur de l’apprentissage est l’échec du savoir-faire, ce qui oblige à changer ses façons de concevoir et de se comporter dans un univers particulier ; à transformer ce savoir qui jusque-là avait permis de s’adapter, mais qui ne se révèle plus viable dans un nouveau contexte. La sociologie interactionniste explique bien que cette transformation est une composante négociée du travail constamment en émergence (Baszanger, 1986). Ainsi, la légitimité et la pertinence en contexte du savoir-faire renvoient donc aux conventions qui lient des personnes appartenant à un groupe professionnel, autrement dit à leurs « compréhensions partagées » des normes et valorisations (Becker, 2006).

Ces appuis théoriques amènent à considérer que les dimensions du savoir-évaluer des enseignants migrants qui se révèlent non opératoires dans leur participation à l’activité professionnelle en contexte québécois provoquent des changements de conceptions et de manières de faire. En quoi et comment le savoir-évaluer des enseignants migrants est-il (re)construit au travers de processus de socialisation qui impliquent les autres membres de leur écologie professionnelle ? Comment leurs interactions quotidiennes sont-elles sources d’ajustement de leur savoir-évaluer, compte tenu des normes et valorisations reproduites dans les conventions qui lient ces membres ?

Le dispositif pour éclairer la socialisation professionnelle des enseignants migrants

Quatre enseignants du secondaire (3 du Maghreb, 1 d’Europe de l’Est ; e1, e2, etc.), récemment intégrés aux écoles québécoises, ont participé à une recherche financée par le CRSH en 2015-2017 qui visait à éclairer leur socialisation professionnelle (Morrissette & Demazière, soumis). Ils ont été invités à s’investir volontairement dans une réflexion commune, entre autres au sujet de l’ajustement de leurs pratiques d’évaluation des apprentissages dans leur nouveau contexte de travail. Entre janvier et mai 2016, ils se sont prêtés à un entretien biographique de 1 h 30 ayant pour but de documenter leur trajectoire professionnelle avant leur arrivée au Québec sous l’angle de leur savoir-faire, c’est-à-dire « le savoir que les enseignants explicitent lorsqu’on les place en situation d’effectuer un retour sur leur expérience d’enseignement et sur le sens qu’ils donnent aux situations liées à cette expérience » (Carter, 1990, p. 91). Ils se sont également engagés dans une série de cinq entretiens de groupe (EG) pour comprendre le processus de (re)construction de leur savoir-évaluer. À titre de levier méthodologique, certains des membres de leur écologie professionnelle ont été invités à échanger avec eux à partir du troisième entretien de groupe : deux conseillers pédagogiques (cp), une tutrice de stage (ts), une direction d’établissement (dé) et un parent d’élève (pé). Ces espaces interprétatifs, misant sur l’intersubjectivité, ont permis d’entrer dans la complexité de l’ajustement du savoir-évaluer des enseignants migrants aux normes ambiantes explicitées par les autres participants.

Les verbatim de ces entretiens ont été examinés selon une approche analytique centrée sur la comparaison de cas suggérée par Becker (2013) pour faire émerger de nouvelles dimensions analytiques permettant d’appréhender les éléments de convergence et de divergence entre leurs conceptions et manières de faire antérieures et celles en recomposition dans leurs expériences au Québec. Aussi, les verbatim ont été examinés sous l’angle des interactions pour saisir comment le savoir-évaluer des enseignants migrants est reconstruit au travers de processus de socialisation qui impliquent les autres membres de leur écologie professionnelle. Les objets de socialisation au regard de l’évaluation des apprentissages ont été repérés dans les pratiques discursives, qui témoignent des chocs et des étonnements vécus par les enseignants migrants, tels des indices de ce qu’ils ont dû apprendre pour inscrire leurs manières de faire dans les normes et valorisations locales afin qu’elles deviennent opératoires dans les écoles québécoises.

Quelques résultats sur les ajustements du savoir-évaluer

En décrochant leurs premiers contrats dans les écoles au Québec, les enseignants migrants ont plus ou moins reproduit les manières d’évaluer les apprentissages qu’ils adoptaient dans leur pays d’origine, car elles fonctionnaient au sens pragmatique du terme, c’est-à-dire qu’elles étaient légitimes et pertinentes selon les conventions plus ou moins tacites qui les liaient aux autres membres de leur écologie professionnelle.

Dans un premier temps, nous présentons ces manières de faire, car leur explicitation permet de mieux saisir la nécessité de leur ajustement en contexte québécois. Dans un second temps, nous exposons en quoi et comment les manières d’évaluer reproduites par les enseignants migrants dans leur nouveau contexte de travail se sont révélées non opératoires, suscitant différents types de réactions qui sont devenues le moteur du processus de (re)construction de leur savoir-évaluer. Suivant l’une des ficelles de Becker (1963, 1965), qui s’est intéressé depuis le début de sa carrière aux rapports entre des outsiders et un groupe majoritaire, nous mettrons en relief et en concomitance les normes et valorisations véhiculées dans les écoles québécoises mises en lumière dans le cadre d’une autre contribution (Morrissette & Demazière, à paraitre), car les ajustements n’ont de sens que par rapport à elles.

Le savoir-évaluer opératoire dans le pays d’origine des enseignants migrants

En raison des pays d’où ils proviennent, les enseignants migrants connaissent quasi uniquement la fonction de sanction et de sélection sociale de l’évaluation des apprentissages. Leur enseignement magistral est donc ponctué d’examens et de contrôles permettant de classer les élèves et, conséquemment, d’exclure rapidement du système de scolarisation ceux qui sont jugés non performants.

Chez nous [en Algérie], il y a échec et réussite ; il y a sanction avec les notes. Ça signifie que tu seras en échec. Donc, cet élève-là, il va m’éviter des troubles dans la classe parce qu’il y a un échec automatiquement et il se met ainsi parmi les perdants. Il est perdant dans la classe ; il ne va pas déranger.

Q.

Il n’a pas de pouvoir parce qu’il est en échec ?

Il n’a pas de pouvoir. Au contraire, il est perdant au sens propre du mot. Il est en échec et perdant. […] Il est exclu ; il peut être exclu au courant de l’année.

EG4 e2 606-612

Cet extrait met aussi en relief que l’évaluation des apprentissages est bien souvent au service de la gestion de classe de ces enseignants : elle permettait d’exercer de la pression sur les élèves pour obtenir l’écoute et le silence (régulation des conduites), de même que l’investissement dans les devoirs et leçons.

Les enseignants migrants rapportent également qu’il était coutume de rendre compte du classement des élèves à haute voix ou en ordonnant les copies selon les scores obtenus pour les « inciter » à s’investir dans l’étude. Il appert également que les enseignants migrants avaient bonne réputation s’ils préparaient des examens difficiles : « Je valorise les enseignants qui me donnent vraiment un examen difficile à faire dans toutes les matières ; et pour moi, c’est ça, le bon professeur » (EG4 e3 636-638). Ils avaient aussi bonne réputation si leurs élèves performaient bien aux concours nationaux ; ils en recevaient une reconnaissance importante en matière de visibilité, s’attirant respect et privilèges, dont celui d’être mandatés pour enseigner certains contenus à leurs pairs : « Tu gagnes un titre officieux ; c’est une sorte de privilège. [...] Les enseignants qui ont ce statut-là sont en haut de la marche [...] et sont invités par les inspecteurs à faire un semi-séminaire » (EG4 e2 624-625). En outre, ils devenaient sollicités par les parents pour des cours privés, ce qui est intéressant d’un point de vue pécuniaire : « Les parents veulent justement que leur enfant soit dans la classe de cet enseignant ; […] en formant des élites, cet enseignant est sollicité pour des cours particuliers après l’école. Parce que les salaires dans mon pays sont vraiment bas, l’enseignant qui a ce statut-là bénéficie d’une source financière supplémentaire » (EG4 e1 702-706). Enfin, il était important que les enseignants veillent à l’uniformisation des conditions dans lesquelles les élèves étaient placés lors des contrôles. Ces derniers n’avaient droit à aucune ressource et les examens nationaux étaient surveillés par d’autres personnes qu’eux.

Plus précisément, les référents des enseignants migrants pour l’attribution des notes aux examens étaient les attentes de fin d’année, une représentation de la moyenne de classe qui devait être relativement basse (seuls les meilleurs élèves pouvaient réussir) et l’application d’une correction sévère souvent négative (p. ex., 4 points enlevés pour 1 erreur) et s’attachant à peu de critères. Par exemple, même lorsqu’une démarche en résolution de problème était pertinente, si la réponse n’était pas exacte en raison d’une erreur de calcul, presque tous les points étaient retranchés : « S’il n’a pas réussi, c’est zéro. S’il a fait une erreur de calcul, c’est zéro. C’est clair » (EG4 e2 987-992). La situation semblait presque à l’identique en français : un texte comportant plusieurs fautes d’orthographe grammaticale et lexicale pouvait recevoir un zéro, même si le propos était pertinent par rapport à l’intention d’écriture et à l’enchaînement des idées : « Si tout le reste des résultats qu’il produit sont des erreurs, pour moi, je donne zéro [sur la dissertation] » (EG5 e3 918-923).

Des réactions devenant le moteur de l’ajustement du savoir-évaluer des enseignants migrants

Ces conceptions et manières de faire reproduites dans les écoles québécoises ont suscité des réactions diverses de la part des autres membres de leur écologie professionnelle, souvent sous la forme de turbulences permettant de saisir qu’elles ne sont pas reconnues comme étant légitimes dans le cadre des conventions usuelles. Principalement, ce sont les élèves, les parents et la direction d’école qui ont eu des réactions vives d’opposition, notamment en relation avec 1) les enjeux autour des examens et les conditions de leur passation, 2) les manières d’attribuer les notes sur les performances et 3) les manières de rendre compte du classement des élèves. Quant aux pairs enseignants et aux conseillers pédagogiques, leur rôle semble en avoir été davantage un de conseil et de validation.

Les enjeux autour des examens et les conditions de leur passation

Lors de leurs premières expériences en contexte montréalais, les enseignants migrants sont estomaqués par l’indolence apparente des élèves envers les examens et contrôles : « Dans mon pays d’origine [Moldavie], avant l’examen, c’est toujours stressant. On reste concentré, on répète, on révise les cours. Ici, c’est pfft ! J’ai eu un examen préparatoire à l’examen ministériel avec mes élèves de secondaire 5 ; j’étais plus stressée qu’eux ! » (EG4 e1 265-268) D’une part, les enseignants migrants qui mettent de l’avant en classe les enjeux autour des examens et l’importance de s’y préparer semblent d’abord faire face à l’indifférence des élèves, comme si la pression exercée ne produisait pas les effets escomptés. D’autre part, s’ils persistent à faire valoir ces enjeux et à transmettre la pression dont ils font eux-mêmes l’expérience, ils reçoivent assez rapidement des plaintes des parents qui soutiennent que cette approche entraîne une sorte d’anxiété de performance chez leur enfant ou met en place les conditions pour qu’il ne soit pas heureux à l’école. Comme nous l’avons déjà exposé (Morrissette & Demazière, à paraitre), le bien-être des élèves à l’école est une valorisation très importante en contexte québécois ; il renvoie même à une conception de la réussite scolaire opérante, qui sert de compréhension partagée entre tous les acteurs de l’écologie professionnelle des enseignants. Ainsi, si les parents ne trouvent pas l’écoute souhaitée dans le cadre de cette première démarche, ils alertent la direction, qui intervient à son tour, endossant et reproduisant à la fois cette norme. Cette escalade de sanctions amène rapidement les enseignants migrants à moins exercer de pression en relation avec les examens. Ils veulent protéger leur image de soi, en particulier devant leur hiérarchie. Quelques-uns s’y résignent, alors que d’autres finissent par apprécier le climat plus détendu en classe, exempt de pression : « C’est plus facile avec les élèves », relève une enseignante. (EG1 e2 952)

Une autre manière de faire qui se révèle non opératoire par rapport aux examens concerne les conditions de leur passation. Au Québec, selon les principes de l’approche par compétences, les examens ne visent pas qu’à vérifier la mémorisation de connaissances, mais aussi à voir quelles ressources (connaissances, habiletés, stratégies, techniques, attitudes, etc.) sont choisies par l’élève et comment elles sont mobilisées pour répondre efficacement aux tâches proposées. Dans cette perspective, les élèves ont droit à une feuille de notes, au dictionnaire, à une grammaire, bref à un ensemble de ressources pour soutenir la réponse qu’ils apportent à ces tâches. La réaction première des enseignants migrants est l’incrédulité et le refus de permettre ces conditions d’examen outillées :

Les élèves m’ont demandé : « Madame, est-ce qu’on a droit à nos feuilles de notes ? » J’ai répondu : « Non, vous êtes en examen. » Pourquoi auraient-ils droit à des notes ? Puis, ils m’ont dit : « Mais, Madame, c’est justement parce qu’on est en examen. » Je pensais que c’était une plaisanterie. Je leur ai dit : « En examen, vous avez juste votre feuille blanche et vous répondez dessus. » Ils m’ont dit : « Mais ça ne marche pas, là ! » Puis, j’ai entendu des élèves dire : « Elle est folle ! Elle sort d’où, celle-là ? ! » […] Puis, j’ai dit : « Bon, je vais voir. » J’ai consulté mes collègues, qui m’ont dit : « Oui, ils ont droit à une feuille de notes. » Moi, je ne le savais pas. […] J’ai aussi appelé la secrétaire pour savoir ; elle m’a dit qu’il y a bien une feuille de notes.

EG2 e2 2263-2275

Donc, devant les élèves qui se désorganisent en classe et qui les insultent, les enseignants migrants entreprennent des démarches pour valider auprès de leurs pairs et même du personnel de soutien cette réclamation qui leur semble improbable. S’ils finissent par s’aligner sur cette norme, en raison des turbulences en classe suscitées par leur refus d’accorder ces ressources lors des examens, certains y voient tout de même une pratique qui favorise « injustement » la réussite de l’ensemble des élèves. Cette perspective est très différente de ce qu’ils ont appris à valoriser dans la tradition de justice méritocratique dont ils sont issus, où la connaissance est valorisée pour elle-même, et non pour ce qu’elle permet de faire : « Chez nous, on apprend pour apprendre, alors qu’ici on apprend pour faire quelque chose pour un domaine bien spécifique. » (EG4 e2 1657-1667)

Les manières d’attribuer les notes sur les performances

Au Québec, les compétences sont appréciées selon un ensemble de critères prescrits qui concernent la démarche empruntée et la pertinence des ressources mobilisées, ce qui permet aux élèves de voir valorisés certains aspects autres que le seul produit final. En outre, ils ont la possibilité de proposer une réponse personnelle aux tâches qui leur sont présentées pour démontrer leur niveau de maîtrise des compétences ; il y a donc moins une recherche de conformité à des normes précises lors de la correction. Ces critères diversifiés ne sont pas mobilisés d’emblée par les enseignants migrants, car ils ne sont pas reconnus comme légitimes : « Je comprends que la démarche est importante, mais […] 100 %, c’est trop. […] Il faut bosser très fort pour l’avoir ; j’enlève le 0,5 parce qu’il a oublié l’alinéa. […] Même si tout est correct, je trouve quelque chose ; 100 %, c’est la perfection et, pour nous, la perfection, elle n’est pas » (EG5 e3 918-923).

Les conflits que cette conception suscite dans leurs rapports aux élèves les amènent graduellement à s’ouvrir à d’autres manières de faire. Par exemple, en observant leurs collègues ou en profitant des rencontres en équipe-cycle animées par un conseiller pédagogique (cp), ils apprennent l’intérêt d’employer des grilles d’évaluation critériées :

J’ai appris à corriger avec les collègues d’abord ; puis il [cp] pose une question, à savoir : « Quelle serait la note maximale que vous allez donner à cette copie ? » J’ai répondu la première en disant : « 96,5 %. » Il m’a répondu que ce n’est pas la façon d’en rendre compte. […] Je lui ai dit que je ne comprenais pas, et là, il m’a expliqué comment on utilise la grille d’évaluation.

EG3 e2 1690-1697

Donc, la modélisation intervient parfois dans l’ajustement de leur savoir-évaluer, mais reste que, pour certains, cette manière de faire est contraire à ce qui leur semble encore une fois juste :

La grille d’évaluation favorise la réussite de l’élève. On essaie de l’aider, alors que, pour moi, s’il a bien compris, mais que, lorsque je lis la copie, c’est plein de fautes d’orthographe et que la syntaxe est déformée […], pour moi, c’est un échec. Mais, selon la grille, non. Ça peut donner comme 65-70 % facilement.

EG4 e3 972-976

Une autre dimension de l’attribution des notes concerne le jugement : selon les normes locales, les enseignants le modulent selon l’année du cycle dans laquelle ils interviennent et selon le moment de l’année. Ils prennent pour appui un document ministériel intitulé la Progression des apprentissages et défini pour chaque cycle. Ce document précise le niveau de maîtrise attendu pour chaque objet d’apprentissage. D’emblée, se fiant plutôt à leur expérience antérieure, les enseignants migrants attribuent une conception de la copie « parfaite » qui dépasse même les attentes de fin de cycle, ce qui enclenche rapidement une série de protestations de la part des élèves, de leurs parents, mais également de la direction d’école, qui intervient notamment dans le cadre des supervisions pédagogiques qu’elle leur offre :

Quand je parlais tout à l’heure de manque de connaissances du programme et de l’évaluation, c’était ça ; on faisait beaucoup de travail [en supervision pédagogique] sur la Progression des apprentissages. […] Je leur dis : « Vous ferez l’enrichissement une fois que vous aurez fait le programme. Vous devez respecter le contenu ; c’est prescrit. »

EG5 dé 909-914

Ce type de rappel des prescriptions ministérielles par une direction d’école conduit les enseignants migrants à s’aligner sur cette idée d’un jugement progressif et modulé selon différents paramètres. Cela suscite encore une fois une adhésion variable de leur part puisque cette manière de faire ébranle la vision même qu’ils ont de leur métier. Ils ont l’impression de laisser injustement des chances aux élèves, de ne plus pratiquer leur métier avec sérieux et rigueur, de favoriser artificieusement la réussite des élèves. (EG4 983-984 ; EG2 1112-1117)

En toute logique, la question de la moyenne de classe « acceptable » se pose également rapidement : elle est généralement plus élevée que ce que les enseignants migrants ont connu dans leur pays d’origine. Contrairement au système méritocratique qu’ils ont connu, le système éducatif québécois vise à soutenir la progression des élèves pour les maintenir le plus longtemps possible dans le système de scolarisation. Il met à disposition des enseignants un ensemble de ressources humaines et matérielles pour aider les élèves en difficulté (Morrissette & Demazière, à paraitre). Ainsi, les élèves protestent fortement devant les premières notes données par les enseignants migrants, au point où ceux-ci iront consulter leurs pairs enseignants pour comparer leurs moyennes de classe :

Je lui montrais les notes des évaluations et je lui demandais s’il y avait trop d’élèves en échec. Il m’a dit : « S’il y a trop d’élèves en échec, ça ne marche plus. Il faut que tu revoies un peu tes évaluations pour comprendre ce qui pose problème. » […] Au début, j’étais un peu trop sévère et, donc, je dirais que la moitié [était en échec]. Il me disait : « Attention, ça ne marche plus. Revois pourquoi. » […] C’est là que j’ai essayé de m’ajuster pour ne pas avoir de problème.

EG2 e4 134-145

Les enseignants migrants s’ajustent donc rapidement pour calmer le jeu en classe, mais aussi pour éviter que la direction soit alertée. Ils s’alignent donc sur la manière de corriger les productions d’élèves qu’adoptent leurs collègues pour obtenir des moyennes de classe « acceptables ». Ils vont notamment examiner le niveau de difficulté des questions d’examen qui, d’après leurs pairs, sont souvent à la source du problème. En ayant des contrats dans différents établissements, ils apprendront de la même manière, mais aussi par leurs interactions avec les directions, que la moyenne « acceptable » change selon le contexte. Par exemple, un des enseignants migrants s’est fait dire qu’à l’école publique, dans un milieu très défavorisé, une moyenne de 68 % peut être considérée comme acceptable (EG4 e3 276-284).

Les manières de rendre compte du classement des élèves

Au Québec, se servir des résultats de l’évaluation pour humilier les élèves ou pour exercer de la pression sur eux rencontre une forte réprobation sociale, notamment en raison de cette conception importante de la réussite scolaire comme bien-être des élèves, laquelle est au coeur des situations de travail des enseignants. Ainsi, alors qu’ils font leurs premiers pas dans les écoles, les enseignants migrants ordonnent les copies qu’ils remettent aux élèves selon le « mérite », provoquant inévitablement l’entrée en scène des parents, comme le rapporte ici l’un d’eux :

[L’enseignante de ma fille] a remis les notes par ordre de performance. […] [Ma fille] a été l’avant-dernière à recevoir sa copie. Elle est arrivée à la maison complètement démolie. C’est dur, pour un parent, de voir sa fille qui arrive en pleurant. Puis, elle a dit : « Maman, ça n’a pas bien été à l’école parce qu’on m’a remis ma copie et j’ai eu 65 %, puis j’étais l’avant-dernière. »

EG5 pé 960-976

Cette question est si délicate que les parents entreprennent d’autres démarches si l’enseignant ne s’ajuste pas rapidement à cette norme. Par exemple, ils interpellent la direction d’école pour qu’elle intervienne (EG5 pé 870-892) et, s’ils n’obtiennent pas satisfaction, ils recherchent de l’appui d’autres parents pour revendiquer des changements en obtenant audience auprès d’instances administratives (EG5 pé 162-1164). Devant cette escalade possible, les enseignants migrants se conforment.

Discussion

Le rôle des interactions dans le processus de (re)construction du savoir-évaluer des enseignants migrants

Dans le cas d’une mobilité professionnelle, le praticien doit apprendre à redéfinir les situations de travail, à attribuer de nouvelles significations à son expérience, et à mettre en oeuvre des manières de faire compatibles et viables dans le nouveau contexte pour remplacer celles qui ne sont plus opératoires (Balleux & Perez-Roux, 2011). Or, dans le cas des enseignants migrants qui s’intègrent aux écoles québécoises, en raison des différences importantes par rapport aux manières d’évaluer les apprentissages auxquelles ils ont été formés pour la plupart, cette mobilité implique des changements importants et une résolution de conflits de valeurs, comme nous l’avons vu plus tôt (p. ex., entre éducabilité pour tous et méritocratie).

Dans les années 1980, Schön (1983) a proposé une épistémologie de la pratique professionnelle qui a marqué les décennies suivantes de recherche dans différents domaines et qui explique entre autres comment le praticien ajuste son savoir-faire, appelé « répertoire d’actions », au fil des « conversations réflexives » qu’il entretient avec les situations problématiques dont il fait l’expérience. Cette façon de concevoir l’apprentissage dans l’expérience concrète d’une pratique professionnelle s’est révélée féconde, car elle a permis notamment d’éclairer les pratiques des enseignants expérimentés de façon à mieux former les enseignants novices (p. ex., Calderhead & Shorrock, 1997 ; Carter, 1990). Cependant, puisque l’enseignement est un métier relationnel qui s’exerce dans un cadre organisationnel, cette épistémologie est très incomplète pour expliquer la (re)construction du savoir-faire des enseignants. Notre recherche auprès des enseignants migrants pallie cette limite en montrant le caractère interactif du processus de (re)construction de leur répertoire d’actions en matière d’évaluation des apprentissages.

Comme nos résultats le pointent, les interactions jouent un rôle de premier plan dans ce processus. D’une part, à partir des positions qu’ils occupent dans l’écologie professionnelle des enseignants, les élèves, les parents et la direction oeuvrent de manière prépondérante au maintien des normes du « bien enseigner ». En effet, leurs réclamations ou appels de conformité contribuent à la régulation des pratiques enseignantes. Comme nous l’avons vu, ce sont principalement leurs sanctions (désorganisation du groupe-classe, plaintes des parents, rappel des prescriptions de la direction) qui agissent sur le processus de reconstruction du savoir-évaluer des enseignants migrants. Si celles-ci provoquent les effets souhaités en matière d’alignement, le matériau étudié suggère qu’elles n’entraînent pas nécessairement une adhésion pleine et entière aux normes et valorisations. Par exemple, les enseignants migrants ajusteront leur savoir-évaluer pour s’éviter d’autres sanctions, et non parce qu’ils conviennent de l’intérêt d’adopter ces nouvelles conventions. D’autre part, les pairs enseignants et les conseillers pédagogiques jouent aussi un rôle important, mais interviennent différemment, plutôt par des conseils et par la modélisation des manières de faire souhaitées. En fait, ils se font « courtiers » au sens où l’entend Wenger (1998/2009), c’est-à-dire des sortes de médiateurs aux frontières d’une communauté qui facilitent l’appropriation des normes en socialisant des personnes qui se trouvent à l’extérieur ou en périphérie. Le matériau étudié montre que leur travail de traduction s’exerce dans le sens d’aider à réinterpréter le sens accordé au Québec à l’évaluation des apprentissages, qui ne sert pas d’emblée à écarter les élèves moins performants du système de scolarisation (ajustement des moyennes de classe, usage des grilles permettant la prise en compte de différents critères pour valoriser d’autres dimensions du travail des élèves). Il semble que ce genre d’intervention suscite davantage d’adhésion de la part des enseignants migrants aux normes ainsi enseignées ; ils s’en trouvent « outillés » (EG4 e2 905-997) pour accomplir leur travail dans ce nouveau contexte.

Pour les enseignants migrants qui font l’expérience d’interactions les amenant à adhérer davantage aux normes locales et qui connaissent aussi des contextes plus facilitants[2], il semble plus facile d’abandonner les anciens repères pour s’inscrire dans une vision de l’évaluation au service des apprentissages. De fait, ils retirent par exemple une satisfaction de voir les élèves progresser et de constater l’amélioration de leurs rapports, alors qu’ils passent d’un rôle d’agents de sanction à celui d’accompagnateurs au développement et à l’épanouissement des élèves. Ils arrivent à redéfinir les situations de travail : « La signification de l’évaluation n’est pas la même. » (EG4 e4 311) Pour ce faire, ils établissent des comparaisons avec ce qu’ils ont connu antérieurement :

Je regarde comment on corrige [ici]. Finalement, j’ai compris une chose pendant les réunions : c’est que la façon de voir la réponse de l’élève appartient à une autre vision que la nôtre, une autre façon de l’interpréter. Donc, dans la grille, la compréhension vaut 40 %. Imaginez donner 40 % dans un examen de mathématiques où l’élève n’a pas eu la bonne réponse ! En Algérie, on me dirait : « Mais tu te goures, là ! […] Il n’a pas réussi ; c’est zéro ! »

EG4 e2 983-991

Ces enseignants migrants finissent par adhérer pleinement à une évaluation qui ne sert plus seulement au contrôle et à la sanction, mais aussi à l’authenticité des situations évaluatives et à l’importance accordée au Québec au caractère opératoire des compétences enseignées :

Je trouve que l’évaluation ici, c’est extraordinaire. […] La connaissance, elle est très réelle. L’évaluation met l’élève dans une situation qui pourrait être vécue et, donc, ça lui donne de l’importance par rapport à ce qu’il est en train de faire, alors que, dans notre pays, […] mais à quoi ça va lui servir ? Aucune idée !

EG4 e2 1657-1664

Pour ces enseignants, le changement de contexte de travail amorce une véritable « conversion » (Berger & Luckmann, 1986) : ils abandonnent des manières de faire dévaluées au Québec et en intériorisent d’autres qui se révèlent plus opératoires, qui font que les choses se passent « rondement » (Becker, 2006). L’adoption de nouveaux référentiels donnant sens au métier, ils s’investissent dans une autre identité professionnelle qui se réalise, comme nous l’avons vu, dans des négociations complexes avec les autres et avec eux-mêmes (Dubar, 2010) : « Là, je change complètement ; je viens enseigner dans un autre monde qui est différent » (EG4 e2 601-605).

Conclusion

Le dispositif de coanalyse mis en place pour étudier le processus de (re)construction du savoir-évaluer des enseignants migrants permet d’apporter des contributions à différents domaines de connaissances et de nourrir une réflexion sur la formation des enseignants.

Notre choix d’impliquer dans les entretiens de groupe d’autres membres de l’écologie professionnelle des enseignants migrants s’est révélé un levier méthodologique pertinent pour produire une contribution complémentaire aux travaux sur l’intégration professionnelle des enseignants migrants. Jusqu’à présent, ces travaux ne dépassaient pas l’idée de pointer les écarts aux normes et valorisations des sociétés d’accueil, et se centraient sur l’identification des difficultés d’intégration par des entretiens individuels, comme l’ont mis en lumière deux récentes recensions (Morrissette, Diédhiou & Charara, 2014 ; Niyubahwe, Mukamurera & Jutras, 2013). Les ajustements du savoir-évaluer ne relèvent pas d’un processus individuel d’appropriation, comme plusieurs travaux le laissent penser; ils se réalisent dans les dynamiques d’une action collective qui implique plusieurs agents socialisateurs et des processus de négociation divers (Becker, 1964, 2006). Ainsi, notre recherche a montré les processus de (re)construction du savoir-évaluer et mis en lumière le rôle des membres de l’écologie professionnelle des enseignants dans ceux-ci. En outre, l’apport des autres participants lors des entretiens a aidé à rendre explicites certaines compréhensions partagées de la société d’accueil que les enseignants migrants encore en phase d’intégration auraient eu du mal à verbaliser, car elles étaient non décodées. Cependant, force est d’admettre que la présence d’une hiérarchie (direction d’école) et de conseillers pédagogiques associés – à tort – aux inspecteurs connus dans leur pays d’origine qui avaient un pouvoir de sanction important a produit d’emblée un discours convenu. Or, nous avons pu dépasser cet obstacle en mobilisant une méthode des cas : en demandant aux enseignants de rapporter des cas issus de leur pratique, ils se sont ancrés à leur expérience et ont profité de la multiplication des points de vue issus des positions variées occupées par l’ensemble des participants pour s’investir dans une réflexion critique collectivement engagée. À la faveur des échanges avec leurs interlocuteurs « locaux », les enseignants migrants ont recadré, redéfini et réinterprété les cas de pratique, ce qui leur a permis de mieux saisir les conventions et les valeurs subsumées dans les manières d’évaluer admises. Par exemple, ils en sont venus à comprendre leur caractère négocié en saisissant mieux les enjeux des classements d’élèves auxquels les parents sont attentifs, découvrant par là même la proximité entre ces acteurs et l’école au Québec, et donc la nécessité d’en tenir compte dans leurs manières d’évaluer les apprentissages. Également, c’est dans les interactions en situation d’entretien que les enseignants migrants ont pris conscience que certains enjeux liés à la protection de l’image de soi étaient un frein aux changements en matière d’évaluation. Par exemple, ils ont compris qu’au Québec, être un « bon » enseignant ne correspond pas nécessairement à se montrer très sévère lors de la correction des copies d’élèves.

Concernant le domaine de la mesure et de l’évaluation, le dispositif adoptant une perspective socialisante s’est révélé fécond en favorisant l’explicitation des conventions partagées en matière d’évaluation des apprentissages (p. ex., moyenne de groupe « acceptable ») dans les écoles québécoises et en pointant certains processus sociaux et enjeux (p. ex., bien-être des élèves) qui montrent comment se maintiennent ces conventions au sein de l’écologie professionnelle des enseignants. La mise en relief du caractère négocié des manières d’évaluer les apprentissages nous amène ainsi à dépasser le simple constat des écarts aux prescriptions pour une meilleure compréhension des pratiques de terrain. Cette nouvelle compréhension pourrait être réinvestie dans la formation des enseignants. Au-delà des prescriptions et de l’instrumentation qui sont enseignées et nécessaires, il conviendrait de former les novices ou les enseignants migrants aux exigences de l’écologie professionnelle des enseignants en matière d’évaluation des apprentissages, particulièrement à celles qui concernent les élèves et leurs parents.

Enfin, nos conclusions mettent en exergue les limites d’une courte formation d’appoint de 15 crédits, soulevant l’importance de l’action des agents socialisateurs dans le milieu professionnel et de leurs manières d’intervenir pour favoriser l’intégration des enseignants migrants aux écoles québécoises afin de susciter leur adhésion aux normes et valorisations locales.