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L’entrée de l’enfant dans le monde préscolaire, aussi nommé l’école première ou la classe de maternelle, constitue une étape charnière de sa vie, tant à l’école qu’en société. Bien que, d’emblée, les différents intervenants soient soucieux de favoriser l’adaptation de l’enfant et de diminuer les inégalités sociales, il n’est pas simple de s’entendre sur les moyens requis pour y parvenir. Nombre de questions demeurent concernant ce que devraient être le monde préscolaire pour l’enfant ainsi que les choix idéaux pour le préparer à l’école et à la vie.

Publié en 2016 et dirigé par Veuthey, Marcoux et Grange, l’ouvrage L’école première en question : analyses et réflexions à partir des pratiques d’évaluation contribue à enrichir cette réflexion sur la mission de l’école première en offrant aux lecteurs un regard sur quatre systèmes éducatifs provenant d’autant de pays d’Europe. L’ouvrage est ainsi divisé en quatre parties, qui correspondent à chacun de ces pays sur lesquels la réflexion de l’entrée de l’enfant à l’école est portée : la Belgique francophone, la France, l’Italie et la Suisse romande. Parmi les réflexions soulevées, les différents experts remettent en question la pertinence d’abaisser l’âge de la scolarité obligatoire, les apprentissages fondamentaux nécessaires à la réussite, les modes d’enseignement les plus pertinents et, bien entendu, l’évaluation à l’éducation préscolaire (c.-à-d. les outils et les buts). Par les neuf chapitres de l’ouvrage, le lecteur parcourt les écrits de divers experts, ce qui lui permet d’entamer ou de poursuivre une réflexion sur les tensions et sur les enjeux actuels de cette école première.

Première partie

Dans la première partie, les auteurs des chapitres 1 et 2 dressent un portrait du système scolaire français, qui offre aux enfants le cours préparatoire (CP). Ce dernier, constitué de trois années d’école maternelle non obligatoires, est fréquenté par la majorité des enfants.

Le premier chapitre, L’évaluation à/de l’école maternelle en France, présenté par Garnier et Blanchouin, porte sur l’évaluation dans un processus de scolarisation, avec pour toile de fond l’historique de l’école maternelle en France depuis les années 1970. Les auteures définissent en quoi consiste la scolarisation en précisant l’enjeu principal de celle-ci : réduire les inégalités. En effet, elles mentionnent que l’école maternelle y représente un « levier de démocratisation de l’enseignement » qui permettrait à la fois de prendre part à la réussite scolaire ultérieure, tout en diminuant les inégalités sociales. Ces attentes envers l’école maternelle mèneront progressivement les intervenants à modifier les outils servant à l’évaluation des enfants, de manière à mettre davantage l’accent sur les connaissances et les compétences acquises, plutôt que sur le bien-être et le développement global, qui semblent, à présent, relégués au second plan. Les auteures rapportent également le point de vue des parents sur l’évaluation de leur enfant durant le cours préparatoire (CP), qui, rappelons-le, accueille les enfants dès 3 ans. Ceux-ci se montrent étonnés du caractère « scolaire » de l’école maternelle et s’inquiètent des répercussions d’une évaluation hâtive sur le cheminement scolaire ultérieur de leur enfant. Alors que l’école maternelle devrait servir de moment de transition entre la maison et l’école, elle devient plutôt « une petite école en elle-même », qui risque de catégoriser trop rapidement les enfants.

Au chapitre 2, L’évaluation dans les écoles maternelles françaises : quelles cohérences pour quels effets ?, Joigneaux s’attarde aux nouveaux programmes de l’école maternelle en place depuis 2015. Ceux-ci encouragent un retour aux sources concernant les fondements de l’école première, à savoir la valorisation de l’enfant et de son développement par les jeux et par les activités artistiques ou physiques. L’auteur fait état des deux modèles d’évaluation qui y sont présents. D’un côté, un modèle scolaire au sein duquel ne prévaudrait que le « résultat obtenu » à des fins de prédiction et de sélection. De l’autre, un modèle plus « positif car davantage soucieux du cheminement de l’enfant et des progrès qu’il réalise » (p. 41). Il s’interroge ensuite sur un lien éventuel entre cette position contraire et la double mission de l’école française, qui veut préparer les enfants aux apprentissages futurs, tout en respectant leur développement personnel. Il tente d’apporter des éléments de réponses à cette question en procédant à l’analyse de livrets scolaires remplis par les enseignants. Les constats soulevés démontrent que les aspects scolaire et développemental sont tous deux présents, mais que les intervenants gagneraient à insister davantage sur la progression de l’enfant, plutôt que simplement sur le résultat final qu’il obtient. Ainsi, parmi les livrets observés, seulement le tiers correspond aux visées développementales encouragées. L’auteur conclut le chapitre en soulignant le manque de formation des enseignants pour procéder à ce type d’évaluation de même que les limites du livret, qui ne permet que difficilement la mesure dans une approche développementale.

Deuxième partie

La deuxième partie de l’ouvrage, qui comprend les chapitres 3, 4 et 5, traite des pratiques évaluatives en Suisse romande, où la scolarité est désormais obligatoire à partir de 4 ans.

Au chapitre 3, Meyer s’attarde à l’école première, qui accueille les enfants de 4 à 6 ans. Grâce à l’analyse de textes-cadres aux paliers national, régional ou cantonal, l’auteure insiste sur les changements dans les modèles pédagogiques et dans les outils d’évaluation des apprentissages depuis 2009. Les résultats de ses lectures laissent sous-entendre une distance entre les prescriptions des textes officiels et les pratiques évaluatives dans les classes de maternelle. Elle souligne également une tension présente principalement dans les dernières orientations, qui introduisent l’évaluation au coeur des pratiques pédagogiques et qui nécessitent la mise en place d’outils d’évaluation adaptés. La dernière partie du chapitre présente d’ailleurs les pratiques évaluatives déclarées d’enseignants et conclut en évoquant les risques d’une primarisation de l’école maternelle. L’auteure encourage plutôt les intervenants à rechercher un équilibre entre l’acquisition de connaissances et de compétences disciplinaires, et une approche misant sur le développement global de l’enfant.

Au chapitre 4, les auteures, Clerc-Georgy et Truffer Moreau, s’interrogent également sur les pratiques d’évaluation des enseignants en tentant de les relier aux apprentissages fondamentaux prescrits par le Plan d’études romand. Encore une fois, un décalage semble présent entre les évaluations des enfants, centrées sur des objectifs pointus et observables, et la représentation d’un enfant préparé adéquatement pour le reste de sa vie scolaire par les enseignants. Les auteures remettent aussi en question plusieurs pratiques telles que le recours aux fiches d’activité, le format des outils d’évaluation ou encore la nécessité d’une évaluation à visée certificative dès l’école maternelle. Or, le fait que les outils d’évaluation disponibles cumulent diverses fonctions parfois éloignées et difficilement conciliables s’avère problématique. En conclusion, les auteures suggèrent quelques propositions afin de mettre en place une évaluation qui tienne compte de la progression des enfants, tout en étant au coeur des situations d’apprentissage vécues en classe.

Dans le chapitre 5, Veuthey et Marcoux poussent plus loin la réflexion entamée sur les pratiques d’évaluation en Suisse en remettant en question la nécessité d’une scolarité obligatoire à 4 ans, les contenus et fonctions de l’évaluation à cet âge de même que les effets de ce changement récent. Les auteurs soulèvent notamment des changements concernant l’usage du dossier d’évaluation, qui est maintenant utilisé entre autres comme un outil récoltant des traces des apprentissages disciplinaires en laissant pour compte les dimensions plus transversales, qui sont toutefois tout aussi importantes pour la préparation à l’école. Ils se questionnent aussi à propos des enjeux de ce changement concernant l’évaluation, au regard de la volonté affirmée de réduire les inégalités scolaires. En effet, malgré le fait que la scolarisation précoce soit considérée par les autorités scolaires comme un moyen de contrer ces inégalités, les auteurs s’interrogent sur la nécessité d’un accroissement de la place accordée aux dimensions sommatives et certificatives de l’évaluation à l’école maternelle.

Troisième partie

La troisième partie de l’ouvrage, qui inclut les chapitres 6 et 7, aborde l’école première en Belgique francophone. Très proche du système français, le système éducatif belge offre trois années d’école première facultatives, bien qu’elles soient fréquentées par la majorité des enfants.

Le chapitre 6 porte sur l’historique de l’école maternelle en Belgique francophone. L’auteur, Sébastien Schetgen, tente de faire comprendre comment celle-ci est passée progressivement d’une approche développementale à une approche plus scolarisante. L’éclairage proposé ouvre la voie à une compréhension plus fine des pratiques d’enseignement et d’évaluation qui ont cours aujourd’hui, et donne l’occasion de réfléchir aux enjeux et défis qui en découlent.

Par la lecture du chapitre 7, le lecteur comprendra davantage certaines pratiques d’évaluation à l’école maternelle en Belgique francophone et leurs effets sur le cheminement des enfants. Pour ce faire, les auteures Bouko et Van Lint font état des constats découlant de deux années de recherche portant sur le redoublement des enfants qui fréquentent la maternelle 5 ans (c.-à-d. un enfant sur 25, soit environ un enfant par classe). Ainsi, bien qu’il n’y ait aucune évaluation des apprentissages formels, nombre d’enfants sont maintenus à la même année d’études. La réflexion proposée par les auteures démontre notamment que les conséquences d’un maintien semblent interprétées de façon distincte : les chercheurs trouvent cela inefficace, alors que ce n’est pas le cas des enseignants. Les auteures présentent, d’une part, les représentations des enseignants à propos des « indicateurs de maintien » utilisés pour permettre à un enfant ou non de passer en classe supérieure. D’autre part, elles décrivent les résultats d’une recherche-action visant à modifier le regard des enseignants sur l’évaluation. Les conclusions précisent l’intérêt de la mise en place, avec les enseignants, d’une démarche réflexive en vue d’adopter une visée de l’évaluation centrée sur les apprentissages disciplinaires fondamentaux et ainsi de diminuer le maintien.

Quatrième partie

La quatrième et dernière partie du livre aborde la question de l’évaluation à l’école maternelle en Italie, qui possède une structure de scolarité se rapprochant de celle de la Belgique et de la France, dont il a été question précédemment. Encore une fois, l’école première n’est pas obligatoire, mais la majorité des enfants de 3 à 6 ans la fréquentent.

Au chapitre 8, Calidoni s’intéresse à l’histoire de l’école maternelle en Italie. Son analyse démontre, comme ce fut le cas dans certains des chapitres précédents, une tension entre une représentation de l’évaluation plutôt formative et une évaluation formée d’outils misant davantage sur des listes de validation nationales, sans cesse plus précises et pointues concernant les attentes et apprentissages que les enfants doivent atteindre. L’auteur s’interroge sur les répercussions de cette tension sur les pratiques éducatives, notamment en ce qui concerne une éventuelle banalisation des processus d’évaluation. Ses conclusions proposent une réflexion pour soutenir la modification du regard porté sur l’évaluation en classe de maternelle, de façon à l’axer sur l’évolution du développement de l’enfant plutôt que sur ses performances.

Le dernier chapitre du livre s’attarde à l’évaluation et au développement professionnel des enseignants pour l’évaluation à l’école première. L’auteure, Grange, propose une analyse des besoins des enseignants en soutien à l’évaluation pour l’école maternelle, le tout dans une structure de recherche participative. Ses écrits mènent à l’identification, encore une fois, de diverses tensions de l’évaluation en classe de maternelle, notamment : l’évaluation diffuse ou intégrée, l’observation spontanée ou systématique, l’information descendante (top-down) ou l’échange coopératif, de même que la demande de formation par rapport aux besoins de formation. Pour favoriser le développement professionnel, l’auteure insiste sur l’importance d’amener les enseignants à se questionner sur les pratiques évaluatives utilisées. C’est ainsi qu’ils pourront s’engager dans une réflexion pédagogique réellement porteuse pour leur développement professionnel. La conclusion offre divers conseils pour le soutien au développement professionnel par le biais de recherches participatives.

Forces et faiblesses de l’ouvrage

Le présent ouvrage constitue une référence utile tant pour les praticiens que pour les décideurs politiques, les directions d’école et les chercheurs intéressés par l’éducation préscolaire. Il offre une analyse intéressante des enjeux et des défis de l’évaluation des jeunes enfants, grâce à plusieurs experts de quatre systèmes éducatifs distincts. Sur le plan théorique, il offre des chapitres à caractère historique expliquant bien les transformations au sein des programmes éducatifs à la source de changements concernant les visées et les outils d’évaluation. Sur le plan empirique, l’ouvrage présente aussi des recherches menées sur le terrain pour mieux saisir les bons coups, mais surtout les failles et les limites rencontrées par les enseignants lorsqu’ils évaluent les jeunes enfants.

Au-delà des nombreuses réflexions proposées sur les défis et les enjeux de l’école première, l’ouvrage demeure discret quant aux solutions possibles pour pallier les tensions soulevées. La nécessité de changer les pratiques d’évaluation est soulevée, mais force est d’admettre que ces changements demeurent souvent difficiles à enclencher et, surtout, à maintenir chez les enseignants.

Malgré ces interrogations laissées en suspension, l’ouvrage s’impose par sa qualité pour quiconque cherche à mieux saisir l’ampleur du défi de l’évaluation à l’école première. L’ouvrage met en relief des débats fort pertinents qui vont bien au-delà des frontières européennes. Notons que ce que devrait être l’éducation préscolaire est également au coeur de débats au Québec, tout comme l’évaluation dans un contexte où l’enfant et ses jeux devraient être au coeur de ses apprentissages.

L’évaluation doit, dès lors, être intégrée dans un processus d’enseignement-apprentissage. Cette intégration marque un changement notable dans la culture même de l’évaluation, par la place prépondérante qu’elle occupe désormais dans la tâche de l’enseignant. Aussi, sa fonction principale n’est plus la sanction de la réussite ou de l’échec, mais bien le soutien de l’enfant dans sa démarche d’apprentissage et de développement. Il faut voir là une interaction dynamique et constante entre l’apprentissage, l’éducation et l’évaluation, que les enseignants ne sont peut-être pas bien préparés à assumer.

Bien que l’ouvrage apporte un éclairage intéressant sur la question de l’évaluation à l’école première, il n’en demeure pas moins que d’autres écrits seront nécessaires pour mieux documenter, mais surtout soutenir les pratiques évaluatives des enseignants de façon à ce qu’elles soient cohérentes avec les prescriptions des programmes éducatifs.