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La prolifération des prix littéraires est une des caractéristiques de la vie littéraire française. D’une dizaine au début du siècle à plus d’un millier aujourd’hui, les prix ne reculent pas devant la contestation qu’ils suscitent souvent, au contraire ils prospèrent et attirent sans cesse de nouveaux acteurs du monde culturel, médiatique et économique désireux d’en délivrer. Ce constat s’applique également aux prix pour la jeunesse qu’on peut difficilement dénombrer tant il en existe. Étudier les prix littéraires, c’est s’intéresser à un mécanisme central de la production éditoriale qui se caractérise par des crises ayant jalonné leur histoire depuis leur apparition. Ce qui fait l’intérêt de l’étude des prix littéraires, c’est le retentissement qui est apporté à leur contestation et le caractère révélateur de leur remise en question. En effet, légitimer ou délégitimer les prix, c’est notamment accepter ou refuser la médiatisation de la littérature, reconnaître ou non la capacité des experts, des critiques, des écrivains ou des lecteurs eux-mêmes à consacrer un livre au moment de sa parution, c’est s’inquiéter ou pas de l’incidence de cette reconnaissance soudaine sur le travail de l’auteur.

En ce qui concerne la littérature pour la jeunesse, les mécanismes à l’oeuvre sont totalement différents, notamment dans le rapport de ces prix à la médiatisation tout comme dans leur fonction de médiation. Les romans et les autres oeuvres de jeunesse que consacrent les prix répondent en effet à des logiques propres en termes de lectorat, de prescription, de relation entre l’auteur et le lecteur, pour ne citer que quelques paramètres. Nous avons pourtant fait le choix de commencer par présenter une analyse des principales caractéristiques des prix littéraires. Il nous semble en effet que si la production jeunesse est foncièrement originale par la nature de l’offre, sa cible, le rôle central des prescripteurs et sa prise en compte dans le champ médiatique, il n’est pas anodin que les différents acteurs de la chaîne du livre jeunesse se soient emparés des prix pour en faire un usage spécifique.

Nous montrerons donc, dans un premier temps, comment les prix littéraires ont surmonté toutes les crises, suscitant un engouement jamais démenti qui entraîne la création incessante de nouvelles récompenses. Une attention particulière sera accordée au passage d’une légitimation par les pairs à une légitimation pour le public. Nous analyserons dans un deuxième temps les caractéristiques des oeuvres récompensées. Enfin, nous ferons porter l’analyse sur les prix littéraires pour la jeunesse que nous avons étudiés en nous efforçant de mettre en évidence leurs démarches et leurs stratégies.

Notre travail a porté sur les déclarations d’intention des organisateurs de ces prix telles qu’elles sont affichées dans des textes et des documents officiels. Nous nous sommes aussi intéressée aux listes de lauréats afin de dégager des caractéristiques propres aux livres primés. Ce travail a en effet pour objectif de comprendre qui sont les organisateurs de prix pour la jeunesse, ce qui amène des médias, des salons ou tout autre institution à s’engager dans le processus de consécration des oeuvres. Nous posons également la question du rôle de ces prix dans la légitimation des ouvrages et des auteurs, dans l’accompagnement de la prescription et de façon plus générale dans la médiation de la littérature. La médiatisation, qui n’est pas au coeur de la stratégie des organisateurs de prix pour la jeunesse, n’est-elle pas un objectif secondaire en regard de la volonté de médiation? Les prix jeunesse ne concourent-ils pas par leurs processus de désignation à rapprocher les lecteurs des auteurs, voire à faciliter l’accès à la lecture? Au travers de ces questions nous entendons montrer que le fonctionnement des prix de littérature pour la jeunesse est à la fois original et révélateur des logiques propres à ce secteur éditorial.

Les prix littéraires, crises et prolifération

Rappelons tout d’abord que les prix littéraires ont progressivement changé de visée pour s’écarter désormais assez nettement de leur objectif premier. Le 6 novembre 1889, dans une interview au Gaulois, Edmond de Goncourt déclarait que le but de son prix – l’un des plus anciens et toujours aujourd’hui le plus convoité – était « d’aider à l’éclosion des talents, de les tirer des difficultés matérielles de la vie, de les mettre en mesure de travailler efficacement, en un mot de leur faciliter la tâche de produire une oeuvre littéraire[1] ». Mais très vite cette conception du Goncourt, imaginée comme l’adoubement d’un jeune écrivain, disparaît. L’idée de remettre le prix à un écrivain en début de carrière et de primer l’audace et l’innovation semble dès l’origine incompatible avec le principe même d’une telle récompense. Les débats sur le Goncourt qui agitent les milieux littéraires au début du xxe siècle témoignent du scepticisme qu’inspire cette initiative.

Les critiques dénoncent très tôt le caractère promotionnel du prix. Et ce, avant même que les éditeurs n’aient commencé à exploiter commercialement la récompense. Il faudra attendre 1911 pour que Gallimard (primé pour Monsieur de Lourdines d’Alphonse de Châteaubriand) mette en oeuvre une vraie stratégie promotionnelle. On peut d’ailleurs signaler que des membres du jury (Octave Mirbeau et Gustave Geffroy) s’étaient émus de l’attribution du prix à un auteur qui n’avait nul besoin d’un soutien matériel pour poursuivre sa carrière d’écrivain. Dès le début du xxe siècle, le Goncourt ne vise plus à lancer une carrière littéraire, il ne sert plus à légitimer de jeunes talents, il constitue simplement un levier commercial pour assurer une hausse des ventes.

Malgré la défiance des milieux littéraires et en dépit des polémiques relayées par la presse, le Goncourt demeure un succès. La réponse qu’imaginent ses adversaires prend la forme de la création de prix dissidents en 1905 pour le Femina puis en 1926 pour le Renaudot et en 1930 pour l’Interallié. Ce mécanisme de la contestation des prix par la création d’autres prix est une constante dans l’histoire de ces récompenses. D’où leur prolifération et le climat conflictuel qui les entoure souvent.

Aujourd’hui le Goncourt, mais aussi un certain nombre des autres prix littéraires qui ont été créés au fil des ans ne font plus découvrir des écrivains, ils couronnent des talents déjà affirmés. Ils sont là pour générer ou plus souvent pour amplifier un succès commercial et récompensent des livres que la notoriété de leur auteur fera vendre ou des livres qui se vendent déjà (comme Les Bienveillantes,Chagrin d’école ou encore Trois femmes puissantes[2]).

Un deuxième constat intéressant pour la comparaison avec les prix jeunesse consiste à observer le recul des prix d’automne (Goncourt, Renaudot, Médicis, Femina) qui se sont créés tout au long de la première moitié du xxe siècle (dont le dernier en date est le Médicis, en 1958) au profit des prix de printemps apparus au début des années 1970. Avec cet essor des prix de printemps, un changement profond s’opère, puisque les prix décernés par des auteurs, donc les pairs, sont détrônés par ceux décernés par les médias dont les jurys sont constitués de personnes choisies dans leur public : les lectrices de Elle, les auditeurs de France Inter, les spectateurs de France Télévision, etc.[3]

Une des explications au remplacement des jurys d’auteurs, autrement dit d’experts, par des jurys de lecteurs, serait la perte de crédibilité des jurés écrivains, supposés corruptibles. Des scandales à répétition ont en effet ponctué la vie littéraire de ces dernières décennies alors qu’ont été mis en évidence les liens entre les jurés écrivains des grands prix, souvent eux-mêmes publiés par les maisons d’édition en compétition. Pourtant les jurys de lecteurs font eux aussi l’objet de nombreuses polémiques[4]. Et ils ne se privent pas de récompenser des livres qui se sont déjà bien vendus ou qui ont déjà reçu des prix. Leur succès ne tient donc pas à la transparence des prix qu’ils décernent ni à leur dimension de découvreurs[5]. Ce qui est en cause ici, c’est plutôt la perte de légitimité des experts comme tendance de fond dans la société. Par le prisme de cette suprématie du jugement du lecteur, grand emblème de la « démocratisation de la culture », une radicale remise en question de tous les médiateurs de la chaîne du livre s’opère. Les prix de lecteurs célèbrent le lien direct entre auteur et lecteur, contestant par là le rôle des intermédiaires, éditeurs, mais surtout critiques. Paradoxalement, ces prix sont promus par des organes de presse (Elle, France Inter) qui appartiennent à l’instance critique, mais se livrent en quelque sorte à travers ces prix à une négation de leur propre rôle.

Il est par ailleurs impossible d’ignorer que les médias à l’origine des prix de printemps ont été les relais de la perte de crédibilité de leurs pendants automnaux. Sylvie Ducas l’explique fort bien dans son étude des prix décernés par Elle et France Inter :

Les mauvais choix et la collusion des jurés avec les maisons d’édition, faussant la pertinence et la validité des verdicts, ont été régulièrement dénoncés par voie de presse. Mais dans les années 1960-1970, la contestation médiatique se fait plus virulente et relève plus nettement de stratégies journalistiques visant à usurper, plus qu’à concurrencer, le pouvoir d’expression par les jurys littéraires de l’« opinion publique » : publicité est faite aux jurés qui démissionnent avec fracas, comme Béatrix Beck en 1960 et Dominique Rolin en 1965 au jury Femina ou Bernard Clavel en 1971 au Goncourt; des éditeurs desservis par le système dénoncent publiquement les dés pipés et le complot « Galligrasseuil », mais surtout journaux et stations radiophoniques s’érigent en nouveaux producteurs de la valeur littéraire[6].

Le mécanisme qui voit s’affirmer progressivement les prix de printemps est donc lié à une démocratisation de la lecture ainsi qu’à l’émergence d’une culture de masse inconciliable avec l’élitisme corrompu des prix d’automne.

Au terme de cette brève mise en perspective, les prix littéraires se caractérisent par leur dimension consubstantiellement polémique, le caractère récurrent des crises (rendues nécessaires par leur ajustement progressif à l’offre littéraire et à ses publics) et la médiatisation permanente de ces tensions. Outils de médiatisation de la littérature, les prix littéraires les plus connus ne récompensent que très rarement (quasiment depuis l’origine) des oeuvres exigeantes ou innovantes.

Les prix littéraires pour la jeunesse, des stratégies originales

Ces constats nous aident-ils à comprendre le paysage des prix pour la jeunesse et leur fonctionnement? Avant de répondre à cette question, il est nécessaire de proposer une typologie succincte de ces récompenses.

On constate tout d’abord que ces prix sont souvent segmentés par âge et par types d’ouvrages (album, roman, documentaire). Ils épousent les logiques de présentation de l’offre telles qu’elles ont été conçues par les éditeurs. Ainsi, les prix remis lors du principal Salon du livre de jeunesse en France, le Salon du livre et de la presse jeunesse en Seine-Saint-Denis, qui se tient à Montreuil, récompensent le meilleur album de l’année, le meilleur premier album, le meilleur livre documentaire sur le développement durable et les meilleurs romans jeunesse en deux catégories : à partir de 8 ans et à partir de 11 ans.

Une deuxième caractéristique de ces prix est l’extrême diversité des instances qui les attribuent. Ils sont décernés par des institutions, des collectivités locales, des régions, des départements, des syndicats, des associations, des salons du livre, des médias, des établissements scolaires, des classes. Tout comme les prix littéraires, ces prix jeunesse sont remis à tous les niveaux de la chaîne du livre et en particulier aux étapes de commercialisation, de promotion et de médiatisation. On trouve des prix accordés par des libraires (les Incorruptibles)[7], par des salons ou fêtes du livre (Montreuil, Saint-Paul-Trois-Châteaux), par des médias (Le Monde, Bayard presse). Les prix les plus institutionnels sont les mieux connus des lecteurs et des prescripteurs, mais ils sont très loin d’atteindre la notoriété des prix littéraires. Ils ne représentent qu’une infime partie des prix jeunesse qui, pour la plupart, relèvent d’initiatives très confidentielles parce que souvent locales voire internes aux établissements scolaires. Ces prix octroyés par des écoles et des collèges sont à la fois très nombreux et impossibles à recenser car ils concernent un public limité : ils sont parfois décernés par une ou deux classes. Ils ne comportent souvent aucune médiatisation et ils se limitent à une rencontre avec l’auteur. Parfois même le dispositif ne le prévoit pas.

On peut signaler une autre caractéristique des prix jeunesse : la composition originale de leurs jurys. Elle est le reflet des spécificités de cette littérature très illustrée. On trouve alors tout naturellement dans les jurys des professionnels de l’image (photographes, illustrateurs, graphistes, directeurs artistiques). Mais les jurys, lorsqu’ils sont composés d’adultes, veillent aussi à être représentatifs de toutes les catégories socioprofessionnelles qui contribuent à la découverte du livre de jeunesse. On trouve ainsi des organisateurs de salon, des libraires, des éditeurs, des auteurs, des journalistes, mais aussi des professeurs, des animateurs et des membres d’associations luttant contre l’illettrisme. À ce titre, la composition des jurys constitue déjà une manifestation de l’importance des enjeux de médiation. Ces jurys sont souvent mixtes, incluant différentes catégories de jurés dans le but de les faire dialoguer ensemble autour du livre. En 2009, le jury du « Baobab de l’album » décerné par le journal Le Monde, le Syndicat de la librairie française, l’Association des libraires spécialisés jeunesse et le Salon du livre et de la presse jeunesse en Seine-Saint-Denis comportait un photographe, un bibliothécaire, une documentaliste, un comédien, une journaliste, un bédéiste, une libraire, la directrice du Salon du livre et de la presse jeunesse en Seine-Saint-Denis et un directeur artistique. On ne retrouve pas la dichotomie des prix littéraires entre jury de pairs et jury de lecteurs. Les adultes formant les jurys ne sont que pour partie des créateurs. Et les journalistes sont peu représentés. On privilégie en revanche tous les professionnels de terrain qui sont au contact de l’enfance et de l’adolescence.

Les lecteurs, c’est-à-dire en l’occurrence les enfants et les adolescents eux-mêmes, sont également très présents dans les jurys. C’est le cas au Salon du livre et de la presse jeunesse en Seine-Saint-Denis, mais le phénomène concerne aussi les prix de libraires (le plus connu étant celui des Incorruptibles, dont le nom clame éloquemment le crédit qu’on accorde aux lecteurs, lorsqu’il s’agit de valoriser la transparence d’un prix). Pour autant, les organisateurs de prix impliquant des enfants dans la désignation mettent moins en avant l’honnêteté du jury que sa proximité avec le lectorat.

À Saint-Paul-Trois-Châteaux, les jurys d’enfants travaillent dans le cadre scolaire comme le rappelle le règlement du prix :

Créé en 1998, le prix Sésame a pour vocation de donner le goût de lire aux collégiens des classes de quatrième. Un comité composé de documentalistes, professeurs de lettres et organisateurs de la Fête du Livre sélectionne six romans coups de coeur, parus dans l’année. Les livres sont lus dans les classes tout au long du premier trimestre. Un représentant par classe siège au jury qui se réunit courant janvier pour décerner le prix. Le prix est remis à l’auteur pendant la Fête du livre de jeunesse[8].

Ce dispositif, qui prend place dans le cadre d’un salon très connu du grand public, est à l’image de ce qui est habituellement initié dans les collèges (concours de lecture, défis lecture, prix inter classes ou inter établissements) pour faire découvrir et aimer les livres. Le public que ces récompenses cherchent à atteindre est différent de celui auquel les prix littéraires pour adultes s’adressent. En effet, la littérature jeunesse est fortement marquée par des logiques de prescription. De sorte que le lecteur, l’enfant, n’est pas le premier destinataire de ces prix qui ont pour objectif de consacrer des créateurs originaux, mais aussi de les faire connaître des acheteurs que sont les parents et surtout les médiateurs (bibliothécaires, documentalistes, journalistes et enseignants).

Une dernière caractéristique de ces prix retient l’attention. Ils sont parfois accompagnés d’une aide financière qui peut prendre la forme d’insertions publicitaires (à hauteur de 50 000 euros pour le prix de la presse des jeunes remis au Salon du livre et de la presse jeunesse en Seine-Saint-Denis en 2009) ou même d’une bourse au lauréat (7500 euros pour le Baobab de l’album en 2009). Les prix littéraires grand public les plus connus, qui récompensent des livres qui se vendent déjà ou qui assurent à leur lauréat des ventes conséquentes même dans les moins bonnes années (un « mauvais » Goncourt comme Alabama Song en 2007 se sera malgré tout vendu à hauteur de 130 000 exemplaires[9]), ne rétribuent pas les auteurs. Il en va autrement pour des prix jeunesse qui n’assurent pas à coup sûr une augmentation des ventes et qui entendent récompenser des talents débutants ou originaux qui ne sont pas promis à la best-sellerisation.

Cette valorisation de l’audace créative est peut-être la différence fondamentale entre prix littéraires grand public et prix pour la jeunesse. Si, dans la littérature grand public, on retrouve les mêmes éditeurs en tête des ventes et en tête des prix, il n’en est pas de même en jeunesse. La profession de foi d’Edmond de Goncourt restée lettre morte rejoint en revanche les intentions de nombreux créateurs de prix jeunesse qui visent à récompenser des oeuvres innovantes. À titre d’exemple, voici le discours que tiennent les organisateurs du prix du premier album, créé en 2009 à l’initiative de l’Association des libraires spécialisés en jeunesse, en collaboration avec le Salon du livre et de la presse jeunesse en Seine-Saint-Denis :

Ce prix récompense un illustrateur qui a publié son premier album jeunesse dans l’année. Il se veut ainsi découvreur de talents et d’univers inventifs. Par la même occasion, il souligne la prise de risque de sa maison d’édition[10].

Autre exemple de l’écart entre les listes des meilleures ventes et les auteurs récompensés, la politique du prix jeunesse du Salon de Saint-Paul-Trois-Châteaux, dont voici les lauréats entre 1998 et 2008 :

  • 2008 Le combat d’hiver de Jean-Claude Moulevat (Gallimard)

  • 2007 Une sonate pour Rudy de Claire Gratias (Syros)

  • 2006 Une bouteille dans la mer de Gaza de Valérie Zenatti (L’École des loisirs)

  • 2005 E-den de Mikaël Ollivier et Raymond Clarinard (Éditions Thierry Magnier)

  • 2004 On ne meurt pas, on est tué de Patrice Favaro (Denoël)

  • 2003 Les Rois de l’horizon de Janine Teisson (Éditions Syros)

  • 2002 Les Larmes de l’assassin de Anne-Laure Bondoux (Bayard)

  • 2001 Oh boy! de Marie-Aude Murail (L’École des loisirs)

  • 2000 Le Ring de la mort de Jean-Jacques Greif (L’École des loisirs)

  • 1999 No pasarán, le jeu de Christian Lehmann (L’École des loisirs)

  • 1998 L’Heureux Gagnant de Hubert Ben Kemoun (Castor Poche Flammarion)

On note l’absence des best-sellers jeunesse qui ont dominé les ventes pendant ces dix années, de même que celle d’une maison d’édition comme Hachette pourtant en tête des ventes sur la même période. D’autres grands éditeurs jeunesse comme Gallimard, Bayard, Flammarion offrent enfin une présence somme toute très limitée par rapport à l’importante portion du marché qu’ils occupent. En revanche, des maisons comme l’École des loisirs ou Syros, qui ont développé une politique privilégiant la prescription scolaire, dominent le palmarès. Une partie non négligeable des titres de la liste se sont depuis taillé une place de choix dans les établissements scolaires. C’est le cas de No pasarán, le jeu ou encore de Les Larmes de l’assassin.

L’impasse de la médiatisation

Cette typologie étant faite, que remarque-t-on qui prouve la singularité des prix jeunesse? Tout d’abord, les prix pour la jeunesse ne s’intéressent pas aux best-sellers établis, ce qui ne signifie pas que les livres qu’ils récompensent ne se vendent pas. La liste que nous venons de commenter comporte plusieurs livres s’étant imposés dans les établissements scolaires. À cet égard, ces titres connaissent des ventes importantes et inscrites dans la durée. En termes de médiatisation, on peut ensuite constater que les prix jeunesse, même les plus connus, ne sont pas ou peu relayés par les médias. En ce sens, ils ne contribuent pas à mettre en lumière leurs auteurs. Si certains prix ont une visibilité, c’est plus le secteur jeunesse qu’ils contribuent à promouvoir que les écrivains ou les livres qui ont été récompensés, à proprement parler.

Dans un paysage médiatique où la littérature jeunesse est quasi-absente, les prix représentent une façon de capter l’attention. Leur succès se révèle néanmoins inégal, puisqu’aucun des prix jeunesse n’a de réelle notoriété auprès du grand public, du moins si l’on se fie au strict indicateur des ventes. Ces prix incarnent pourtant une façon de dire que les livres pour la jeunesse peuvent être critiqués, distingués, appréciés d’un point de vue littéraire. Remettre un prix jeunesse reste donc, pour les plus médiatiques de ces récompenses (celles des salons, des médias) une façon de faire reconnaître un secteur éditorial, plus qu’une manière de légitimer des auteurs en particulier, ces derniers ne gagnant aucune reconnaissance populaire.

À ce stade, il est nécessaire d’évoquer le cas particulier que constitue le prix Goncourt des lycéens. Certes, ce prix ne récompense pas des oeuvres et des auteurs de littérature jeunesse. À ce titre, il ne concerne qu’indirectement notre analyse. Toutefois, il est décerné en milieu scolaire, les enseignants sont les relais des organisateurs, et il vient prolonger dans les pratiques adolescentes les habitudes d’attribution de prix qui se sont constituées pour certains élèves dès l’école primaire. Le caractère atypique de ce prix en regard de la caractérisation précédente nous semble révélateur de sa singularité.

Dans sa démarche et ses effets, le Goncourt des lycéens est effectivement à l’opposé de la plupart des prix jeunesse décernés par de jeunes lecteurs. Ce prix repose sur la sélection Goncourt et par conséquent ne contient pas de romans choisis en raison des intérêts des lycéens. À l’inverse, la plupart des sélections réalisées par les organisateurs des prix jeunesse ont pour objectif de proposer aux jeunes lecteurs des ouvrages de qualité, proches de leurs préoccupations et néanmoins s’écartant des listes des meilleures ventes. La médiation du livre de jeunesse apparaît donc aux organisateurs de ces prix comme une entreprise de formation du lecteur qui apprendrait à ne pas subir l’offre dominante. On ne retrouve évidemment rien de cette démarche lorsqu’on propose à des lycéens la sélection Goncourt qui contient les ouvrages au plus fort potentiel commercial de la rentrée littéraire.

Par ailleurs, ce prix très médiatisé tout au long de son processus inscrit les classes participantes dans une dynamique qui n’est pas celle d’un dialogue approfondi avec les oeuvres et avec les auteurs, et ce, pour deux sortes de raisons. La première tient à la programmation du prix, car sa remise intervient peu de temps après la rentrée scolaire. La seconde, parce que les tournées d’auteurs, souvent déjà très connus et très sollicités par les journalistes accompagnateurs, laissent peu de place à l’intimité d’une rencontre. Il est courant que plusieurs auteurs se déplacent en même temps, ce qui les met dans une position de concurrence face à un public d’élèves dès lors plus focalisé sur l’aspect compétitif de l’événement que sur l’objectif supposé : la découverte des oeuvres et leur mise en perspective lors d’une discussion avec l’auteur.

Certains enseignants critiquent ce prix pour sa sélection qui ne reflète pas la diversité éditoriale, et le fait que l’organisateur en soit la FNAC, c’est-à-dire une grande surface culturelle ne se signalant plus guère par son soutien à l’indépendance éditoriale. Ces enseignants cultivent également des réserves à l’égard d’un dispositif qui surmédiatise les élèves impliqués et crée des clivages dans les établissements entre « la classe Goncourt » et les autres classes. Pour préserver l’intérêt de la participation d’un établissement au Goncourt des lycéens, on a vu des professeurs chercher des modalités pour que les élèves de toutes les classes puissent y être associés. Parfois, les livres primés font l’objet d’un travail sur la littérature contemporaine dans une sélection incluant des titres primés plusieurs années auparavant, afin de gommer la dimension d’engouement passager qui caractérise le prix et contredit le rapport à la littérature que les enseignants cherchent à instaurer. Or, les prix jeunesse, à l’inverse du Goncourt des lycéens, ont pour trait distinctif d’être le plus souvent faiblement médiatisés. Ils s’inscrivent également dans une démarche de médiation qui profite à tous les élèves.

Des logiques de médiation

Les prix jeunesse se fixent le plus souvent pour objectif de défendre la diversité de l’offre (une fonction qui n’existe pas pour les prix littéraires les plus connus, qui emboitent souvent le pas du succès). Mais surtout la particularité des prix jeunesse tient à ce qu’ils changent le rapport au livre des acteurs.

Lorsqu’ils sont attribués en milieu scolaire, ils aident les enseignants et les élèves à mieux appréhender une littérature vivante, non patrimoniale, c’est-à-dire inégale. Choisir un livre, le primer, c’est pour les enseignants accepter de découvrir une littérature non encore filtrée. Or, les enseignants lisent peu de littérature contemporaine parce qu’ils sont mal à l’aise avec des oeuvres non canoniques. Les corpus enseignés ne comportent que depuis peu des oeuvres contemporaines de littérature ou de littérature de jeunesse. La cohabitation des classiques avec les oeuvres contemporaines (de jeunesse ou non) crée des tensions que les récents changements de programme ont tenté d’estomper et que certains dispositifs de réflexion sur la création littéraire, dont font partie les prix, peuvent contribuer à apaiser. Participer à un prix jeunesse équivaut pour les enseignants à se mesurer à des questions cruciales dans la médiation du livre, interrogations qu’on ne se pose jamais sur les classiques. Des questions au potentiel hautement pédagogique comme « Qu’est-ce qu’une oeuvre originale? Comment apprécie-t-on les qualités littéraires d’une oeuvre? Qu’est-ce qu’une oeuvre ratée? » surgissent nécessairement dans le processus de légitimation des oeuvres.

Pour les enfants qui participent à ces jurys de lecteurs, le bénéfice en termes d’accès à la lecture est le même. L’opération qui consiste à primer un roman jeunesse comprend nécessairement une lecture analytique en vue de débats qui permettent de confronter les points de vue. Les professeurs responsables du Goncourt des lycéens dans leur classe, comme ceux qui mettent en scène des défis lecture aboutissant à l’attribution d’un prix ou ceux qui inscrivent leur classe dans le processus d’une compétition institutionnelle (organisée par un salon par exemple) sont les promoteurs d’activités argumentatives autour du livre situées au coeur des mutations de l’enseignement de la littérature.

Dans un article publié en janvier 2002 dans la Revue de Didactologie des langues-cultures, Patrick Demougin résume les partis-pris de la réforme du français au lycée récemment intervenue en France :

Ce cadrage historique permet de mieux saisir les enjeux des nouveaux manuels de littérature issus de la réforme. La nécessité de « réancrer le littéraire » en ne le limitant pas aux postures de lecture lettrée (Reuter, 1996), d’en préciser les différentes formes plurielles (Dufays, 1997), l’analyse des types de savoirs, socio-institutionnels, formels et historiques, convoqués dans la lecture littéraire (Canvat, 2000), les études sur la constitution historique de la discipline « français » (Fournier, Veck, 1997, Houdart-Mérot, 2000) qui remettent en question nombre d’idées reçues sur la tradition des études littéraires ont conduit l’institution scolaire à repenser les finalités et les modalités de l’enseignement de la littérature : les nouveaux programmes, issus des travaux du groupe technique disciplinaire animé par Alain Viala, en portent la marque évidente. L’histoire littéraire et culturelle source d’une culture commune, l’argumentation condition de l’expression du citoyen, de solides références sur les organisations génériques, la prise en compte de l’oral et des pratiques d’écriture, sont, grossièrement, les piliers sur lesquels repose la réforme[11].

Or, ce n’est pas par hasard si cette réforme en appelle à une plus grande place du contemporain dans les corpus enseignés. Elle requiert en effet l’approche critique des textes, l’expression d’un point de vue argumenté, la mise en contexte de la littérature, toutes opérations qui sont facilitées par un va-et-vient entre les classiques et la littérature d’aujourd’hui sous toutes ses formes (littérature jeunesse au collège, genres mineurs au collège et au lycée, mais aussi littératures francophones, étrangères et française contemporaines). S’approprier une culture littéraire patrimoniale tout en devenant un lecteur avisé et critique du contemporain s’accompagne d’une façon originale d’interroger les textes. Le dialogue qui s’instaure autour des prix jeunesse est tributaire de cette façon nouvelle de relier actualité de la création littéraire et culture patrimoniale. Il y a ainsi une continuité dans les pratiques de médiation de la lecture en milieu scolaire entre les exigences des programmes et des activités en apparence ludiques comme l’attribution d’un prix.

Lorsqu’ils ne sont pas décernés dans un contexte scolaire, les prix jeunesse qui ont pour jurés des enfants contribuent aussi à leur façon à la médiation du livre de jeunesse et plus largement de la lecture. Le prix Tam Tam, organisé par le Salon du livre et de la presse jeunesse en Seine-Saint-Denis et les revues de Bayard jeunesse, est remis dans une ville du département différente chaque année, ce qui offre la possibilité aux divers médiateurs du livre (libraires, bibliothèques, écoles, collèges) d’être associés à une action de terrain. En 2009, c’est le Pré-Saint-Gervais qui a accueilli la manifestation.

L’un des aspects les plus importants de la médiation permise par ce type de prix est le contact avec les auteurs. Sa qualité, dont nous avons souligné qu’elle incarne un point faible du Goncourt des lycéens, est à l’inverse un point fort des manifestations comme les Salons et fêtes du livre, par ailleurs acteurs essentiels de l’attribution des prix jeunesse.

Dans une enquête de terrain menée de 2004 à 2009 par le Laboratoire des Sciences de la Communication de l’Université Paris 13 auprès du public du Salon du livre et de la presse jeunesse en Seine-Saint-Denis, il est apparu que la rencontre avec les auteurs (qu’il s’agisse des dédicaces ou des tables rondes) est l’aspect le plus motivant de la visite, tant pour les parents que pour les enfants[12]. L’attribution des prix, leur remise et les discussions qui précèdent le choix sont autant d’occasions de créer une proximité entre l’auteur et son public.

De ce point de vue, le dispositif du festival du premier roman à Chambéry est très proche de ces logiques de médiation des prix de littérature jeunesse. L’éditorial de Véronique Bourlon à l’ouverture du site Internet consacré au prix 2009-2010 en témoigne :

Faire découvrir les écrivains d’aujourd’hui, offrir un foisonnement de lectures riches de voix diverses et singulières… Voici ce qui nous anime et nous guide depuis 23 ans et que nous avons toujours autant de plaisir à partager avec vous, lectrices et lecteurs fidèles, nouveaux, curieux, pas mécontents de se laisser surprendre, de s’éloigner des sentiers balisés par la concentration médiatique du moment. Car, comme tous les ans, c’est à vous, au bout du compte, de nous faire partager vos coups de coeur de l’année, au terme d’une saison de lectures actives, riche en découvertes, animée par des débats toujours plus vivants! C’est pour cela que nous avons voulu cette année, ouvrir un nouveau site, consacré exclusivement à la saison de lectures, avant de retrouver en avril le site du 23e Festival. Car nous vivons avec vous deux temps très différents, empreints d’énergies particulières : une période de lectures et de partage de septembre à mars, jusqu’au vote final pour la sélection des auteurs invités au Festival, et le temps fort du Festival, dense, fait de rencontres et de moments d’exceptions, de croisements inédits entre texte, son et image, de dialogues entre auteurs aux parcours variés[13].

La parenté entre le festival de Chambéry et le dispositif d’un grand nombre de prix jeunesse est manifeste, qu’il s’agisse de la dimension participative, de la promotion de la lecture comme moment central de l’événement ou de la valorisation du dialogue. On notera qu’au terme de chaque édition, les auteurs ne sont pas primés puisque c’est l’invitation au festival qui couronne le parcours de sélection. Voilà qui diminue voire éradique l’aspect compétitif entre les auteurs, élément reproché au Goncourt des lycéens.

Ce parcours de sélection se révèle la vraie différence d’un festival qui rompt avec les usages des prix. Dans la pseudo démocratisation qu’apportent les prix de printemps, l’écueil reste l’arbitraire absolu de sélections fermées centrant les débats des lecteurs sur un petit nombre de romans commerciaux. Sylvie Ducas le rappelle de façon très claire :

[l]a sélection des ouvrages en compétition reproduit l’imparfait système des grands prix d’automne en ce que la compétition littéraire est loin d’être ouverte : non seulement les titres retenus dans la sélection ne représentent qu’une infime partie de la production romanesque réelle et réduisent d’autant le pouvoir discrétionnaire des jurys, mais surtout, ils reflètent les goûts des seuls professionnels du livre et des seuls représentants de la critique sollicités en amont, sans limiter le risque de voir retenus en priorité dans les sélections des livres qui ont déjà fait parler d’eux et représentent souvent déjà des succès de librairie. Du coup, ces jurys populaires, dont la force de proposition au moment de la sélection est totalement muselée (à aucun moment on ne leur permet de suggérer des livres), ne sont plus que de simples indicateurs de tendances réagissant à ce qui se vend en librairie, autrement dit à ce que les éditeurs ont placé sur l’orbite du succès selon des logiques mercatiques bien rôdées[14].

À l’inverse, le festival du premier roman de Chambéry propose (en 2009-2010) plus de 75 romans dans une sélection très ouverte qui compte des maisons d’édition qui ne figurent jamais dans aucune sélection (Sarbacane, Gaïa, Domens, Luce Wilquin, Tryptique, Les petits matins, Max Milo, Les Promeneurs solitaires, Quidam, etc.). Ce choix place les participants dans une position que le milieu littéraire expérimente rarement lui-même, les journalistes spécialisés et les critiques littéraires renonçant en général à lire une quantité aussi grande de premiers romans à l’occasion de la rentrée. Le rapport à la lecture et à l’écrit qui se noue à l’occasion du festival de Chambéry pourrait être comparé à la démarche d’un certain nombre de prix jeunesse qui eux aussi choisissent leurs titres parmi les nouveaux talents, dans de petites maisons d’édition, avec une volonté de refléter la diversité éditoriale et surtout avec un dispositif impliquant le plus longuement possible les lecteurs et leur permettant un dialogue approfondi avec les auteurs.

Derrière la prolifération des prix pour la jeunesse dont des enfants sont les jurés, on peut donc affirmer que se forme un rapport nouveau à l’écrit et à la lecture. Ce rapport à la lecture est totalement différent de ce qu’instaurent les prix littéraires, à l’exception de certains dispositifs, comme celui de Chambéry.

D’où cette question que posent les prix jeunesse mais qui s’applique aux prix littéraires dans leur ensemble : ces prix ne sont-ils pas plus utiles à ceux qui les décernent qu’à ceux qui les reçoivent? Ne valent-ils pas plus par les débats en amont que par la médiatisation des lauréats? Ne devraient-ils pas être l’occasion d’une proximité plus grande entre l’auteur et son public au lieu de contribuer par des mises en scène médiatiques à son éloignement des communautés de lecteurs?