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Dans l’Histoire du livre et de l’imprimé au Canada, Jacques Michon a suggéré que le milieu des années 1970 correspondait à une période posant plusieurs défis pour l’édition littéraire québécoise. Les Éditions du Jour, Fides et HMH sont en déficit; leurs fondateurs quittent le navire ou sont poussés vers la porte de sortie[1]. L’âge, mais aussi la profonde restructuration du marché qui s’opère, font que ces hommes du livre se désintéressent de leur entreprise[2]. Le monde de la distribution connaît aussi d’importantes mutations, en particulier parce que Hachette a créé une société de distribution exclusive en 1968, « met[tant] fin ainsi aux liens d’affaires que les librairies-grossistes québécoises avaient jusque-là avec les éditeurs français les plus importants (dont Gallimard et Hachette)[3] ». En 1975, pour répondre aux besoins des entreprises oeuvrant dans le milieu, le gouvernement québécois veut considérer le monde du livre comme une « industrie culturelle », qui ne relèverait plus du ministère des Affaires culturelles, mais du ministère de l’Industrie et du Commerce[4], traduisant une nouvelle conception des enjeux liés au livre.

Dans sa thèse de doctorat, Martin Doré explique que ces difficultés rencontrées dans le monde du livre sont notamment attribuables à une mauvaise gestion de leur entreprise par les divers acteurs en place – qu’ils soient éditeurs, libraires ou distributeurs – qui connaissent peu les conditions de base du développement industriel. Doré va plus loin : « On peut même se demander si la notion de culture qu’ils revendiquent alors haut et fort ne devient pas un alibi pour cacher leur ignorance administrative[5] ». Or, dans les années 1970, on constate l’arrivée progressive d’une nouvelle génération d’éditeurs et d’agents qui veulent fonctionner sur une base industrielle et non plus strictement culturelle, en accord avec la nouvelle vision du gouvernement. Aux côtés de Jacques Fortin (Québec/Amérique), Pierre Lespérance (Éditions de l’Homme/Agence de distribution populaire), Bertrand Gauthier (La courte échelle)[6], Alain Stanké contribue à faire évoluer le marché du livre québécois dans ce sens.

Dans le cadre de cet article, j’entends dresser le parcours de Stanké, depuis la fondation de sa maison en 1975 jusqu’à sa vente à Quebecor en 1997. Si les Éditions internationales Alain Stanké se démarquent des autres grâce à quelques coups d’éclats commerciaux (qui sont d’ailleurs repris maintes fois dans les récits fondateurs, presque légendaires, concernant l’histoire de la maison), elles fondent tout de même leur légitimité culturelle sur plusieurs valeurs sûres. À défaut d’archives à consulter, j’ai tenu compte des souvenirs de Stanké, dans lesquels il raconte sa carrière d’éditeur et de journaliste. Il s’agit d’Occasions de bonheur (Hurtubise HMH, 2008[7]), Malheureusement c’est tout le temps que nous avons (Éditions de l’Homme, 2007) et Ceci n’est pas un roman, c’est ma vie! (Éditions Michel Brûlé, 2010). Bien entendu, il faut prendre acte du caractère hautement subjectif de ces documents, qui relèvent tout autant de la posture que de l’illusion biographique au sens où l’entend Bourdieu. Mais on ne peut nier non plus l’intérêt de ces mémoires : bien qu’ils ne rapportent pas une « vérité » objective (laquelle serait de toute façon intraduisible), ces documents témoignent de la perception personnelle de Stanké, celle liée aux événements importants de sa trajectoire d’éditeur. Ils rendent compte en outre de l’effet qu’il cherche à produire en narrant sa propre histoire, que ces effets se mesurent en capital économique, symbolique, social ou culturel. Je me suis aussi penchée sur une conférence qu’il a donnée à l’Université de Sherbrooke en 2005 dans le cadre des séminaires de recherche mensuels du Groupe de recherches et d’études sur le livre au Québec. Enfin, un dossier de presse ainsi que le catalogue de la maison constituent d’autres sources d’informations consultées[8].

Parcours d’Alain Stanké

Journaliste québécois d’origine lituanienne, Alain Stanké fait ses premières armes en tant qu’éditeur aux Éditions de l’Homme, où il succède à Jacques Hébert en 1961. On le verra, l’expérience qu’il y acquiert est déterminante pour sa carrière d’éditeur et l’esprit d’entreprise qui y règne l’influence à coup sûr. Hébert, qui avait fondé peu de temps auparavant la maison avec Edgar L’Espérance, s’était fait connaître pour avoir lancé le livre à un dollar et pour l’avoir sorti du « ghetto de la librairie[9] », en le distribuant partout, à la manière d’un journal, dans les kiosques et autres points de vente. Il avait aussi lancé des livres-chocs, comme Lesinsolences du frère Untel, sorte de « gros pavés dans la mare morte stagnante de nos certitudes catholiques et françaises[10] ». Le premier livre que Stanké y publie apparaît a posteriori comme le gage de sa réussite dans le monde de l’édition. Il s’agit de la réédition d’Agaguk[11], d’Yves Thériault, devenu introuvable en librairie. Lancé dans la formule du livre à un dollar, il obtient un vif succès, donnant raison à Thériault qui avait prédit à Stanké : « Tu verras, à un moment donné, toi et moi on fera quelque chose ensemble[12]! »

Alain Stanké travaille ensuite aux Éditions La Presse, qu’il a codirigées avec Jean-Louis Morgan de 1971 à 1975. Durant cette période, la maison fait paraître 130 ouvrages, surtout des livres pratiques[13] et de la littérature à grands tirages[14]. Dans un article paru dans Le Devoir en 1975, on affirmait que Stanké y avait développé, en collaboration avec des maisons d’édition européennes, un nouveau genre de coédition « grâce auquel les lecteurs québécois pouvaient se procurer certains livres aux mêmes prix qu’à Paris. Les ouvrages ainsi coédités étaient entièrement fabriqués au Québec et paraissaient simultanément à Paris et à Montréal[15] ». Or, à l’étude du catalogue, il nous a été impossible de déterminer de quels titres il était question. Quoi qu’il en soit, Alain Stanké reste sur sa faim aux Éditions La Presse; c’est du moins la raison qu’il invoque pour justifier son départ : les conditions qui lui ont été faites et les limitations budgétaires l’empêchent de publier des périodiques et de produire du matériel audio-visuel comme il le souhaitait initialement. Jacques Michon précise que :

les ambitions littéraires de [Roger] Lemelin [président et éditeur du journal La Presse à partir de 1972] qui vise à faire des Éditions La Presse une sorte de Gallimard québécois, ne coïncident pas avec les vues populistes et multimédiatiques de Stanké qui veut faire entrer la maison dans une phase d’intégration avec les médias de masse [...][16].

En quittant cette maison pour mettre sur pied sa propre entreprise d’édition, Stanké souhaite avoir enfin les coudées franches.

Lorsqu’il la fonde en 1975, Alain Stanké partage d’abord les actions de sa compagnie avec Hachette international (à 40%) et New York Times Quadrangle Books (à 9%)[17], mais la maison devient vite entièrement canadienne. Frédéric Brisson a montré que le groupe Hachette domine alors largement le système de distribution du livre au Québec depuis la mise sur pied des Messageries internationales du livre en 1968[18]. Certaines collections grand public de Hachette, comme la collection « Le livre de poche », sont désormais distribuées en exclusivité par les Messageries internationales du livre, ce qui, je l’ai évoqué en introduction, assène un dur coup aux grossistes québécois. Au cours de la décennie 1970, des maisons d’édition du Québec comme La Presse, Libre expression, Québec Amérique et Stanké, signent même des ententes de distribution exclusive avec les Messageries[19]. Mais, bien inspiré, Stanké se retourne rapidement. Dès janvier 1976, le groupe de presse UniMédia rachète les actions détenues par Hachette dans son entreprise. Puis, en mars de la même année, Stanké rachète à son tour les actions de New York Times. Enfin, en avril 1977, moins de deux ans après la fondation de son entreprise, Alain Stanké rachète les actions détenues par UniMédia, en devenant ainsi l’unique propriétaire[20].

Premiers éléments d’une stratégie éditoriale

Bien que les Éditions internationales Alain Stanké ne publient que dix titres à leur première année d’existence et qu’elles atteignent un sommet de 56 publications en 1980, la production annuelle moyenne, entre 1975 et 1997, est de 29 titres. À la manière d’un éditeur de magazine, comme il le dit lui-même[21], Stanké publie un peu de tout et le répartit à l’intérieur de 26 collections : des livres de recettes, des biographies, des romans à grands tirages, des essais sur l’actualité, des « classiques » québécois, des ouvrages de psychologie populaire, des manuels pratiques, etc. La production est toutefois dominée par le roman, l’essai et le livre pratique. En plus de publier les manuscrits de certaines personnalités et d’auteurs alors reconnus internationalement – Richard Nixon, Lobsang Rampa, Patch Adams, Françoise Sagan, Danielle Steel et Jules Verne[22], par exemple – l’éditeur parvient aussi à fidéliser d’importants écrivains et auteurs québécois : Roch Carrier, Victor-Lévy Beaulieu, Marie-Claire Blais, Marc Favreau et Gabrielle Roy font tous paraître (ou reparaître) plus de dix titres chacun aux Éditions internationales Alain Stanké.

D’emblée, la maison se donne trois champs d’action : publier des oeuvres originales québécoises pour les diffuser au Canada et à l’étranger, coéditer des livres avec des éditeurs français, mais aussi – est c’est dans ce credo que Stanké trouve une certaine originalité – publier des traductions américaines pour les diffuser dans la francophonie. Les travaux d’Hervé Serry ont montré l’importance de la traduction dans l’accumulation du capital symbolique des Éditions du Seuil en France : « Cessions et traductions participent du même processus de valorisation de l’image d’un éditeur : une collection étrangère peut être un moyen de s’imposer comme maison littéraire et d’attirer en retour des auteurs français[23] ». Au Québec, depuis les années 1960, les Éditions de l’Homme publient déjà des traductions de livres pratiques et de psychologie populaire. Mais Stanké s’attaque à d’autres genres : des livres collés à l’actualité, réalisés en un temps record. Il entend inscrire sa maison dans un réseau international, en faisant d’elle la plaque tournante entre l’Europe et le Nouveau Monde en matière d’édition francophone de best-sellers :

Montréal est à une heure d’avion de New York. Pourquoi les livres américains devraient-ils passer d’abord par la France pour venir au Québec? Si encore ils nous arrivaient à un prix inférieur ou pour le moins égal à celui de Paris. À cause de cette croisière, ils coûtent souvent le double au lecteur canadien[24].

En 1977, Stanké ouvre même un bureau parisien, qu’il doit fermer six ans plus tard pour des raisons financières[25]. Dans Les tribulations du livre québécois en France, Josée Vincent explique que

[…] la diffusion collective et même individuelle [en France] sont possibles en autant que les éditeurs québécois trouvent un distributeur français spécialisé dans leur domaine et qu’ils exploitent un secteur compétitif du marché. Il faut viser les créneaux délaissés par les éditeurs français : le livre pratique et le livre de psychologie populaire ou d’ésotérisme. Le succès du groupe Sogides (les Éditions de l’Homme, les Éditions du Jour, etc.) confirme bien cette stratégie. Depuis 1979 [Huguette] Laurent travaille auprès du distributeur français Inter Forum et elle réussit à atteindre un chiffre d’affaires impressionnant [...][26].

Dans l’histoire du livre au Québec, si on exclut la période de la Seconde Guerre mondiale qui a littéralement mais exceptionnellement propulsé les éditeurs canadiens-français sur le marché international du livre[27], c’est l’une des premières fois que des éditeurs du Québec ont pareilles visées mondiales. Ambitieux, Alain Stanké fait partie de ceux qui misent tout, d’un coup, courant la chance de remporter le gros lot, mais risquant aussi de perdre beaucoup.

Or, la fortune sourit à Stanké. Il fait rapidement connaître sa maison grâce à quelques coups commerciaux d’envergure, ce qui en fait une concurrente sérieuse à l’édition française de best-sellers américains. Son coup le plus fumant demeure l’achat des droits exclusifs de publication en français des mémoires de l’ex-président américain Richard Nixon, ce qui lui vaut le surnom de « loup canadien » par Le Figaro[28]. L’éditeur ne manque d’ailleurs pas de rappeler le déroulement des événements – et la valeur des sommes en jeu, dans un ostentatoire déploiement de capital économique – sitôt qu’il en a l’occasion. Chargé de mission par l’équipe du président, il obtient pour mandat de soumettre une liste d’éditeurs sérieux et intéressés à publier la version française des mémoires, dans lesquels Nixon revient pour la première fois sur le scandale du Watergate. Aux cinq candidatures soumises, Stanké ajoute bien entendu la sienne. Les négociations à proprement parler ont lieu à la Foire du livre de Francfort, et Stanké remporte la mise pour la rondelette somme de 100 000 $.

Je continuais à ressentir des papillons dans mon ventre, écrit-il dans ses mémoires d’éditeur, et j’étais le seul à savoir pourquoi. Je peux le dire aujourd’hui. J’avais acheté pour 100 000 $ les droits les plus convoités de ces dernières années, mais... je n’avais pas l’argent! Démesure n’est pas prouesse. Pour me rassurer, je me disais qu’il valait mieux avoir réussi à obtenir les droits sans argent que d’avoir de l’argent – comme mon cinquième confrère – et ne pas avoir les droits[29].

Mais Stanké, loin d’être complètement sans ressources, sait aussi rédiger un bon contrat. D’abord, il réussit à obtenir que son livre paraisse en même temps que la version anglaise : si la version française avait été publiée plusieurs mois plus tard, les ventes s’en seraient nécessairement ressenties. Pendant que la version anglaise est à la typographie, les trois traducteurs embauchés par Stanké s’affairent donc à traduire le livre à la hâte pour qu’il paraisse au moment voulu. Puis, Stanké parvient grâce à quelques contacts dans le milieu du journalisme et à son « amitié » naissante avec Nixon à lui faire accepter une entrevue exclusive. Censée inaugurée le lancement du Figaro Magazine, la première entrevue débouche sur une seconde, de trois heures celle-là, réalisée pour la télévision française et pilotée par Stanké lui-même. Bien entendu, cette stratégie de convergence attire l’attention sur la sortie de l’ex-président Nixon et mousse l’intérêt pour le livre.

Une stratégie commerciale

Pour les Éditions internationales Alain Stanké, il ne s’agit pas de la première expérience de publication rapide, ni de la dernière. En plus d’avoir une vision internationale du monde du livre, le jeune « loup canadien » appréhende le travail d’édition à travers la lorgnette du journalisme : bien vite, il développe à l’instar des éditeurs américains le instant book (connu aussi sous le nom de quick book), une formule que connaissent peu les éditeurs français, et qui consiste à faire paraître rapidement un ouvrage sur un sujet brûlant d’actualité. Stanké est probablement aussi influencé par une méthode développée par Jacques Hébert aux Éditions de l’Homme et popularisée avec Coffin était innocent : « Vendu à un dollar, imprimé sur du papier journal et distribué dans les kiosques à journaux, le pamphlet d’Hébert popularise un genre éditorial appelé à connaître un immense succès[30] ». Chez Stanké, le livre 90 minutes à Entebbe en constitue sans doute le meilleur exemple : trois semaines après la parution de la version originale anglaise (elle-même publiée trois semaines seulement après le raid de commandos israéliens en Ouganda), la version française est lancée. La formule du instant book a des retombées financières évidentes : de 90 minutes à Entebbe, on dit qu’il se serait vendu, pendant un certain temps, environ 10 000 exemplaires par semaine en Europe[31]. Avec ces deux instant books, Alain Stanké se place en concurrence directe avec Robert Laffont qui, en France, fait traduire des best-sellers américains[32] et qui, comme lui, « revendique une image d’éditeur “moderne”, tournée notamment vers les méthodes de l’édition américaine[33]».

Stanké publie également les célèbres livres : Le stress de ma vie, de Hans Selye en 1976, le régime Scarsdale, de Herman Tarnower en 1979, et Ces femmes qui aiment trop, de Robin Norwood en 1986. La maison est également connue pour avoir co-publié, en 1987, L’encyclopédie du Canada, un projet de 15 millions de dollars[34], financé par le gouvernement albertain, le Conseil des Arts du Canada, Hurtig Publisher et les Éditions internationales Alain Stanké. La vitesse se paie aussi chèrement : l’ouvrage est vertement critiqué dans les médias. On reproche à Stanké d’être un « fumiste de grand talent[35] », d’avoir mené une opération essentiellement commerciale, d’avoir bâclé l’ouvrage et d’avoir manqué de rigueur en faisant retraduire de l’anglais au français des articles rédigés initialement en français[36]. N’empêche, il s’écoule plusieurs milliers de copies de L’encyclopédie du Canada[37], si bien que la maison juge opportun de rééditer l’ouvrage en 2000[38].

En outre, les Éditions internationales Alain Stanké ne ménagent pas les efforts pour faire connaître leurs publications, créant de véritables événements autour des sorties de livres. Stanké est encore ici le digne héritier de Jacques Hébert qui, aux Éditions du Jour, procédait à des lancements grandioses, très courus par ce que Claude Janelle qualifie de « colonie artistique montréalaise[39] », (mais qui serait surtout représentée par des écrivains tels que Jacques Ferron, Gaston Miron, Hubert Aquin, des politiciens et des amis de Jacques Hébert). Stanké fait des entrevues et produit des émissions thématiques pour la télévision, s’offre un imposant publi-reportage dans Le Devoir[40], rembourse le prix d’entrée au Salon du livre de Montréal à ceux qui achètent un livre de la maison, organise un concours de vitrines chez les libraires et offre au vainqueur une caisse de bouteilles de champagne. Farceur, celui qui s’est fait connaître du grand public dans les années 1960 par son émission de télévision « Les insolences d’une caméra » entend aussi surprendre par des stratégies promotionnelles déroutantes. En 1985, constatant que les lancements de livres sont de moins en moins populaires, Stanké en organise un chez Cléopatra, un bar de danseuses nues du boulevard Saint-Laurent, à Montréal. Pour le moins inusité, l’événement attire bon nombre de journalistes, qui ne manquent pas d’annoncer dans leurs pages la parution de Steven le Hérault de Victor-Lévy Beaulieu. De Stanké, on dit alors qu’il « a dépoussiéré l’édition[41] ».

Par ailleurs, l’éditeur se sert de divers événements personnels, sociopolitiques ou historiques pour attirer l’attention sur sa propre production. En 1981, par exemple, il souligne son anniversaire professionnel en publiant un album de luxe intitulé Jean Paul Lemieux retrouve Maria Chapdelaine. En 1988, il fait paraître Premier amour, un recueil de textes de différents auteurs de sa maison sur le thème des premières amours, afin de signaler la parution du centième titre de la collection « Québec 10/10 ». En 1990, pour célébrer l’indépendance de la Lituanie, son pays d’origine, il signe un livre sur le sujet. En 1992, c’est un album de luxe sur Montréal qu’il fait paraître, à l’occasion du 350e anniversaire de la ville. « Pour moi, publier un livre, c’est une fête[42] », disait Jacques Hébert. Pour Alain Stanké aussi.

Mais là où Stanké se démarque le plus de ses concurrents qui se vouent à l’édition de best-sellers en tous genres et de romans à grands tirages, c’est probablement par l’étendue des publics visés. En plus d’une association avec les Éditions Quinze qui l’amène à faire paraître notamment Marie-Claire Blais, Jacques Godbout et Gérard Bessette, Stanké édite et réédite des « classiques » de la littérature québécoise en format de poche. Dans les années 1970, l’idée de lancer une collection en format de poche semble particulièrement avisée. Depuis la création des cégeps, à la fin des années 1960, le nombre d’étudiants de niveau collégial est passé de 18 541 en 1967 à 70 385 en 1970[43]. Les éditeurs voient une occasion d’élargir leur public dans la publication de livres au format économique et enrichis de commentaires et textes d’accompagnement. Fides a déjà tenté sa chance avec « Alouette bleue », la « Bibliothèque canadienne-française » et « Bibliothèque québécoise »[44] et Pierre Tisseyre a lancé « CLF poche ». Mais

[l]’idée de réunir les forces de plusieurs maisons d’édition dans une même collection s’est imposée au fil des années. [...] La rentabilité d’une collection de poche est difficilement réalisable avec de petits tirages[45]. Pour l’alimenter, un éditeur doit compter sur plusieurs succès d’édition en format régulier représentant des garanties de longue durée. L’association de plusieurs éditeurs pour la création d’une seule collection est donc apparue comme la solution la plus souhaitable[46].

Ainsi, la plus importante des collections à voir le jour aux Éditions Stanké, « Québec 10/10 », est fondée en 1977. Il s’agit d’une collection destinée, notamment, à la réédition à prix modiques d’oeuvres majeures de la littérature québécoise[47], fonctionnant à l’aide d’une franchise : « pour participer à la collection « Québec 10/10 », chaque éditeur doit acheter une licence tout en conservant ses droits et publier les oeuvres de son choix selon son rythme et ses moyens[48]. Les Éditions du Jour et les Éditions La Presse participent à l’aventure[49] ». Les livres de la collection « Québec 10/10 », publiés en format de poche à partir de mars 1978, se vendent entre trois et quatre dollars chacun et leur tirage initial varie entre 5000 et 10 000 exemplaires[50]. Jeanine Féral, François Ricard, Roch Carrier et Victor-Lévy Beaulieu se succèdent à la tête de la collection qui, en 1987, est diffusée dans 47 pays[51] et qui, en 1988, lance son centième titre, ce qui fait d’elle une pionnière dans le milieu du livre québécois en format de poche[52]. Les romans de Gabrielle Roy, Bonheur d’occasion en particulier, Un homme et son péché de Claude Henri-Grignon, Les Plouffe de Roger Lemelin et Une saison dans la vie d’Emmanuel de Marie-Claire Blais, d’ailleurs publié initialement par Jacques Hébert aux Éditions du Jour, sont les fleurons de la collection. « Québec 10/10 » ramène aussi en surface des titres importants du corpus québécois qui étaient introuvables depuis un moment – Fausse monnaie de Ringuet, par exemple. Plus encore, « Stanké se montre prudent avec les jeunes auteurs québécois et ne choisit que les valeurs sûres[53] ». Dans ces circonstances, on s’explique mal pourquoi, entre 1990 et 1997, la collection ne fait paraître que sept titres. Rappelons que la collection de livres de poche « BQ », propriété à parts égales de Fides, Hurtubise HMH et Leméac, commence ses activités en 1988 et qu’elle prend rapidement le haut du pavé[54]. Mais la perte des droits sur l’oeuvre de Gabrielle Roy, dont les livres paraissaient en format de poche dans « Québec 10/10 » depuis sa création, pourrait aussi expliquer la baisse de la productivité de la collection, au tournant des années 1990.

Il faut dire que l’écrivaine était devenue une figure de proue de la maison. Lorsqu’elle était arrivée aux Éditions internationales Alain Stanké en 1977 avec un nouveau manuscrit sous le bras, Ces enfants de ma vie, l’éditeur avait tout de suite voulu rééditer l’oeuvre complète de Roy en format de poche. Stanké, qui s’était lié d’amitié avec elle, lui avait même demandé de s’afficher en tant qu’écrivaine de la maison. À la fin des années 1970 et au début des années 1980, il fait paraître dans les journaux une photographie le montrant avec Gabrielle Roy. Bonne joueuse, elle y signe le slogan : « Alain Stanké, un éditeur assurément pas comme les autres! » Mais, après la mort de l’écrivaine en 1983, un litige éclate entre Alain Stanké et les administrateurs du Fonds Gabrielle-Roy – Marcel Carbotte, François Ricard, Pierre Morency, Renée Dupuis, Gilles Marcotte et André Major[55] – à cause d’une imprécision dans la succession. L’affaire se conclut devant les tribunaux en 1993, et c’est Stanké qui écope : il n’est plus autorisé à reproduire les oeuvres de Gabrielle Roy. Or, depuis le début des années 1990, le Fonds ne permettait déjà plus à Stanké de réimprimer les livres épuisés[56]. Devant ces complications, on peut imaginer que l’éditeur ait été contraint de ralentir la cadence. Bonheur d’occasion était une véritable locomotive pour l’entreprise : depuis qu’il avait réédité le livre en format de poche en 1978, jusqu’à sa perte des droits sur l’oeuvre en 1990, Alain Stanké en avait vendu 140 000 exemplaires[57]. Alors que la collection « Québec 10/10 » est « pratiquement au point mort[58] », c’est en tout cas le principal regret qu’il exprime : « C’est ma seule véritable déception. Gabrielle Roy m’avait accordé son amitié. [...] J’ai intenté un long procès, et je l’ai perdu[59] ». Les administrateurs du Fonds Gabrielle-Roy cèdent les droits de réédition au Boréal, où François Ricard, responsable du fonds, est directeur de collection. Alain Stanké a beau crier au scandale et au conflit d’intérêts, rien n’y fait.

Quelques années après le dénouement de l’histoire, en juillet 1997, le groupe Quebecor, qui dispose d’énormes ressources, achète les éditions Stanké dans un vaste mouvement de concentration. L’éditeur reste à la tête de l’entreprise qu’il a fondée jusqu’à sa retraite à l’été 2002. La collection « Québec 10/10 » renaît de ses cendres en 1998 en faisant paraître des textes de Roch Carrier, de Claude-Henri Grignon, d’Yves Beauchemin et d’Alain Stanké lui-même.

Conclusion

Dans Sociologie de la littérature, Robert Escarpit envisage une autre dimension aux trois services essentiels d’une maison d’édition – le comité littéraire, le bureau de fabrication et le département commercial –, à savoir la capacité à « donner à l’acte d’édition le caractère personnel et indivisible qui lui est indispensable[60] ». Aux Éditions internationales Alain Stanké, il semble que la particularité de la maison soit justement attribuable à la forte personnalité de son propriétaire. Fonceur, Stanké n’hésite pas à s’attaquer au marché français. Sa stratégie permet de faire traduire au Québec les livres venus des États-Unis avant de les exporter en France. S’il adopte dans les médias une posture de conquérant, se targuant d’avoir « court-circuité » les Français en allant leur ravir leurs best-sellers, il faut bien dire qu’il a pris possession d’un territoire encore presque vierge. À l’époque, seul Robert Laffont a investi le marché des best-sellers américains. Néanmoins, en s’imposant dans le marché du livre hexagonal, Stanké participe à la croissance de son entreprise, et réinvestit une partie de ses profits dans le marché du livre québécois. En outre, Stanké, comme tous les éditeurs du champ de grande diffusion, mobilise toutes les ressources dont il dispose dans les médias afin d’assurer un maximum de visibilité aux livres qu’il fait paraître, allant jusqu’à s’offrir des publi-reportages.

L’emploi de telles stratégies de convergence promotionnelles, apprises aux Éditions de l’Homme et inspirées par l’exemple de Robert Laffont, pourrait également s’expliquer par l’expérience de journaliste acquise par Stanké, dont il rejouerait certains des codes au profit du milieu éditorial québécois. Alors que beaucoup d’éditeurs de la sphère de production moyenne prétendent éditer des romans populaires pour avoir les moyens financiers de publier des genres moins rentables, mais jugées davantage nobles, Stanké, lui, se fait une fierté d’opérer dans la sphère de grande production et d’y réussir des prouesses : « Je suis avant tout journaliste [...], je fais de l’édition parce que j’adore cela, parce que ça m’amuse follement, et je suis farouchement déterminé à foncer dans le tas, pas seulement au Québec mais partout où je pourrai vendre du livre[61]! » Mais les quelques auteurs qu’il a su s’attacher, dont les livres s’écoulent plus lentement et qui forment en quelque sorte son fonds, fondent assurément la légitimité culturelle des Éditions internationales Alain Stanké. « Une fois installé en France, raconte-t-il, j’ai défendu, avec fierté (et sans aucune aide gouvernementale) les auteurs d’ici tels que Marie-Claire Blais et Gabrielle Roy dont le magnifique livre Ces enfants de ma vie n’a pas tardé à remporter un prix[62]. » Ainsi, si on peut rapprocher Stanké de son homologue français Robert Laffont sur plusieurs points, il s’en démarque aussi grâce à la réédition de classiques littéraires. On ne peut pas tout à fait dire de Stanké, comme on l’a fait de Laffont, qu’il a souffert d’un « “simplisme désolant” qui réduit son catalogue aux goûts du grand public. Sa conception (rationnalisée) de l’éditeur, qu’il rapproche du rôle de directeur de journal ou du producteur de télévision, l’éloigne de la spiritualisation de la mission de l’éditeur […][63] ». Loin de nier la témérité dont il a su faire preuve en affaires, Alain Stanké la brandit comme un drapeau. Or, l’histoire de la maison montre qu’il a aussi su agir avec prudence en n’appuyant pas exclusivement sa maison sur l’accumulation de capital économique.