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La publication de l’Histoire de l’édition française (4 volumes parus entre 1983 et 1986)[1] semble avoir servi de détonateur aux chercheurs du monde entier, qui se sont par la suite lancés eux aussi dans l’écriture d’histoires nationales du livre et de l’édition. Alors que celles des États-Unis[2] (5 tomes), de l’Australie[3] et du Canada[4] (3 volumes chacune) sont achevées, le Royaume Uni affiche sa différence en proposant d’un côté une History of the Book in Britain[5] en 7 volumes, de l’autre une History of the Book in Scotland[6] en 4 tomes, et, pour faire bonne mesure, une History of the Book in Wales[7] en 1 volume et une History of the Book in Ireland[8] en 5 tomes, ce qui fait 17 gros in-quarto pour les îles Britanniques. Manifestement, la délimitation des espaces dits « nationaux » pose de multiples problèmes que l’on ne peut traiter à la légère, le livre, le journal et, plus généralement les imprimés s’étant souvent moqués des frontières et ayant largement débordé le cadre de leur espace personnel. Pour s’en tenir ici au marché du livre prétendu « français », celui-ci concerne a priori la France, la Belgique, la Suisse romande, le Québec, une partie du Maghreb et de l’Afrique subsaharienne, sans parler de l’Amérique du Sud, qui, jusqu’à la Première Guerre mondiale au moins, absorba une bonne partie des productions parisiennes[9]. Par ailleurs, l’existence dans la Ville-Lumière, comme elle se dénomme orgueilleusement depuis la fin des années 1820, d’une librairie « espagnole » et d’une librairie « portugaise » très actives, à côté d’une librairie « anglaise » non négligeable et d’autres centres de production de livres en langues étrangères[10], met en relief la question des transferts culturels et celle de l’éclatement des cadres spatio-temporels qui permettent de penser l’histoire du livre dans sa complexité et sa singularité.

Si l’on ajoute l’histoire de la Bible dont les centres sont à la fois Rome pour la catholicité et Londres, voire Genève, pour les Églises protestantes, anglicanes et calvinistes, du Coran pour qui, aujourd’hui, ce sont les pays du Golfe persique qui dominent la production[11], celle du livre scolaire dont Paris et Londres furent longtemps des épicentres, du livre politique pour lequel tour à tour Washington, Moscou et Pékin se voulurent d’autres Mecque[12], on voit à quel point l’histoire du livre et celle de l’édition épousent des géographies qui n’ont pas de rapport évident avec celles des États-nations nés au xixe ou au xxe siècle. Poser la question de l’écriture des histoires nationales de l’imprimé, c’est donc aussi s’interroger sur le rôle du nationalisme dans les relations intellectuelles et se demander si une histoire internationale ne serait pas préférable, quoique, sans doute, extrêmement délicate à rédiger. Si l’on prend le cas de l’Espagne et de ses anciennes colonies, on s’aperçoit en effet qu’une Historia de la Edicion y de la Lectura en España. 1472-1914 est parue en 2003[13], tandis qu’au Mexique, seul un volume consacré à la ville de Mexico au milieu du xixe siècle a vu le jour, sous l’égide de l’Instituto Mora la même année[14], et qu’on est loin, en Argentine, en Bolivie, en Colombie, à Cuba ou au Pérou, de songer à rédiger prochainement de telles synthèses. Les différentes temporalités propres aux États sud- ou latino-américains traduisent non des divergences avec les programmes des équipes précédemment citées, mais des appropriations différées des grands débats qui agitent la communauté internationale des chercheurs. Tandis que, en Amérique du Sud, l’histoire politique a longtemps dominé l’historiographie du fait de la présence de dictatures sanglantes, l’histoire culturelle s’est plutôt concentrée sur les intellectuels, leur engagement dans la cité, avant de se porter sur d’autres domaines, tel le livre, longtemps considéré comme secondaire ou relevant davantage des compétences des littéraires ou des philologues.

Ailleurs, en Afrique, la question coloniale, celles de l’impérialisme et du néo-colonialisme, ont orienté les chercheurs vers ces sujets sensibles, abandonnant à de rares historiens formés en Europe le soin d’étudier l’implication des imprimés dans la pénétration des religions occidentales venues combattre les systèmes de représentations du monde antérieurs à la formation des empires. En Asie, la situation est encore plus contrastée, les historiens chinois se vouant pendant de longues décennies à essayer de convaincre les Occidentaux que Gutenberg n’avait été qu’un vulgaire plagiaire des technologies de leur pays[15], et les Japonais et les Coréens cherchant, eux, à mettre à jour les traces archéologiques d’une éventuelle antériorité de l’impression en caractères métalliques par rapport à l’Empire du Milieu. Ces oppositions de style et ces problématiques non convergentes rappellent à l’observateur extérieur que l’histoire n’est pas une discipline neutre, que, pas plus que la sociologie ou l’ethnologie, elle n’évolue à l’écart des grands débats idéologiques du moment et que sa volonté bien réelle de se rapprocher au plus près de la vérité ne suffit pas à l’immuniser contre les tentations de servir telle ou telle cause, consciente ou inconsciente. C’est pourquoi, au moment où l’Inde, l’Afrique du Sud et plusieurs États sud-américains dont l’Argentine et le Chili se lancent dans l’écriture d’une histoire du livre et de l’édition dans les limites de leurs frontières, il paraît essentiel de s’interroger sur la validité d’un approche strictement nationale de l’imprimé, cet objet toujours un peu mystérieux qui fut longtemps l’apanage des pouvoirs, civils et religieux, puis celui des élites, avant de migrer vers les couches les plus larges de la population.

Aux origines de l’Histoire de l’édition française

Quand on regarde attentivement la page de garde des volumes de l’Histoire de l’édition française, la première dans l’ordre d’apparition de ces grandes fresques nationales, on peut s’étonner de voir le nom de Jean-Pierre Vivet, un journaliste et éditeur parisien, accolé à ceux de Henri-Jean Martin et de Roger Chartier. La plupart des auteurs citent d’ailleurs aujourd’hui de façon tronquée l’édition originale, telle qu’elle parut en 1983, en oubliant ce patronyme qui ne leur dit rien. Pour avoir entendu, à plus d’une occasion, Henri-Jean Martin, évoquer les origines de son grand oeuvre, il m’est loisible de rappeler la filiation de cette Histoire de l’édition française qui devait faire souche et s’imposer comme une sorte de modèle auprès de la communauté internationale des chercheurs. Si Jean-Pierre Vivet a tenu à apposer sa griffe sur la couverture des quatre volumes de la série, et si ni Roger Chartier ni Henri-Jean Martin n’ont jugé sa prétention exorbitante, c’est qu’il a bien été à l’origine de ce chantier de l’histoire qui devait mobiliser une cinquantaine de personnes pendant près d’une décennie. Journaliste, on l’a dit, fondateur de Livres Hebdo, le magazine professionnel qui a succédé à la Bibliographie de la France en 1979, Jean-Pierre Vivet était apparenté aux frères Garnier de Paris et était désireux de faire revivre la saga de ses ancêtres et de participer à une de ces success stories qui commençaient à contrebalancer l’histoire des classes ouvrières et à réhabiliter les grandes figures d’entrepreneurs, ces patrons que l’historiographie marxiste avait la plupart du temps voués aux gémonies. Intellectuel cependant, Jean-Pierre Vivet ne voulait pas d’une simple hagiographie ou d’une légende dorée de sa profession et c’est la raison qui le poussa à recruter deux historiens respectés, Henri-Jean Martin qu’il connaissait de longue date, alors professeur à l’École des Chartes et directeur d’études à l’École Pratique des Hautes Études, et Roger Chartier, jeune Maître de Conférences à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales mais totalement inconnu du grand public puisqu’il n’avait encore publié aucun livre.

Henri-Jean Martin hésita longtemps avant d’accepter la proposition de l’éditeur et il mit surtout au travail un grand nombre de ses élèves conservateurs de l’École des Chartes qui allaient rédiger des thèses destinées à servir de socle à l’édification future du monument. Ayant convaincu un peu plus tard Roger Chartier de l’accompagner dans cette aventure, il fut admirablement secondé par ce chercheur qui devait, lui aussi, recruter bon nombre de collègues et d’étudiants avancés qui, à leur tour, s’intègreront au noyau chargé de peindre une partie de la fresque. Il demeurait toutefois une difficulté de taille liée à l’insuffisance de la production scientifique pour les xixe et xxe siècles. Cette lacune sérieuse dans la documentation amena les deux véritables chefs d’orchestre à refuser de prolonger leurs investigations au-delà de l’année 1950 et à me demander, quand, en 1990-1991, ils procèderont à la réédition de leur série, de rédiger une grosse postface au tome 3 – celui qui concerne le xixe siècle[16] – afin de porter à la connaissance des lecteurs les multiples travaux consacrés à cette période qui avaient été publiés postérieurement à la première édition, en 1984, du volume intitulé Le temps des éditeurs. Du romantisme à la Belle Epoque. Fondés sur des dépouillements assez systématiques des fonds d’archives et des bibliothèques, étayés par des thèses de doctorat dans diverses disciplines, histoire, littérature, sociologie, les tomes 1 et 2 de l’Histoire de l’édition française demeurent un exemple de l’avance prise par l’École française en matière d’histoire de l’imprimé du xve au xviiie siècle. Cette histoire valide également, mais a posteriori, la démarche de Lucien Febvre, qui, dès le milieu des années 1930, en réfléchissant au volume de l’Encyclopédie française portant pour titre La civilisation écrite, le livre, les journaux, les bibliothèques[17], entendit arracher l’histoire du livre au domaine des érudits, des collectionneurs, des bibliothécaires et des spécialistes des écrivains consacrés, pour la faire entrer de plain-pied dans l’atelier de l’historien.

Il fallut attendre la fin de la Deuxième Guerre mondiale et la reprise du programme de la revue Les Annales, pour que le message soit entendu[18] et qu’un jeune chartiste, Henri-Jean Martin, accepte avec enthousiasme le plan tracé par le professeur au Collège de France, plan que résument les titres des chapitres IV et VIII de L’apparition du livre : « Le livre, cette marchandise » et « Le livre, ce ferment »[19]. Tout était dit ou presque dans ces fulgurantes improvisations d’un maître de la discipline : l’approche du livre devait commencer par une description approfondie de la civilisation matérielle, pénétrer dans les imprimeries, sentir l’encre et le plomb, respirer l’odeur du papier et celle de la colle, avant de s’intéresser au domaine des idées et de s’attaquer à la diffusion de la Bible au temps de la Réforme, de Luther et de Calvin, puis du concile de Trente et de la Contre-Réforme catholique. Quand on étudie attentivement ce volume publié, rappelons-le, en 1958, on s’aperçoit qu’il exclut catégoriquement une approche nationale du livre et qu’il exige au contraire du lecteur un effort de synthèse destiné à comprendre pourquoi l’industrie italienne des moulins à papier des xive-xve siècles est la conséquence de l’importation par les caravanes arabes revenant d’Asie du produit d’origine végétale mis au point dans cette région du monde et capable de remplacer le parchemin qui décimait les troupeaux de veaux en Europe. Les cartes de la diffusion des imprimeries de 1471 à 1500 confirment l’approche internationale volontairement choisie par les deux chercheurs qui entendaient tracer les contours de cette « géographie de l’édition » mise en place sur une vaste étendue de terres dans la deuxième moitié du xve siècle. En descendant du sud de l’Allemagne actuelle, le mouvement fit tache d’huile en Italie et en Autriche, gagna la France puis l’Angleterre, l’Espagne, le Portugal, la Tchécoslovaquie et la Hongrie, avant de se répandre en Russie et en Suède[20].

Poursuivant dans la voie défrichée par Henri-Jean Martin et Lucien Febvre, de nombreux historiens du livre adoptèrent, dans les années 1960-1970, la même démarche sans se soucier des mises en garde de ceux qui redoutaient qu’une perspective large ne vienne fausser les conclusions du travail. La microstoria italienne n’étant pas encore à l’honneur, et le marxisme n’ayant pas encore subi les foudres des partisans du Linguistic Turns, Elisabeth L. Eisenstein n’hésita pas à se lancer dans sa grande enquête qui devait aboutir à la publication, en 1983, de sa thèse majeure, The Printing Revolution in Early Modern Europe[21]. De même, Jean-François Gilmont, spécialiste bruxellois de la Bible, allait intituler La Réforme et le livre. L’Europe de l’imprimé (1517-v. 1570) le volume collectif qu’il dirigea en 1990[22] et qui mettait en lumière la diffusion, à l’échelle d’un continent, des bibles en langues vernaculaires destinées aux fidèles que les partisans de Luther et de Calvin entendaient mettre au contact direct du texte sacré jusqu’ici réservé à l’interprétation – la glose – des prêtres. Les spécialistes des Lumières, de Voltaire et de Rousseau, a fortiori de l’Encyclopédie, empruntèrent à leur tour cette perspective et Robert Darnton se fit connaître du grand public en présentant à l’émission « Apostrophes » de Bernard Pivot, à la télévision française et en prime time, son magistral essai intitulé L’aventure de l’Encyclopédie. Un best-seller au siècle des Lumières[23]. Ayant choisi de mettre en valeur le business, comme dit le titre anglais, qui permit à cette énorme collection de livres d’atteindre des sommets – 24 000 séries commercialisées avant 1800 –, l’historien américain, qui avait tâté du journalisme avant de passer à l’histoire académique, refusait à son tour de circonscrire son travail à un pays ou à un éditeur, fût-il le véritable artisan de cette épopée, et il allait se maintenir sur cette ligne de crête en publiant ultérieurement des travaux consacrés aux Lumières et à la bohème.

Se situant dans une tout autre perspective, l’historienne Suzanne Tucoo-Chala avait soutenu un peu plus tôt, en 1975, une thèse de doctorat ès-Lettres sur un sujet très proche, mais le titre du volume qui en fut tiré en 1977 révèle la différence de point de vue puisque l’ouvrage est consacré à Charles-Joseph Panckoucke et la Librairie française. 1736-1798[24]. Remarquable par son érudition et sa volonté de faire comprendre la mutation que subit ce secteur de l’économie avec la diffusion des collections de l’Encyclopédie, la thèse de Suzanne Tucoo-Chala s’inscrivait dans un mouvement visant à limiter le champ de l’investigation scientifique à un domaine précis afin d’éviter les risques de dispersion et de généralisation abusive qu’on commençait à reprocher aux grandes synthèses historiques chères aux historiens de la génération précédente, les Fernand Braudel et Robert Mandrou qui avaient succédé à Marc Bloch et Lucien Febvre après leur disparition. L’article intitulé « La beauté du mort. Le concept de “culture populaire” », publié en 1970, avait porté l’attaque contre les grandes fresques historiques, Michel de Certeau, Dominique Julia et Jacques Revel se désolidarisant de leurs devanciers pour pénétrer avec fracas dans la carrière académique[25] et réorientant ainsi les recherches vers des objets davantage circonscrits, les arts de faire, les collèges sous l’Ancien Régime ou encore les patois dans l’ancienne France. Pour ce qui nous concerne, Roger Chartier qui était proche de ces trois mousquetaires de la plume s’intéressait, lui, aux pratiques culturelles, aux lectures et aux lecteurs, et était en phase avec ce mouvement de recentrement de la discipline historique sur un horizon plus limité géographiquement, mais capable d’aller plus en profondeur dans la compréhension des phénomènes observés.

Les histoires nationales du livre

L’une des conséquences les plus évidentes de la publication de l’Histoire de l’édition française fut l’effet d’entraînement qu’elle eut sur la communauté des chercheurs liés à Henri-Jean Martin et à Roger Chartier. La traduction en espagnol, italien, anglais et allemand de L’apparition du livre dans les années 1960 avait fait du premier le porte-parole ou l’un des missi dominici les plus en vue de la discipline. Considéré comme l’élève de Lucien Febvre et, à ce titre, comme le représentant de l’École des Annales, Henri-Jean Martin noua de fructueux contacts avec des historiens américains, australiens, britanniques, canadiens, et il fut invité un peu partout dans le monde pour présenter son livre et les problématiques nouvelles qui en découlaient. Ce capital symbolique accumulé explique le retentissement immédiat de la grande fresque en quatre volumes des années 1983-1986 qui allait être traduite dans de multiples langues dont le coréen, signe évident d’une internationalisation des curiosités intellectuelles, pour ne pas parler de mondialisation des chantiers de la recherche. Les Britanniques furent les premiers à relever le défi et c’est à l’Université d’Oxford, autour de Donald F. McKenzie, alors professeur de bibliographie matérielle, que prit corps l’idée de réunir une équipe capable de concevoir, pour le Royaume Uni, l’équivalent de ce que les Français étaient parvenus à réaliser en un temps record. Toutefois, si Don McKenzie, grâce à son charisme, obtint immédiatement l’accord des patrons de la British Library, et de Ian Willison notamment, pour l’accompagner dans son entreprise, il fallut discuter longuement pour éviter tout risque de dérapage de type néo-colonialiste. Cela conduisit la petite équipe réunie à Oxford à accepter que ses collègues écossais s’organisent autour d’un noyau de chercheurs actifs à Édimbourg et que Gallois et Irlandais structurent de leur côté leurs propres équipes. Du coup, le premier volume de la Cambridge History of the Book in Britain ne sortit des presses qu’en 1999 et le septième et dernier volume (1914-2000) n’a toujours pas paru en 2016, alors que partenaires ou rivaux d’Écosse et d’Irlande ont achevé leur travail.

Aux États-Unis, c’est à l’Université de Harvard, celle dont est issu Robert Darnton, mais non celle où il enseigna l’histoire du livre, Princeton, que la décision fut prise de mettre en chantier ce qui allait devenir A History of the Book in America, sous la direction de David Hall, grand admirateur des travaux de Donald F. McKenzie et spécialiste de l’imprimé religieux dans les colonies qui se réunirent pour former les États-Unis d’Amérique à la fin du xviiie siècle. Initialement prévue pour être éditée par Cambridge University Press, la série des cinq volumes migra vers les presses de l’Université de Caroline du Nord qui viennent d’en achever la publication. Les Britanniques avaient choisi de faire débuter leur histoire nationale avec la conquête romaine et d’intégrer ainsi le manuscrit latin mais aussi gaëlique dans leur perspective, se distinguant ainsi des Français qui commençaient leur étude à l’aube de l’apparition du livre, 10 siècles plus tard par conséquent. Les historiens américains, conscients d’appartenir aux origines à un espace colonial, ont significativement intitulé leur premier volume The Colonial Book in the Atlantic World, refusant d’une certaine manière de s’enfermer dans une vision trop exclusivement nationale pour étudier les conséquences de l’alphabétisation et la mise en place précoce, dès 1860-1880, d’une culture de masse dans les États les plus développés, ceux de la côte Est en particulier. Très significativement, le tome 3 de la série s’intitule The Industrial Book, 1840-1880 et le dernier volume s’achève à la fin du xxe siècle, au moment de l’arrivée des e-books et autres fichiers numériques qui révolutionnent le marché. À comparer rapidement ces trois grandes fresques et celle du livre écossais dont le tome 3 porte pour titre Ambition and Industry. 1800-1880, on ne peut manquer d’observer l’incidence des considérations nationales, voire nationalistes, sur la conception et l’élaboration des programmes de recherches.

Au Canada, pays faussement bilingue en dépit des prétentions officielles, un tel projet ne pouvait être soutenu par les autorités académiques sans que l’égalité stricte entre les langues soit affirmée. C’est donc naturellement autour des Presses de l’Université de Montréal, pour la version en français, et de Toronto University Press, pour la version en anglais, que s’est effectué le travail de publication, une équipe pluridisciplinaire ayant été réunie autour d’Yvan Lamonde, professeur de littérature à l’Université McGill de Montréal, Jacques Michon, professeur de littérature à l’Université de Sherbrooke, Carole Gerson, professeure de littérature anglaise à la Simon Fraser University en Colombie Britannique, Patricia Fleming, professeure de sciences de l’information à l’Université de Toronto, Gilles Gallichan, bibliothécaire à l’Assemblée nationale du Québec, et Fiona Black, professeure de management à l’Université de Dalhousie. La diversité des universités représentées, comme celle des univers intellectuels des directeurs des trois volumes, rend bien compte des effets en retour d’une situation nationale tendue, ou, du moins, soucieuse de respecter les apparences et de veiller à ce que l’argent public soit investi de façon transparente. Si, d’une certaine manière, la série n’a pu que s’enrichir de l’approche très diversifiée des points de vue, il n’est pas tout à fait certain que l’obligation de tenir compte d’un cahier de charges très contraignant n’ait pas entraîné des conséquences indésirables sur le contenu. En Australie, où trois volumes, comme au Canada, ont été nécessaires pour rendre compte d’une réalité qui démarre avec l’arrivée des premiers convois de convicts au xviiie siècle, un seul historien, Martyn Lyons, a pris part à la construction de l’édifice, faute d’avoir pu susciter un engouement particulier dans sa profession, qui continue à laisser aux littéraires et aux conservateurs de bibliothèques le soin d’écrire l’histoire du livre.

En Espagne, et on ne peut que s’arrêter sur cette particularité, l’équipe locale a demandé à un Français, Jean-François Botrel, considéré comme l’initiateur de ce chantier dans la péninsule Ibérique, de se joindre à elle afin de la faire bénéficier de son expertise dans le domaine. Très influencée par la France qui lui a fourni de nombreux colporteurs devenus libraires puis éditeurs, l’Espagne a systématiquement traduit, au xixe siècle, les auteurs de romans-feuilletons avant de faire naître, avec Perez Galdos, sa propre littérature de large consommation[26]. De même, en Italie, où aucune véritable synthèse n’est programmée mais où les travaux sont innombrables depuis une dizaine d’années, c’est en coopération étroite avec les chercheurs français que s’est opéré le regroupement des équipes, une chaire spécifique d’histoire du livre et des médias ayant cependant été créée à l’Université de Milan et attribuée à une spécialiste des almanachs, Lodovica Braida. Dans les pays de l’est de l’Europe, en Hongrie et en Russie notamment, c’est autour des bibliothèques nationales que des groupes de chercheurs tentent eux aussi de promouvoir ce type d’investigation, qui déborde très largement le continent où il est né puisque l’Inde et l’Afrique du Sud organisent désormais des rencontres ou des conférences sur ces sujets. En Inde, pays dans lequel on recense 22 langues nationales, sans compter l’anglais, le sanscrit, le perse et l’urdu, et où le Dépôt légal du pays enregistre des livres imprimés en 34 idiomes distincts, l’heure n’est pas au rassemblement des travaux éparpillés, mais plutôt à l’incitation à la recherche tous azimuts afin d’y voir un peu plus clair ultérieurement[27].

Devant le risque de voir la recherche s’enfermer dans des perspectives trop strictement nationales et de céder à un réflexe nationaliste inconscient consistant à vouloir faire mieux que son voisin, deux colloques internationaux ont été consécutivement organisés, le premier en mai 2000 à l’Université de Sherbrooke au Québec et le second à l’Université de Sydney, en Australie, en juillet 2005. Lors de la première rencontre véritablement planétaire puisque les cinq continents étaient représentés, trois modèles européens centrifuges, les modèles britannique, germanique et français, avaient fait l’objet d’une longue analyse, ce qui avait permis d’éviter l’enfermement dans des frontières administratives, juridiques ou étatiques qui risquaient d’altérer la perspective[28]. Cinq ans plus tard, la discussion principale porta sur l’écriture des histoires nationales du livre et la nécessité de passer à une autre dimension, internationale, en multipliant les histoires transversales, du roman, du livre religieux, du manuel scolaire ou de l’illustration des volumes[29], sans pour autant négliger les apports des monographies régionales ou locales. Quelques semaines plus tard, un colloque organisé à la Bibliothèque nationale de Pékin[30] permettait de confronter les points de vue, certains historiens chinois du livre continuant à voir en Gutenberg un faussaire ou un plagiaire, tandis que leurs collègues français s’évertuaient à souligner l’absence totale de traces, et donc de preuves, d’un tel transfert de technologie, totalement improbable et manifestement imaginé dans un contexte où le nationalisme exacerbé de l’époque coloniale a joué un rôle très important[31]. On le vérifie une nouvelle fois, l’écriture d’histoires à dimensions nationales n’est pas sans poser de multiples problèmes, ce qui a motivé l’organisation d’une troisième rencontre entre chercheurs, à l’occasion du xxie Congrès International des Sciences historiques à Amsterdam en août 2010. Un numéro récent de la revue Histoire et civilisation du livre rend compte de ces discussions tout en les élargissant, en invitant Indiens et Africains à se joindre au débat, désormais étendu à l’ensemble de la planète puisque le monde arabo-musulman fait l’objet lui aussi, depuis le colloque de Sherbrooke en 2000, du champ d’observation des chercheurs[32].

Le livre religieux, missionnaire ou messianique, un objet véritablement transnational

C’est en étudiant la propagande religieuse imprimée des siècles passés ou celle d’aujourd’hui que l’on peut sans doute le plus aisément prendre conscience du caractère transnational de ce type de livres ou de brochures. La religion juive ayant renoncé à se faire missionnaire à l’époque moderne, c’est la religion catholique qui, historiquement, se voulut la première universelle et profita de l’ouverture de nouveaux espaces, en Amérique du Nord et du Sud, pour évangéliser les populations autochtones. Les premières bibles traduites en iroquois circulèrent très tôt au Canada français, sur des peaux d’animaux locaux et, au Mexique comme au Pérou, les franciscains et les dominicains se démultiplièrent pour faire reculer les religions indiennes et convertir par tous les moyens les indigènes. Au Paraguay, ce furent plutôt les jésuites qui s’engouffrèrent dans cette brèche, mais, du point de vue de l’imprimé religieux, cela revint au même et les missels et autres catéchismes, en général sortis des presses européennes, furent importés par dizaines ou centaines de milliers d’exemplaires pendant des siècles avant que l’imprimerie locale, surtout au xixe siècle, ne prenne le relais de cette diffusion massive de publications qui, par essence, se voulaient transnationales puisque transcendant les différences des individus. En terres protestantes, les pasteurs ne furent pas en reste et, aux États-Unis comme au Canada britannique, anglicans, presbytériens, évangélistes, baptistes et autres mormons un peu plus tard, se disputèrent les âmes des immigrants, favorisant ainsi la multiplication de presses religieuses dont l’essor fut considérable au xixe siècle. Le succès mondial de La case de l’oncle Tom, en 1852-1853, révéla l’oeuvre d’une abolitionniste de talent qui avait voué sa vie à la libération des esclaves[33] et, si son roman n’est pas stricto sensu un livre de propagande, il contribua fortement à l’adoption un peu partout de législations interdisant la traite négrière ou ses équivalents asiatiques et arabes[34].

En Afrique, la rivalité coloniale, à l’heure du Struggle for Life, donna lieu à une intense propagande religieuse qui vit s’affronter les presses des Missions évangéliques londoniennes d’un côté et l’Oeuvre des Pères Blancs d’Afrique de l’autre, les premiers se répandant dans l’empire britannique, du Caire au Cap et de Freetown à Zanzibar, tandis que les seconds s’implantaient durablement au Maghreb et en Afrique subsaharienne en profitant de la protection que la République française accordait à des congrégations dont elle refusait l’implantation en métropole mais qu’elle choyait dans son empire. Cette contradiction se retrouvait en Asie, au Vietnam et au Cambodge notamment. En Chine, après que le dépècement de cet immense pays eut commencé, au lendemain de la guerre des Boxers, en 1902, les missions américaines se firent encore plus actives que leurs consoeurs britanniques, pourtant bien installées à Hong Kong. À Shanghai et dans le reste du pays, les pasteurs évangélistes ont semé, au début du xxe siècle, des germes qui leur permettent, 100 ans plus tard, d’être très présents dans une lutte pour la suprématie idéologique du monde qui n’a fait que se renforcer à l’occasion de la mondialisation accélérée des modes de production et de consommation. Pour qui étudie ces imprimés particuliers que sont les extraits de Bible ou les catéchismes mis à la disposition des populations africaines ou asiatiques, les vies de saints ou les récits hagiographiques, il est parfaitement clair que ces textes ont fait l’objet d’une réflexion attentive de la part de ceux qui les ont rédigés. Importés massivement ou produits sur place, par les Pères Blancs en particulier qui traduisirent systématiquement leur propagande évangélisatrice dans les langues locales, l’arabe, le kabyle ou berbère (amazighte), le bambara, le kiswahili, le mossi, le ruganda ou le shisumbwa[35], ces imprimés religieux tentaient de dépasser le cadre national dans lequel leurs promoteurs étaient nés pour répandre une « Parole » qui se voulait universelle et sans frontières.

Au xxe siècle, le travail des missionnaires de toutes obédiences a bénéficié de l’essor des nouvelles technologies et c’est grâce à la télévision, puis au câble et au satellite, aux antennes paraboliques et maintenant à Internet, que les prédicateurs évangélistes, musulmans ou bouddhistes – on songe au Dalaï Lama – se sont répandus dans tout l’univers. Pour autant, on ne peut sous-estimer la part de l’imprimé religieux, la possession d’un Coran étant toujours fortement encouragée dans le monde arabo-musulman et les pays du Golfe persique s’étant fait une spécialité de ces publications dans lesquelles les arts de la calligraphie, du papier et de la reliure sont mis à contribution. Au-delà de la fabrication et de la diffusion de ces beaux livres qui sont l’équivalent des bibles sur papier très fin ou des Missels richement décorés en terres catholiques, l’Islam a également secrété une production massive d’imprimés de petite taille qui ne s’achètent pas tant dans les boutiques traditionnelles où l’on vend des livres que dans les librairies de rues ou de trottoirs qui, à l’abord des mosquées, sur les marchés ou dans les foires, proposent aux populations les plus démunies un commentaire du Coran ou la reproduction d’un prêche enflammé appelant à la guerre sainte contre l’Occident. Islamiques pour les plus neutres ou islamistes pour les plus engagés, ces brochures qui s’apparentent, matériellement, à ce que sont la literatura de cordel et les folletos en Amérique du Sud, sont fabriquées à grande échelle depuis deux décennies et il va de soi que, là encore, les frontières des États ne jouent aucun rôle dans leur conception, les officines où elles sont conçues se plaçant volontairement dans une perspective transnationale.

Toutefois l’étude systématique de plus de 200 éditions du Pilgrim Progress de John Bunyan, telle qu’elle a été entreprise par Isabel Hoffmeyr, professeure de littérature africaine à l’Université du Witswatersrand à Johannesburg[36], a permis de montrer que ce n’est jamais le même Voyage du Pèlerin qui a été offert aux peuples auxquels il était destiné, mais un texte adapté à leur horizon d’attente et à leurs croyances les plus intimes. La mort du Christ sur une croix, étant considérée comme un signe de faiblesse ou de défaite par certaines ethnies, disparaît dans telle ou telle édition africaine de Pilgrim Progress, ce qui éclaire sur la volonté des missionnaires anglicans de proposer un récit conforme aux attentes des lecteurs tout en se voulant universel et transnational. Face à des textes diffusés à l’échelle d’un continent ou de la planète, l’observateur ne peut se contenter de l’approche nationale traditionnelle en histoire du livre, mais il doit intégrer dans son enquête l’ambition hégémonique de celui ou de ceux qui ont été à l’initiative de ces impressions. Ainsi passe-t-on insensiblement de l’imprimé de propagande à visée religieuse à la brochure de type politique, le Petit Livre rouge du Président Mao diffusé à des dizaines de millions d’exemplaires dans la plupart des langues étant dans toutes les mémoires. Avant que les Éditions du Peuple à Pékin ne prennent le relais des Éditions du Progrès de Moscou, celles-ci avaient entamé, au nom de la IIIe Internationale puis de l’URSS, une tentative de conquête idéologique des esprits qui s’apparente aux précédentes. Même si l’on ne peut confondre religion et idéologie, l’approche par les textes et la mise en place d’un appareil sophistiqué de propagande – l’agit-prop dans la jeune Union soviétique qui sortit de la révolution d’Octobre – permettent de prendre conscience de la proximité des moyens mis en oeuvre par les uns et par les autres, l’Internationale communiste possédant un certain nombre d’attributs que la congrégation catholique pour la propagation de la foi (De propaganda fide) avait utilisés avant le xxe siècle.

Sans développer davantage cet aspect de l’étude du livre et des brochures, on voit bien ce qu’ont en commun l’effort d’éducation des populations et le souci de les entraîner vers une vision partagée du monde ou de l’univers. La croyance et l’adhésion volontaire ne sont pas de même nature, mais, dans leurs effets, l’une et l’autre suscitent la production d’un appareil de propagande assez semblable et l’Internationale communiste de 1919-1943 ne pouvait ignorer qu’avant elle les Oeuvres missionnaires catholiques avaient tenté de répandre un peu partout dans l’univers leur message à visée religieuse. Le caractère messianique du socialisme et du communisme a été relevé par plus d’un commentateur et l’échec de l’URSS est souvent analysé comme relevant, parmi ses nombreuses causes, de la perte de ce charisme qui avait fait la force du modèle soviétique pendant plusieurs décennies. Si l’image négative du goulag s’était substituée à celle, positive, de la construction d’une société nouvelle dans laquelle le prolétaire n’était plus un paria mais un homme libre bâtissant l’avenir, c’est peut-être que ce pays et ce système avaient oublié, après 1957 et le fantastique succès du lancement du premier spoutnik dans l’espace, que la conquête spatiale et la construction d’engins balistiques à tête nucléaire n’offraient plus aux masses des possibilités de rêver et de s’identifier à ceux qui les appelaient à les suivre. La force de Fidel Castro et celle du Che furent précisément d’offrir un modèle alternatif aux pauvres et aux humiliés du continent latino-américain et l’image du second, transformé en icône de la révolution après sa mort en 1967, fit beaucoup pour la popularisation de son message.

En Amérique du Sud où la bataille idéologique a fait rage après 1945 et encore plus après 1959, un certain nombre de livres résultent d’une volonté apologétique ou propagandiste de ceux qui les ont rédigés et diffusés. L’ouverture des archives des grandes fondations américaines, Carnegie, Franklin ou Rockefeller[37], autorise aujourd’hui une vision claire de leurs visées dans lesquelles la philanthropie est intimement mêlée à la certitude que la société libérale états-unienne est un modèle à peu près aussi indépassable que le fut en son temps l’État prussien modélisé par le philosophe Hegel. Forts ou bardés de cette vision aveuglante, les dirigeants de ces grandes institutions milliardaires ne se contentèrent pas de combattre la malaria, la fièvre jaune, la tuberculose, le sida aujourd’hui, mais elles accordèrent une attention toute particulière à la traduction d’oeuvres censées aider les populations à mieux comprendre le monde dans lequel elles vivaient. Comme l’a montré avec brio Gustavo Sora au colloque sur la diplomatie par le livre[38], le mauvais procès intenté par le gouvernement mexicain à Arnaldo Orfila Reynal, le prestigieux directeur du Fondo de Cultura Economica, déguisait mal la volonté nord-américaine de voir l’introducteur en castillan de nombre de penseurs marxistes écarté de cette prestigieuse institution qui rayonnait sur tout le continent. Les papiers retrouvés par Gustavo Sora prouvent l’implication de la CIA dont le président mexicain était un agent dévoué dans ce complot où le motif présumé, la traduction et la publication des Enfants de Sanchez en espagnol, n’était qu’un fallacieux prétexte. Pour une autre région du monde, le Proche-Orient, Franck Mermier a montré lui aussi le travail de la Fondation Franklin pour traduire et diffuser la prose des économistes et penseurs libéraux anglo-saxons en arabe[39], ces textes étant censés contrebalancer l’influence néfaste et pernicieuse des théoriciens se réclamant d’une pensée non conformiste, c’est-à-dire marxiste.

Pour une approche transnationale des aires nationales de diffusion des livres

On pourrait citer bien d’autres secteurs pour lesquels l’approche nationale du livre et de l’imprimé ne suffit pas, mais on s’est contenté, ici, de s’attarder un peu sur deux types de textes, les écrits religieux et politiques, parce que, depuis plus de cinq siècles, ils occupent une place prépondérante dans la transmission des idées. Des enquêtes systématiques à propos des manuels scolaires ont également démontré l’importance des traductions du français vers le castillan, notamment en Argentine où, jusqu’aux années 1910, bien des livres de lecture courante utilisés dans les écoles étaient des copies à peine démarquées de leur original emprunté à la littérature scolaire en usage en France[40]. Au Mexique, les livres de lecture et les catéchismes pour les enfants étaient également le produit d’une impression réalisée à Paris par ce qu’on appelait la « librairie espagnole » de la capitale française[41], et l’on pourrait étendre la liste des pays dépendant d’une production ultramarine en ajoutant le nom de toutes les colonies qui, jusqu’au seuil des indépendances, voire au-delà, demeurèrent tributaires d’un enseignement et de modèles éducatifs adaptés à d’autres populations que les leurs. Indépendamment du livre religieux, du livre politique et du livre scolaire, l’implantation solide et durable de la maison Larousse au Québec et en Amérique du Sud témoigne également de l’importance des transferts de technologie en matière de dictionnaires et d’encyclopédies, et l’on pourrait également mentionner ici le domaine de la fiction tant les échanges en matière de traduction furent et sont encore inégaux aujourd’hui, la traduction vers le portugais et l’espagnol des grands romans anglais s’étant souvent produite à travers le filtre de la traduction en français de ces écrivains. Sans multiplier les exemples qui dépendent de chaque pays et varient avec les périodes envisagées, on mesure à quel point une étude de la production des livres et des brochures qui se voudrait seulement nationale occulterait une large part de la réalité du marché de l’imprimé et de celui de l’édition.

On suggèrera donc aux équipes qui entament l’étude de ce champ historique de lire attentivement les histoires de l’édition française, britannique, américaine, australienne, canadienne, espagnole, etc., et d’en tirer un séminaire destiné à mieux cerner l’objet disciplinaire qu’elles entendent mettre en lumière. Situé à un carrefour des savoirs où historiens, littéraires, sociologues, ethnologues, linguistes, économistes, spécialistes de bibliothéconomie et des sciences de l’information et de la communication ont tous quelque chose à dire, cet objet ne saurait appartenir en propre à quelques-uns et doit être étudié de façon transdisciplinaire. Si les historiens sont les mieux armés pour examiner attentivement les archives des éditeurs, celles des États et des institutions publiques ou privées, religieuses ou laïques, pour rendre compte des censures et des propagandes des gouvernements, des Églises et des partis politiques, les littéraires connaissent mieux que quiconque les divers panthéons constitués au fil du temps et les enjeux qui traversent le champ littéraire. Les sociologues de la lecture et ceux de la culture ont l’habitude d’étudier ces phénomènes et naviguent à l’aise à l’intérieur des problématiques relatives à la culture savante, à celle des lettrés ou à celle des migrants, et ils ont appris à étudier la culture de masse comme un phénomène digne d’être envisagé dans toutes ses conséquences, y compris sa capacité à pénétrer les autres univers[42]. Les ethnologues et les anthropologues se sont intéressés à la literatura de cordel et ont apporté à son examen des méthodes qui enrichissent à leur tour l’histoire du livre et de l’imprimé, véritable domaine de rencontre entre chercheurs venus d’horizons différents.

Si les tâtonnements et les erreurs des premiers groupes constitués pour parvenir à rédiger de grosses et utiles synthèses à l’échelle d’un pays sont repérés, analysés avec lucidité et objectivité, ce travail permettra d’éviter de reproduire ces défauts et de privilégier les directions qui apparaîtront comme les plus pertinentes et les plus riches de perspectives nouvelles. Comme le programme de travail des chercheurs argentins épouse les préoccupations de leurs collègues brésiliens, colombiens, chiliens, etc., la rencontre organisée sous l’égide de la Society for History of Authorship, Reading and Publishing (SHARP) à Rio de Janeiro en novembre 2013 a été l’occasion de confronter problématiques, méthodologies et premiers résultats des investigations conduites ces dernières années dans un domaine très sensible et essentiel de la recherche, puisqu’il s’agit de mieux comprendre et d’éclairer la manière dont des populations demeurées longtemps au stade de l’analphabétisme sont massivement passées à la lecture au xixe ou au xxe siècle. La cadre national de l’enquête est sans aucun doute un espace commode et utile pour ce travail, mais il ne doit pas masquer les porosités, les circulations d’un territoire à un autre, les échanges multiples et multiformes qui ont pu se produire, les adaptations, traductions, contrefaçons ou mutilations et censures des textes, et c’est à ce niveau que l’approche transnationale des phénomènes est sans doute la meilleure garantie contre le risque d’enfermement ou de cécité qui guette tout chercheur dont l’objet est protéiforme.