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En 2019, peu après le décès de l’éditrice Lise Bergevin, l’écrivain et éditeur Jean Barbe, qui avait travaillé avec elle, avait eu ces mots : « On vient de perdre une grande dame, une incroyable guerrière [1]». Devenue une figure incontournable du monde de l’édition dans les années 1990, Lise Bergevin avait pourtant connu des débuts modestes[2]. Née sur la Côte‑Nord en 1946, elle travaillait déjà, à l’âge de 17 ans, comme télétypiste pour le projet de construction de la centrale hydroélectrique Manic‑5. En 1976, elle était engagée en tant qu’adjointe à l’édition aux Éditions françaises ; au cours des dix années suivantes, elle allait gravir tous les échelons au sein de l’entreprise avant d’en assumer la direction générale. Mais c’est l’achat des Éditions Leméac en 1988, avec Pierre Filion et Jules Brillant, qui allait lui permettre de donner sa pleine mesure : en prenant la direction de l’une des maisons d’édition littéraire les plus importantes au Québec à la fin du xxe siècle, Lise Bergevin allait marquer l’histoire. Certes, il lui avait fallu démontrer les qualités d’une « grande dame » pour occuper une position aussi prestigieuse, mais surtout celles d’une « incroyable guerrière » pour s’imposer avec autant d’éclat dans un milieu largement dominé par les hommes.

Succédant à ceux des éditrices Mary Ann Sadlier et de Berthe‑Dulude Simpson, le nom de Lise Bergevin est donc venu s’ajouter à la courte liste de ces femmes d’exception que l’histoire du livre au Québec a jusqu’à présent retenues. À titre indicatif, l’index du troisième volume de l’Histoire du livre et de l’imprimé au Canada[3], qui couvre les années 1918‑1980, recense 70 noms de femmes parmi les 344 noms qui y figurent, et si l’on exclut ceux des autrices qui n’ont pas exercé d’autres métiers du livre, il n’en reste plus que 16. Pourtant, on sait que les femmes sont nombreuses à oeuvrer dans le milieu du livre au xxe siècle. À défaut de pouvoir les nommer, l’Histoire du livre et de l’imprimé au Canada inclut donc des passages où l’on décrit leurs activités, ainsi que des études de cas qui présentent des pratiques et des organismes où les femmes prédominent. Mais ces passages et ces études de cas ne traduisent que de manière bien imparfaite leur présence grandissante. L’un des objectifs que je vise, dans cet article, est de comprendre pourquoi les femmes du livre demeurent ainsi méconnues.

L’idée de se pencher sur l’invisibilité des femmes dans l’histoire n’est pas nouvelle : le but de L’histoire des femmes au Québec depuis quatre siècles[4], produit en 1982 par le collectif Clio, était justement de redonner aux femmes leur place dans l’histoire, plutôt que de reconduire une vision réduite à quelques parcours hors‑normes[5]. Dans une entrevue accordée au Devoir près de quarante ans plus tard, Micheline Dumont, historienne et membre du collectif Clio, affirmait encore :

« Des femmes célèbres, il y en a plein. J’en possède une bibliothèque complète de ces livres qui présentent la vie de femmes formidables. […] Seulement, il est clair que les structures sociales et politiques ne permettaient pas à plusieurs d’entre elles de s’exprimer dans la société. Traditionnellement, on ne fait référence qu’aux institutions et à la politique pour tout expliquer. On veut que les gens connaissent les dates des batailles ![6] ».

À travers ces mots, Dumont rappelait la nécessité de redéfinir les objets de recherche en fonction de la réalité des femmes, afin d’accorder une plus grande place et davantage de légitimité à leurs activités. C’est cette perspective qu’ont empruntée plusieurs chercheuses qui ont succédé aux pionnières du collectif Clio, notamment Chantal Savoie qui s’est intéressée à la présence des femmes dans l’histoire littéraire du Québec[7]. En 2011, elle codirigeait avec Marie‑José Des Rivières un numéro de la revue Recherches féministes[8] intitulé « Sans livres mais pas sans lettres : renouveler l’histoire des pratiques d’écriture des femmes », qui proposait d’étudier les pratiques littéraires des femmes via d’autres supports que le livre. Savoie et Des Rivières insistaient également sur l’importance d’explorer des genres généralement dévalués, tels « les lettres, les journaux personnels, les chroniques, les billets ou les poèmes redécouverts dans les journaux [9]» pour rendre compte de l’apport des femmes à la littérature. De manière plus générale, elles interrogeaient la pertinence des sources disponibles : « Disposons‑nous vraiment des données nécessaires pour statuer avec acuité sur l’histoire des femmes ? Jusqu’à quel point pouvons‑nous faire une lecture vraiment différente de cette histoire à partir des seules données accessibles maintenant ? ». Ce sont de tels questionnements, appliqués à l’histoire du livre au Québec, que je souhaite reprendre dans le cadre de cet article. Car il semble bien, en effet, que les grandes synthèses que sont l’Histoire du livre et de l’imprimé au Canada et l’Histoire de l’édition littéraire au Québec au xxe siècle[10] ne soient pas parvenues à rendre pleinement compte de la présence des femmes dans le milieu du livre au Québec. Et si le Dictionnaire historique des gens du livre au Québec[11] (désormais le DHGLQ), qui s’inscrit dans leur continuité, propose de faire un pas de plus, force est d’admettre que le portrait des femmes qui s’en dégage demeure incomplet.

Je propose donc d’examiner le corpus des femmes du DHGLQ pour comprendre, dans un premier temps, ce qui les caractérise : comment peut‑on expliquer leur nombre relativement restreint et leur statut socio‑économique similaire ? Que nous apprennent les métiers qu’elles choisissent et les pratiques qu’elles développent dans le monde du livre ? Enfin, les femmes du DHGLQ sont‑elles représentatives de l’ensemble des femmes du livre ? À partir de cette analyse, j’en arriverai à questionner, en regard de l’expérience féminine, les critères retenus pour sélectionner les individus et établir les notices, ainsi que les sources qui ont été mobilisées. On comprendra que la présence réelle des femmes dans l’histoire du livre au Québec nous échappe encore partiellement et que les enjeux méthodologiques forment ici le coeur la réflexion pour la poursuite des travaux.

Les femmes du Dictionnaire historique des gens du livre au Québec

Le DHGLQ est le résultat d’un vaste projet de recherche qui a réuni plus d’une centaine de collaborateurs et de collaboratrices. Amorcées en 2006, les recherches, puis la rédaction des notices se sont poursuivies jusqu’en 2018. Le DHGLQ recense les individus et les collectivités qui ont marqué l’histoire du livre au Québec. Parmi les métiers et les pratiques qui y sont représentés figurent la traduction, l’illustration, l’édition, l’imprimerie et la reliure, la distribution et la librairie, les associations professionnelles, la bibliothéconomie et la bibliophilie. Étant donné l’ampleur du projet — le DHGLQ décrit le milieu du livre de la Nouvelle‑France à nos jours — le DHGLQ ne propose pas un inventaire exhaustif ; il présente plutôt une sélection basée notamment sur le rapport au livre en tant que support privilégié dans le cadre des activités, sur l’importance des réalisations et, dans le cas des individus, sur le fait qu’ils ou elles soient décédé·e·s. Cela dit, une attention particulière a été apportée à la recherche des femmes du livre.

Le DHGLQ comprend donc 391 notices portant sur 361 individus[12], 18 communautés religieuses et 23 institutions (des regroupements culturels ou professionnels, pour la plupart). Représentant 12% des individus (44 sur 361), les femmes se retrouvent aussi dans près de la moitié des communautés religieuses (8/18). Ces chiffres montrent que les femmes du DHGLQ, moins nombreuses que les hommes, sont pourtant présentes dans le milieu du livre. Dans les lignes qui suivent, je m’intéresserai à leur âge, à leur lieu de naissance, à leur milieu familial, à leur niveau de scolarité, à leur statut civil, au nombre d’enfants qu’elles ont pu avoir, aux seconds métiers qu’elles ont pratiqués et aux fonctions qu’elles ont remplies dans le monde du livre, afin de dégager certaines tendances.

Date de naissance

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La majorité des femmes du DHGLQ sont nées au xxe siècle, plus précisément entre 1900 et 1944, ce qui signifie qu’elles intègrent le monde du livre à partir des années 1920‑1930. Il est sans doute à propos de rappeler, ici, que seules les personnes décédées font partie du corpus, ce qui explique qu’on retrouve peu d’individus nés après la Seconde Guerre mondiale. On notera toutefois que la proportion des femmes comparativement à celle des hommes s’accroit constamment, surtout après la Seconde Guerre mondiale, ce qui laisse entrevoir la place grandissante qu’elles occuperont par la suite.

Lieu de naissance

Sans étonnement, étant donné la nature de l’ouvrage, la majorité de ces femmes sont nées au Québec. C’est aussi le cas des hommes, mais dans une moindre proportion. Cela dit, peu importe leur pays d’origine, la majorité des femmes proviennent des grandes villes. On sait que la société québécoise est majoritairement urbaine dès le début des années 1920 et que les métropoles se développent plus rapidement que la plupart des villes de province. À cela s’ajoute le fait que les activités liées au livre se développent principalement dans les grandes villes. Il existe toutefois un écart important entre les femmes et les hommes : 68 % des femmes (30/44) sont nées dans des grandes villes — 16 à Montréal, 10 à Québec, 1 à Ottawa et 3 dans des grandes villes à l’étranger — alors que si l’on considère les hommes et les femmes, ce ne sont plus que 55 % des individus qui viennent de la ville. Il semble bien que les conditions de vie en région soient moins propices au développement de carrières intellectuelles pour les femmes, du moins jusqu’aux années 1970, voire au‑delà[13]. C’est d’ailleurs l’un des constats avancés par le collectif Clio à propos des femmes issues du milieu rural.

Milieu familial

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On ne s’étonnera donc pas du fait que peu de femmes du DHGLQ aient un père agriculteur. Mais on remarquera qu’elles ne sont guère plus nombreuses à être filles d’ouvriers ou d’employés. En réalité ces femmes sont pour la plupart des filles de notables ou de commerçants qui, par conséquent, grandissent généralement dans des milieux relativement aisés. Chez les hommes, le nombre d’individus provenant de milieux modestes est nettement plus élevé. Cet écart important indique encore une fois à quel point les conditions d’accès au monde du livre semblent plus restreintes pour les femmes que pour les hommes : rares sont les filles non issues de la bourgeoisie qui parviennent à développer des activités dans le monde du livre, au contraire des hommes, dont la proportion de fils d’ouvriers et d’employés est égale à celle des fils de commerçants ou de membres de profession libérale.

Scolarité

Les femmes du DHGLQ sont également plus scolarisées que leurs collègues masculins : 59 % d’entre elles détiennent un diplôme universitaire, comparativement à 46 % des hommes ; neuf d’entre elles ont un diplôme de maîtrise, deux un doctorat. Ce fort pourcentage d’universitaires s’explique entre autres par certains métiers qu’elles exercent et qui requièrent des études supérieures, notamment la bibliothéconomie et l’enseignement. En fait, les femmes du DHGLQ font partie de la fraction la plus scolarisée de l’ensemble de la population. Les données tirées des recensements indiquent en effet qu’au Québec, en 1951, moins de 6 % de la population non‑scolaire de 15 ans et plus comptait plus de 13 années d’études et moins de 2 % en comptait 17 et plus [14]; encore en 2006, seulement 21,4 % de la population québécoise âgée de plus de 15 ans détenait un certificat ou un grade universitaire[15].

Statut civil

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Le statut matrimonial présente aussi une différence importante entre les femmes et les hommes du DHGLQ : le groupe des femmes compte une forte proportion de célibataires et de divorcées, plus du double de celle des hommes. La comparaison avec les données du recensement de 1951 est tout aussi probante : au Québec, en 1951, un peu moins du quart des femmes âgées de 20 ans et plus étaient encore célibataires, alors que 36 % des femmes du DHGLQ demeureront célibataires toute leur vie. Il est important de préciser, ici, que parmi les femmes du DHGLQ ne figurent que deux religieuses, un état qui, pour les catholiques, vient inévitablement avec le célibat et qui par conséquent aurait pu gonfler les chiffres. Autrement dit, le mariage qui, pour les femmes, venait avec la double obligation de quitter la vie publique et de prendre soin de la famille, a constitué un frein réel pour celles qui envisageaient une carrière dans le monde du livre.

Nombre d’enfants

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On notera de surcroît que le nombre de femmes du DHGLQ qui n’ont pas d’enfant équivaut à plus du double de celui des hommes. Cet écart ne tient pas seulement au nombre de célibataires plus élevé chez les femmes, car il est aussi présent chez les personnes mariées : 27 % des femmes mariées du DHGLQ n’ont pas d’enfant, tandis que chez les hommes mariés du DHGLQ, seulement 11 % n’en ont pas. Par ailleurs, plus de la moitié des femmes qui ont des enfants n’en ont qu’un ou deux, alors que les hommes se retrouvent fréquemment à la tête de familles nombreuses. On sait qu’au Québec, le nombre d’enfants qu’ont les femmes diminue au XXe siècle : à partir des années 1940, les Québécoises ont en moyenne 3 enfants[17]. Mais c’est encore deux fois plus que les femmes du DHGLQ. Ces chiffres indiquent que tout comme le mariage, la maternité est difficilement compatible avec une activité professionnelle et, en l’occurrence, avec des activités liées au livre.

Second métier

Lorsqu’elles occupent d’autres métiers que ceux liés au livre, que ce soit avant, pendant ou après, les femmes du DHGLQ oeuvrent principalement dans les domaines de l’enseignement (16/44), du journalisme et des communications (5/44), et de la fonction publique (4/44, excluant les bibliothécaires). À cela s’ajoute le travail de bureau (8/44) qui constitue une porte d’entrée pour bon nombre d’entre elles[18], comme le montre l’exemple de Lise Bergevin présenté en introduction. Le corpus comprend aussi deux infirmières, un métier plus éloigné du monde du livre mais qui constitue l’un des principaux débouchés pour les femmes jusqu’aux années 1960. Précisons que la liste des seconds métiers des hommes du DHGLQ est plus variée : outre l’enseignement, les communications et la fonction publique, on retrouve de nombreux commerçants et de membres de professions libérales.

Activités dans le monde du livre

Certains secteurs d’activités apparaissent davantage ouverts aux femmes. Les femmes du DHGLQ se retrouvent en grand nombre dans l’édition (19/44). Parmi elles, une dizaine sont propriétaires de leurs maisons d’édition. La doyenne, l’autrice Mary Ann Sadlier[19], hérite de l’entreprise de son mari, James Sadlier, après son décès. Certaines fondent elles‑mêmes leurs maisons d’édition, comme Berthe‑Dulude Simpson[20] qui, après avoir été représentante commerciale aux Éditions Bernard Valiquette, lance son entreprise éponyme vers 1945, et Anne‑Marie Alonzo[21], directrice de collection aux Éditions Nouvelle Optique, qui crée les Éditions Trois en 1985. Sinon, les femmes présentes dans le milieu de l’édition sont pour la plupart des directrices de collection, comme Michelle Tisseyre[22] qui dirige à partir de 1973 la collection des « Deux solitudes » au Cercle du livre de France. Il est important de souligner que certains métiers de l’édition, que l’on sait pourtant majoritairement féminins (secrétaires et réceptionnistes, attachées de presse ou attachées commerciale), ne sont pas représentés dans l’ouvrage, sauf lorsque ces activités précèdent l’obtention d’un poste plus « prestigieux ».

La bibliothéconomie apparaît clairement comme un secteur privilégié pour les femmes[23]. Dans les années 1930, le développement de formations spécialisées offertes en anglais, à l’Université McGill, puis en français, à l’École des bibliothécaires (bientôt rattachée à l’Université de Montréal), est un incitatif majeur pour celles qui souhaitent faire carrière dans le monde du livre. Le DHGLQ compte 10 notices consacrées à des femmes bibliothécaires, dont 8 qui ont occupé des postes de direction, telle Hélène Grenier[24], à la tête du réseau des bibliothèques de la Commission des écoles catholiques de Montréal, et Jeanne‑Marguerite Saint‑Pierre[25], qui travaillera à la Bibliothèque des enfants d’Hochelaga avant de prendre la direction du Service des bibliothèques pour enfants de la ville de Montréal. Ces exemples de bibliothécaires occupant l’avant‑scène sont toutefois assez rares, les postes de direction étant généralement attribués à des hommes[26]. On remarquera d’ailleurs qu’Hélène Grenier, tout comme Jean‑Marguerite Saint‑Pierre, occupe des postes importants, mais dans un secteur où les hommes sont beaucoup moins nombreux, celui du scolaire et de la littérature pour la jeunesse.

La traduction est une autre activité que pratiquent de nombreuses femmes du DHGLQ (13/44). Fait notable, la traduction semble souvent aller de pair avec le métier d’écrivain. Pour Claire Martin[27], traductrice des oeuvres de Margaret Laurence et de Robertson Davies pour la collection des « Deux solitudes », cette pratique est aussi une forme de création ; elle en fera d’ailleurs sa principale activité pendant plus de 10 ans, avant de retourner au roman. Pour l’autrice Paule Daveluy[28], qui traduit de la littérature pour la jeunesse, mais aussi des albums à colorier, des guides pratiques et des cartes de souhaits Hallmark, la traduction permet de faire de l’écriture, sous toutes ses formes, un gagne‑pain. Traduction et création apparaissent donc comme des pratiques intimement liées, surtout dans le domaine littéraire, mais pas exclusivement.

Un phénomène similaire s’observe dans le champ de l’illustration : parmi la douzaine d’illustratrices du DHGLQ, certaines sont aussi des artistes, voire des écrivaines. C’est le cas, par exemple, de Françoise Bujold[29] qui inclut l’illustration de livres dans sa pratique de graveuse, le livre apparaissant ici comme un support alternatif dans sa démarche artistique. L’illustration de livre permet aussi de cumuler les commandes ou les contrats, en variant les supports. En réalité, à l’instar de leurs collègues masculins, les illustratrices se cantonnent rarement au livre, que ce soit pour des raisons artistiques ou économiques. On arrive au même constat en s’intéressant à des formes d’illustration plus commerciales. Odette Fumet‑Vincent[30], l’une des premières femmes au Québec à avoir fait de l’illustration d’imprimés un métier à part entière, passe ainsi de la revue au journal, du manuel scolaire au livre pour la jeunesse. Ce n’est qu’en multipliant les supports qu’elle parviendra à vivre de ses illustrations.

En réalité, la polyvalence, voire la débrouillardise, s’avèrent des qualités indispensables dans le milieu du livre au Québec, dans la mesure où plusieurs activités, telles la traduction, l’illustration et certains métiers de l’édition, se pratiquent rarement à temps plein. Parmi les femmes qu’on y retrouve, si les mieux nanties parviennent à s’en accommoder, les autres sont contraintes de cumuler les tâches ou de pratiquer un second métier, notamment l’enseignement, comme on l’a vu plus tôt. L’exemple de Michelle Thériault[31], qui sera tour à tour ou simultanément autrice, rédactrice, réviseure, correctrice d’épreuves, traductrice et illustratrice, nous rappelle à quel point il faut être capable de tout faire pour survivre dans ce milieu.

Le DHGLQ compte peu de femmes associées à la librairie et à l’imprimerie. On sait pourtant qu’elles sont présentes dans ces secteurs, parfois même en grand nombre. Au xixe siècle, les ateliers de reliure bénéficiaient déjà de leur présence[32], tandis que les grandes librairies du début du xxe siècle embauchaient des secrétaires, des commis et des vendeuses. Mais la quasi‑totalité de ces femmes, qui occupent majoritairement de petits emplois, échappe au repérage. Dans ces secteurs d’activités, les exceptions sont donc rares. Parmi elles, l’exemple de la libraire Françoise Jarosz‑Gravel[33], qui a travaillé à la Librairie Beauchemin, puis à la Librairie Leméac pendant plus de 50 ans, rend justice à ces ouvrières de l’ombre.

Fait notoire, que ce soit via l’édition, la traduction, l’illustration, la librairie ou la bibliothéconomie, de nombreuses femmes investissent le milieu du livre par l’entremise du livre scolaire ou du livre pour la jeunesse. Le fait que l’enseignement devienne un débouché pour les femmes au xxe siècle peut expliquer cette tendance, tout comme le fait que peu d’hommes s’intéressent à la littérature pour la jeunesse, avant les années 1980. Ainsi, plus de la moitié des femmes du DHGLQ sont actives dans le secteur du livre pour enfant, de la bibliothécaire Marie‑Claire Daveluy[34] à l’éditrice May Cutler Ebbitt[35], fondatrice de Tundra Books/Livres Toundra. Si certaines, comme Béatrice Clément[36], instigatrice de l’Association des écrivains pour la jeunesse, y consacrent l’essentiel de leur temps, d’autres se servent de l’expérience qu’elles développent dans le secteur du livre pour la jeunesse comme d’un tremplin : archiviste puis directrice de la « Collection du Goéland » aux Éditions Fides, Raymonde Simard‑Martin[37] fera ensuite de l’édition de littérature générale aux Éditions Thélème, puis publiera des essais et des ouvrages de sciences humaines aux Éditions du Méridien, une entreprise qu’elle dirigera avec son fils.

Les femmes, enfin, sont particulièrement présentes dans les regroupements culturels et les associations professionnelles. Plus de la moitié (23/44) des femmes du DHGLQ siègent à un moment ou un autre de leur carrière à un conseil d’administration ou participent aux travaux d’un comité. On connaît bien l’exemple de Madeleine[38] qui, au début des années 1921, fait de La Revue moderne la publication officielle de la section française de la Canadian Authors Association. Dans le même esprit, la contribution de Marie Raymond[39], présidente de la Société d’étude et de conférences et principale organisatrice du premier Salon du livre de Montréal, montre comment l’action des femmes vient combler les failles d’un système‑livre encore peu développé dans les années 1950. En ce sens, l’étude des milieux associatifs mérite certainement d’être poursuivie à la lumière de la contribution des femmes.

Les communautés religieuses de femmes

Cette étude des individus ne rend compte que d’une partie de la présence des femmes dans le milieu du livre au Québec. Il existe en effet un univers parallèle, celui des communautés religieuses, où de nombreuses femmes se consacrent au livre. Présentes dès les débuts de la Nouvelle‑France, comme en témoignent les Ursulines, elles sont particulièrement actives de la fin du xixe siècle, avec l’arrivée de plusieurs religieuses à la suite de l’adoption des lois anticongréganistes en France[40], aux années 1970, lorsque la laïcisation de la société québécoise entraîne le déclin des vocations religieuses. Oeuvrant principalement dans les domaines de l’éducation, des soins hospitaliers et de l’aide sociale, les communautés religieuses de femmes utilisent d’abord l’imprimé en soutien à leurs missions. Elles produisent des contenus adaptés à la réalité locale, éditent de nouveaux ouvrages et vont jusqu’à ouvrir des ateliers d’imprimerie pour répondre aux besoins de leur communauté, voire à ceux du clergé. Ce sont les Ursulines qui sont à l’origine de l’un des premiers ouvrages parus en Nouvelle‑France, le Formulaire de prières, à l’usage des pensionnaires des religieuses ursulines, produit à Montréal en 1777, chez Fleury Mesplet & Charles Berger. À la fin du xixe siècle, les Franciscaines missionnaires de Marie[41] vont quant à elles acquérir une presse à la demande de l’archevêque de Québec, Louis‑Nazaire Bégin, qui leur confie la production de La Semaine religieuse de Québec.

La contribution des communautés féminines au milieu de l’imprimé s’avère particulièrement importante dans le domaine scolaire. L’exemple de la congrégation des Filles de la Charité du Sacré‑Coeur de Jésus, installée à Sherbrooke, est particulièrement probant. C’est une nouvelle méthode d’apprentissage de la lecture, la « méthode dynamique » créée dans les années 1940 par l’une de leurs membres, soeur Renée du Saint‑Sacrement, qui annonce le début de leurs activités éditoriales. Leurs manuels de lecture, maintes fois réédités et adaptés, seront utilisés dans de nombreuses écoles au Québec et à l’étranger, certains manuels étant spécifiquement conçus pour la Polynésie française. Pendant près de cinquante ans, soit bien après que la plupart des communautés enseignantes aient cessé d’oeuvrer dans le monde du livre, les Filles de la Charité du Sacré‑Coeur de Jésus poursuivront leurs activités éditoriales. Une autre communauté féminine a marqué l’histoire du livre par l’ampleur de sa production : parmi les communautés éditrices de manuels scolaires, les Soeurs de la congrégation de Notre‑Dame[42] occupent ainsi le 3e rang, après les Frères des écoles chrétiennes et les Frères de l’Instruction chrétienne. Les Soeurs de Notre‑Dame touchent à plusieurs disciplines : elles publient des catéchismes, des livres de lecture, des atlas et des manuels de géographie, ainsi que divers ouvrages d’art culinaire, dont leur célèbre Manuel de cuisine raisonnée, qui paraît en 1919 à l’enseigne de l’Action sociale et qui sera utilisé par plusieurs générations de ménagères. La plupart des communautés féminines éditrices se spécialisent toutefois dans la production de manuels spécifiquement conçus pour les filles dont elles assurent l’éducation, du primaire aux cycles supérieurs. Cela leur permet d’occuper un marché non couvert par les communautés masculines tout en développant certains champs d’expertise. Les Soeurs de la Charité[43] fabriquent ainsi des traités de nursing et d’économie domestique, tandis que les Soeurs des saints noms de Jésus et de Marie[44], tout comme les Soeurs de Sainte‑Anne, s’illustrent dans le domaine de l’enseignement musical.

Les communautés religieuses représentent en somme des milieux où peuvent se déployer des trajectoires exceptionnelles, portées par des structures exclusivement féminines. Certes, il y aurait beaucoup à dire sur les possibilités que les communautés religieuses ont offertes aux femmes qui se sont intéressées à l’imprimé, sous toutes ses formes. Mais les succès individuels restent difficilement décelables, les règles des communautés, fondées sur le bien commun, maintenant les membres dans l’anonymat. Lorsqu’un nom parvient à sortir du lot, les informations relatives à la personne sont difficiles à retracer, sinon inexistantes. Ainsi, soeur Marie‑Jean Eudes, née Marie‑Bernadette Tellier, membre du Cercle des jeunes naturalistes et pionnière dans l’étude des sciences naturelles au Québec, serait l’autrice des Connaissances scientifiques usuelles, un manuel de la Congrégation des Soeurs de Sainte‑Anne produit en 1917 et réédité à de nombreuses reprises jusqu’au milieu des années 1930 ; mais faute d’en savoir davantage sur elle, aucune entrée individuelle n’a pu lui être consacrée[45].

Pour une réflexion sur les objets de la recherche et les sources en histoire du livre

Au terme de cette analyse du corpus des femmes du DHGLQ, une réflexion sur la définition des objets de recherche et sur les sources mobilisées dans le cadre de ce projet s’impose. J’ai mentionné plus tôt que la sélection des individus retenus pour le DHGLQ reposait sur trois critères, soit le fait qu’ils ou elles soient décédé·e·s, qu’ils ou elles aient utilisé le livre comme support privilégié de leurs activités et qu’ils ou elles aient accompli des réalisations d’envergure dans l’histoire du livre. Or, force est de constater que ces critères ont une incidence directe sur le nombre de femmes retenu. On a vu plus tôt que la présence des femmes s’accroît avec le temps. En effet, non seulement elles accèdent massivement au marché de l’emploi dans les années 1970, mais elles sont aussi plus nombreuses à poursuivre des études supérieures, deux conditions essentielles pour qu’elles puissent intégrer le milieu du livre, comme le montre l’histoire récente. En outre, le nombre de femmes qui occupent des postes de direction ou qui possèdent des entreprises augmente significativement à partir des années 1980, comme en témoigne la carrière de Lise Bergevin. En réalité, le portrait actuel de la population des femmes du livre est bien différent, même si la parité demeure encore aujourd’hui un idéal à atteindre[46]. Le fait de ne retenir que les individus décédés diminue donc d’emblée les possibilités d’inclure des femmes dans l’échantillon. Cela dit, ce critère n’est pas essentiellement discriminatoire, contrairement aux deux autres.

Le rapport au livre en tant que support privilégié dans le cadre des activités s’avère en effet problématique. Les travaux de Chantal Savoie, déjà cités, ont montré que bien avant de percer dans le milieu du livre, les femmes sont présentes dans le milieu de la presse et du magazine[47]. La croissance du lectorat féminin et celle de son pouvoir d’achat incitent les propriétaires de journaux à ouvrir des pages féminines, tandis que des périodiques conçus pour les femmes voient le jour. Dans le milieu du livre, la résistance apparaît plus grande, hormis dans le secteur du livre pour la jeunesse, qui prolonge le rôle traditionnel des femmes ; ici, c’est bien le peu de capital symbolique associé à la production qui fait en sorte que les femmes soient privilégiées. La présence restreinte des femmes dans le milieu du livre serait donc associée au support considéré : forme d’imprimé la plus légitimée, le livre, contrairement au journal, serait longtemps demeuré une chasse gardée.

L’importance des réalisations, qui engage une appréciation du travail des individus et, par conséquent, renvoie à la productivité et aux mécanismes liés à la reconnaissance institutionnelle[48], est également un critère discriminant. Tant sur le plan quantitatif que sur le plan qualitatif, les femmes partent avec un handicap puisqu’elles sont longtemps exclues du monde du travail ou maintenues dans des emplois subalternes, et que leurs réalisations, jaugées à l’aune des succès des hommes, apparaissent moindres. C’est pour tenter d’atténuer cette double contrainte systémique que le DHGLQ inclut des parcours qui reflètent mieux la réalité des femmes du livre, comme celui de la libraire Françoise Jarosz‑Gravel dont la longévité a marqué l’histoire. Aussi, plutôt que de s’arrêter aux métiers du livre stricto sensu, le DHGLQ inclut des bénévoles et des regroupements non‑professionnels où les femmes se retrouvent en plus grand nombre. Mais cela ne règle pas complètement le problème. En réalité, la difficulté tient à la nature même de l’ouvrage, c’est‑à‑dire au genre du dictionnaire, qui contribue à ériger la mémoire de certains acteurs du milieu du livre, les hommes dans le cas qui nous préoccupe, au détriment des autres, soit des femmes et, devrions‑nous ajouter, de tous les autres individus marginalisés. En ce sens, le DHGLQ se présente comme un état des lieux, qui ouvre des pistes et incite à poursuivre la recherche.

Mais pour ce faire, les sources que l’histoire du livre mobilise méritent d’être reconsidérées. Il est difficile, en effet, de cerner la place des femmes dans l’histoire du livre, car elles laissent généralement peu de traces. Pour la plupart des femmes du DHGLQ, les contributions, sur le plan individuel, sont perceptibles parce qu’elles ont été socialement reconnues. Ainsi, le DHGLQ comprend les noms des propriétaires d’entreprises et de celles qui ont occupé des postes de direction, de celles qui ont signé des livres, que ce soit à titre de traductrices, d’illustratrices, d’éditrices ou de directrices de collection, ainsi que de celles qui ont investi des secteurs plus ouverts aux femmes. Mais il s’est avéré beaucoup plus difficile de retracer les autres, celles qui n’ont rien possédé ou dirigé, celles dont les signatures n’étaient pas requises et surtout celles qui ont accompli des tâches subalternes. Ainsi, la sélection du DHGLQ n’a pas pu échapper aux hiérarchies et aux codes de l’époque qu’il a décrite. Il importe donc de partir à la recherche de ces femmes qui se sont perdues dans les limbes de l’histoire des bénévoles et des employées, et pour ce faire, il faut sans doute changer le regard que nous portons sur les sources et en constituer de nouvelles.

À cet égard, une plus grande attention pourrait être accordée aux documents concernant les employées dans les archives d’entreprises. Malheureusement, au Québec, les fonds d’archives éditoriales sont peu nombreux[49]. Déposées à l’Université de Sherbrooke, les archives des Éditions Fides[50] pourraient toutefois servir de point de départ pour une recherche approfondie des activités des femmes dans le monde du livre. Outre les dossiers d’auteurs et d’autrices, le fonds recèle une quantité de documents sur lesquels les chercheurs et les chercheuses s’arrêtent rarement, comme des bulletins d’entreprise, des annonces et des comptes rendus d’activités sociales, qui permettent de mieux cerner leur quotidien. La constitution et la consultation d’archives privées, plus susceptibles de contenir les traces des oubliées, devraient aussi être encouragées. Les archives de Raymonde et Victor Martin, cédées à l’Université de Sherbrooke, complètent ainsi avantageusement celles des Éditions Fides. Elles témoignent entre autres des activités de Raymonde Simard‑Martin, qui a longtemps oeuvré dans les coulisses de l’entreprise avant de diriger la « Collection du Goéland ».

De la même manière, les archives des collectivités, notamment celles des communautés religieuses, des organismes professionnels et des sociétés mondaines, mériteraient d’être revisitées pour rendre compte des liens avec le milieu du livre. Certes, les travaux sur les regroupements féminins, comme ceux de Fanie St‑Laurent sur la Société d’étude et de conférences[51], nous amènent à changer notre vision de l’histoire du livre. Mais il reste beaucoup à faire pour prendre la pleine mesure de la contribution des femmes qui ont oeuvré au sein des communautés religieuses et des associations professionnelles.

Tout compte fait, la présence et l’apport des femmes dans l’histoire du livre au Québec sont encore des champs de recherche à explorer. Les cas analysés dans le DHGLQ, qui montrent la richesse des parcours de celles qui sont parvenues à se démarquer, ouvrent de vastes perspectives : derrière ces incroyables guerrières qui, à l’instar de Lise Bergevin, ont fait date, subsiste encore cette armée de commis, d’employées et d’ouvrières que l’on peut découvrir en changeant nos critères et en explorant de nouvelles sources. Au‑delà de la connaissance des femmes du livre, c’est l’histoire du livre elle‑même qui en sera complètement renouvelée.