Article body

Vendus à plus de 300 millions d’exemplaires dans le monde, Dragon Ball et les autres travaux d’Akira Toriyama ont inspiré un nombre incalculable de réinterprétations sous forme de fanarts, d’illustrations hommages, de fanfictions, de romans amateurs et même de projets plus aboutis qui iront jusqu’à une publication en librairie, avec l’aval de la Shûeisha. On peut citer, par exemple, le court manga de 2016 Dragon Ball Gaiden. Tensei-shitara Yamcha Datta Ken (Dragon Ball Extra. Comment je me suis réincarné en Yamcha) de Garô Lee Dragon, qui revisite le début de la série par le biais d’un personnage secondaire. Dans un registre plus humoristique et plus enfantin, on trouve également Dragon Ball SD, un manga d’Ooishi Nano déclinant les péripéties de la série en une suite de gags et publié de manière intermittente depuis 2010.

Mais ce qui retient ici notre attention, c’est le fait que Dragon Ball est un des rares mangas ayant obtenu un succès si universel qu’il a été à l’origine de la création de nombreux lieux communs du manga et de l’animation japonaise, et qu’il a fait l’objet de très larges récupérations dans différents pays et de la part de différentes communautés[2]. Cette popularité étonne peu considérant, au-delà de la simple succession de combats, la diversité des thématiques abordées par le manga : la parentalité, la guerre, le passage à l’âge adulte, l’immigration ou la spiritualité ont une place centrale dans Dragon Ball, dont la plupart des personnages principaux sont, d’une manière ou d’une autre, des voyageurs spatiaux ayant été obligés de venir sur Terre pour des raisons tragiques ou violentes.

Au début des années 2000, alors que la seconde génération de fans découvre Dragon Ball par le biais des rediffusions de ses différentes séries animées ou par les nombreuses rééditions du manga, un type d’hommage assez spécifique commence à émerger, mettant en scène les personnages de la série dans une cité populaire française. Transformés en « jeunes de banlieue », Vegeta, Son Goku, Piccolo et les autres personnages centraux de l’oeuvre de Toriyama pratiquent l’islam, sont habillés à la mode streetwear et vivent des aventures quotidiennes où les cris de guerre sont remplacés par des expressions argotiques issues des communautés musulmanes françaises.

Cet article revient sur les conditions d’apparition de ces réinterprétations en analysant leur contenu ainsi que leur réception parfois contrastée par les fans, au sein et en dehors des communautés concernées. Des entretiens et témoignages viendront étayer ce qui peut apparaître au préalable comme de simples mèmes ou des épiphénomènes francophones, et montreront que l’appropriation par des minorités de l’oeuvre de Toriyama par des minorités a pu être observée dans d’autres pays. Nous verrons ainsi que la « blague » consistant à affirmer que les personnages de Dragon Ball seraient d’origine nord-africaine est progressivement devenue un cliché récurrent dans la communauté des lecteurs francophones de la série et que ce cliché, s’il n’est jamais réellement pris au premier degré et irrite parfois, n’a pas perdu en popularité depuis.

Création et diffusion mondiale de Dragon Ball

À l’orée des années 1980, la bande dessinée japonaise constitue essentiellement un marché intérieur. Si on trouve déjà des traductions de mangas en Corée ou en Thaïlande, l’immense majorité de la production est consommée localement. En Europe francophone, les publications de mangas se résument alors à quelques titres mis en avant par les éditions Kesselring sous la direction d’Atoss Takemoto dans les années 1970[3]. C’est par le biais des adaptations animées que l’essentiel de la planète va découvrir les classiques de la pop culture japonaise entre le milieu des années 1970 et le milieu des années 1980. Alors que le marché de l’édition ignore tout à fait l’existence de cette bande dessinée venue d’Extrême-Orient, l’industrie de la télévision, elle, y trouve une manne inespérée.

À compter du milieu des années 1980 et du fait de la multiplication des chaînes privées (privatisation de TF1, arrivée de la chaîne La Cinq, des industriels Chargeurs et Fininvest…), des programmes japonais vont être acquis en masse et sans souci d’en faire un tri particulier. Au nombre de ces programmes de qualité variable diffusés pêle-mêle les mercredis et samedis matin, on trouve de nombreuses oeuvres d’importance issues d’adaptations de mangas publiés dans le Weekly Shônen Jump. Ce périodique japonais, fondé par les éditions Shûeisha en 1968 et voué à prépublier des mangas pour jeunes garçons et préadolescents, a connu de la fin des années 1970 à l’année 1995 un véritable « âge d’or[4] ». De nouvelles signatures remplissent les pages du magazine, appartenant à une génération de mangakas qui n’a pas directement participé à la première vague du manga moderne, et qui révolutionne petit à petit la narration et le ton du magazine et multiplie les succès critiques et commerciaux.

En 1978, le jeune dessinateur et scénariste Akira Toriyama commence à publier une série d’histoires comiques dans les pages du Jump. Toriyama est remarqué pour son ton collégien, ses personnages ronds, joyeux, et une multitude de références à la pop culture de son époque. Ce ton léger et bonhomme, axé sur les gags visuels et les jeux de mots, lui vaudra un succès rapide et l’autorisation de lancer sa première série, Dr Slump, qui sera publiée de février 1980 à septembre 1984. La série narre la vie quotidienne d’un savant excentrique et maladroit et du petit robot farceur qu’il a créé, une fillette nommée Aralé qui découvre le monde avec une naïveté absolue. Elle sera un triomphe éditorial (un des premiers du magazine à cette échelle), avec plus de 35 millions de volumes écoulés au Japon[5].

Après avoir mis un point final à Dr Slump, Toriyama cherche à produire une série courte avec moins de personnages et un rythme moins soutenu[6]. Il décide donc de travailler à une adaptation très libre de La pérégrination vers l’Ouest, un grand classique de la littérature chinoise connu de tous les enfants japonais sous le titre de Saiyûki et dont des parodies étaient déjà présentes tout au long des pages de Dr Slump. Ayant formellement assez peu de rapport avec le roman chinois, la nouvelle série de Toriyama présente un petit garçon à queue de singe, Son Goku, enfant sauvage n’ayant jamais rencontré d’autre humain que son grand-père, et la jeune aventurière Bulma dans leur quête des dragon balls, des reliques permettant d’exaucer un voeu. Les premiers chapitres de la série, publiés en novembre 1984, reprennent le ton gras et espiègle de Dr Slump. Le principal ressort comique de la série repose initialement sur la naïveté absolue de Son Goku, qui contraste avec les manières plus sophistiquées et urbaines de Bulma. Il s’agit néanmoins dès le départ d’une série dont l’intrigue comporte davantage d’action et de combats que Dr Slump, la plupart des chapitres introduisant des antagonistes à vaincre, chacun plus fort et plus rusé que le précédent.

Plus que les antagonistes loufoques, c’est cette propension de la série à mettre en place des combats de plus en plus intenses qui va retenir non seulement l’attention non seulement des lecteurs de Jump, mais aussi du tanto (directeur éditorial) de la série, Kazuhiko Torishima. Ce dernier va rapidement pousser Toriyama à abandonner le voyage comique et le duo Bulma/Son Goku. Après à peine une trentaine de chapitres, Dragon Ball devient pour l’essentiel un manga axé sur les seuls combats. À partir du seizième volume sur les 42 que compte la série, le ton adopté est radicalement différent, alors que son jeune héros passe à l’âge adulte. Le scénario accentue fortement sa dimension science-fiction, et Son Goku incarne désormais une sorte de personnage à la Superman, enfant venu des cieux et seul survivant connu d’un peuple de guerriers technologiquement avancés mais sanguinaires, les Saiyan, décimés dans une guerre qui n’aura laissé que quelques rares survivants.

C’est à cette période, comprise entre 1988 et 1992, que Dragon Ball gagne, au Japon comme à l’étranger, une popularité remarquable[7]. La plupart des personnages introduits à cette époque restent à ce jour ceux qui fondent l’identité et la notoriété de la série : Son Goku version adulte, tout d’abord, père relativement absent pour son jeune fils Son Gohan, mais combattant débonnaire et valeureux. Mais aussi Piccolo, le démon passé dans le camp du bien après sa défaite, sorte de mystique solitaire exilé loin de sa planète natale. Et Vegeta, prince d’une civilisation disparue brutale et sanguinaire, mais s’adoucissant progressivement au contact des compagnons de Goku.

Dragon Ball est logiquement adapté en deux séries animées, toujours par le studio Toei, en 1985[8] et 1989[9]. La première, Dragon Ball, retrace les aventures du jeune Son Goku et reprend parfaitement le côté action et comédie des 15 premiers volumes du manga. La seconde série, Dragon Ball Z, la plus populaire des deux, se démarque par pour son atmosphère sombre et la brutalité de ses antagonistes. Akira Toriyama lui-même, lassé de cette surenchère de violence, décidera de revenir à un ton plus comique, avant d’arrêter purement et simplement la série, pourtant très populaire, en 1995[10].

Dragon Ball Z connaît au début des années 1990 une diffusion télévisée dans la plupart des pays du monde, à l’exception notable de la Chine, mais aussi des États-Unis, où la série ne sera diffusée qu’à partir de septembre 1996. Le « phénomène Dragon Ball » se répand en Europe, en Afrique, au Moyen-Orient et en Amérique du Sud, constituant le premier succès mondial incontesté de l’animation japonaise. Présenté en France le mercredi après-midi dans l’émission Le Club Dorothée de TF1, Dragon Ball fixera l’essentiel des enfants nés dans les années 1980 devant leur écran pendant plusieurs années : on estime que le segment de diffusion de Dragon Ball pouvait rassembler jusqu’à 80 % des spectateurs actifs sur cette tranche horaire au pic de sa popularité[11].

Il n’est donc pas surprenant que, dès 1993, les éditions Glénat tentent « d’ouvrir » le marché du manga dans les librairies françaises en publiant des versions traduites de Dr Slump et Dragon Ball. À ce moment particulièrement opportun, profitant quasiment sans concurrence de l’immense popularité de la série télévisée, Glénat s’assure une véritable rente de situation, écoulant des millions de volumes de la série tout au long de sa publication. Outre les éditions classiques en format tankobon (le format manga poche tel qu’on le connaît généralement), Glénat va publier des rééditions sous divers formats : demi-tomes vendus en kiosques de presse, tomes doubles, republication de la série dans son sens de lecture original, etc.

Si Dragon Ball est devenu un manga au succès traversant les générations et les différentes communautés culturelles, ethniques ou nationales, c’est aussi par la capacité de l’éditeur japonais Shûeisha à ne jamais laisser la licence s’éteindre. Après la fin de la série, l’éditeur continuera de produire du contenu autour de Dragon Ball, mais sans la participation directe de Toriyama : Dragon Ball GT, une série télévisée imaginant les aventures de la génération suivante de héros en 1996, Dragon Ball Kai, remontage de la série animée des années 1990 à destination d’un nouveau public en 2009, ou, plus récemment, Dragon Ball Super, nouvelle suite des aventures de Son Goku et de ses descendants désormais adultes diffusée à partir de 2015. Si Dragon Ball Super n’a pas la même notoriété publique que la série à laquelle il fait suite, il s’agit d’un succès commercial indéniable pour la Shûeisha.

Fanfictions et réinterprétations par la communauté musulmane en France

Si le phénomène de réappropriation par le fanart et la fanfiction est aussi vieux que le manga lui-même, le cas qui nous occupe ici est l’émergence d’une production culturellement référencée par la communauté musulmane francophone à compter des années 2010, soit plus d’une génération après la première diffusion de Dragon Ball à la télévision française et en version manga par Glénat. La fanfiction la plus connue et discutée du genre, la bande dessinée en ligne Dragon Ball Zetla[12], est publiée à partir de juillet 2015 par Samir 34, un jeune artiste de Montpellier ayant grandi en lisant Dragon Ball et en regardant la série animée à la télévision. « Je me suis dit qu’on pouvait prendre ce qu’on voyait dans la rue à Montpellier et le mélanger avec les personnages de Dragon Ball, ça marchait bien et ça a très vite fait rire des gens[13]. »

Dragon Ball Zetla, que Samir dessinera pendant environ deux ans, commence comme un ensemble de séquences reprenant les principaux personnages du manga de Toriyama et leur faisant vivre les péripéties quotidiennes des jeunes banlieusards d’origine maghrébine de la cité La Paillade à Montpellier. Les premières pages sont relativement décousues, simples prétextes à redessiner des personnages connus dans un contexte urbain moderne, avec de nombreuses allusions à la géographie de la cité montpelliéraine. Cependant, assez rapidement, Samir structure l’histoire pour passer d’une série de scénettes à un récit plus soutenu et beaucoup mieux construit, suivant en parallèle les personnages « gentils » (Son Goku, Krilin, dépeints en aimables zonards au grand coeur) vivant une journée plutôt calme et les « bad boys » (Vegeta, Piccolo) pris dans des affaires de braquages et de vols à l’arrachée.

Samir 34 mélange ainsi les grands stéréotypes de la vie de banlieue en transposant les archétypes de Dragon Ball dans un contexte immédiatement identifiable pour un lecteur montpelliérain, n’hésitant pas à convoquer avec humour des personnages secondaires, voire anecdotiques du manga pour une série de caméos : Yamcha (un des premiers antagonistes de la série devenu allié puis personnage relégué au second plan par Toriyama) devient un intérimaire vivant au jour le jour; Yajirobé, rônin errant au rôle encore plus secondaire (essentiellement comique), apparaît le temps d’une case dans un commissariat, dans une rangée d’identification de criminels par le témoin d’un vol à l’arrachée; et ainsi de suite. L’auteur de la fanfiction possède une connaissance visiblement poussée de l’oeuvre de Toriyama et parvient à reproduire chacun des personnages repris dans une version relativement proche de son modèle.

Dragon Ball Zetla s’achève cependant au bout de 84 pages, sans réelle fin : alors que la journée prend fin, Son Goku retrouve ses amis autour d’une pizza, tandis que Vegeta, embarqué dans une série de larcins, termine son périple au commissariat. Piccolo, son complice, contraint de passer la journée à se cacher dans Montpellier, va finalement chercher de l’aide auprès des héros, amorçant un début de réconciliation entre les clans rivaux. Une sorte de fin ouverte involontaire qui ne connaîtra visiblement jamais de véritable conclusion, mais qui constitue tout de même une unité narrative cohérente : la bande dessinée s’ouvre sur une matinée et se ferme au coeur de la nuit avec la réunion de la plupart de ses protagonistes.

À mesure que la fanfiction s’est structurée pour raconter la folle journée de deux groupes de jeunes à travers la ville, elle a gagné une communauté conséquente de plusieurs dizaines de milliers de lecteurs et permis à Samir 34 d’aguerrir son trait et de diversifier la tonalité de ses histoires. Aujourd’hui peintre et graphiste sous le nom de Tyson Mike[14], il continue de manière ponctuelle à réaliser des illustrations dépeignant les personnages de Dragon Ball dans des contextes urbains[15]. Néanmoins, ses lecteurs se souviennent surtout de la vague d’enthousiasme déclenchée par le feuilleton. Lecteur de Dragon Ball Zetla à l’époque, Abdel se remémore de manière amusée : « Oui, ça appartient au patrimoine français ! C’était drôle, ça avait du style, on reconnaissait les quartiers de Montpellier, Samir 34 était génial et sincère, j’ai même préféré ça au Dragon Ball Super officiel de Toyotaro[16]. » Malik, qui avait alors tenté de réaliser un doublage des cases de la bande dessinée sur YouTube, se souvient également : « C’était très maladroit, mais c’était vraiment amusant, et beaucoup de gens s’en sont inspirés par la suite, on en parle encore beaucoup en rigolant[17]. »

Effectivement, les bandes dessinées de Samir 34 ont influencé d’autres créateurs à l’époque (dessinateurs, influenceurs, YouTubeurs, streamers, auteurs de fanfictions…) et les ont poussés à tracer des parallèles entre les stéréotypes établis par Dragon Ball et les clichés associés aux communautés africaines au Maghreb, en Afrique de l’Ouest et en France[18]. C’est un exercice auquel se livre par exemple le magazine de rap Booska-P en 2016, dans un article[19] qui compare les principaux rappeurs français d’origine africaine ou maghrébine à des personnages de la série de Toriyama, en reliant les stéréotypes figurant dans les deux oeuvres. Les illustrations, signées par Maxime Masgrau, sont assez éloignées du trait de Samir 34, mais reprennent dans l’ensemble les mêmes lieux communs, en y faisant intervenir davantage de personnages de Dragon Ball, utilisant notamment certains personnages ridicules de la série pour se moquer de figures contestées du rap francophone (le catcheur faible et arrogant Hercule est transformé en Swagg Man, le cochon anthropomorphe pervers Oolong devient Vald, etc.).

Cette réinterprétation « urbaine » se retrouve d’ailleurs dans de nombreux champs extérieurs au dessin, à l’écriture et à l’illustration. Comme le note Thibarik, de la chaîne YouTube spécialisée Dragon Ball Multiverse[20], la nouvelle génération de musiciens de rap français a multiplié depuis dix ans les références à l’oeuvre de Toriyama, soulignant les valeurs communes entre les deux disciplines : la lutte pour être le meilleur, la persévérance, la rivalité amicale, le dépassement de soi. Des compilations consacrées aux parallèles entre jeunes artistes de rap et mangas Shônen ont par ailleurs été réalisées de la manière la plus exhaustive possible dans une série de vidéos par la chaîne RapVA. La chaîne a produit huit de ces pot-pourris[21], dont un medley de près de 13 minutes entièrement dédié à Dragon Ball[22].

Vegeta est-il Algérien ?

En parallèle de ce bouillonnement créatif, la communauté des lecteurs de Dragon Ball débat, avant même la publication des ouvrages de Samir 34, sur les rapprochements à faire entre les personnages créés par Toriyama et certains stéréotypes associés à différentes communautés. Deux exemples reviennent de manière très fréquente : Vegeta, le prince rival puis ami de Son Goku, serait Algérien, et Piccolo, l’extraterrestre solitaire exilé sur Terre, viendrait d’Afrique subsaharienne.

Le personnage de Vegeta est généralement considéré comme le plus fier, le plus impulsif et un des plus taciturnes du manga de Toriyama. Initialement au service d’un tyran spatial ayant asservi puis éliminé son peuple d’origine, il incarne un personnage particulièrement violent et cruel, obsédé par l’idée de se battre contre plus fort que lui, une attitude qui cache une brisure intérieure qu’il surmontera une fois vaincu en fondant une famille sur Terre. Cette « seconde vie » l’amènera à porter la moustache, à s’habiller de manière démodée et à se conformer partiellement aux moeurs terriennes. Ce sont ces clichés narratifs qui ont poussé nombre de jeunes Français d’origine algérienne ou plus largement maghrébine à reconnaître en Vegeta un personnage correspondant aux stéréotypes associés à leurs communautés, comme l’explique Alvin, YouTubeur français d’origine algérienne et béninoise : « Ce sont évidemment des stéréotypes, mais c’est avant tout des fans qui discutent de ça pour s’amuser, ça permet de s’approprier l’oeuvre et d’en discuter, et de rire des clichés[23]. » Un témoignage qui souligne le second degré de cette réappropriation, surtout connue d’une partie du public déjà très au fait des codes internes de Dragon Ball.

Vegeta imaginé en personnage « d’origine algérienne » est un cliché récurrent qui a déclenché depuis une dizaine d’années beaucoup de créations amusées au sein de la communauté des lecteurs de l’oeuvre de Toriyama : illustration du personnage moustachu enroulé dans un drapeau algérien, discussions sur le fait que, s’il était Algérien, ses traits de personnalité le rattacheraient davantage à la communauté kabyle[24], comparaisons avec Son Goku qui correspondrait, lui, au cliché du père de famille marocain aimable, populaire, mais plutôt négligent[25].

Une série d’interprétations qui, si elles n’ont pas vraiment de fondement autre qu’humoristique[26], ont néanmoins eu une ampleur suffisante pour arriver jusqu’aux oreilles des continuateurs officiels de Dragon Ball. En 2017, le média en ligne Clique créé par le journaliste Mouloud Achour réalise une interview de Toyotarô, scénariste et dessinateur du manga Dragon Ball Super, et l’interpelle directement sur le supposé caractère « algérien » du personnage, affirmant que beaucoup de jeunes Français sont persuadés des origines algériennes du personnage d’Akira Toriyama. Une question loufoque, difficile à appréhender sans le contexte purement francophone des mèmes et des fanfictions liés à la série, qui laissera évidemment le dessinateur perplexe et le poussera à botter en touche.

Évidemment, je suis très heureux que beaucoup de gens apprécient Vegeta. J’ai moi aussi une image de Vegeta qui est très fier et qui doit le rester, donc j’essaye de ne pas le rendre trop comique pour qu’il garde quand même sa personnalité de base, donc rassurez-vous sur ce point[27].

Dans le cas du personnage de Piccolo, c’est plutôt à la communauté subsaharienne (Mali, Sénégal…) que sont rattachés les stéréotypes. Il s’agit d’un des personnages qui connaît, au long du manga, la transformation la plus profonde. Initialement présenté comme un simple démon souhaitant asservir le monde, Piccolo, qui se distingue entre autres des autres personnages par sa couleur de peau (verte), va tour à tour s’allier à Son Goku pour combattre une menace extérieure, devenir le père adoptif de Son Gohan, le fils de ce dernier, avant de rejoindre le « camp du bien » quand il découvre son identité réelle. Il est en effet révélé au cours de l’aventure, après que Dragon Ball a accentué sa dimension science-fiction, que Piccolo est lui aussi un exilé, issu d’un peuple extraterrestre sage et pacifique ayant été victime d’une entreprise de colonisation de la part de pirates de l’espace. Les lecteurs apprennent à cette occasion que Piccolo était « méchant » parce que la partie pure de son âme et son ressentiment par rapport à son héritage avaient été séparés en deux entités distinctes. Piccolo devient un des alliés les plus loyaux et les plus sûrs de Son Goku à mesure qu’il retrouve des membres de son peuple d’origine et comprend d’où il vient.

Les parallèles entre le personnage de Piccolo et la condition noire, évidemment involontaires de la part d’Akira Toriyama, ont été soulignés ailleurs que dans la simple communauté des fans francophones et arabophones. Dans un entretien entre l’auteur Jordan Calhoun et le journaliste Isaiah Colbert pour le magazine Kotaku, ces derniers reviennent sur l’importance qu’a eue Piccolo en tant que figure « black coded », reprenant volontairement ou involontairement des traits de caractère spécifiques aux Afro-Américains — une idée développée longuement par Calhoun dans son essai Piccolo is Black. A Memoir of Race, Religion and Pop Culture[28]. Cette réappropriation du personnage leur semble d’autant plus importante qu’un autre personnage noir, Monsieur Popo, apparaît dans Dragon Ball, véhiculant, lui, des stéréotypes racistes évidents, même s’ils sont probablement involontaires comme le souligne le Jim Crow Museum de la Ferris State University[29]. Alors que Piccolo est un personnage sage, réfléchi et en quête d’identité, Popo est un simple serviteur à la peau anthracite et aux lèvres gonflées, faisant office de domestique de la déité locale. Souriant, silencieux et obéissant, Popo est un personnage principalement passif et généralement considéré comme ridicule, qu’Akira Toriyama a lui-même de moins en moins exploité au fil de la publication, bien qu’il lui fasse jouer un rôle mineur dans les derniers chapitres du manga.

Cette réception sera plus contrastée en France, où Piccolo est fréquemment parodié comme étant d’origine africaine, mais sans que les auteurs des parodies soulignent particulièrement le côté « color coded » du personnage, insistant davantage sur le côté comique et décalé de la transformation d’un extraterrestre en personnage d’origine malienne. C’est cette démarche qu’a entreprise Anasse, créateur d’une chaîne YouTube et d’un canal TikTok qui a réalisé un sketch impliquant des images d’un Piccolo « africanisé » se préoccupant de devoir combattre un Cell alors qu’il est affaibli par le jeûne du ramadan[30].

C’est aussi l’approche de Sakti, réalisateur de publicités humoristiques pour un restaurant rapide malien, qui s’est fait remarquer pour ses sketchs utilisant des personnages de Dragon Ball souvent considérés comme « Noirs », dont Piccolo et l’antagoniste Cell, sans avoir par ailleurs besoin de repréciser des stéréotypes tenus pour acquis par les fans de Dragon Ball[31]. D’après Josua, streamer de jeux vidéo spécialisé entre autres dans les vidéos autour de l’univers de Dragon Ball, les vidéos de Sakti ou d’Anasse fonctionnent justement parce que l’appartenance de Piccolo à une communauté musulmane africaine fait pleinement sens pour les personnes concernées, au moins de manière implicite. D’autres vidéos diffusées par Sakti et mettant en scène d’autres personnages affublés d’un accent malien connaîtront ainsi beaucoup moins de succès, tant il est plus difficile d’y rattacher spontanément les stéréotypes liés aux communautés d’origine subsaharienne vivant en France. Des exercices similaires ont été réalisés avec d’autres séries Shônen (Naruto, Bleach) par des auteurs de fanfictions ou des vidéastes sur TikTok, mais sans jamais atteindre pareille notoriété.

Mais, à rebours de l’enthousiasme que suscite la multiplication des sketchs et des fanfictions sur la nationalité supposée de Vegeta ou de Piccolo, d’autres lecteurs considèrent que ces blagues manquent de substance et peinent à se renouveler. Nawal, lecteur algérien de Dragon Ball, s’emporte ainsi :

Non seulement ces blagues ont tendance à tourner en rond, mais en plus elles renforcent des stéréotypes qui ne sont que cela. Il ne faut pas oublier que le monde conçu par Toriyama est surtout asiatique, avec des tournois d’arts martiaux, des dojos, des références à Bruce Lee… Il y a des influences étrangères, mais elles sont là un peu au hasard. Le personnage de Oolong est habillé comme un Chinois, il y a Oopa qui est un personnage inspiré des Amérindiens, il y a des robots, des animaux anthropomorphes[32]

Une remarque qui souligne que le manga de Toriyama a longtemps multiplié les influences internationales.

L’universalité de Dragon Ball après son changement de ton

Il faut rappeler qu’à ses débuts en 1984, Dragon Ball n’a pas à proprement parler d’univers strictement défini, puisque le manga est envisagé comme une simple « pause » entre Dr Slump et une oeuvre ultérieure. Aussi les premiers chapitres reprennent-ils un aspect spécifique de Dr Slump : la présence de personnages comiques parodiant des éléments de la pop culture de l’époque. On y croise un antagoniste directement inspiré de Jackie Chan, un autre de Terminator, d’autres encore de légendes asiatiques comme Momotarô ou, bien sûr, La pérégrination vers l’Ouest. En résulte un univers faiblement situé (géographiquement, technologiquement…) dans lequel Toriyama injecte pendant plusieurs années les éléments qui lui conviennent à un instant précis. Aussi, à mesure que le récit gagnait en popularité et en universalité en ce qu’il imposait les codes du manga pour adolescents pour au moins deux décennies (au moins jusqu’au début de la publication de Naruto, de Bleach et surtout de One Piece), il devenait assez facile pour tout le lectorat de projeter telle ou telle intention sur la création ou sur le caractère des personnages principaux[33].

Néanmoins, il faut noter que presque aucun personnage apparaissant dans la première partie du récit, essentiellement comique, n’a fait l’objet d’une telle récupération par des communautés ethniques, culturelles ou religieuses[34]. Justement parce que les personnages n’y incarnent, dans l’ensemble, que des stéréotypes remplissant une fonction momentanée avant de rapidement disparaître de l’intrigue. Comme le souligne le podcast spécialisé dans la culture japonaise Pixel Bento dans son numéro de juin 2022[35], Dragon Ball, dans sa première partie, est par exemple un des seuls mangas du Weekly Shônen Jump de son époque à mettre en scène explicitement un personnage homosexuel, le Général Blue, sans toutefois le mettre en évidence, le stigmatiser ou en faire un fétiche. Cependant, loin de devenir l’emblème de la communauté gaie ni même un personnage LGBTQI particulièrement mémorable, Blue reste un antagoniste mineur, assez ridicule et servant uniquement de prétexte à des combats à vocation humoristique[36].

Comment expliquer alors les débats sur le caractère incontestablement algérien de Vegeta ou sur la supposée appartenance de Piccolo à la communauté malienne de Piccolo ? Qu’est-ce qui fait en sorte que Dragon Ball Zetla ait créé un sentiment d’appartenance chez les lecteurs montpelliérains de Samir 34, alors qu’une bande dessinée similaire présentant les personnages de la première partie du manga de Toriyama n’aurait sans doute pas obtenu le même résultat ?

Une partie de la réponse est sans doute à trouver dans le caractère plus universel de la seconde partie du récit de Toriyama. À mesure que Dragon Ball abandonne les aventures et les gags pour figurer des conflits mêlant exil interplanétaire, génocide et confrontation de valeurs morales, le caractère de ses personnages principaux s’affirme beaucoup et s’éloigne des seuls ressorts humoristiques. La plupart des personnages de la première partie du manga sont des enfants ou de jeunes adolescents, dont le principal trait de caractère est d’être drôles et simples, ayant essentiellement un défaut dominant et une qualité saillante : Son Goku est naïf mais courageux, Krilin est lâche mais astucieux, Yamcha est timide avec les filles, mais c’est un voyou romantique au grand coeur, etc. Parvenus à l’âge adulte, tous les personnages que Toriyama conserve au coeur de son récit sont beaucoup mieux définis, brossés et développés, et presque tous liés à une tragédie personnelle leur donnant de la profondeur : Son Goku est atteint d’une maladie cardiaque réduisant drastiquement son espérance de vie, Piccolo se découvre une condition d’exilé coupé de ses racines, Vegeta a vu son peuple massacré sous ses yeux et vit sous les ordres d’un tyran, Trunks (le fils de Vegeta apparaissant tardivement dans le récit) est un métis venu du futur n’ayant pas réussi à préserver son avenir de l’apocalypse, etc.

Dans ce contexte, chacun des personnages ayant encore un rôle majeur dans l’histoire (les personnages comiques étant relégués au second, voire au troisième plan) possède un ensemble de caractéristiques parfaitement identifiées et identifiables. D’autant plus que presque tous les personnages de la série évoluent en âge comme en situation : ils se marient, ont des enfants, prennent part à des scènes de repas, d’école ou de vie quotidienne. Une dimension qu’accentuent, dans l’adaptation animée, les nombreux épisodes dits « de remplissage » qui présentent plusieurs aspects de la vie ordinaire des personnages.

Autant d’éléments qui peuvent donc sembler familiers à un lecteur, même 40 ans après le début de la publication, et qui sont renforcés par le côté intemporel et peu défini de l’univers que Toriyama a conservé jusqu’à la fin : jusque dans les derniers chapitres du manga, il n’est jamais simple de déterminer une époque ou un lieu dans Dragon Ball, les designs, les technologies ou la géographie ne renvoyant à rien de particulièrement précis ou daté. Certaines parties de son univers semblent se dérouler dans un Moyen Âge éternel, d’autres dans un futur indéfini.

Ce manga, davantage par exemple que Naruto par exemple (que les indications géographique et temporelles situent clairement dans une version alternative du Japon médiéval), se prête donc largement à l’interprétation et à l’appropriation des lecteurs. Les stéréotypes narratifs qu’il emploie, et qu’il a d’ailleurs en partie inventés, laissent donc une large marge à l’adaptation culturelle, que ce soit sous forme de simple plaisanterie (les publicités de Sakti ou les bandes dessinées de Samir 34), ou sous forme de véritable réappropriation de la pop culture dans un contexte racial (le fait de pouvoir s’identifier à un personnage « colour coded » comme Piccolo).

Comme le souligne le philosophe Weerayuth Podsatiangoo dans sa thèse intitulée « Japanese Manga as Intercultural Media of the U.S and Japan: A Case Study of Akira Toriyama’s Dragon Ball[37] », l’oeuvre de Toriyama, particulièrement dans sa seconde moitié, est probablement une des plus neutres culturellement parlant (culturally odorless). Dragon Ball nous semble donc correspondre à un des classiques du Shônen manga se prêtant le mieux à la création communautaire ou à la réinvention des personnages, d’autant plus qu’il s’agit d’une oeuvre transversale dont les fondamentaux sont connus par plusieurs générations successives de lecteurs et de spectateurs.

C’est sans doute ce qui explique le succès ininterrompu de la série en librairie : la facilité d’en identifier très rapidement les schémas narratifs et d’entrer dans une histoire toujours haletante avec des personnages perpétuellement en tension narrative, sans que le récit soit précisément ancré dans le temps. S’il est absolument certain que Vegeta n’a jamais été pensé comme un personnage algérien ou musulman par l’auteur du manga ni par ses continuateurs, et qu’il n’a jamais été « sérieusement » envisagé comme tel par ses lecteurs, il est tout aussi certain que cette prétention au récit universel est ce qui a permis à cette oeuvre japonaise d’atteindre un tel niveau de popularité auprès de nombreuses communautés extérieures au lectorat japonais.