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L’intraduisible est une idole que tout traducteur brise à chaque traduction nouvelle.

Ancet 1995

1. Introduction

Le présent travail correspond à un double objectif : d’une part, nous voulons présenter une analyse d’une traduction française d’un des sommets de la littérature espagnole du Siècle d’Or, le poème Llama de amor viva du poète mystique Jean de la Croix, qui décrit l’union d’amour entre l’âme et Dieu[1],[2]. Nous avons cherché un outil méthodologique spécifique qui place au centre la traduction, sans perdre pour autant la relation avec l’original, et nous avons cru le trouver dans le livre de Cees Koster, From World to World. An Armamentarium for the Study of Poetic Discourse in Translation (2000), une approche structurelle et herméneutique (Koster 2000 : 32). Notre second objectif est de voir dès lors jusqu’à quel point cet outil méthodologique tient ses promesses et permet réellement de décrire un texte cible comme une interprétation d’un texte source correspondant (Koster 2000 : 17).

2. Présentation de la méthodologie

Dans le compte rendu détaillé qu’il consacre à From World to World, Dirk Delabastita déclare que le livre mérite de devenir l’un des ouvrages de référence à propos de la traduction de poésie et de la méthodologie de la comparaison et de la description de traductions littéraires[3]. Puisque, à notre connaissance, la méthodologie de Koster n’a pas encore souvent été appliquée, il nous semble important de consacrer quelques paragraphes à sa présentation. Conformément à la tradition des études descriptives de la traduction, Koster considère la traduction comme un texte à double statut : elle constitue la représentation ou la reconstruction d’un autre texte et, simultanément, elle fonctionne de façon autonome dans la culture d’arrivée (Koster 2000 : 16).

L’ambition de Koster est de décrire un texte cible en tant qu’interprétation d’un texte source avec lequel il correspond (Koster 2000 : 17). Afin de rendre explicite l’interprétation traductionnelle, Koster utilise le concept de monde du texte, selon le principe que là où il y a un texte, il est possible de construire un monde du texte, peuplé de sujets et d’objets sémantiques et situé dans l’espace et le temps (Koster 2000 : 28), tant pour l’original que pour la traduction. Ce sont les écarts (shifts) entre le texte cible et le texte source qui permettent au chercheur de différencier ces deux mondes et d’arriver à saisir l’interprétation traductionnelle (Koster 2000 : 31). Avant d’en arriver à la présentation de l’outillage proprement dit, l’auteur consacre plusieurs chapitres théoriques à la traduction comme interprétation, à l’étude du discours poétique et aux éléments constitutifs de la construction d’un monde du texte. Selon Koster,

A translation may be considered as a specific (re)contextualization of a source text, and the translational interpretation can be made visible by establishing the differences between the target text world and the source text world. Text worlds are constructs of a textual activity, and differences between text worlds are effects of shifts on the textual level.

Koster 2000 : 86

Les deux chapitres consacrés au concept d’écart (shift) font référence aux travaux de Toury (1980), Leuven-Zwart (1990) et Frank et Hulpke (1987). Koster distingue entre écarts formels et écarts substantiels et définit ces derniers comme les écarts importants pour la réalisation du monde du texte (Koster 2000 : 154). La notion de monde du texte, résultat d’une interprétation, se situe au niveau de la macrostructure et se rapporte aux niveaux sémantique et pragmatique. Pour cerner ce monde du texte, Koster refuse de se limiter à un mouvement unidirectionnel allant des éléments microstructurels (syntaxe, morphologie, lexique, prosodie) aux éléments macrostructurels, puisque dans son optique, l’interprétation consiste en un processus circulaire.

Ainsi donc, il prend comme point de départ une analyse provisoire du monde du texte au niveau macrostructurel, qu’il désigne comme le squelette sémantico-pragmatique (Koster 2000 : 169). Ce dernier identifie dans le texte les éléments microstructuraux qui peuvent être reliés aux sujets et aux objets qui peuplent le monde du texte ainsi qu’au temps et à l’espace ; l’auteur offre une série de questions qui servent à identifier ces éléments constitutifs du monde du texte (Koster 2000 : 170-172). Le squelette sémantico-pragmatique constituera le point de départ pour l’analyse du monde du texte source ainsi que du monde du texte cible ; le chercheur doit donc s’assurer qu’il peut servir de noyau commun aux deux textes, d’invariant à partir duquel les écarts pourront être décrits. Koster propose de réaliser d’abord une esquisse provisoire du monde du texte cible, puisque celui-ci constitue le véritable objet d’analyse, et de l’adapter par la suite, au besoin, en tenant compte des données du texte source (Koster 2000 : 181).

Dans un deuxième mouvement, le critique procède à l’analyse détaillée des différences microstructurelles (au niveau du lexique, de la syntaxe, de la prosodie, de l’intertextualité, des moyens rhétoriques) qui produisent leurs effets au niveau pragmatico-sémantique afin de pouvoir en arriver à l’interprétation du texte source manifesté par la traduction. Après un chapitre qui propose une étude de cas (la traduction de sonnets de Shakespeare par Paul Celan) et la conclusion, le livre se termine par un appendice (Koster 2000 : 237-241) qui reprend toutes les étapes du processus analytique et que nous allons prendre comme point de départ. La voie analytique proposée par Cees Koster est complexe et exigeante, mais à notre avis elle permet de rendre justice au travail de la traduction poétique, ce que nous espérons démontrer au moyen d’une application concrète à la traduction d’un texte poétique également complexe et exigeant.

3. La traduction objet d’étude

Avant de passer à l’analyse proprement dite, il convient de situer les textes en présence et le traducteur extratextuel :

Before the comparison takes place information has to be gathered concerning the cultural and historical context of the translation and the extratextual category of the translator. Once the translational interpretation has been established these data may help to elucidate its position in the broader cultural framework of which it may be considered part.

Koster 2000 : 56

Le poème Llama de amor viva est un texte relativement court, de 24 vers, qui ouvre le dernier traité du grand mystique espagnol qui traite de l’union d’amour entre l’âme et Dieu (1582). En effet, Jean de la Croix a utilisé les strophes, les vers et les mots de ses plus grands poèmes lyriques : Noche oscura del alma (Nuit obscure de l’âme, traduction de l’auteure), le poème connu comme Cántico espiritual (Cantique spirituel, traduction de l’auteure) et Llama de amor viva (Flamme d’amour vive, traduction de l’auteure) comme points d’ancrage qui lui permettaient de développer ses réflexions. Les traités sont conçus comme des gloses des poèmes, mais les poèmes ont été composés avant les traités et indépendamment de ceux-ci (Alborg 1981 : 910-911). Quant à la transmission des textes, il existe des manuscrits qui ne contiennent que les textes poétiques[4]. Dans ce qui suit, nous considérerons Llama de amor viva comme un texte autonome. Le texte source occupe une place centrale dans le canon littéraire espagnol et est disponible dans de nombreuses éditions critiques et grand public[5]. Dans la culture cible, Jean de la Croix occupe bien sûr une position bien moins centrale, ce qui n’empêche que son traité le plus important, le Cantique spirituel, a été traduit et imprimé d’abord en français avant d’avoir paru en espagnol[6]. L’oeuvre de Jean de la Croix a été présente en France de façon ininterrompue depuis cette première publication au début du xviie siècle jusqu’à l’heure actuelle[7].

Pourquoi avons-nous opté pour la traduction de Jacques Ancet ? Notre décision d’entreprendre la reconstruction de son interprétation du poème ne se base pas uniquement sur l’intérêt intrinsèque de sa traduction mais aussi sur les paratextes dont il accompagne son travail et qui nous communiquent sa vision de la traduction.

4. Trajectoire et poétique du traducteur Jacques Ancet

Les traductions Nuit obscure, Cantique spirituel et autres poèmes ont été publiées en 1997, en édition bilingue, dans la collection Poésie de Gallimard. Le volume comprend entre autres une préface du poète espagnol José Ángel Valente, une présentation du traducteur et une série de notes. Le palmarès de Jacques Ancet comme traducteur de poètes et de philosophes de langue espagnole est impressionnant : il a mis à la disposition du public francophone des oeuvres de Ramón Gómez de la Serna, Vicente Aleixandre, Luis Cernuda, Xavier Villaurrutia, María Zambrano, José Ángel Valente, Antonio Gamoneda, Juan Gelman, Andrés Sánchez Robayna et Jorge Luis Borges. De plus, il est l’auteur d’une quinzaine de recueils de poésie. Il a une affinité particulière avec l’oeuvre de Valente, dont il a traduit 16 recueils et à qui il a consacré un essai, Entrada en materia (Ancet 1985). La préface de Valente à la traduction des poèmes de Jean de la Croix n’est donc pas le fruit du hasard. Ancet reconnaît avoir été influencé par Valente « dans le champ de [s]a réflexion sur l’écriture poétique, puisque la fréquentation de son travail [l’] a conduit à reconsidérer et à approfondir les rapports entre mystique et poésie » (Ancet 1995 s.p.) et, par conséquent, à s’intéresser à l’oeuvre du plus grand des mystiques espagnols.

En 1995, Ancet a accordé une longue interview à la revue Prétextes. Ses déclarations à Prétextes ainsi que sa présentation de la traduction de Jean de la Croix nous informent sur sa poétique. Un premier élément à relever est qu’Ancet ne dissocie nullement son travail de traducteur de celui de poète :

Je crois qu’écrire et traduire participent du même mouvement – les traducteurs de poètes sont souvent eux-mêmes des poètes – et les qualités qu’on veut bien reconnaître à mes traductions tiennent, en réalité, aux exigences d’une écriture personnelle sans laquelle elles n’auraient pas existé.

Ancet 1995 s.p.

S’il n’était pas poète, il ne serait pas traducteur et son niveau d’exigence est le même pour les deux activités. Ancet explique que c’est la traduction de l’oeuvre du poète mexicain Xavier Villaurrutia qui l’a confronté pour la première fois au problème de la traduction de la forme fixe. Il en a retiré la conviction que la recréation des poèmes à forme fixe est toujours possible à condition d’y investir l’énergie et la patience nécessaires. Ancet a les idées claires à propos de la soi-disant intraduisibilité de la poésie, concept qu’il situe dans son contexte historique (le second romantisme allemand, Brentano) et qu’il rejette. Il défend une conception de la traduction comme construction :

On pourrait se demander si la traduction véritable ne serait pas un processus analogue à celui de la perception. Certes, quand je traduis, je pars d’un sens déjà reconnu : celui du texte original. Mais […] ce sens est littéralement intraduisible. Littéralement. Mais pas analogiquement. Traduire, alors, ce sera effacer le texte original pour que puisse naître un texte analogue : un texte qui soit, à son tour, dans une autre langue, une organisation subjective du discours. Laquelle ne consistera pas à transporter le sens mais à le construire. Comme le fait la perception. […]. L’intraduisible est une idole que tout traducteur brise à chaque traduction nouvelle.

Ancet 1995 s.p.

L’idée de la traduction comme construction d’une organisation subjective du discours dans une autre langue présente une certaine affinité avec l’armamentarium de Cees Koster, qui vise précisément à décrire le monde du texte construit par le traducteur.

La préface de Valente, intitulée Présence de Jean de la Croix, et la présentation d’Ancet constituent la contextualisation la plus immédiate de la traduction pour le lecteur, de sorte que ces deux textes méritent notre attention. Valente retrace l’introduction de l’oeuvre de Jean de la Croix en France et mentionne comme figure équivalente de la spiritualité française le jésuite Joseph Surin. Il observe qu’en France, au xxe siècle, l’auteur a été lu en général dans une perspective philosophique et il se réfère aux lectures de Jean Baruzi et Michel de Certeau. En ce qui concerne la tradition espagnole du xxe siècle, Valente regrette l’absence de relations entre la poésie et la pensée, surtout au sein de la génération de 1927. Il se trouve en désaccord avec les lectures à son avis mutilées de Jorge Guillén et de Dámaso Alonso, puisqu’elles ne considèrent pas l’unité indissoluble de l’expérience mystique et poétique et ne comprennent pas en quoi consiste l’ineffabilité.

La présentation de Jacques Ancet rejoint la préface de Valente et commence par la justification de son entreprise : « une véritable traduction moderne de Jean de la Croix, c’est-à-dire une traduction qui l’écoute, l’entende et qui donc le restitue dans sa dimension foncièrement poétique » (Jean de la Croix 1578-1590/1997 : 22). Selon le traducteur, la dimension poétique ne constitue pas un revêtement de la dimension mystique, puisque l’expérience mystique et poétique est une et indivisible. La poésie moderne, dans laquelle il intègre celle de Jean de la Croix, est une activité qui ne vise pas tant à transmettre une expérience qu’à la faire, un dire l’indicible. Pour Ancet, malgré les empreintes de la tradition savante et populaire espagnole, la poésie du mystique castillan semble « n’avoir pas d’âge » (Jean de la Croix 1578-1590/1997 : 23-24). Il insère donc sa traduction dans le contexte de la poésie française moderne, celle qui commence par Rimbaud et Mallarmé, sans pour autant se limiter aux ressources synchroniques du français. Bien qu’il soit éminemment sensible à l’aspect spirituel des textes de Jean de la Croix, inséparable de l’aspect poétique, il prend ses distances à l’égard des traductions réalisées dans un contexte dévot, qui n’ont fait qu’« édulcorer et affadir » le grand poète (Jean de la Croix 1578-1590/1997 : 47). En ce qui concerne la tradition spirituelle française, il observe qu’elle est présente mais cachée, mais il ne la mentionne pas parmi les intertextes de sa traduction[8]. Dans la bibliographie, il mentionne les traductions françaises antérieures qui font également partie de son horizon (Jean de la Croix 1578-1590/1997 : 201)[9].

Le traducteur utilise les concepts d’oralité et de musicalité pour s’approcher de l’essence de l’oeuvre du poète mystique. Ses mots tendent à rendre audible le silence d’où ils surgissent, un silence entre ou sous les mots, un silence du sens (Jean de la Croix 1578-1590/1997 : 29). L’oralité est l’expérience de l’indicible dans la parole, dans la matérialité de l’écriture. Ancet donne l’exemple de la présence abondante de la voyelle a dans la première strophe du poème Noche oscura qui passe d’abord inaperçue, à la fois imperceptible et sensible, et qui fait entendre quelque chose qui n’est ni de l’ordre du sens ni de celui de la musique (Jean de la Croix 1578-1590/1997 : 30), « la plainte ténue du désir d’amour proférée par l’âme sous le sens et la musicalité des vers » (Jean de la Croix 1578-1590/1997 : 31). Le concept de musicalité sert à définir la primauté de la voix et du chant, davantage audible, qui se développe au niveau des valeurs rythmiques et sonores. Comme Ancet prend au sérieux le fait que Jean de la Croix désigne ses compositions comme des chansons, il supprime la ponctuation dans sa traduction.

Il discute également le concept de fidélité à partir d’exemples de traductions existantes. Il considère celle de Cyprien de la Nativité de la Vierge comme une annexion (Jean de la Croix 1578-1590/1997 : 40) puisque le poème est réduit à une esthétique historique qui n’est pas la sienne. À l’autre extrême, il situe les traductions qui ont le scrupule de la littéralité au point qu’elles n’en sont plus des poèmes. Selon Jacques Ancet, le fait de se limiter au calque lexical est également une forme d’infidélité. Dans les deux cas, il s’agit d’un transport et non pas d’une rencontre dont la langue d’accueil pourrait sortir transformée. On reconnaît ici le dialogue avec des théoriciens comme Antoine Berman et Henri Meschonnic à qui Ancet renvoie d’ailleurs[10]. Comme il se propose de réaliser une traduction non archaïsante, il n’opte pas pour la rime mais pour l’assonance afin de recréer le tissu phonique et sonore des poèmes. Mais tout n’est pas contrôlable : l’oralité, l’indicible, échappent tant à l’auteur qu’au traducteur et pourront apparaître dans la traduction sans préméditation. Le traducteur espère partager avec le lecteur l’émotion profonde qu’il a ressentie en élaborant sa traduction et lui communiquer « l’ardente fraîcheur » (Jean de la Croix 1578-1590/1997 : 47) de ces textes qui figurent parmi les plus intenses de la tradition littéraire.

Nous voilà donc en présence d’un traducteur au courant de la tradition critique qui s’est constituée autour de l’oeuvre de Jean de la Croix et qui formule un ambitieux projet de traduction. Il ne s’arrête pas à la relation entre les poèmes et les commentaires ou traités, malgré qu’il prenne parfois appui sur les commentaires pour justifier une décision concrète (voir par exemple Jean de la Croix 1578-1590/1997 : 30, note 13). S’il se réfère au prologue du Cantique spirituel, qu’il considère comme un art poétique, c’est pour défendre la nature indicible du sens, en s’appuyant sur les paroles de l’auteur : « Ce serait ignorance de penser […] que les discours d’amour en intelligence mystique, qui sont ceux des présentes chansons, se puissent bien expliquer en quelque sorte de paroles […] » (Jean de la Croix 1578-1590/1997 : 28). Les poèmes et leurs traductions se présentent comme des entités autosuffisantes. Jacques Ancet choisit comme texte de base celui transmis par le manuscrit de Sanlúcar de Barrameda, transcrit par Serafín Puerta Pérez dans une graphie modernisée (Jean de la Croix 1578-1590/1991).

5. Squelette sémantico-pragmatique

Nous reproduisons ici la traduction d’Ancet en regard de l’original, avant de tracer la première esquisse du monde construit par ce texte[11].

1.

CHANSONS DE L’ÂME

en l’intime communication

d’union d’amour

de Dieu

CANCIONES DEL ALMA

en la íntima comunicación

de unión de amor

de Dios

1.

Oh flamme d’amour vive

O llama de amor viva

2.

qui tendrement me blesses

que tiernamente hieres

3.

au centre le plus profond de mon âme

de mi alma en el más profundo centro

4.

toi qui n’es plus rétive

Pues ya no eres esquiva

5.

si tu le veux bien laisse

acaba ya si quieres

6.

de ce doux rencontre brise la trame

 

rompe la tela de este dulce encuentro

 

7.

Oh brûlure de miel

O cauterio suave

8.

oh délicieuse plaie

o regalada llaga

9.

oh douce main oh délicat toucher

o mano blanda oh toque delicado

10.

qui a goût d’éternel

que a vida eterna sabe

11.

et toute dette paie

y toda deuda paga

12.

tuant la mort en vie tu l’as changée

 

matando muerte en vida la has trocado

 

13.

Oh torches de lumière

O lámparas de fuego

14.

dans vos vives lueurs

en cuyos resplandores

15.

les profondes cavernes du sentir

las profundas cavernas del sentido

16.

aveugle obscur naguère

que estaba oscuro y ciego

17.

par d’étranges faveurs

con extraños primores

18.

chaleur clarté à l’ami font sentir

 

calor y luz dan junto a su querido

 

19.

Oh doux et amoureux

Cuán manso y amoroso

20.

tu t’éveilles en mon sein

recuerdas en mi seno

21.

où toi seul en secret as ton séjour

donde secretamente solo moras

22.

ton souffle savoureux

y en tu aspirar sabroso

23.

tout de gloire et de bien

de bien y gloria lleno

24.

oh délicat comme il m’emplit d’amour

cuán delicadamente me enamoras

Jean de la Croix 1578-1590/1997 : 94-97

Le chercheur qui s’approche des poèmes de Jean de la Croix, même s’il a une connaissance limitée du panorama de la recherche qu’ils ont suscitée, tant au niveau religieux qu’au niveau strictement littéraire, se rend compte que l’interprétation de ces textes ne saurait être qu’un exercice d’humilité. On peut se demander si le fait de s’approcher de cette poésie au moyen d’un ensemble d’outils généralistes peut guider l’interprétation toujours personnelle, limitée et subjective. Car, ce qui est en jeu, ce n’est pas uniquement l’interprétation qu’on peut découvrir dans la traduction, mais aussi celle du chercheur. Notre hypothèse de départ est que la démarche structurée proposée par Koster peut contribuer à aiguiser l’interprétation du chercheur.

La première question à laquelle il faut répondre est celle de savoir quels sont les sujets et objets sémantiques les plus importants dans le monde du texte et quelles sont les relations qu’ils établissent entre eux (Koster 2000 : 171-172). Le titre graphiquement bien distingué nous met sur la voie d’une première réponse : les sujets sont l’âme et Dieu et c’est entre eux que se produit l’intime communication d’union d’amour. Mais dès qu’on passe au texte du poème proprement dit, on constate que dans cette relation d’amour la distribution des rôles n’est pas évidente et que la désignation explicite des sujets s’estompe. Le texte ne contient pas de marques de genre féminin, de sorte qu’on ne saurait distinguer un rôle féminin d’un rôle masculin à partir de la concordance de genre. D’une part, il y a un sujet réceptif, auquel on peut assigner le me objet grammatical des vers 2 et 24 et l’adjectif possessif mon (mon âme, v. 3, mon sein, v. 20) et qu’on peut identifier à l’âme du titre. D’autre part, il y a un sujet actif (v. 2 blesses, v. 20 tu t’éveilles) qui semble se décliner en différents vocatifs : Oh flamme d’amour vive, Oh brûlure de miel / oh délicieuse plaie / oh douce main oh délicat toucher, Oh doux et amoureux. La synecdoque ton souffle savoureux (v. 22), sujet de emplit (v. 24), peut également être assignée à ce second sujet. Dans la troisième strophe, les torches de lumière (v. 13) ne font pas partie de la série des vocatifs puisque le sujet grammatical de font sentir est les profondes cavernes du sentir (v. 15). Nous retrouvons un sujet sémantique, l’ami (18), qui pourrait être assimilé au sujet réceptif ou à l’âme du titre.

Une autre question importante à ce niveau d’analyse est celle de la représentation dans le texte des rôles d’émetteur et de récepteur. Dans le cas présent, le je lyrique est surtout présent comme une voix qui décrit et évoque une situation d’intimité pour un tu également présent. Tandis qu’il n’y a aucun pronom personnel sujet de la première personne dans le poème, ceux de la deuxième personne sont présents, tant sous la forme non accentuée (tu v. 5, 12, 20) que sous la forme tonique (toi v. 4, 21). Ce je réceptif s’adresse aussi à l’interlocuteur intratextuel au moyen d’une série de vocatifs introduits par oh comme nous l’avons déjà observé. La voix se fait pressante à la fin de la première strophe, par la présence des impératifs laisse (v. 5) et brise (v. 6).

En ce qui concerne la localisation spatio-temporelle, le monde du texte se trouve dans une espèce de présent absolu et éternel, souligné par l’adjectif éternel (qui a goût d’éternel, v. 10), le « temps de l’instant éternel » selon Miguel Norbert Ubarri (2001 : 107). L’espace de l’énonciation et l’espace référentiel coïncident, la deixis est celle de la présence (ce doux rencontre v. 6). Il ne se produit aucun déplacement, les deux sujets se trouvent dans un seul et même espace intérieur, changeant et multidimensionnel. Les éléments locatifs accentuent l’intériorité et la profondeur : le centre le plus profond de mon âme (v. 3), les profondes cavernes du sentir (v. 15), en mon sein (v. 20), ton séjour (v. 21). Le temps de l’énonciation et le temps raconté coïncident presque totalement. Le temps grammatical qui prédomine est le présent de l’indicatif. Les deux impératifs à la fin de la première strophe ouvrent une perspective sur le futur. Le passé composé tu l’as changée » (v. 12) est rétrospectif et nous renvoie au présent. L’adverbe naguère » (v. 16) signale une évocation du passé et contribue à mettre en relief le contraste entre aveugle obscur (v. 16) qui appartient au passé et la chaleur clarté (v. 18) actuelle.

En ce qui concerne les relations entre les différents éléments qui constituent le monde du texte, il nous faut encore répondre à la question du type de situation qui correspond au monde du texte. L’opposition « statique » / « dynamique » traditionnelle ne nous est pas d’une grande utilité. Le texte présente une rencontre d’amour d’un dynamisme effréné mais impossible à exprimer en des termes d’« action » ou « événement ». On pourrait peut-être rendre compte du contenu du poème en évoquant un processus amoureux focalisé par un regard panoramique. Dans ce sens, le plus grand « événement » du poème serait peut-être le changement de perspective vacillant dans la troisième strophe, où l’activité est destinée à l’ami au lieu d’émaner de lui. Le je lyrique éprouve des sensations tactiles, gustatives et visuelles intenses qui ouvrent la voie à des considérations métaphysiques (qui a goût d’éternel / et toute dette paie / tuant la mort en vie tu l’as changée v. 10-12) ou axiologiques (tout de gloire et de bien v. 23).

Si nous comparons ce squelette sémantico-pragmatique de la traduction avec l’original au niveau des sujets présents dans le monde du texte, nous constatons qu’il n’est pas nécessaire de faire des ajustements. L’esquisse des relations entre émetteur et récepteur se maintient. Le je lyrique, sujet réceptif, reste le même. Le texte original le désigne en position d’objet grammatical comme me (me enamoras v. 24) et par l’adjectif possessif mi (mi alma v. 3, mi seno v. 20). Il n’y a pas de pronom personnel sujet explicite pour faire référence au sujet actif, puisque en espagnol, la personne verbale est incorporée à la conjugaison (hieres, v. 2 ; eres, v. 4 ; etc.). Cette deuxième personne est également le sujet grammatical du verbe final enamoras (v. 24). Le premier vers de la quatrième strophe, Cuán manso y amoroso », se différencie de la série de vocatifs des premières strophes par la présence de l’adverbe interrogatif cuán, tandis que dans la traduction, ce vers est inclus dans la série introduite par oh. La structure temporelle est parallèle à celle de la traduction. Le contraste temporel par rapport au sentido, exprimé par l’adverbe naguère dans la traduction, est signalé dans le poème original par une relative à l’imparfait (que estaba oscuro y ciego v. 16). La localisation dans l’espace est la même. En ce qui concerne les « événements » du poème, l’esquisse se maintient également. Nous disposons donc d’une base à partir de laquelle nous pouvons situer les changements aux niveaux inférieurs.

6. Analyse comparée des textes source et cible

Il est évident que les différents niveaux se distinguent uniquement à des fins analytiques et ne disent rien sur le processus de la traduction poétique en soi, où toute considération à un niveau déterminé a des conséquences à un autre niveau. Comme le dit Jacques Ancet, « […] le sens du poème […] est le produit de toute son organisation » (Jean de la Croix 1578-1590/1997 : 41). Nous ne nous arrêterons pas aux modifications purement formelles mais aux écarts substantiels qui peuvent influencer la construction du monde de la traduction (voir Koster 2000 : 132).

Dans la présentation de sa méthode, Koster réserve l’utilisation du contexte de la traduction pour l’explication de l’interprétation traductionnelle, c’est-à-dire, pour la phase post-analytique. Dans ce qui suit, nous n’avons pu faire abstraction de certaines données extratextuelles, principalement des informations fournies par le traducteur lui-même, au moment de décider si un changement observé dans le poème cible par rapport au poème source doit être considéré oui ou non comme un écart substantiel. Même en adaptant une procédure analytique formalisée, il nous est impossible de faire comme si nous ne disposions pas de certaines données.

6.1. Analyse comparée de la syntaxe

Tableau 1

Éléments pour l’analyse de la syntaxe

Éléments pour l’analyse de la syntaxe

SL : sujet sémantique ; T : temps ; E : espace ; voc. : vocatif ;

c.o.d. : complément d’objet direct ; c.o.i. : complément d’objet indirect

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Ce qui frappe le plus en comparant la syntaxe des deux textes, c’est que, à première vue, la liste des vocatifs au moyen desquels le je s’adresse à la personne aimée est plus longue dans la traduction. Dans la quatrième strophe, le traducteur insère entre les exclamations un syntagme de statut ambigu et qui ne se lit pas spontanément comme un vocatif dans le texte source : cuán manso y amoroso. En effet, manso y amoroso peuvent se lire comme adjectifs qui concordent avec le sujet de recuerdas ou comme adverbes qui modifient ce verbe[12]. Comme Oh doux et amoureux constitue le premier vers de la quatrième strophe, le lecteur tend à assimiler cette exclamation aux autres débuts de strophe – Oh flamme d’amour vive, Oh brûlure de miel, Oh torches de lumière – et à considérer que le syntagme s’adresse à la personne aimée. Mais un regard plus attentif révèle qu’il faut peut-être abandonner cette impression et ne pas lire ce syntagme de manière isolée, puisque doux et amoureux » peuvent fonctionner parfaitement comme manso y amoroso en espagnol, comme des adjectifs concordant avec tu ou comme des adverbes modifiant t’éveilles. Avec oh délicat nous pourrions avoir affaire à un cas semblable. Dans le texte source, la terminaison en –mente indique qu’il s’agit d’un élément adverbial : cuán delicadamente. La forme délicat incite à interpréter ce mot comme adjectif concordant avec le sujet de emplit, il ou ton souffle savoureux, mais il pourrait s’agir d’un adjectif à fonction d’adverbe qui modifie emplit, de sorte que le traducteur introduit le même genre d’ambiguïté que celle que nous avons vue dans le cas de manso y amoroso de l’original. On pourrait également faire un saut interprétatif plus englobant et établir la relation entre oh délicat et le dernier substantif du poème, amour, ce qui serait un exemple de ce que le traducteur entend par la traduction comme (re)construction. Ce qu’on pourrait considérer comme des changements au niveau de la syntaxe pourrait ne pas l’être au niveau du monde du texte, puisque l’ambiguïté persiste bien qu’elle soit distribuée d’une autre façon.

Dans la dernière strophe, le tu n’est pas sujet des deux actions comme dans le poème espagnol, mais c’est ton souffle savoureux qui devient le sujet grammatical de emplit d’amour. En conséquence, le sujet actif apparaît comme désintégré, puisque l’action qui termine le poème de l’intime communication d’union d’amour n’est pas attribué au sujet lui-même mais par voie de synecdoque à sa respiration. Mais si nous nous situons à un niveau supérieur d’analyse, qui comprend également le contexte culturel et religieux du poème, nous pouvons considérer que le fait de séparer Dieu de son souffle n’a pas de sens, puisque le souffle est le signe efficace de la présence et de la révélation de Dieu (García de la Concha 2004 : 310).

6.2. Analyse comparée du lexique

Tableau 2

Éléments pour l’analyse lexicale

Éléments pour l’analyse lexicale

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L’analyse comparée du lexique des deux textes montre quelques changements significatifs. Dans la première strophe l’adjectif esquiva est rendu par rétive. Cet adjectif ne transmet pas la nuance de cruauté que possédait esquivo dans la langue espagnole du Siècle d’Or mais il présente l’avantage de la rime et permet la lecture insensible à[13].

La traduction de acaba ya par laisse surprend et les acceptions courantes du verbe (ne pas intervenir, ne pas empêcher) ne semblent pas convenir, surtout qu’à première vue il n’y a pas d’objet direct. Il existe une acception ancienne, ne pas continuer, qui peut être mise en rapport avec les significations de acabar décelées dans le poème espagnol par la critique philologique[14]. Lu ainsi, laisse pourrait partager avec brise le complément direct la trame. Le traducteur renvoie dans une note au commentaire de Jean de la Croix auprès de ce vers : « … laisse maintenant se consommer parfaitement avec moi le mariage spirituel moyennant ta vision bienheureuse » (I, 5), ce qui constituerait un retour à la signification moderne, permettre, à condition que le lecteur complète mentalement laisse par la phrase du commentaire, ce qui ne produit pas une interprétation satisfaisante. Tandis que dans le texte source, le sujet réceptif demande au sujet actif qu’il termine ou perfectionne, c’est-à-dire une intervention, dans la traduction il demande une non-intervention, ce qui constitue un changement notable.

Dans le mot tela du vers 6 se rejoignent de multiples acceptions :

‘tejido, velo o estambre, que separa la vida de la muerte’, ‘barrera de separación en las justas y torneos’, ‘membrana que recubre el corazón’, ‘himen’

‘tissu, voile ou étamine qui sépare la vie de la mort’, ‘barrière de séparation dans les joutes et tournois’, ‘membrane qui recouvre le coeur’, ‘hymen’

Jean de la Croix 1578-1590/2002 : 208 n. 6 ; traduction de l’auteure

Le traducteur choisit trame, également un terme concret qui fait référence à la production textile. Dans son acception contemporaine, la trame est l’ensemble de fils qui passent à travers des fils de chaîne pour réaliser un tissu, mais il existe une acception ancienne, ce qui se déroule comme un fil, ce qui nous permet d’associer trame au fil de la vie[15]. Ici le traducteur nous offre également une note expliquant que la trame ou toile ou voile de la vie est une métaphore d’époque (Jean de la Croix 1578-1590/1997 : 222). La conséquence de ce choix pour le monde du texte est une ambiguïté moindre dans la traduction, puisque trame ne permet pas toutes les lectures contenues dans tela.

Dans la deuxième strophe, cauterio est rendu par brûlure (v. 7), ce qui signifie que le traducteur a opté pour la seconde acception du lexicographe du Siècle d’Or Covarrubias, la blessure causée par le cautère (Jean de la Croix 1578-1590/2002 : 208 n. 7). On peut se demander si le contraste entre brûlure et le complément qui le modifie de miel possède la même intensité douloureuse que celui qui se produit entre cauterio et suave, ce qui peut affecter la construction du sujet actif dans le monde du texte de la traduction.

Torches (v. 13), dans la troisième strophe, est un vocable moins général que lámpara mais il convient dans le contexte spatial des profondes cavernes. La luminosité est rehaussée par le complément de lumière, choisi peut-être pour rompre l’unité lexicalisée torche de feu. Il se crée une configuration avec lueur, une lumière faible, diffuse, ou bien brusque et éphémère. Cette ambiguïté permet une lecture pareille à celle de resplandor, une lumière également momentanée ou diffuse. La luminosité est intensifiée par l’adjectif vives. Dans le dernier vers de la strophe, la configuration est complétée par le substantif clarté. Ce changement n’affecte pas le niveau du texte.

La traduction de querido par ami pourrait suggérer un changement de relation entre les deux sujets sémantiques du monde du texte, mais il n’en est rien, puisque le mot ami « a signifié “amant” (xie s) jusqu’au xviiie s » (Rey 1992 : 62). Ancet puise une fois de plus dans le trésor historique de la langue française.

Il nous semble que dans le dernier vers le traducteur ait voulu prendre ses distances face au concept contemporain et banalisé de l’état amoureux. Il a opté pour une expression qui rejette toute banalité et tout automatisme, emplit d’amour, qui contient un verbe réservé à l’usage littéraire. Il est évident que le mot amour convient parfaitement pour conclure ce poème.

Après avoir attiré l’attention sur les changements introduits par le traducteur, nous estimons qu’il convient également de mettre en relief la grande fidélité lexicale qu’on peut observer dans la traduction (voir tableau II). Ce niveau élevé d’équivalence peut s’expliquer en partie par les liens entre deux langues romanes voisines et par la tradition littéraire et spirituelle longtemps partagée.

6.3. Prosodie

Jacques Ancet opte pour un schéma métrique fixe, 6/6/10/6/6/10, déjà utilisé par un de ses prédécesseurs, Pierre Darmangeat, qui lui semble l’équivalent le plus adéquat de l’alternance entre les vers de sept et de onze syllabes du poème de Jean de la Croix (Jean de la Croix 1578-1590/1997 : 42). Cette réduction correspond à la longueur et à l’accentuation des mots français qui ont en général une syllabe en moins et portent l’accent sur la dernière syllabe. Ce schéma permet une grande concentration de la diction.

Afin de ne pas archaïser le texte, le traducteur a préféré l’assonance à la rime (Jean de la Croix 1578-1590/1997 : 43). En ce qui concerne le rythme du poème espagnol, García de la Concha, qui suppose une mélodie populaire à l’origine de la composition, défend l’idée d’une régularité qui convient au chant, puisque les poèmes de saint Jean étaient chantés dans les couvents. Il propose un schéma rythmique isochrone où alternent les syllabes accentuées et non accentuées : oóoóoóo / oóoóoóo / oóoóoóoóoóo / oóoóoóo / oóoóoóo /oóoóoóoóoóo (García de la Concha 2004 : 312). La traduction, en revanche, est polyrythmique. Grâce à l’absence de ponctuation, le lecteur peut segmenter les vers de plusieurs façons.

Le traducteur consacre beaucoup d’attention à ce qu’il appelle le « tissage d’échos internes » (Jean de la Croix 1578-1590/1997 : 40) constitué par les rimes et les allitérations internes du poème et qu’il essaie de recréer. La traduction constitue un réseau d’une riche sonorité, tant au niveau des vers mêmes qu’à celui des strophes et du poème entier. Voyons quelques exemples. Au troisième vers de la première strophe, au centre le plus profond de mon âme, la voyelle o nasalisée se répète et revient dans rencontre du dernier vers de la strophe ; les o sont également présents dans la troisième strophe (torches, vos, obscur, font) et le tissu sonore est renforcé par la répétition de profondes. Un autre fil conducteur court du premier vers au dernier grâce au son /u/ : amour (v. 1), doux (v. 6), dont la présence est intensifiée dans la deuxième strophe – douce, toucher (v. 9), gt (v. 10), toute (v. 11) – et dans la quatrième doux, amoureux (v. 19), séjour (v. 21), soufflesavoureux (v. 22) tout (v. 23), amour (v. 24). La présence de amour dans le premier et le dernier vers du poème consolide l’harmonie musicale, ainsi que la présence de doux / douce dans trois des quatre strophes. Dans la dernière strophe on peut observer l’allitération des ‘s’ initiaux en sein (v. 20), seul, secret, séjour (v. 21), soufflesavoureux (v. 22) qui intensifie le réseau des voyelles.

6.4. Aspects rhétoriques

Tableau 3

Éléments pour l’analyse rhétorique

Éléments pour l’analyse rhétorique

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Les hyperbates utilisées par le traducteur coïncident partiellement avec ceux utilisés dans le poème originel (voir tableau III) ; ainsi, au niveau rhétorique il utilise la même stratégie reconstructrice que celle que nous avons déjà pu observer lors de l’analyse du niveau prosodique. L’oxymoron, figure de base de l’expression de l’ineffable mystique, est également présent dans la traduction comme dans l’original[16]. Une figure qui n’est pas présente dans le texte espagnol, mais deux fois dans la traduction, est l’asyndète : entre aveugle et obscur (v. 16) et chaleur et clarté (v. 18), le traducteur a supprimé la conjonction copulative et obtenu ainsi une concentration plus grande.

Le complément prépositionnel de miel (v. 7) peut se lire comme une métaphore, tandis que dans le texte source on trouve l’adjectif suave, ce qui fait que la traduction accentue encore le plaisir gustatif, déjà présent dans que a vida eterna sabe (v. 10) y tu aspirar sabroso (v. 22)[17]. Nous avons déjà commenté la fonction de la synecdoque ton souffle savoureux au point 6.1.

6.5. Aspects intertextuels

Il existe un consensus entre les historiens de la littérature espagnole, et entre spécialistes de l’oeuvre du poète en particulier, pour affirmer que Jean de la Croix a écrit des poèmes qui figurent parmi les plus beaux de la lyrique occidentale, partant d’éléments topiques qui appartiennent à des traditions différentes et qui ont été étudiés en détail par la critique littéraire[18]. À la question de savoir où l’on peut trouver Jean de la Croix dans tout cela, Jacques Ancet répond : « Précisément au carrefour de toutes ces influences. Dans leur organisation – dans ce rythme qui les tient ensemble et les transforme en la singularité irréductible d’une voix (Jean de la Croix 1578-1590/1997 : 44). Quelques-uns des premiers lecteurs de ce poème pouvaient capter les références intertextuelles aux textes bibliques et aux auteurs mystiques du Moyen Âge, à la poésie savante de la Renaissance et à la tradition populaire, mais même un lecteur espagnol cultivé actuel a besoin d’une édition annotée s’il veut entrer dans la profondeur du texte. La rencontre que la traduction veut produire implique qu’il faut non seulement franchir une barrière culturelle et linguistique, mais aussi une barrière historique, même si le traducteur considère qu’il s’agit d’une poésie « sans âge ».

Le plaisir esthétique du lecteur ne se trouve pas nécessairement amoindri s’il n’arrive pas à identifier les éléments intertextuels. Par exemple, même si un lecteur ignore les racines historiques du symbole du feu dans la mystique occidentale, cela n’empêche nullement que le symbole produise son effet. Les choix lexicaux du traducteur permettent néanmoins de reconnaître la référence au Cantique des cantiques (VIII, 6, Lampades ejus lampades ignis atque flammarum) dans la troisième strophe (Oh torches de lumière / dans vos vives lueurs). Le lecteur familier de l’oeuvre de Ruusbroec pourra associer le délicat toucher du vers 9 avec le gherinen ou toucher du mystique brabançon[19] et celui qui connaît la tradition mystique française pourra évoquer le rapport du centre le plus profond de mon âme (v. 3) avec le fond de l’âme de la spiritualité classique française[20].

Un autre aspect de l’intertextualité que nous aimerions traiter ici est le dialogue qu’établit Jacques Ancet avec ses prédécesseurs. Dans sa préface, José Ángel Valente attire l’attention sur le dialogue critique mené par Ancet avec une tradition de grands traducteurs (Jean de la Croix 1578-1590/1997 : 7). Ancet lui-même affirme, de plus, que « l’activité traductrice est toujours, en son fond, re-traductrice » (Jean de la Croix 1578-1590/1997 : 21). Dans ce qui suit, nous nous limitons à quelques pistes intertextuelles à travers les traductions préalables, ce qui ne veut pas dire, évidemment, qu’Ancet aurait imité ses collègues.

La traduction de la poésie de Jean de la Croix la plus influente est sans doute celle du père Cyprien de la Nativité de la Vierge, carme déchaux, qui a publié en 1641 une traduction des Oeuvres spirituelles du bienheureux Père Jean de la Croix. Ce traducteur a été récupéré pour la poésie française par Paul Valéry qui a déclaré en 1941 : « Je propose aux amateurs des beautés de notre langue de considérer désormais l’un des plus parfaits poètes de France dans le R. P. Cyprien de la Nativité de la Vierge, carme déchaussé, jusqu’ici à peu près inconnu » (cité dans Jean de la Croix 1997 : 7). André Gide a inséré ces traductions dans son Anthologie de la poésie française (Gide 1956 : 319-320). Le texte du père Cyprien est l’objet de l’éloge de la critique contemporaine, entre autres de Jacques Ancet, pour qui, des traductions existantes, « [s]eule, peut-être, la célèbre version du Père Cyprien de la Nativité de la Vierge me paraît transmettre quelque chose (Jean de la Croix 1578-1590/1997 : 22). Ce premier traducteur est présent dès la première strophe, dans le « rencontre » de genre masculin qui n’est plus actuel en français[21]. Dans la deuxième strophe, Cyprien a traduit également toque par toucher. Comme Ancet explique dans sa présentation, il est clair que Cyprien fait son propre poème à partir de Jean de la Croix et il le cite comme « échantillon de “belle infidèle” » (Jean de la Croix 1578-1590/1997 : 38).

Les traducteurs contemporains avec qui Ancet entre en dialogue sont Bernard Sesé (Jean de la Croix 1578-1590/1993 : 54), Pierre Darmangeat (Darmangeat 1963 : 144) et Benoît Lavaud (Jean de la Croix 1578-1590/1983 : 100). La traduction de esquiva (v. 4) par rétive se trouve pour la première fois dans la traduction de Bernard Sesé. Nous avons déjà mentionné que le schéma syllabique adopté par Ancet a été utilisé pour la première fois par Pierre Darmangeat. Les échos intertextuels entre ces deux traductions sont clairs. Dans la version de Darmangeat, la liste des exclamations qui commencent par le son /o/ s’étend également à la dernière strophe : Oh ! calme et amoureux (v. 19), oh ! délicat il m’embrase d’amour (v. 24). Mais ce traducteur rend difficile l’intégration complète de toutes les exclamations puisqu’il introduit des points d’exclamation uniquement dans la dernière strophe. Ancet, pour sa part, n’utilise pas de signes de ponctuation. Darmangeat et Ancet optent pour brûlure (v. 7) pour traduire cauterio, tandis que d’autres traducteurs contemporains (Lavaud, Sesé) préfèrent cautère et Cyprien, playe. La plus grande ressemblance s’observe dans la troisième strophe. Darmangeat traduit comme suit les vers 15-17 : les profondes cavernes du sentir / naguère aveugle et sombre, / en d’étranges faveurs, tandis que chez Ancet, on trouve les profondes cavernes du sentir / aveugle obscur naguère / par d’étranges faveurs. Sentir en tant que substantif se trouve attesté en français du xvie dans l’acception de faculté de perception[22]. Dans le second vers cité, les différences entre les deux traductions consistent en une plus grande fidélité lexicale à oscuro et une plus grande littéralité syntaxique dans l’expression de l’action au moyen de la préposition dans le texte d’Ancet. Le dernier vers de la traduction de Darmangeat, oh ! délicat il m’embrase d’amour, peut avoir servi de point de départ à Ancet : oh délicat comme il m’emplit d’amour, qui redouble l’exclamation afin de mieux soutenir l’alternance entre syllabes accentuées et non accentuées et renforce le jeu sur les /m/.

7. Conclusion

Comme le poids de ce travail réside dans l’analyse, la conclusion sera brève. Il s’agit maintenant de voir s’il est possible de déduire de notre analyse l’interprétation de Jacques Ancet telle qu’elle se manifeste dans le monde du texte de sa Flamme d’amour vive. Les écarts substantiels qu’on peut observer dans son texte face à celui de Jean de la Croix sont les seuls moyens dont nous disposons pour connaître cette interprétation.

Dans la configuration du sujet actif se produisent des écarts subtils entre le poème espagnol et le poème français : la traduction de esquiva par rétive, de cauterio par brûlure signalent une réduction de la cruauté avec laquelle agit ce sujet actif. L’impératif laisse invite le sujet actif à ne pas intervenir, en comparaison avec la supplication d’agir exprimée par acaba ya.

À notre avis, il ne faut pas chercher l’essentiel de l’interprétation d’Ancet dans sa façon de reconfigurer les sujets et leurs relations ou la situation spatio-temporelle du monde du texte, mais dans son travail de (re)construction à partir des matériaux lexicaux, prosodiques et rhétoriques présents dans la Llama de amor viva, dans son dialogue avec les intertextes proposés par d’autres traducteurs et dans son langage poétique, qui prend en compte la richesse du français dans toute sa dimension historique. Ainsi, il a réalisé sa « rencontre » avec le poème « sans âge » de Jean de la Croix, à partir de la « divergence acceptée » qui constitue son point de départ.

En ce qui concerne l’outillage proposé par Cees Koster, nous estimons qu’il permet en premier lieu un déblayage effectif du terrain au moyen du squelette sémantico-pragmatique qui permet une esquisse des mondes des textes respectifs et donne une première idée des relations entre les deux mondes. Si le chercheur se donne la peine d’établir les tableaux aux niveaux de la syntaxe, du lexique, de la prosodie, de la rhétorique et de l’intertextualité, il s’oblige à dresser d’abord une description comparative détaillée avant de se prononcer sur l’interprétation du traducteur. Cette discipline permet de mieux cerner les relations entre les écarts à ces différents niveaux d’analyse. En ce qui nous concerne, le dressement des cadres comparatifs successifs a certainement aiguisé notre sens de l’observation. Nous croyons avoir été au-delà de ce que nous aurait permis de réaliser un modèle moins contraignant. L’avantage de la procédure est qu’elle permet, comme le désirait Koster (2000 : 33), l’intersubjectivité.

Idéalement, après avoir relevé uniquement les instances textuelles où le traducteur fait entendre sa voix, le chercheur devrait expliquer, en faisant appel à des données extratextuelles, pourquoi le traducteur a construit le monde de la traduction tel qu’il nous le présente. Cela implique que la comparaison elle-même se réalise dans un vide contextuel. Sur ce point, nous partageons le commentaire de Dirk Delabastita quand il affirme qu’une traduction n’est jamais que l’interprétation d’un texte source :

Celan’s translations do no interpret Shakespeare’s poems, but they interpret the enormous mass of other interpretations (translations, editions, annotations, critical opinions, controversies, theories, etc.) which have accrued under the name and title of Shakespeare’s Sonnets and which are part of the multifaceted prisms through which ‘Shakespeare’ appears to the translator. How could anyone interpret Shakespeare directly, without following, echoing, criticizing or silently dismissing the countless intertexts that are our sole access to the originals ?

Delabastita 2001 : 108-109

Il serait aisé de substituer Ancet à Celan et Jean de la Croix à Shakespeare, et le lecteur se souviendra de l’introduction d’Ancet, riche en références culturelles et historiques. Comme on a pu le constater, il nous a semblé important d’insérer dans les analyses par niveau les éléments paratextuels et extratextuels dont nous disposions afin de pouvoir aller au-delà du simple constat d’écarts. À notre avis, le fait d’adapter sur ce point le cursus indiqué par Koster n’enlève rien de sa force heuristique à son approche, qui permet le dialogue entre chercheurs à propos de l’interprétation traductionnelle et, une fois le squelette sémantico-pragmatique d’un texte établi, la comparaison raisonnée entre différentes traductions.