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Qu’une revue universitaire de traduction paraisse durant plus de 20 ans sans interruption est digne de fierté pour ses directeurs. Que la revue soit latino-américaine relève du miracle compte tenu des contraintes économiques ! Pour Meta, doyenne des revues de traduction, c’est un devoir et un plaisir de saluer la publication de cet ouvrage en hommage aux 20 ans de Cadernos de Tradução (ISSN 1414-526X). Un regard historique sur cette publication savante s’impose.

Fondée en 1996, à la Universidade Federal de Santa Catarina (UFSC) à Florianopolis par trois professeurs de cette université, soit Mauri Furlan, Walter Carlos Costa et Marie-Hélène Catherine Torres, Cadernos de Tradução fait partie des plus anciennes revues de traduction du Brésil aux côtés de Tradução & Comunicação, TradTerm et Cadernos de Literatura em Tradução. Depuis lors, 42 numéros ont été publiés selon une fréquence qui a changé au cours des années. Au cours des trois premières années, Cadernos comptait un numéro par an, puis, à partir de l’an 2000, deux numéros afin de s’ajuster aux exigences des organismes subventionnaires brésiliens. En 2016, il passe à trois numéros et paraît en ligne dans le portail SciELO (Scientific Electronic Library Online).

Les directeurs de l’ouvrage hommage ont conçu ce dernier de manière à la fois simple et originale. Ils ont réuni les entrevues réalisées au cours des différents numéros, soit un total de 33 entrevues, avec des traducteurs ou traductologues de renom. Qui sont-ils ? En majorité (20), noblesse oblige, des Brésiliens, dont Augusto de Campos, et 13 étrangers, dont deux Latino-Américains, deux Nord-Américains et neuf Européens ; parmi ces 33 personnages, on ne compte que neuf femmes. L’ouvrage est tout entier en portugais, les entrevues s’étant réalisées ou ayant été directement transcrites dans cette langue, ou encore traduites de l’anglais, de l’espagnol, du français et de l’italien pour huit d’entre elles. Chaque entrevue occupe entre 5 et 10 pages, soit entre 3000 et 6000 mots.

Étant donné qu’au Brésil l’activité de traduction et la recherche dans le domaine se concentrent essentiellement sur la littérature, le contenu de la plupart des entrevues concerne plus particulièrement ce domaine. Dans l’ouvrage hommage aux 20 ans de Cadernos, la traduction de romans, de poésie, de théâtre et de livres pour enfants, ainsi que la littérature comparée, occupe le devant de la scène, mais d’autres domaines ne sont pas négligés. C’est ainsi que l’histoire de la traduction constitue un thème récurrent, et certaines entrevues abordent la question de l’audiovisuel, la traduction des genres, l’édition et les aspects professionnels. D’autres envisagent l’oeuvre et la position traductologiques d’un auteur, les cas de José Lambert, Christiane Nord, Luise von Flotow et Michael Cronin. Finalement, les thèmes de la mondialisation, de la formation et de l’interdisciplinarité apparaissent çà et là.

En guise d’échantillon, nous jetons un regard plus détaillé sur cinq de ces entrevues : Augusto de Campos, Lia Wyler, Maria Cândida Bordenave, João Olivo Neto et Mamede Mustafa Jarouche. La première est sans l’ombre d’un doute celle d’un des traducteurs les plus créatifs qui soient. L’entrevue d’Augusto de Campos porte essentiellement sur la traduction intersémiotique qu’il qualifie, comme son frère Haroldo, de « transcréation » ou selon sa propre définition de « traduction-art ». Augusto de Campos ne prétend pas être un théoricien mais un artisan de la traduction critique, selon la conception d’Ezra Pound. Il illustre plusieurs de ses projets de traduction, notamment pour la musique de Gilberto Mendes et Caetano Veloso, et pour des objets tridimensionnels. Ce sont ces projets qui ont notamment contribué à l’essor de la poésie concrète et expérimentale au Brésil. Lia Wyler, bien connue pour ses traductions pour enfants (en particulier la série Harry Potter pour laquelle elle a recréé la plupart des noms propres), est aussi la première à avoir ébauché une histoire de la traduction au Brésil. D’une part, elle prône une étude exhaustive en vue de définir un « mode de traduction » brésilien qui se situerait entre le mot à mot et la transcréation. D’autre part, elle regrette l’apathie des traducteurs à revendiquer de meilleures conditions de travail et remet en question les programmes de formation des traducteurs professionnels. Pionnière de la formation et de la recherche en traduction au Brésil, Maria Cândida Bordenave affiche davantage d’optimisme en soulignant les progrès réalisés dans le domaine depuis les années 1970. Pour elle, l’enseignement de la traduction ne consiste pas à inculquer des techniques et des automatismes applicables à l’activité de traduction mais plutôt à susciter chez les jeunes à la fois curiosité intellectuelle et capacité réflexive. C’est à cela, dit-elle, que devrait se consacrer la recherche en didactique de la traduction. João Olivo Neto est traducteur de poésie grecque et latine (Catulle, Horace, Pindare et Pline le Jeune entre autres). Ses grands principes « théoriques » sont le respect du nombre de vers, de la métrique de l’isométrie univoque, l’isomorphie des strophes et des rimes, et l’isomorphie d’élocution. Il expose dans son entrevue sa vision de la traduction en tant que littérature vernaculaire. Bien qu’elles n’aient pas été écrites par des « locaux », il conviendrait d’accueillir les oeuvres traduites dans leur environnement cible, contrairement à ces historiens de la littérature qui font l’« Histoire de ce qui a été écrit à l’origine dans la langue d’un pays par ses concitoyens ». Dernier exemple, celui de Mustafa Jarouche, membre de l’Académie des lettres et professeur de langue et littérature arabes à la Universidade de São Paulo. Jarouche a été à deux reprises, en 2006 et 2010, lauréat du prix brésilien Jabuti de la meilleure traduction. Il s’est notamment fait connaître par sa traduction des trois premiers tomes du Livre des mille et une nuits, la seule effectuée directement de l’arabe en langue portugaise. Jarouche explique que son travail ne se limite pas à la traduction proprement dite mais comprend une grande part de recherche du fait de l’existence de plusieurs manuscrits originaux. Ses traductions s’accompagnent d’ailleurs de notes de nature linguistique ou historique dans lesquelles il expose les difficultés rencontrées et justifie son approche.

Cadernos de tradução renferme l’histoire contemporaine de la traduction au Brésil. La revue reflète la naissance, l’évolution et l’essor de la traductologie brésilienne, qui malheureusement fait figure de parent pauvre en regard des approches nées de pays dits développés. Et pourtant… De la même manière que Jorge Luis Borges a pu se hisser au niveau de ses contemporains du « centre », nombre de traducteurs et de traductologues de la « périphérie » brésilienne mériteraient d’être connus et reconnus. Certes, d’éminents traductologues brésiliens comme Rosemary Arrojo, Else Vieira, Inês Oseki-Dépré et John Milton, jouissent d’une réputation mondiale et ont contribué à mieux faire connaître le Brésil. Mais sait-on que le Congrès biannuel de l’Association brésilienne de traductologie (ABRAPT) de 2014 accueillait plus de 1500 participants ? Que, chaque année, il se publie au Brésil entre 5 et 10 ouvrages du domaine depuis l’an 2000[1]. Que les principaux ouvrages classiques de traductologie (Bassnett, Berman, Delisle et Woodsworth, Derrida, Gentzler, House, Meschonnic, Nord, Pym et Venuti) ont été traduits en portugais du Brésil et sont largement diffusés dans les universités ?

Cadernos de tradução témoigne également de la progression de la formation en traduction dans le pays. Le premier programme de premier cycle a été créé en 1969 à la Pontifícia Universidade Católica do Rio de Janeiro (PUC – Rio). Le Brésil en compte aujourd’hui 28, dont 10 publics et 18 privés. Quant aux programmes d’études supérieures, on en dénombre quatre : PGET – Universidade Federal de Santa Catarina (UFSC)[2] (Master depuis 2003 et Ph. D. depuis 2009) ; POSTRAD – Universidade de Brasília (UnB)[3] (Master depuis 2011) ; TRADUSP – Universidade de São Paulo (USP)[4] (Master depuis 2011 et Ph. D. de 2011 à 2017, aujourd’hui fermé) ; POET – Universidade Federal do Ceará (UFC)[5] (Master depuis 2014).

À nos yeux, ce survol de la revue et de la situation des études et des recherches en traduction au Brésil s’imposait. Il y a fort à parier que l’on entende de plus en plus parler du Brésil en traductologie, ce qui ne saurait que profiter à l’ouverture de la communauté traductologique à des horizons non conventionnels.