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Le recueil dirigé par Virginie Douglas et ses collaborateurs a pour ambition de proposer une réflexion collective francophone sur les approches en matière de traduction jeunesse et une actualisation de la dernière étude de référence en la matière, le précédent « état des lieux » publié par François Mathieu, basé sur un sondage auprès de traducteurs, datant de 1997 (p. 10-11). Quelque vingt ans plus tard, ce nouveau tour d’horizon pratique et théorique est annoncé comme une introspection plus analytique sur la discipline, visant à en détacher les nouvelles tendances (p. 11). Pour savoir si ces tendances concernent le texte jeunesse au sens large ou uniquement les livres destinés au jeune public, il convient de se plonger dans l’ouvrage, et l’on découvre assez rapidement que les contributions portent exclusivement sur le livre jeunesse.

Divisé en cinq parties thématiques, l’état de la situation proposé par Douglas s’ouvre sur « Paroles de traducteurs », une réflexion sur la traduction de la prosodie et de divers aspects culturels (comme les couleurs) des classiques scandinaves, par Catherine Renaud (p. 17-34). Son deuxième chapitre est composé des contributions de Claire Verdier, d’Audrey Coussy et de Véronique Médard, dont le fil conducteur est « Des pratiques en mutation » et explore entre autres la question de la retraduction (p. 35-71) ; il est suivi d’une réflexion d’Odile Belkeddar sur la traduction d’une « langue rare » (ici le russe), qui fait l’objet du troisième chapitre (p. 85-89), et d’un quatrième chapitre « Dictature et censure du marché », portant sur les impératifs économiques inhérents à l’édition de traductions d’ouvrages comme Harry Potter ou les mangas et composé de deux articles d’Isabelle Smadja et de Patrick Honnoré (p. 103-117). Enfin, l’ouvrage s’achève sur les questionnements d’Anne Schneider et de Mathilde Levêque sur l’agentivité, le statut du traducteur et sa « voix » (p. 129-147).

Passé la surprise que le texte jeunesse ne soit abordé que sous la forme de son support physique imprimé, nous avons apprécié la lecture du recueil, tout d’abord parce qu’il offre diverses perspectives traductologiques sur des textes et des personnages qui ont façonné notre imaginaire enfantin, de la très classique et déjà très documentée Alice au pays des merveilles et ses jeux de mots (p. 41-56) à la centenaire Maya l’abeille, dont nous ignorions qu’elle était originellement un symbole du patriotisme allemand (p. 147), en passant par les Moumines (p. 17-34), et le très cher à notre coeur Otto, écrit et autotraduit par Ungerer (p. 133-147).

Ces plaisirs de (re)découverte teintés de nostalgie sont loin d’être le seul attrait de l’ouvrage ; la réflexion de Coussy sur la perception du « sérieux » de la littérature jeunesse et de sa traduction met en lumière la place et l’identité du « lectorat d’arrivée », les enfants ; elle justifie la liberté d’adaptation pour donner un sens culturellement auprès de ces derniers, et le délicat défi de la pertinence de la référence à l’ancrage originel du texte, le « sérieux » étant ici explicité comme une réflexion approfondie sur la traduction, conduisant à l’équilibre culturel et fonctionnel entre cible et source (p. 63-68).

Les questionnements de Coussy trouvent un écho chez Smadja, qui offre une réflexion pertinente sur l’influence du marché dans ce qu’elle nomme « l’intégration » des références étrangères et la place de l’autre dans le produit traduit dans le cas d’Harry Potter, dont la traduction est pour elle un travail fouillé de recréation flirtant pour certains avec la « réappropriation culturelle » (p. 115) – une question formulée de manière intéressante, qui aurait, selon nous, gagné à être explorée davantage dans tout l’ouvrage.

Les analyses de Médard et Schneider de la délicate mémoire de la Deuxième Guerre mondiale ont également retenu notre attention. Dans le premier cas, Médard examine la première traduction en français de Mon ami Frédéric (Richter 1961) par Christiane Prelet (1963) et sa retraduction par Anne Georges (2007). La comparaison des choix de traduction révèle selon Médard un tournant dans la conception de l’enfant lecteur, de la relation à la culture de l’autre et de l’ancrage dans une histoire pas toujours enseignée à l’école. Dans le cas d’Ungerer (p. 134-146), la question de l’identité de l’autre-ennemi et du même se fait infiniment complexe et douloureuse, car Ungerer est porteur d’une identité plurielle (alsacienne, française et allemande) (p. 134-135). Les « omissions » et les « ajouts » des versions autotraduites d’Otto révèlent, en anglais, une dénonciation très claire du régime nazi, un jugement « lissé » en français et en allemand (p. 140). Dans la version allemande, le choix de faire la part belle aux illustrations de l’auteur reflète son désir de réconciliation (p. 141). Pour Schneider, l’auteur-traducteur s’adresse ici aux parents qui vont lire l’ouvrage aux enfants, et c’est avec l’adulte que l’auteur cherche à établir une complicité (p. 143). La mise en lumière de ce que Schneider nomme ici « l’interculturalité affective » du célèbre auteur est selon nous l’un des points phares de l’ouvrage, et l’un des plus émouvants (p. 143).

Pour une tout autre raison, la contribution d’Honnoré nous semble également très pertinente par son ancrage dans la très contemporaine problématique propre à tous les domaines de la traduction : la prolifération de traductions réalisées par des amateurs, révélant, dans le cas des mangas, le manque de clairvoyance des éditeurs français, qui ont tout d’abord vu dans ces produits d’importation des objets bas de gamme et ont traité leur traduction avec peu de considération, créant à leurs dépends un appel à des traductions concurrentes issues d’un public mû par un engouement insoupçonné, et dont le travail devient au fil du temps de plus en plus professionnel (p. 118-119). La capitalisation de ces savoirs échappe aujourd’hui en partie aux traditionnelles institutions d’édition et de traduction (p. 125). Le domaine de la traduction par les fans, bien que faisant partie du paysage contemporain de la traduction, est relativement peu exploré en traductologie, il est donc appréciable d’en trouver un écho ici.

Pourtant, en suivant ce même fil de pensée, nous nous étonnons qu’en 2015, un tel panorama, contrairement à la promesse de son titre, à défaut d’évoquer la traduction jeunesse en général, ne pose pas la question de la place du livre par rapport aux nouveaux médias dans la diffusion actuelle des textes à destination du jeune public ni celles des nouvelles tendances en matière d’édition de livres (nous pensons aux livres numériques et aux interfaces interactives inspirées de l’univers des livres). Loin de croire le livre en danger ou de nous faire l’avocate du tout numérique, il nous semble cependant qu’il s’agit d’un tour de force, voire d’une profession de « non-foi » dans les nouvelles technologies, de ne pas l’évoquer, tout comme le fait de ne pas faire mention, ne serait-ce que brièvement, des adaptations audiovisuelles de certains des ouvrages étudiés, ou de l’intertextualité particulière qui résulte de ces narrations croisées, continuées sur une multitude de supports, donnant parfois naissance à de nouveaux livres « papier ».

L’intérêt de l’ouvrage réside pour nous dans certaines questions de fond, qui, si elles ne relèvent pas toutes pour nous de nouvelles tendances, demeurent d’une grande pertinence et sont communes à toute la discipline de la traduction : l’identité du lecteur et celle du traducteur (dans une perspective culturelle ou diachronique), le statut et l’agentivité du traducteur ou encore l’image de la littérature jeunesse et de sa traduction.

Nous regrettons toutefois que des sujets aussi intéressants que l’autre et le même soient abordés sous un angle plus culturel qu’idéologique, et que la question théorique de l’adaptation, une des problématiques centrales du recueil, bien que souvent citée, soit peu définie. Il nous semble que la question mériterait d’être développée plus en profondeur, quitte à diviser son lectorat, tout comme les questions relatives à l’intertextualité, un terme absent du panorama, un choix éditorial qui nous semble curieux.

Quoi qu’il en soit, le format du recueil ne permet qu’un « tour de piste » concis, imposant des choix, et nos remarques révèlent à la fois la multiplicité des problématiques touchant la traduction jeune, et le fait que l’ouvrage provoque, chez tout langagier, une envie de converser et de croiser les points de vue. Une des grandes qualités de l’ouvrage, son caractère accessible, peut aussi en faire un point d’accès à la réflexion traductologique pour un public non universitaire s’intéressant aux questions de l’écriture pour la jeunesse.

Cet « état des lieux » nous donne envie d’en lire plus, et d’ancrer encore davantage le dialogue (en français, nous saluons l’initiative de Douglas) entre les différentes disciplines de la traduction dans la modernité, en tenant compte de l’omniprésence des nouveaux médias et de leurs rapports complexes à toutes les activités traduisantes, et sociales en général. En un mot, nous attendons avec impatience une suite francophone à ce début de conversation !